• LIVRES - La Pucelle d’Orléans (Voltaire ) - Catégorie Romans

     

    La Pucelle d’Orléans

     

    LIVRES - La Pucelle d’Orléans (Voltaire ) - Catégorie Romans

    La Pucelle d’Orléans

    Chant I

     

    ARGUMENT.

    Amours honnêtes de Charles VII et d’Agnès Sorel. Siège d’Orléans par les Anglais.
    Apparition de saint Denis, etc.

     

    Je ne suis né pour célébrer les saints:
    Ma voix est faible, et même un peu profane.
    Il faut pourtant vous chanter cette Jeanne
    Qui fit, dit-on, des prodiges divins.
    Elle affermit, de ses pucelles mains
    Des fleurs de lis la tige gallicane,
    Sauva son roi de la rage anglicane,
    Et le fit oindre au maître-autel de Reims.
    Jeanne montra sous féminin visage,
    Sous le corset et sous le cotillon,
    D’un vrai Roland le vigoureux courage.
    J’aimerais mieux, le soir, pour mon usage,
    Une beauté douce comme un mouton;
    Mais Jeanne d’Arc eut un coeur de lion:
    Vous le verrez, si lisez cet ouvrage.
    Vous tremblerez de ses exploits nouveaux;
    Et le plus grand de ses rares travaux
    Fut de garder un an son pucelage.
    O Chapelain, toi dont le violon,
    De discordante et gothique mémoire,
    Sous un archet maudit par Apollon,
    D’un ton si dur a raclé son histoire;
    Vieux Chapelain, pour l’honneur de ton art,
    Tu voudrais bien me prêter ton génie:
    Je n’en veux point; c’est pour Lamotte-Houdart,
    Quand l’Iliade est par lui travestie.
    Le bon roi Charle, au printemps de ses jours,
    Au temps de Pâque, en la cité de Tours,
    A certain bal (ce prince aimait la danse)
    Avait trouvé, pour le bien de la France,
    Une beauté nommée Agnès Sorel.
    Jamais l’Amour ne forma rien de tel.
    Imaginez de Flore la jeunesse,
    La taille et l’air de la nymphe des bois,
    Et de Vénus la grâce enchanteresse,
    Et de l’Amour le séduisant minois,
    L’art d’Arachné, le doux chant des sirènes:
    Elle avait tout; elle aurait dans ses chaînes
    Mis les héros, les sages, et les rois.
    La voir, l’aimer, sentir l’ardeur naissante
    Des doux désirs, et leur chaleur brûlante,
    Lorgner Agnès, soupirer et trembler,
    Perdre la voix en voulant lui parler,
    Presser ses mains d’une main caressante,
    Laisser briller sa flamme impatiente,
    Montrer son trouble, en causer à son tour,
    Lui plaire enfin, fut l’affaire d’un jour.
    Princes et rois vont très vite en amour.
    Agnès voulut, savante en l’art de plaire,
    Couvrir le tout des voiles du mystère,
    Voiles de gaze, et que les courtisans
    Percent toujours de leurs yeux malfaisants.
    Pour colorer comme on put cette affaire,
    Le roi fit choix du conseiller Bonneau,
    Confident sûr, et très bon Tourangeau:
    Il eut l’emploi qui certes n’est pas mince,
    Et qu’à la cour, où tout se peint en beau,
    Nous appelons être l’ami du prince,
    Mais qu’à la ville, et surtout en province,
    Les gens grossiers ont nommé maq… ..
    Monsieur Bonneau, sur le bord de la Loire,
    Était seigneur d’un fort joli château.
    Agnès un soir s’y rendit en bateau,
    Et le roi Charle y vint à la nuit noire.
    On y soupa; Bonneau servit à boire;
    Tout fut sans faste, et non pas sans apprêts.
    Festins des dieux, vous n’êtes rien auprès!
    Nos deux amants, pleins de trouble et de joie,
    Ivres d’amour, à leurs désirs en proie,
    Se renvoyaient des regards enchanteurs,
    De leurs plaisirs brûlants avant-coureurs.
    Les doux propos, libres sans indécence,
    Aiguillonnaient leur vive impatience.
    Le prince en feu des yeux la dévorait;
    Contes d’amour d’un air tendre il faisait,
    Et du genou le genou lui serrait.
    Le souper fait, on eut une musique
    Italienne, en genre chromatique;
    On y mêla trois différentes voix
    Aux violons, aux flûtes, aux hautbois.
    Elles chantaient l’allégorique histoire
    De ces héros qu’Amour avait domptés,
    Et qui, pour plaire à de tendres beautés,
    Avaient quitté les fureurs de la gloire.
    Dans un réduit cette musique était,
    Près de la chambre où le bon roi soupait.
    La belle Agnès, discrète et retenue,
    Entendait tout, et d’aucuns n’était vue.
    Déjà la lune est au haut de son cours;
    Voilà minuit: c’est l’heure des amours.
    Dans une alcôve artistement dorée,
    Point trop obscure, et point trop éclairée,
    Entre deux draps que la Frise a tissus,
    D’Agnès Sorel les charmes sont reçus.
    Près de l’alcôve une porte est ouverte,
    Que dame Alix, suivante très experte,
    En s’en allant oublia de fermer.
    O vous, amants, vous qui savez aimer,
    Vous voyez bien l’extrême impatience
    Dont pétillait notre bon roi de France!
    Sur ses cheveux, en tresse retenus,
    Parfums exquis sont déjà répandus.
    Il vient, il entre au lit de sa maîtresse;
    Moment divin de joie et de tendresse!
    Le coeur leur bat; l’amour et la pudeur
    Au front d’Agnès font monter la rougeur.
    La pudeur passe, et l’amour seul demeure.
    Son tendre amant l’embrasse tout à l’heure.
    Ses yeux ardents, éblouis, enchantés,
    Avidement parcourent ses beautés.
    Qui n’en serait en effet idolâtre?
    Sous un cou blanc qui fait honte àl’albâtre
    Sont deux tétons séparés, faits au tour,
    Allants, venants, arrondis par l’Amour;
    Leur boutonnet a la couleur des roses.
    Téton charmant, qui jamais ne reposes,
    Vous invitiez les mains à vous presser,
    L’oeil à vous voir, la bouche à vous baiser.
    Pour mes lecteurs tout plein de complaisance,
    J’allais montrer à leurs yeux ébaudis
    De ce beau corps les contours arrondis;
    Mais la vertu qu’on nomme bienséance
    Vient arrêter mes pinceaux trop hardis.
    Tout est beauté, tout est charme dans elle.
    La volupté, dont Agnès a sa part,
    Lui donne encore une grâce nouvelle;
    Elle l’anime: amour est un grand fard,
    Et le plaisir embellit toute belle.
    Trois mois entiers nos deux jeunes amants
    Furent livrés à ces ravissements.
    Du lit d’amour ils vont droit à la table.
    Un déjeuner, restaurant délectable,
    Rend à leurs sens leur première vigueur;
    Puis, pour la chasse épris de même ardeur,
    Ils vont tous deux, sur des chevaux d’Espagne,
    Suivre cent chiens jappants dans la campagne.
    A leur retour on les conduit aux bains.
    Pâtes, parfums, odeurs de l’Arabie,
    Qui font la peau douce, fraîche, et polie,
    Sont prodigués sur eux à pleines mains.
    Le dîner vient; la délicate chère,
    L’oiseau du Phase et le coq de bruyère,
    De vingt ragoûts l’apprêt délicieux,
    Charment le nez, le palais, et les yeux.
    Du vin d’Aï la mousse pétillante,
    Et du Tokai la liqueur jaunissante,
    En chatouillant les fibres des cerveaux,
    Y porte un feu qui s’exhale en bons mots
    Aussi brillants que la liqueur légère
    Qui monte et saute, et mousse au bord du verre:
    L’ami Bonneau d’un gros rire applaudit
    A son bon roi, qui montre de l’esprit.
    Le dîner fait? On digère, on raisonne,
    On conte, on rit, on médit du prochain,
    On fait brailler des vers à maître Alain,
    On fait venir des docteurs de Sorbonne,
    Des perroquets, un singe, un arlequin.
    Le soleil baisse; une troupe choisie
    Avec le roi court à la comédie,
    Et, sur la fin de ce fortuné jour,
    Le couple heureux s’enivre encor d’amour.
    Plongés tous deux dans le sein desdélices,
    Ils paraissaient en goûter les prémices.
    Toujours heureux et toujours plus ardents,
    Point de soupçons, encor moins de querelles,
    Nulle langueur; et l’Amour et le Temps
    Auprès d’Agnès ont oublié leurs ailes.
    Charles souvent disait entre ses bras,
    En lui donnant des baisers tout de flamme:
    « Ma chère Agnès, idole de mon âme,
    Le monde entier ne vaut point vos appas.
    Vaincre et régner, ce n’est rien que folie.
    Mon parlement me bannit aujourd’hui;
    Au fier Anglais la France est asservie:
    Ah! qu’il soit roi, mais qu’il me porte envie;
    J’ai votre coeur, je suis plus roi que lui.
    Un tel discours n’est pas trop héroïque;
    Mais un héros, quand il tient dans un lit
    Maîtresse honnête, et que l’amour le pique,
    Peut s’oublier, et ne sait ce qu’il dit.
    Comme il menait cette joyeuse vie,
    Tel qu’un abbé dans sa grasse abbaye,
    Le prince anglais, toujours plein de furie,
    Toujours aux champs, toujours armé, botté,
    Le pot en tête, et la dague au côté,
    Lance en arrêt, la visière haussée,
    Foulait aux pieds la France terrassée.
    Il marche, il vole, il renverse en son cours
    Les murs épais, les menaçantes tours,
    Répand le sang, prend l’argent, taxe, pille,
    Livre aux soldats et la mère et la fille,
    Fait violer des couvents de nonnains,
    Boit le muscat des pères bernardins,
    Frappe en écus l’or qui couvre les saints,
    Et, sans respect pour Jésus ni Marie,
    De mainte église il fait mainte écurie:
    Ainsi qu’on voit dans une bergerie
    Des loups sanglants de carnage altérés,
    Et sous leurs dents les troupeaux déchirés,
    Tandis qu’au loin, couché dans la prairie,
    Colin s’endort sur le sein d’Égérie,
    Et que son chien près d’eux est occupé
    A se saisir des restes du soupé.
    Or, du plus haut du brillant apogée,
    Séjour des saints, et fort loin de nos yeux,
    Le bon Denis, prêcheur de nos aïeux,
    Vit les malheurs de la France affligée,
    L’état horrible où l’Anglais l’a plongée,
    Paris aux fers, et le roi très chrétien
    Baisant Agnès, et ne songeant à rien.
    Ce bon Denis est patron de la France,
    Ainsi que Mars fut le saint des Romains,
    Ou bien Pallas chez les Athéniens.
    Il faut pourtant en faire différence;
    Un saint vaut mieux que tous les dieux païens.
    « Ah! par mon chef, dit-il, il n’est pasjuste
    De voir ainsi tomber l’empire auguste
    Où de la foi j’ai planté l’étendard:
    Trône des lis, tu cours trop de hasard;
    Sang des Valois, je ressens tes misères.
    Ne souffrons pas que les superbes frères
    De Henri Cinq, sans droit et sans raison,
    Chassent ainsi le fils de la maison.
    J’ai, quoique saint, et Dieu me le pardonne,
    Aversion pour la race bretonne:
    Car, si j’en crois le livre des destins,
    Un jour ces gens raisonneurs et mutins
    Se gausseront des saintes décrétales,
    Déchireront les romaines annales,
    Et tous les ans le pape brûleront.
    Vengeons de loin ce sacrilège affront:
    Mes chers Français seront tous catholiques;
    Ces fiers Anglais seront tous hérétiques;
    Frappons, chassons ces dogues britanniques:
    Punissons-les, par quelque nouveau tour,
    De tout le mal qu’ils doivent faire un jour. »
    Des Gallicans ainsi parlait l’apôtre,
    De maudissons lardant sa patenôtre;
    Et cependant que tout seul il parlait,
    Dans Orléans un conseil se tenait.
    Par les Anglais cette ville bloquée,
    Au roi de France allait être extorquée.
    Quelques seigneurs et quelques conseillers,
    Les uns pédants et les autres guerriers,
    Sur divers tons déplorant leur misère,
    Pour leur refrain disaient: « Que faut-il faire? »
    Poton, La Hire, et le brave Dunois,
    S’écriaient tous en se mordant les doigts:
    « Allons, amis, mourons pour la patrie,
    Mais aux Anglais vendons cher notre vie. »
    Le Richemont criait tout haut: « Par Dieu,
    Dans Orléans il faut mettre le feu;
    Et que l’Anglais, qui pense ici nous prendre,
    N’ait rien de nous que fumée et que cendre. »
    Pour La Trimouille, il disait: « C’est envain
    Que mes parents me firent Poitevin;
    J’ai dans Milan laissé ma Dorothée;
    Pour Orléans, hélas! je l’ai quittée.
    Je combattrai, mais je n’ai plus d’espoir:
    Faut-il mourir, ô ciel! sans la revoir! »
    Le président Louvet, grand personnage,
    Au maintien grave, et qu’on eût pris pour sage,
    Dit: « Je voudrais que préalablement
    Nous fissions rendre arrêt de parlement
    Contre l’Anglais, et qu’en ce cas énorme
    Sur toute chose on procédât en forme. »
    Louvet était un grand clerc; mais, hélas!
    Il ignorait son triste et piteux cas:
    S’il le savait, sa gravité prudente
    Procéderait contre sa présidente.
    Le grand Talbot, le chef des assiégeants,
    Brûle pour elle, et règne sur ses sens:
    Louvet l’ignore; et sa mâle éloquence
    N’a pour objet que de venger la France.
    Dans ce conseil de sages, de héros,
    On entendait les plus nobles propos;
    Le bien public, la vertu les inspire:
    Surtout l’adroit et l’éloquent La Hire
    Parla longtemps, et pourtant parla bien;
    Ils disaient d’or, et ne concluaient rien.
    Comme ils parlaient, on vit par la fenêtre
    Je ne sais quoi dans les airs apparaître.
    Un beau fantôme au visage vermeil,
    Sur un rayon détaché du soleil,
    Des cieux ouverts fend la voûte profonde.
    Odeur de saint se sentait à la ronde.
    Le farfadet dessus son chef avait
    A deux pendants une mitre pointue
    D’or et d’argent, sur le sommet fendue;
    Sa dalmatique au gré des vents flottait,
    Son front brillait d’une sainte auréole,
    Son cou penché laissait voir son étole,
    Sa main portait ce bâton pastoral
    Qui fut jadis lituus augural.
    A cet objet qu’on discernait fort mal,
    Voilà d’abord monsieur de La Trimouille,
    Paillard dévot, qui prie et s’agenouille.
    Le Richemont, qui porte un coeur de fer,
    Blasphémateur, jureur impitoyable,
    Haussant la voix, dit que c’était le diable
    Qui leur venait du fin fond de l’enfer;
    Que ce serait chose très agréable
    Si l’on pouvait parler à Lucifer.
    Maître Louvet s’en courut au plus vite
    Chercher un pot tout rempli d’eau bénite.
    Poton, La Hire, et Dunois, ébahis,
    Ouvrent tous trois de grands yeux ébaubis.
    Tous les valets sont couchés sur le ventre.
    L’objet approche, et le saint fantôme entre
    Tout doucement porté sur son rayon,
    Puis donne à tous sa bénédiction.
    Soudain chacun se signe et se prosterne.
    Il les relève avec un air paterne;
    Puis il leur dit: « Ne faut vous effrayer;
    Je suis Denis, et saint de mon métier.
    J’aime la Gaule, et l’ai catéchisée,
    Et ma bonne âme est très scandalisée
    De voir Charlot, mon filleul tant aimé,
    Dont le pays en cendre est consumé,
    Et qui s’amuse, au lieu de le défendre,
    A deux tétons qu’il ne cesse de prendre.
    J’ai résolu d’assister aujourd’hui
    Les bons Français qui combattent pour lui.
    Je veux finir leur peine et leur misère.
    Tout mal, dit-on, guérit par son contraire.
    Or si Charlot veut, pour une catin,
    Perdre la France et l’honneur avec elle,
    J’ai résolu, pour changer son destin,
    De me servir des mains d’une pucelle.
    Vous, si d’en haut vous désirez les biens,
    Si vos coeurs sont et français et chrétiens,
    Si vous aimez le roi, l’État, l’Église,
    Assistez-moi dans ma sainte entreprise;
    Montrez le nid où nous devons chercher
    Ce vrai phénix que je veux dénicher. »
    Ainsi parla le vénérable sire.
    Quand il eut fait chacun se prit à rire.
    Le Richemont, né plaisant et moqueur,
    Lui dit: « Ma foi, mon cher prédicateur,
    Monsieur le saint, ce n’était pas la peine
    D’abandonner le céleste domaine
    Pour demander à ce peuple méchant
    Ce beau joyau que vous estimez tant.
    Quand il s’agit de sauver une ville,
    Un pucelage est une arme inutile.
    Pourquoi d’ailleurs le prendre en ce pays?
    Vous en avez tant dans le paradis!
    Rome et Lorette ont cent fois moins de cierges
    Que chez les saints il n’est là-haut de vierges.
    Chez les Français, hélas! il n’en est plus.
    Tous nos moutiers sont à sec là-dessus.
    Nos francs-archers, nos officiers, nos princes,
    Ont dès longtemps dégarni les provinces.
    Ils ont tous fait, en dépit de vos saints,
    Plus de bâtards encor que d’orphelins.
    Monsieur Denis, pour finir nos querelles,
    Cherchez ailleurs, s’il vous plaît, des pucelles.
    Le saint rougit de ce discours brutal;
    Puis aussitôt il remonte à cheval
    Sur son rayon, sans dire une parole,
    Pique des deux, et par les airs s’envole,
    Pour déterrer, s’il peut, ce beau bijou
    Qu’on tient si rare, et dont il semble fou.
    Laissons-le aller; et tandis qu’il se perche
    Sur l’un des traits qui vont porter le jour,
    Ami lecteur, puissiez-vous en amour
    Avoir le bien de trouver ce qu’il cherche!

     

    Chant II

     

     

    ARGUMENT.

    Jeanne, armée par saint Denis, va trouver Charles VII à Tours;ce qu’elle fit en chemin, et comment elle eut son brevet depucelle.

     

    Heureux cent fois qui trouve un pucelage!
    C’est un grand bien; mais de toucher un coeur
    Est, à mon sens, un plus cher avantage.
    Se voir aimé, c’est là le vrai bonheur.
    Qu’importe, hélas! d’arracher une fleur?
    C’est à l’amour à nous cueillir la rose.
    De très grands clercs ont gâté par leur glose
    Un si beau texte; ils ont cru faire voir
    Que le plaisir n’est point dans le devoir.
    Je veux contre eux faire un jour un beau livre;
    J’enseignerai le grand art de bien vivre;
    Je montrerai qu’en réglant nos désirs,
    C’est du devoir que viennent nos plaisirs.
    Dans cette honnête et savante entreprise,
    Du haut des cieux saint Denis m’aidera;
    Je l’ai chanté, sa main me soutiendra.
    En attendant, il faut que je vous dise
    Quel fut l’effet de sa sainte entremise.
    Vers les confins du pays champenois,
    Où cent poteaux, marqués de trois merlettes,
    Disaient aux gens: « En Lorraine vous êtes, »
    Est un vieux bourg peu fameux autrefois;
    Mais il mérite un grand nom dans l’histoire,
    Car de lui vient le salut et la gloire
    Des fleurs de lis et du peuple gaulois.
    De Domremy chantons tous le village;
    Faisons passer son beau nom d’âge en âge.
    O Domremy! tes pauvres environs
    N’ont ni muscats, ni pêches, ni citrons,
    Ni mine d’or, ni bon vin qui nous damne;
    Mais c’est à toi que la France doit Jeanne.
    Jeanne y naquit: certain curé du lieu,
    Faisant partout des serviteurs à Dieu,
    Ardent au lit, à table, à la prière,
    Moine autrefois, de Jeanne fut le père;
    Une robuste et grasse chambrière
    Fut l’heureux moule où ce pasteur jeta
    Cette beauté, qui les Anglais dompta.
    Vers les seize ans, en une hôtellerie
    On l’engagea pour servir l’écurie,
    A Vaucouleurs; et déjà de son nom
    La renommée emplissait le canton.
    Son air est fier, assuré, mais honnête;
    Ses grands yeux noirs brillent à fleur de tête;
    Trente-deux dents d’une égale blancheur
    Sont l’ornement de sa bouche vermeille,
    Qui semble aller de l’une à l’autre oreille,
    Mais bien bordée et vive en sa couleur,
    Appétissante, et fraîche par merveille.
    Ses tétons bruns, mais fermes comme un roc,
    Tentent la robe, et le casque, et le froc.
    Elle est active, adroite, vigoureuse;
    Et d’une main potelée et nerveuse
    Soutient fardeaux, verse cent brocs de vin,
    Sert le bourgeois, le noble, le robin;
    Chemin faisant, vingt soufflets distribue
    Aux étourdis dont l’indiscrète main
    Va tâtonnant sa cuisse ou gorge nue;
    Travaille et rit du soir jusqu’au matin,
    Conduit chevaux, les panse, abreuve, étrille;
    Et les pressant de sa cuisse gentille,
    Les monte à cru comme un soldat romain.
    O profondeur, ô divine sagesse!
    Que tu confonds l’orgueilleuse faiblesse
    De tous ces grands si petits à tes yeux!
    Que les petits sont grands quand tu le veux!
    Ton serviteur Denis le bienheureux
    N’alla rôder aux palais des princesses,
    N’alla chez vous, mesdames les duchesses;
    Denis courut, amis, qui le croirait?
    Chercher l’honneur, où? dans un cabaret.
    Il était temps que l’apôtre de France
    Envers sa Jeanne usât de diligence.
    Le bien public était en grand hasard.
    De Satanas la malice est connue;
    Et si le saint fût arrivé plus tard
    D’un seul moment, la France était perdue.
    Un cordelier qu’on nommait Grisbourdon,
    Avec Chandos arrivé d’Albion,
    Était alors dans cette hôtellerie;
    Il aimait Jeanne autant que sa patrie.
    C’était l’honneur de la pénaillerie;
    De tous côtés allant en mission;
    Prédicateur, confesseur, espion;
    De plus, grand clerc en la sorcellerie,
    Savant dans l’art en Égypte sacré,
    Dans ce grand art cultivé chez les mages,
    Chez les Hébreux, chez les antiques sages,
    De nos savants dans nos jours ignoré.
    Jours malheureux! tout est dégénéré.
    En feuilletant ses livres de cabale,
    Il vit qu’aux siens Jeanne serait fatale,
    Qu’elle portait dessous son court jupon
    Tout le destin d’Angleterre et de France.
    Encouragé par la noble assistance
    De son génie, il jura son cordon,
    Son Dieu, son diable, et saint François d’Assise,
    Qu’à ses vertus Jeanne serait soumise,
    Qu’il saisirait ce beau palladion.
    Il s’écriait, en faisant l’oraison:
    « Je servirai ma patrie et l’Église;
    Moine et Breton, je dois faire le bien
    De mon pays, et plus encor le mien. »
    Au même temps, un ignorant, un rustre,
    Lui disputait cette conquête illustre:
    Cet ignorant valait un cordelier,
    Car vous saurez qu’il était muletier;
    Le jour, la nuit, offrant sans fin, sans terme,
    Son lourd service et l’amour le plus ferme.
    L’occasion, la douce égalité,
    Faisaient pencher Jeanne de son côté;
    Mais sa pudeur triomphait de la flamme
    Qui par les yeux se glissait dans son âme.
    Le Grisbourdon vit sa naissante ardeur;
    Mieux qu’elle encore il lisait dans son coeur.
    Il vint trouver son rival si terrible;
    Puis il lui tint ce discours très plausible:
    « Puissant héros, qui passez au besoin
    Tous les mulets commis à votre soin,
    Vous méritez, sans doute, la pucelle;
    Elle a mon coeur comme elle a tous vos voeux;
    Rivaux ardents, nous nous craignons tous deux,
    Et comme vous je suis amant fidèle.
    Çà, partageons, et; rivaux sans querelle,
    Tâtons tous deux de ce morceau friand
    Qu’on pourrait perdre en se le disputant.
    Conduisez-moi vers le lit de la belle;
    J’évoquerai le démon du dormir;
    Ses doux pavots vont soudain l’assoupir;
    Et tour à tour nous veillerons pour elle. »
    Incontinent le père au grand cordon
    Prend son grimoire, évoque le démon
    Qui de Morphée eut autrefois le nom.
    Ce pesant diable est maintenant en France
    Vers le matin, lorsque nos avocats
    Vont s’enrouer à commenter Cujas,
    Avec messieurs il ronfle à l’audience;
    L’après-dinée il assiste aux sermons
    Des apprentis dans l’art des Massillons,
    A leurs trois points, à leurs citations,
    Aux lieux communs de leur belle éloquence;
    Dans le parterre il vient bâiller le soir.
    Aux cris du moine il monte en son charnoir,
    Par deux hiboux traîné dans la nuit sombre.
    Dans l’air il glisse, et doucement fend l’ombre.
    Les yeux fermés, il arrive en bâillant,
    Se met sur Jeanne, et tâtonne, et s’étend;
    Et secouant son pavot narcotique,
    Lui souffle au sein vapeur soporifique.
    Tel on nous dit que le moine Girard,
    En confessant la gentille Cadière,
    Insinuait de son souffle paillard
    De diabloteaux une ample fourmilière.
    Nos deux galants, pendant ce doux sommeil,
    Aiguillonnés du démon du réveil,
    Avaient de Jeanne ôté la couverture.
    Déjà trois dés, roulant sur son beau sein,
    Vont décider, au jeu de saint Guilain,
    Lequel des deux doit tenter l’aventure.
    Le moine gagne; un sorcier est heureux:
    Le Grisbourdon se saisit des enjeux;
    Il fond sur Jeanne. O soudaine merveille!
    Denis arrive, et Jeanne se réveille.
    O Dieu! qu’un saint fait trembler tout pécheur!
    Nos deux rivaux se renversent de peur.
    Chacun d’eux fuit, emportant dans le coeur
    Avec la crainte un désir de malfaire.
    Vous avez vu, sans doute, un commissaire
    Cherchant de nuit un couvent de Vénus;
    Un jeune essaim de tendrons demi-nus
    Saute du lit, s’esquive, se dérobe
    Aux yeux hagards du noir pédant en robe:
    Ainsi fuyaient mes paillards confondus.
    Denis s’avance et réconforte Jeanne,
    Tremblante encor de l’attentat profane;
    Puis il lui dit: « Vase d’élection,
    Le Dieu des rois, par tes mains innocentes,
    Veut des Français venger l’oppression,
    Et renvoyer dans les champs d’Albion
    Des fiers Anglais les cohortes sanglantes.
    Dieu sait changer, d’un souffle tout-puissant,
    Le roseau frêle en cèdre du Liban,
    Sécher les mers, abaisser les collines,
    Du monde entier réparer les ruines.
    Devant tes pas la foudre grondera;
    Autour de toi la terreur volera,
    El tu verras l’ange de la victoire
    Ouvrir pour toi les sentiers de la gloire.
    Suis-moi, renonce à tes humbles travaux;
    Viens placer Jeanne au nombre des héros.
    A ce discours terrible et pathétique,
    Très consolant et très théologique,
    Jeanne étonnée, ouvrant un large bec,
    Crut quelque temps que l’on lui parlait grec.
    La grâce agit: cette augustine grâce
    Dans son esprit porte un jour efficace.
    Jeanne sentit dans le fond de son coeur
    Tous les élans d’une sublime ardeur.
    Non, ce n’est plus Jeanne la chambrière,
    C’est un héros, c’est une âme guerrière.
    Tel un bourgeois humble, simple, grossier,
    Qu’un vieux richard a fait son héritier,
    En un palais fait changer sa chaumière:
    Son air honteux devient démarche fière;
    Les grands surpris admirent sa hauteur,
    Et les petits l’appellent monseigneur.
    Telle plutôt cette heureuse grisette
    Que la nature ainsi que l’art forma
    Pour le b… .. ou bien pour l’opéra,
    Qu’une maman avisée et discrète
    Au noble lit d’un fermier éleva,
    Et que l’Amour, d’une main plus adrète,
    Sous un monarque entre deux draps plaça.
    Sa vive allure est un vrai port de reine,
    Ses yeux fripons s’arment de majesté,
    Sa voix a pris le ton de souveraine,
    Et sur son rang son esprit s’est monté.
    Or, pour hâter leur auguste entreprise,
    Jeanne et Denis s’en vont droit à l’église.
    Lors apparut dessus le maître-autel
    (Fille de Jean, quelle fut ta surprise!)
    Un beau harnois tout frais venu du ciel.
    Des arsenaux du terrible empyrée,
    En cet instant, par l’archange Michel
    La noble armure avait été tirée.
    On y voyait l’armet de Débora;
    Ce clou pointu, funeste à Sisara;
    Le caillou rond dont un berger fidèle
    De Goliath entama la cervelle:
    Cette mâchoire avec quoi combattit
    Le fier Samson, qui ses cordes rompit
    Lorsqu’il se vit vendu par sa donzelle;
    Le coutelet de la belle Judith,
    Cette beauté si galamment perfide,
    Qui, pour le ciel saintement homicide,
    Son cher amant massacra dans son lit.
    A ces objets la sainte émerveillée,
    De cette armure est bientôt habillée;
    Elle vous prend et casque et corselet,
    Brassards, cuissards, baudrier, gantelet,
    Lance, clou, dague, épieu, caillou, mâchoire,
    Marche, s’essaye, et brûle pour la gloire.
    Toute héroïne a besoin d’un coursier;
    Jeanne en demande au triste muletier:
    Mais aussitôt un âne se présente,
    Au beau poil gris, à la voix éclatante,
    Bien étrillé, sellé, bridé, ferré,
    Portant arçons, avec chanfrein doré,
    Caracolant, du pied frappant la terre,
    Comme un coursier de Thrace ou d’Angleterre.
    Ce beau grison deux ailes possédait
    Sur son échine, et souvent s’en servait.
    Ainsi Pégase, au haut des deux collines,
    Portait jadis neuf pucelles divines;
    Et l’hippogriffe, à la lune volant,
    Portait Astolphe au pays de saint Jean.
    Mon cher lecteur veut connaître cet âne,
    Qui vint alors offrir sa croupe à Jeanne
    Il le saura, mais dans un autre chant.
    Je l’avertis cependant qu’il révère
    Cet âne heureux qui n’est pas sans mystère.
    Sur son grisou Jeanne a déjà sauté;
    Sur son rayon Denis est remonté:
    Tous deux s’en vont vers les rives de Loire
    Porter au roi l’espoir de la victoire.
    L’âne tantôt trotte d’un pied léger,
    Tantôt s’élève et fend les champs de l’air.
    Le cordelier, toujours plein de luxure,
    Un peu remis de sa triste aventure,
    Usant enfin de ses droits de sorcier,
    Change en mulet le pauvre muletier,
    Monte dessus, chevauche, pique, et jure
    Qu’il suivra Jeanne au bout de la nature.
    Le muletier, en son mulet caché,
    Bât sur le dos, crut gagner au marché;
    Et du vilain l’âme terrestre et crasse
    A peine vit qu’elle eût changé de place.
    Jeanne et Denis s’en allaient donc versTours
    Chercher ce roi plongé dans les amours.
    Près d’Orléans comme ensemble ils passèrent,
    L’ost des Anglais de nuit ils traversèrent.
    Ces fiers Bretons, ayant bu tristement,
    Cuvaient leur vin, dormaient profondément.
    Tout était ivre, et goujats et vedettes;
    On n’entendait ni tambours ni trompettes:
    L’un dans sa lente était couché tout nu,
    L’autre ronflait sur son page étendu.
    Alors Denis, d’une voix paternelle,
    Tint ces propos tout bas à la pucelle:
    « Fille de bien, tu sauras que Nisus,
    Étant un soir aux tentes de Turnus,
    Bien secondé de son cher Euryale,
    Rendit la nuit aux Rutulois fatale.
    Le même advint au quartier de Rhésus,
    Quand la valeur du preux fils de Tydée,
    Par la nuit noire et par Ulysse aidée,
    Sut envoyer, sans danger, sans effort,
    Tant de Troyens du sommeil à la mort.
    Tu peux jouir de semblable victoire.
    Parle, dis-moi, veux-tu de cette gloire? »
    Jeanne lui dit: « Je n’ai point lu l’histoire;
    Mais je serais d’un courage bien bas
    De tuer gens qui ne combattent pas. »
    Disant ces mots, elle avise une tente
    Que les rayons de la lune brillante
    Faisaient paraître à ses yeux éblouis
    Tente d’un chef ou d’un jeune marquis.
    Cent gros flacons remplis de vin exquis
    Sont tout auprès. Jeanne avec assurance
    D’un grand pâté prend les vastes débris,
    Et boit six coups avec monsieur Denis,
    A la santé de son bon roi de France.
    La tente était celle de Jean Chandos,
    Fameux guerrier, qui dormait sur le dos.
    Jeanne saisit sa redoutable épée,
    Et sa culotte en velours découpée.
    Ainsi jadis David, aimé de Dieu,
    Ayant trouvé Saül en certain lieu,
    Et lui pouvant ôter très bien la vie,
    De sa chemise il lui coupa partie
    Pour faire voir à tous les potentats
    Ce qu’il put faire, et ce qu’il ne fit pas.
    Près de Chandos était un jeune page
    De quatorze ans, mais charmant pour son âge,
    Lequel montrait deux globes faits au tour,
    Qu’on aurait pris pour ceux du tendre Amour.
    Non loin du page était une écritoire
    Dont se servait le jeune homme après boire,
    Quand tendrement quelques vers il faisait
    Pour la beauté qui son coeur séduisait.
    Jeanne prend l’encre, et sa main lui dessine
    Trois fleurs de lis juste dessous l’échine;
    Présage heureux du bonheur des Gaulois,
    Et monument de l’amour de ses rois.
    Le bon Denis voyait, se pâmant d’aise,
    Les lis français sur une fesse anglaise.
    Qui fut penaud le lendemain matin?
    Ce fut Chandos, ayant cuvé son vin;
    Car s’éveillant, il vit sur ce beau page
    Les fleurs de lis. Plein d’une juste rage,
    Il crie alerte, il croit qu’on le trahit;
    A son épée il court auprès du lit;
    Il cherche en vain, l’épée est disparue;
    Point de culotte; il se frotte la vue,
    Il gronde, il crie, et pense fermement
    Que le grand diable est entré dans le camp.
    Ah! qu’un rayon de soleil et qu’un âne,
    Cet âne ailé qui sur son dos a Jeanne,
    Du monde entier feraient bientôt le tour!
    Jeanne et Denis arrivent à la cour.
    Le doux prélat sait par expérience
    Qu’on est railleur à cette cour de France.
    Il se souvient des propos insolents
    Que Richemont lui tint dans Orléans,
    Et ne veut plus à pareille aventure
    D’un saint évêque exposer la figure.
    Pour son honneur il prit un nouveau tour;
    Il s’affubla de la triste encolure
    Du bon Roger, seigneur de Baudricour,
    Preux chevalier et ferme catholique,
    Hardi parleur, loyal et véridique;
    Malgré cela pas trop mal à la cour.
    « Eh! jour de Dieu, dit-il, parlant auprince,
    Vous languissez au fond d’une province,
    Esclave roi, par l’Amour enchaîné!
    Quoi! votre bras indignement repose!
    Ce front royal, ce front n’est couronné
    Que de tissus et de myrte et de rose!
    Et vous laissez vos cruels ennemis
    Rois dans la France et sur le trône assis!
    Allez mourir, ou faites la conquête
    De vos États ravis par ces mutins:
    Le diadème est fait pour votre tête,
    Et les lauriers n’attendent que vos mains.
    Dieu, dont l’esprit allume mon courage;
    Dieu, dont ma voix annonce le langage,
    De sa faveur est prêt à vous couvrir.
    Osez le croire, osez vous secourir:
    Suivez du moins cette auguste amazone;
    C’est votre appui, c’est le soutien du trône.
    C’est par son bras que le maître des rois
    Veut rétablir nos princes et nos lois.
    Jeanne avec vous chassera la famille
    De cet Anglais si terrible et si fort:
    Devenez homme; et si c’est votre sort
    D’être à jamais mené par une fille,
    Fuyez au moins celle qui vous perdit,
    Qui votre coeur dans ses bras amollit;
    Et, digne enfin de ce secours étrange,
    Suivez les pas de celle qui vous venge. »
    L’amant d’Agnès eut toujours dans lecoeur,
    Avec l’amour un très grand fonds d’honneur.
    Du vieux soldat le discours pathétique
    A dissipé son sommeil léthargique,
    Ainsi qu’un ange, un jour, du haut des airs,
    De sa trompette ébranlant l’univers,
    Rouvrant la tombe, animant la poussière,
    Rappellera les morts à la lumière.
    Charle éveillé, Charle bouillant d’ardeur,
    Ne lui répond qu’en s’écriant: « Aux armes! »
    Les seuls combats à ses yeux ont des charmes.
    Il prend sa pique, il brûle de fureur.
    Bientôt après la première chaleur
    De ces transports où son âme est en proie,
    Il voulut voir si celle qu’on envoie
    Vient de la part du diable ou du Seigneur,
    Ce qu’il doit croire, et si ce grand prodige
    Est en effet ou miracle ou prestige.
    Donc, se tournant vers la fière beauté,
    Le roi lui dit, d’un ton de majesté
    Qui confondrait toute autre fille qu’elle:
    « Jeanne, écoutez: Jeanne, êtes-vous pucelle? »
    Jeanne lui dit: « O grand sire, ordonnez
    Que médecins, lunettes sur le nez,
    Matrones, clercs, pédants, apothicaires,
    Viennent sonder ces féminins mystères;
    Et si quelqu’un se connaît à cela,
    Qu’il trousse Jeanne, et qu’il regarde là. »
    A sa réponse et sage et mesurée,
    Le roi vit bien qu’elle était inspirée.
    « Or sus, dit-il, si vous en savez tant,
    Fille de bien. dites-moi dans l’instant
    Ce que j’ai fait cette nuit à ma belle;
    Mais parlez net. ¾ Rien du tout, » lui dit-elle.
    Le roi surpris soudain s’agenouilla,
    Cria tout haut: « Miracle! » et se signa.
    Incontinent la cohorte fourrée,
    Bonnet en tête, Hippocrate à la main,
    Vient observer le pur et noble sein
    De l’amazone à leurs regards livrée:
    On la met nue, et monsieur le doyen,
    Ayant le tout considéré très bien,
    Dessus, dessous, expédie à la belle
    En parchemin un brevet de pucelle.
    L’esprit tout fier de ce brevet sacré,
    Jeanne soudain d’un pas délibéré
    Retourne au roi, devant lui s’agenouille,
    Et, déployant la superbe dépouille
    Que sur l’Anglais elle a prise en passant:
    « Permets, dit-elle, ô mon maître puissant!
    Que sous tes lois la main de ta servante
    Ose ranger la France gémissante.
    Je remplirai les oracles divins:
    J’ose à tes yeux jurer par mon courage,
    Par cette épée et par mon pucelage,
    Que tu seras huilé bientôt à Reims;
    Tu chasseras les anglaises cohortes
    Qui d’Orléans environnent les portes.
    Viens accomplir tes augustes destins;
    Viens, et, de Tours abandonnant la rive,
    Dès ce moment souffre que je te suive.
    Les courtisans autour d’elle pressés,
    Les yeux au ciel et vers Jeanne adressés,
    Battent des mains, l’admirent, la secondent.
    Cent cris de joie à son discours répondent.
    Dans cette foule il n’est point de guerrier
    Qui ne voulût lui servir d’écuyer,
    Porter sa lance et lui donner sa vie;
    Il n’en est point qui ne soit possédé
    Et de la gloire, et de la noble envie
    De lui ravir ce qu’elle a tant gardé.
    Prêt à partir, chaque officier s’empresse:
    L’un prend congé de sa vieille maîtresse;
    L’un, sans argent, va droit à l’usurier;
    L’autre à son hôte, et compte sans payer.
    Denis a fait déployer l’oriflamme.
    A cet aspect le roi Charles s’enflamme
    D’un noble espoir à sa valeur égal.
    Cet étendard aux ennemis fatal,
    Cette héroïne, et cet âne aux deux ailes,
    Tout lui promet des palmes immortelles.
    Denis voulut, en partant de ces lieux,
    Des deux amants épargner les adieux.
    On eût versé des larmes trop amères,
    On eût perdu des heures toujours chères.
    Agnès dormait, quoiqu’il fût un peu tard:
    Elle était loin de craindre un tel départ.
    Un songe heureux, dont les erreurs la frappent,
    Lui retraçait des plaisirs qui s’échappent.
    Elle croyait tenir entre ses bras
    Le cher amant dont elle est souveraine;
    Songe flatteur, tu trompais ses appas:
    Son amant fuit, et saint Denis l’entraîne.
    Tel dans Paris un médecin prudent
    Force au régime un malade gourmand,
    A l’appétit se montre inexorable,
    Et sans pitié le fait sortir de table.
    Le bon Denis eut à peine arraché
    Le roi de France à son charmant péché,
    Qu’il courut vite à son ouaille chère,
    A sa pucelle, à sa fille guerrière.
    Il a repris son air de bienheureux,
    Son ton dévot, ses plats et courts cheveux,
    L’anneau bénit, la crosse pastorale,
    Ses gants, sa croix, sa mitre épiscopale.
    « Va, lui dit-il, sers la France et sonroi;
    Mon oeil benin sera toujours sur toi.
    Mais au laurier du courage héroïque
    Joins le rosier de la vertu pudique.
    Je conduirai tes pas dans Orléans.
    Lorsque Talbot, le chef des mécréants,
    Le coeur saisi du démon de luxure,
    Croira tenir sa présidente impure,
    Il tombera sous ton robuste bras.
    Punis son crime, et ne l’imite pas.
    Sois à jamais dévote avec courage.
    Je pars, adieu; pense à ton pucelage.
    La belle en fit un serment solennel;
    Et son patron repartit pour le ciel.

     

    Chant III

     

    ARGUMENT.

    Description du palais de la Sottise. Combats vers Orléans. Agnèsse revêt de l’armure de Jeanne pour aller trouver son amant: elleest prise par les Anglais, et sa pudeur souffre beaucoup.

     

    Ce n’est le tout d’avoir un grand courage,
    Un coup d’oeil ferme au milieu des combats,
    D’être tranquille à l’aspect du carnage,
    Et de conduire un monde de soldats;
    Car tout cela se voit en tous climats,
    Et tour à tour ils ont cet avantage.
    Qui me dira si nos ardents Français
    Dans ce grand art, l’art affreux de la guerre,
    Sont plus savants que l’intrépide Anglais?
    Si le Germain l’emporte sur l’Ibère?
    Tous ont vaincu, tous ont été défaits.
    Le grand Condé fut vaincu par Turenne,
    Le fier Villars fut battu par Eugène;
    De Stanislas le vertueux support,
    Ce roi soldat, don Quichotte du Nord,
    Dont la valeur a paru plus qu’humaine,
    N’a-t-il pas vu, dans le fond de l’Ukraine,
    A Pultava tous ses lauriers flétris
    Par un rival, objet de ses mépris?
    Un beau secret serait, à mon avis,
    De bien savoir éblouir le vulgaire,
    De s’établir un divin caractère;
    D’en imposer aux yeux des ennemis;
    Car les Romains, à qui tout fut soumis,
    Domptaient l’Europe au milieu des miracles.
    Le ciel pour eux prodigua les oracles.
    Jupiter, Mars, Pollux, et tous les dieux,
    Guidaient leur aigle et combattaient pour eux.
    Le grand Bacchus qui mit l’Asie en cendre,
    L’antique hercule, et le fier Alexandre,
    Pour mieux régner sur les peuples conquis,
    De Jupiter ont passé pour les fils:
    Et l’on voyait les princes de la terre
    A leurs genoux redouter le tonnerre,
    Tomber du trône, et leur offrir des voeux.
    Denis suivit ces exemples fameux,
    Il prétendit que Jeanne la Pucelle
    Chez les Anglais passât même pour telle;
    Et que Bedford, et l’amoureux Talbot,
    Et Tirconel, et Chandos l’indévot,
    Crussent la chose, et qu’ils vissent dans Jeanne
    Un bras divin, fatal à tout profane.
    Pour réussir en ce hardi dessein,
    Il s’en va prendre un vieux bénédictin,
    Non tel que ceux dont le travail immense
    Vient d’enrichir les libraires de France;
    Mais un prieur engraissé d’ignorance,
    Et n’ayant lu que son missel latin:
    Frère Lourdis fut le bon personnage
    Qui fut choisi pour ce nouveau voyage.
    Devers la lune, où l’ont tient que jadis
    Était placé des fous le paradis,
    Sur les confins de cet abîme immense,
    Où le Chaos, et l’Érèbe, et la Nuit,
    Avant les temps de l’univers produit,
    Ont exercé leur aveugle puissance,
    Il est un vaste et caverneux séjour,
    Peu caressé des doux rayons du jour,
    Et qui n’a rien qu’une lumière affreuse,
    Froide, tremblante, incertaine, et trompeuse:
    Pour toute étoile on a des feux follets;
    L’air est peuplé de petits farfadets.
    De ce pays la reine est la Sottise.
    Ce vieil enfant porte une barbe grise,
    Oeil de travers, et bouche à la Danchet.
    Sa lourde main tient pour sceptre un hochet.
    De l’ignorance elle est, dit-on, la fille.
    Près de son trône est sa sotte famille,
    Le fol Orgueil, l’Opiniâtreté,
    Et la Paresse, et la Crédulité.
    Elle est servie, elle est flattée en reine;
    On la croirait en effet souveraine:
    Mais ce n’est rien qu’un fantôme impuissant,
    Un Chilpéric, un vrai roi fainéant.
    La Fourberie est son ministre avide;
    Tout est réglé par ce maire perfide;
    Et la Sottise est son digne instrument.
    Sa cour plénière est à son gré fournie
    De gens profonds en fait d’astrologie,
    Sûrs de leur art, à tous moments déçus,
    Dupes, fripons, et partant toujours crus.
    C’est là qu’on voit les maîtres d’alchimie
    Faisant de l’or et n’ayant pas un sou,
    Les roses-croix, et tout ce peuple fou
    Argumentant sur la théologie.
    Le gros Lourdis, pour aller en ces lieux,
    Fut donc choisi parmi tous ses confrères.
    Lorsque la nuit couvrait le front des cieux
    D’un tourbillon de vapeurs non légères,
    Enveloppé dans le sein du repos,
    Il fut conduit au paradis des sots.
    Quand il y fut, il ne s’étonna guères:
    Tout lui plaisait, et même en arrivant
    Il crut encore être dans son couvent.
    Il vit d’abord la suite emblématique
    Des beaux tableaux de ce séjour antique.
    Cacodémon, qui ce grand temple orna,
    Sur la muraille à plaisir griffonna
    Un long croquis de toutes nos sottises,
    Traits d’étourdi, pas de clerc, balourdises,
    Projets mal faits, plus mal exécutés,
    Et tous les mois du Mercure vantés.
    Dans cet amas de merveilles confuses,
    Parmi ces flots d’imposteurs et de buses,
    On voit surtout un superbe Écossais;
    Law est son nom; nouveau roi des Français,
    D’un beau papier il porte un diadème,
    Et sur son front il est écrit système;
    Environné de grands ballots de vent,
    Sa noble main les donne à tout venant
    Prêtres, catins, guerriers, gens de justice,
    Lui vont porter leur or par avarice.
    Ah! quel spectacle! ah! vous êtes donclà,
    Tendre Escobar, suffisant Molina,
    Petit Doucin, dont la main pateline
    Donne à baiser une bulle divine
    Que Le Tellier lourdement fabriqua,
    Dont Rome même en secret se moqua,
    Et qui chez nous est la noble origine
    De nos partis, de nos divisions,
    Et, qui pis est, de volumes profonds,
    Remplis, dit-on, de poisons hérétiques,
    Tous poisons froids, et tous soporifiques.
    Les combattants, nouveaux Bellérophons,
    Dans cette nuit, montés sur des Chimères,
    Les yeux bandés, cherchent leurs adversaires;
    De longs sifflets leur servent de clairons;
    Et, dans leur docte et sainte frénésie,
    Ils vont frappant à grands coups de vessie.
    Ciel! que d’écrits, de disquisitions,
    De mandements, et d’explications,
    Que l’on explique encor, peur de s’entendre!
    O chroniqueur des héros du Scamandre,
    Toi qui jadis des grenouilles, des rats,
    Si doctement as chanté les combats,
    Sors du tombeau, viens célébrer la guerre
    Que pour la bulle on fera sur la terre!
    Le janséniste, esclave du destin,
    Enfant perdu de la grâce efficace,
    Dans ses drapeaux porte un saint Augustin,
    Et pour plusieurs il marche avec audace.
    Les ennemis s’avancent tout courbés
    Dessus le dos de cent petits abbés.
    Cessez, cessez, ô discordes civiles!
    Tout va changer: place, place, imbéciles!
    Un grand tombeau sans ornement, sans art,
    Est élevé non loin de Saint-Médard.
    L’esprit divin, pour éclairer la France,
    Sous cette tombe enferme sa puissance;
    L’aveugle y court, et d’un pas chancelant
    Aux Quinze-Vingts retourne en tâtonnant.
    Le boiteux vient clopinant sur la tombe,
    Crie hosanna, saute, gigotte, et tombe.
    Le sourd approche, écoute, et n’entend rien.
    Tout aussitôt de pauvres gens de bien
    D’aise pâmés, vrais témoins de miracle,
    Du bon Pâris baisent le tabernacle.
    Frère Lourdis, fixant ses deux gros yeux,
    Voit ce saint oeuvre, en rend grâces aux cieux,
    Joint les deux mains, et, riant d’un sot rire,
    Ne comprend rien, et toute chose admire.
    Ah! le voici ce savant tribunal,
    Moitié prélats et moitié monacal;
    D’inquisiteurs une troupe sacrée
    Est là pour Dieu de sbires entourée.
    Ces saints docteurs, assis en jugement,
    Ont pour habits plumes de chat-huant:
    Oreilles d’âne ornent leur tête auguste,
    Et, pour peser le juste avec l’injuste,
    Le vrai, le faux, balance est dans leurs mains.
    Cette balance a deux larges bassins;
    L’un tout comblé contient l’or qu’ils escroquent,
    Le bien, le sang des pénitents qu’ils croquent;
    Dans l’autre sont bulles, brefs, oremus,
    Beaux chapelets, scapulaires, agnus.
    Aux pieds bénits de la docte assemblée
    Voyez-vous pas le pauvre Galilée
    Qui tout contrit leur demande pardon,
    Bien condamné pour avoir eu raison?
    Murs de Loudun, quel nouveau feu s’allume?
    C’est un curé que le bûcher consume:
    Douze faquins ont déclaré sorcier
    Et fait griller messire Urbain Grandier.
    Galigaï, ma chère maréchale,
    Du parlement, épaulé de maint pair,
    La compagnie ignorante et vénale
    Te fait chauffer en feu brillant et clair,
    Pour avoir fait pacte avec Lucifer.
    Ah! qu’aux savants notre France est fatale!
    Qu’il y fait bon croire au pape, à l’enfer,
    Et se borner à savoir son Pater!
    Je vois plus loin cet arrêt authentique
    Pour Aristote et contre l’émétique.
    Venez, venez, mon beau père Girard,
    Vous méritez un long article à part.
    Vous voilà donc, mon confesseur de fille,
    Tendre dévot qui prêchez à la grille!
    Que dites-vous des pénitents appas
    De ce tendron converti dans vos bras?
    J’estime fort cette douce aventure.
    Tout est humain, Girard, en votre fait;
    Ce n’est pas là pécher contre nature
    Que de dévots en ont encor plus fait!
    Mais, mon ami, je ne m’attendais guère
    De voir entrer le diable en cette affaire.
    Girard, Girard, tous vos accusateurs,
    Jacobin, carme, et faiseur d’écriture,
    Juges, témoins, ennemis, protecteurs,
    Aucun de vous n’est sorcier, je vous jure.
    Lourdis enfin voit nos vieux parlements
    De vingt prélats brûler les mandements,
    Et par arrêt exterminer la race
    D’un certain fou qu’on nomme saint Ignace;
    Mais, à leur tour, eux-mêmes ou les proscrit:
    Quesnel en pleure, et saint Ignace en rit.
    Paris s’émeut à leur destin tragique,
    Et s’en console à l’Opéra-Comique.
    O toi, Sottise! ô grosse déité,
    De qui les flancs à tout âge ont porté
    Plus de mortels que Cybèle féconde
    N’avait jadis donné de dieux au monde,
    Qu’avec plaisir ton grand oeil hébété
    Voit tes enfants dont ma patrie abonde!
    Sots traducteurs, et sots compilateurs,
    Et sots auteurs, et non moins sots lecteurs.
    Je t’interroge, ô suprême puissance!
    Daigne m’apprendre, en cette foule immense,
    De tes enfants qui sont les plus chéris,
    Les plus féconds en lourds et plats écrits,
    Les plus constants à broncher comme à braire
    A chaque pas dans la même carrière:
    Ah! je connais que tes soins les plus doux
    Sont pour l’auteur du Journal de Trévoux.
    Tandis qu’ainsi Denis notre bonpère
    Devers la lune en secret préparait
    Contre l’Anglais cet innocent mystère,
    Une autre scène en ce moment s’ouvrait
    Chez les grands fous du monde sublunaire.
    Charle est déjà parti pour Orléans,
    Ses étendards flottent au gré des vents.
    A ses côtés, Jeanne, le casque en tête,
    Déjà de Reims lui promet la conquête.
    Voyez-vous pas ses jeunes écuyers,
    Et cette fleur de loyaux chevaliers?
    La lance au poing, cette troupe environne
    Avec respect notre sainte amazone.
    Ainsi l’on voit le sexe masculin
    A Fontevrauld servir le féminin.
    Le sceptre est là dans les mains d’une femme,
    Et père Anselme est béni par madame.
    La belle Agnès, en ces cruels moments,
    Ne voyant plus son amant qu’elle adore,
    Cède au chagrin dont l’excès la dévore;
    Un froid mortel s’empare de ses sens:
    L’ami Bonneau, toujours plein d’industrie,
    En cent façons la rappelle à la vie.
    Elle ouvre encor ses yeux, ces doux vainqueurs,
    Mais ce n’est plus que pour verser des pleurs;
    Puis sur Bonneau se penchant d’un air tendre:
    « C’en est donc fait, dit-elle, on me trahit.
    Où va-t-il donc? que veut-il entreprendre?
    Était-ce là le serment qu’il me fit,
    Lorsqu’à sa flamme il me fit condescendre?
    Toute la nuit il faudra donc m’étendre,
    Sans mon amant, seule au milieu d’un lit?
    Et cependant cette Jeanne hardie,
    Non des Anglais, mais d’Agnès ennemie,
    Va contre moi lui prévenir l’esprit.
    Ciel! que je hais ces créatures fières,
    Soldats en jupe, hommasses chevalières,
    Du sexe mâle affectant la valeur,
    Sans posséder les agréments du nôtre,
    A tous les deux prétendant faire honneur,
    Et qui ne sont ni de l’un ni de l’autre! »
    Disant ces mots elle pleure et rougit,
    Frémit de rage, et de douleur gémit.
    La jalousie en ses yeux étincelle;
    Puis, tout à coup, d’une ruse nouvelle
    Le tendre Amour lui fournit le dessein.
    Vers Orléans elle prend son chemin,
    De dame Alix et de Bonneau suivie.
    Agnès arrive en une hôtellerie,
    Où dans l’instant, lasse de chevaucher,
    La fière Jeanne avait été coucher.
    Agnès attend qu’en ce logis tout dorme,
    Et cependant subtilement s’informe
    Où couche Jeanne, où l’on met son harnois;
    Puis dans la nuit se glisse en tapinois,
    De Jean Chandos prend la culotte, et passe
    Ses cuisses entre, et l’aiguillette lace;
    De l’amazone elle prend la cuirasse.
    Le dur acier, forgé pour les combats,
    Presse et meurtrit ses membres délicats.
    L’ami Bonneau la soutient sous les bras.
    La belle Agnès dit alors à voix basse
    « Amour, Amour, maître de tous mes sens,
    Donne la force à cette main tremblante,
    Fais-moi porter cette armure pesante,
    Pour mieux toucher l’auteur de mes tourments.
    Mon amant veut une fille guerrière,
    Tu fais d’Agnès un soldat pour lui plaire:
    Je le suivrai; qu’il permette aujourd’hui
    Que ce soit moi qui combatte avec lui;
    Et si jamais la terrible tempête
    Des dards anglais vient menacer sa tête,
    Qu’ils tombent tous sur ces tristes appas;
    Qu’il soit du moins sauvé par mon trépas;
    Qu’il vive heureux; que je meure pâmée
    Entre ses bras, et que je meure aimée! »
    Tandis qu’ainsi cette belle parlait,
    Et que Bonneau ses armes lui mettait,
    Le roi Charlot à trois milles était.
    La tendre Agnès prétend à l’heure même,
    Pendant la nuit, aller voir ce qu’elle aime.
    Ainsi vêtue et pliant sous le poids,
    N’en pouvant plus, maudissant son harnois,
    Sur un cheval elle s’en va juchée,
    Jambe meurtrie, et la fesse écorchée.
    Le gros Bonneau, sur un normand monté,
    Va lourdement, et ronfle à son côté.
    Le tendre Amour, qui craint tout pour la belle,
    La voit partir, et soupire pour elle.
    Agnès à peine avait gagné chemin,
    Qu’elle entendit devers un bois voisin
    Bruit de chevaux et grand cliquetis d’armes.
    Le bruit redouble; et voici des gendarmes,
    Vêtus de rouge; et, pour comble de maux,
    C’étaient les gens de monsieur Jean Chandos.
    L’un d’eux s’avance, et demande: « Qui vive? »
    A ce grand cri, notre amante naïve,
    Songeant au roi, répondit sans détour:
    « Je suis Agnès; vive France et l’Amour! »
    A ces deux noms, que le ciel équitable
    Voulut unir du noeud le plus durable,
    On prend Agnès et son gros confident;
    Ils sont tous deux menés incontinent
    A ce Chandos qui, terrible en sa rage,
    Avait juré de venger son outrage,
    Et de punir les brigands ennemis
    Qui sa culotte et son fer avaient pris.
    Dans ces moments ou la main bienfaisante
    Du doux sommeil laisse nos yeux ouverts,
    Quand les oiseaux reprennent leurs concerts,
    Qu’on sent en soi sa vigueur renaissante,
    Que les désirs, pères des voluptés,
    Sont par les sens dans notre âme excités;
    Dans ces moments, Chandos, on te présente
    La belle Agnès, plus belle et plus brillante
    Que le soleil au bord de l’Orient.
    Que sentis-tu, Chandos, en t’éveillant,
    Lorsque tu vis cette nymphe si belle
    A tes côtés, et tes grègues sur elle?
    Chandos, pressé d’un aiguillon bien vif,
    La dévorait de son regard lascif.
    Agnès en tremble, et l’entend qui marmotte
    Entre ses dents: « Je l’aurai ma culotte! »
    A son chevet d’abord il la fait seoir.
    « Quittez, dit-il, ma belle prisonnière,
    Quittez ce poids d’une armure étrangère. »
    Ainsi parlant, plein d’ardeur et d’espoir,
    Il la décasque, il vous la décuirasse,
    La belle Agnès s’en défend avec grâce;
    Elle rougit d’une aimable pudeur,
    Pensant à Charle, et soumise au vainqueur.
    Le gros Bonneau, que le Chandos destine
    Au digne emploi de chef de sa cuisine,
    Va dans l’instant mériter cet honneur;
    Des boudins blancs il était l’inventeur,
    Et tu lui dois, ô nation française,
    Pâtés d’anguille et gigots à la braise.
    « Monsieur Chandos, hélas! que faites-vous?»
    Disait Agnès d’un ton timide et doux.
    « Pardieu, dit-il (tout héros anglais jure),
    Quelqu’un m’a fait une sanglante injure.
    Cette culotte est mienne; et je prendrai
    Ce qui fut mien où je le trouverai. »
    Parler ainsi, mettre Agnès toute nue,
    C’est même chose; et la belle éperdue
    Tout en pleurant était entre ses bras,
    Et lui disait: « Non, je n’y consens pas. »
    Dans l’instant même un horrible fracas
    Se fait entendre, on crie: « Alerte, aux armes! »
    Et la trompette, organe du trépas,
    Sonne la charge, et porte les alarmes.
    A son réveil, Jeanne cherchant en vain
    L’affublement du harnois masculin,
    Son bel armet ombragé de l’aigrette,
    Et son haubert, et sa large braguette,
    Sans raisonner saisit soudainement
    D’un écuyer le dur accoutrement,
    Monte à cheval sur son âne, et s’écrie:
    « Venez venger l’honneur de la patrie. »
    Cent chevaliers s’empressent sur ses pas;
    Ils sont suivis de six cent vingt soldats.
    Frère Lourdis, en ce moment de crise,
    Du beau palais où règne la Sottise
    Est descendu chez les Anglais guerriers,
    Environné d’atomes tout grossiers,
    Sur son gros dos portant balourderies,
    Oeuvres de moine, et belles âneries.
    Ainsi bâté, sitôt qu’il arriva,
    Sur les Anglais sa robe il secoua,
    Son ample robe; et dans leur camp versa
    Tous les trésors de sa crasse ignorance,
    Trésors communs au bon pays de France.
    Ainsi des nuits la noire déité,
    Du haut d’un char d’ébène marqueté,
    Répand sur nous les pavots et les songes,
    Et nous endort dans le sein des mensonges.

     

    Chant IV

     

     

    ARGUMENT.

    Jeanne et Dunois combattent les Anglais. Ce qui leur arrive dansle château d’Hermaphrodix.

     

    Si j’étais roi, je voudrais être juste,
    Dans le repos maintenir mes sujets,
    Et tous les jours de mon empire auguste
    Seraient marqués par de nouveaux bienfaits.
    Que si j’étais contrôleur des finances,
    Je donnerais à quelques beaux esprits,
    Par-ci, par-là, de bonnes ordonnances;
    Car, après tout, leur travail vaut son prix.
    Que si j’étais archevêque à Paris,
    Je tâcherais avec le moliniste
    D’apprivoiser le rude janséniste.
    Mais si j’aimais une jeune beauté,
    Je ne voudrais m’éloigner d’auprès d’elle,
    Et chaque jour une fête nouvelle,
    Chassant l’ennui de l’uniformité,
    Tiendrait son coeur en mes fers arrêté.
    Heureux amants, que l’absence est cruelle!
    Que de dangers on essuie en amour!
    On risque, hélas! dès qu’on quitte sa belle,
    D’être cocu deux ou trois fois par jour.
    Le preux Chandos à peine avait la joie
    De s’ébaudir sur sa nouvelle proie,
    Que tout à coup Jeanne de rang en rang
    Porte la mort, et fait couler le sang.
    De Débora la redoutable lance
    Perce Dildo si fatal à la France,
    Lui qui pilla les trésors de Clairvaux,
    Et viola les soeurs de Fontevraux.
    D’un coup nouveau les deux yeux elle crève
    A Fonkinar, digne d’aller en Grève.
    Cet impudent, né dans les durs climats
    De l’Hibernie, au milieu des frimas,
    Depuis trois ans faisait l’amour en France,
    Comme un enfant de Rome ou de Florence.
    Elle terrasse et milord Halifax,
    Et son cousin l’impertinent Borax,
    Et Midarblou qui renia son père,
    Et Bartonay qui fit cocu son frère.
    A son exemple on ne voit chevalier,
    Il n’est gendarme, il n’est bon écuyer,
    Qui dix Anglais n’enfile de sa lance.
    La mort les suit, la terreur les devance:
    On croyait voir en ce moment affreux
    Un dieu puissant qui combat avec eux.
    Parmi le bruit de l’horrible tempête,
    Frère Lourdis criait à pleine tête:
    « Elle est pucelle, Anglais, frémissez tous;
    C’est saint Denis qui l’arme contre vous;
    Elle est pucelle, elle a fait des miracles;
    Contre son bras vous n’avez point d’obstacles;
    Vite à genoux, excréments d’Albion,
    Demandez-lui sa bénédiction. »
    Le fier Talbot, écumant de colère,
    Incontinent fait empoigner le frère;
    On vous le lie, et le moine content,
    Sans s’émouvoir, continuait criant:
    « Je suis martyr; Anglais, il faut me croire;
    Elle est pucelle; elle aura la victoire. »
    L’homme est crédule, et dans son faiblecoeur
    Tout est reçu; c’est une molle argile.
    Mais que surtout il paraît bien facile
    De nous surprendre et de nous faire peur!
    Du bon Lourdis le discours extatique
    Fit plus d’effet sur le coeur des soldats
    Que l’amazone et sa troupe héroïque
    N’en avaient fait par l’effort de leurs bras.
    Ce vieil instinct qui fait croire aux prodiges,
    L’esprit d’erreur, le trouble, les vertiges,
    La froide crainte, et les illusions,
    Ont fait tourner la tête des Bretons.
    De ces Bretons la nation hardie
    Avait alors peu de philosophie;
    Maints chevaliers étaient des esprits lourds
    Les beaux esprits ne sont que de nos jours.
    Le preux Chandos, toujours plein d’assurance,
    Criait aux siens: « Conquérants de la France,
    Marchez à droite. » Il dit, et dans l’instant
    On tourne à gauche, et l’on fuit en jurant.
    Ainsi jadis dans ces plaines fécondes
    Que de l’Euphrate environnent les ondes,
    Quand des humains l’orgueil capricieux
    Voulut bâtir près des voûtes des cieux,
    Dieu, ne voulant d’un pareil voisinage,
    En cent jargons transmua leur langage.
    Sitôt qu’un d’eux à boire demandait,
    Plâtre ou mortier d’abord on lui donnait;
    Et cette gent, de qui Dieu se moquait,
    Se sépara, laissant là son ouvrage.
    On sait bientôt aux remparts d’Orléans
    Ce grand combat contre les assiégeants:
    La Renommée y vole à tire d’aile,
    Et va prônant le nom de la Pucelle.
    Vous connaissez l’impétueuse ardeur
    De nos Français; ces fous sont pleins d’honneur:
    Ainsi qu’au bal ils vont tous aux batailles.
    Déjà Dunois la gloire des bâtards,
    Dunois qu’en Grèce on aurait pris pour Mars,
    Et La Trimouille, et La Hire, et Saintrailles,
    Et Richemont, sont sortis des murailles,
    Croyant déjà chasser les ennemis,
    Et criant tous: « Où sont-ils? où sont-ils? »
    Ils n’étaient pas bien loin car près desportes
    Sire Talbot, homme de très grand sens,
    Pour s’opposer à l’ardeur de nos gens,
    En embuscade avait mis dix cohortes.
    Sire Talbot a depuis plus d’un jour
    Juré tout haut par saint George et l’Amour
    Qu’il entrerait dans la ville assiégée.
    Son âme était vivement partagée:
    Du gros Louvet la superbe moitié
    Avait pour lui plus que de l’amitié;
    Et ce héros, qu’un noble espoir enflamme,
    Veut conquérir et la ville et sa dame.
    Nos chevaliers à peine ont fait cent pas
    Que ce Talbot leur tombe sur les bras;
    Mais nos Français ne s’étonnèrent pas.
    Champs d’Orléans, noble et petit théâtre
    De ce combat terrible, opiniâtre,
    Le sang humain dont vous fûtes couverts
    Vous engraissa pour plus de cent hivers.
    Jamais les champs de Zama, de Pharsale,
    De Malplaquet la campagne fatale,
    Célèbres lieux couverts de tant de morts,
    N’ont vu tenter de plus hardis efforts.
    Vous eussiez vu les lances hérissées,
    L’une sur l’autre en cent tronçons cassées;
    Les écuyers, les chevaux renversés,
    Dessus leurs pieds dans l’instant redressés;
    Le feu jaillir des coups de cimeterre,
    Et du soleil redoubler la lumière;
    De tous côtés voler, tomber à bas
    Épaules, nez, mentons, pieds, jambes, bras.
    Du haut des cieux les anges de la guerre,
    Le fier Michel, et l’exterminateur,
    Et des Persans le grand flagellateur,
    Avaient les yeux attachés sur la terre,
    Et regardaient ce combat plein d’horreur.
    Michel alors prit la vaste balance
    Où dans le ciel on pèse les humains;
    D’une main sûre il pesa les destins
    Et les héros d’Angleterre et de France.
    Nos chevaliers, pesés exactement,
    Légers de poids par malheur se trouvèrent:
    Du grand Talbot les destins l’emportèrent;
    C’était du ciel un secret jugement.
    Le Richemont se voit incontinent
    Percé d’un trait de la hanche à la fesse;
    Le vieux Saintraille au-dessus du genou;
    Le beau La Hire, ah! je n’ose dire où;
    Mais que je plains sa gentille maîtresse!
    Dans un marais La Trimouille enfoncé
    N’en put sortir qu’avec un bras cassé:
    Donc à la ville il fallut qu’ils revinssent
    Tout écloppés, et qu’au lit ils se tinssent.
    Voilà comment ils furent bien punis,
    Car ils s’étaient moqués de saint Denis.
    Comme il lui plaît Dieu fait justice ougrâce;
    Quesnel l’a dit, nul ne peut en douter:
    Or il lui plut le bâtard excepter
    Des étourdis dont il punit l’audace.
    Un chacun d’eux, laidement ajusté,
    S’en retournait sur un brancard porté,
    En maugréant et Jeanne et sa fortune.
    Dunois, n’ayant égratignure aucune,
    Pousse aux Anglais, plus prompt que les éclairs:
    Il fend leurs rangs, se fait jour à travers,
    Passe, et se trouve aux lieux où la Pucelle
    Fait tout tomber, où tout fuit devant elle.
    Quand deux torrents, l’effroi des laboureurs,
    Précipités du sommet des montagnes,
    Mêlent leurs flots, assemblent leurs fureurs,
    Ils vont noyer l’espoir de nos campagnes:
    Plus dangereux étaient Jeanne et Dunois,
    Unis ensemble et frappant à la fois.
    Dans leur ardeur si bien ilss’emportèrent,
    Si rudement les Anglais ils chassèrent,
    Que de leurs gens bientôt ils s’écartèrent.
    La nuit survint; Jeanne et l’autre héros,
    N’entendant plus ni Français ni Chandos,
    Font tous deux halte en criant: « Vive France! »
    Au coin d’un bois où régnait le silence.
    Au clair de lune ils cherchent le chemin.
    Ils viennent, vont, tournent, le tout en vain;
    Enfin rendus, ainsi que leur monture,
    Mourants de faim, et lassés de chercher,
    Ils maudissaient la fatale aventure
    D’avoir vaincu sans savoir où coucher.
    Tel un vaisseau sans voile, sans boussole,
    Tournoie au gré de Neptune et d’Éole.
    Un certain chien, qui passa tout auprès,
    Pour les sauver sembla venir exprès;
    Ce chien approche, il jappe, il leur fait fête;
    Virant sa queue, et portant haut sa tête,
    Devant eux marche; et, se tournant cent fois,
    Il paraissait leur dire en son patois:
    « Venez par là, messieurs, suivez-moi vite;
    Venez, vous dis-je, et vous aurez bon gîte. »
    Nos deux héros entendirent fort bien
    Par ses façons ce que voulait ce chien;
    Ils suivent donc, guidés par l’espérance,
    En priant Dieu pour le bien de la France,
    Et se faisant tous deux de temps en temps
    Sur leurs exploits de très beaux compliments.
    Du coin lascif d’une vive prunelle,
    Dunois lorgnait malgré lui la Pucelle;
    Mais il savait qu’à son bijou caché
    De tout l’État le sort est attaché,
    Et qu’à jamais la France est ruinée,
    Si cette fleur se cueille avant l’année.
    Il étouffait noblement ses désirs,
    Et préférait l’État à ses plaisirs.
    Et cependant, quand la route mal sûre
    De l’âne saint faisait clocher l’allure,
    Dunois ardent, Dunois officieux
    De son bras droit retenait la guerrière,
    Et Jeanne d’Arc, en clignotant des yeux,
    De son bras gauche étendu par derrière
    Serrait aussi ce héros vertueux:
    Dont il advint tandis qu’ils chevauchèrent,
    Que très souvent leurs bouches se touchèrent
    Pour se parler tous les deux de plus près
    De la patrie et de ses intérêts.
    On m’a conté, ma belle Konismare,
    Que Charles Douze, en son humeur bizarre,
    Vainqueur des rois et vainqueur de l’amour,
    N’osa t’admettre à sa brutale cour:
    Charles craignit de te rendre les armes;
    Il se sentit, il évita tes charmes.
    Mais tenir Jeanne et ne point y toucher,
    Se mettre à table, avoir faim sans manger,
    Cette victoire était cent fois plus belle.
    Dunois ressemble à Robert d’Arbrisselle,
    A ce grand saint qui se plut à coucher
    Entre les bras de deux nonnes fessues,
    A caresser quatre cuisses dodues,
    Quatre tétons, et le tout sans pécher.
    Au point du jour apparut à leur vue
    Un beau palais d’une vaste étendue;
    De marbre blanc était bâti le mur;
    Une dorique et longue colonnade
    Porte un balcon formé de jaspe pur;
    De porcelaine était la balustrade.
    Nos paladins, enchantés, éblouis,
    Crurent entrer tout droit en paradis.
    Le chien aboie: aussitôt vingt trompettes
    Se font entendre, et quarante estafiers
    A pourpoints d’or, à brillantes braguettes,
    Viennent s’offrir à nos deux chevaliers.
    Très galamment deux jeunes écuyers
    Dans le palais par la main les conduisent,
    Dans des bains d’or filles les introduisent
    Honnêtement; puis lavés, essuyés,
    D’un déjeuner amplement festoyés,
    Dans de beaux lits brodés ils se couchèrent,
    Et jusqu’au soir en héros ils ronflèrent.
    Il faut savoir que le maître et seigneur
    De ce logis digne d’un empereur
    Était le fils de l’un de ces génies
    Des vastes cieux habitants éternels,
    De qui souvent les grandeurs infinies
    S’humanisaient chez les faibles mortels.
    Or cet esprit, mêlant sa chair divine
    Avec la chair d’une bénédictine,
    En avait eu le noble Hermaphrodix,
    Grand nécromant, et le très digne fils
    De cet incube et de la mère Alix.
    Le jour qu’il eut quatorze ans accomplis,
    Son géniteur, descendant de sa sphère,
    Lui dit: « Enfant, tu me dois la lumière:
    Je viens te voir, tu peux former des voeux:
    Souhaite, parle, et je te rends heureux. »
    Hermaphrodix, né très voluptueux,
    Et digne en tout de sa belle origine,
    Dit: « Je me sens de race bien divine,
    Car je rassemble en moi tous les désirs,
    Et je voudrais avoir tous les plaisirs.
    De voluptés rassasiez mon âme;
    Je veux aimer comme homme et comme femme,
    Être la nuit du sexe féminin,
    Et tout le jour du sexe masculin. »
    L’incube dit: « Tel sera ton destin »;
    Et dès ce jour la ribaude figure
    Jouit des droits de sa double nature:
    Ainsi Platon, le confident des dieux,
    A prétendu que nos premiers aïeux,
    D’un pur limon pétri des mains divines
    Nés tous parfaits et nommés androgynes,
    Également des deux sexes pourvus,
    Se suffisaient par leurs propres vertus.
    Hermaphrodix était bien au-dessus:
    Car se donner du plaisir à soi-même,
    Ce n’est pas là le sort le plus divin;
    Il est plus beau d’en donner au prochain,
    Et deux à deux est le bonheur suprême.
    Ses courtisans disaient que tour à tour
    C’était Vénus, c’était le tendre Amour:
    De tous côtés ils lui cherchaient des filles,
    Des bacheliers ou des veuves gentilles.
    Hermaphrodix avait oublié net
    De demander un don plus nécessaire,
    Un don sans quoi nul plaisir n’est parfait,
    Un don charmant; eh quoi? celui de plaire.
    Dieu, pour punir cet effréné paillard,
    Le fit plus laid que Samuel Bernard;
    Jamais ses yeux ne firent de conquêtes;
    C’est vainement qu’il prodiguait les fêtes,
    Les longs repas, les danses, les concerts;
    Quelquefois même il composait des vers.
    Mais quand le jour il tenait une belle,
    Et quand la nuit sa vanité femelle
    Se soumettait à quelque audacieux,
    Le ciel alors trahissait tous ses voeux;
    Il recevait, pour toutes embrassades,
    Mépris, dégoûts, injures, rebuffades:
    Le juste ciel lui faisait bien sentir
    Que les grandeurs ne sont pas du plaisir.
    « Quoi! disait-il, la moindre chambrière
    Tient son galant étendu sur son sein,
    Un lieutenant trouve une conseillère,
    Dans un moutier un moine a sa nonnain:
    Et moi génie, et riche, et souverain,
    Je suis le seul dans la machine ronde
    Privé d’un bien dont jouit tout le monde! »
    Lors il jura, par les quatre éléments,
    Qu’il punirait les garçons et les belles
    Qui n’auraient pas pour lui des sentiments,
    Et qu’il ferait des exemples sanglants
    Des coeurs ingrats, et surtout des cruelles.
    Il recevait en roi les survenants;
    Et de Saba la reine basanée,
    Et Thalestris dans la Perse amenée,
    Avaient reçu de moins riches présents
    Des deux grands rois qui brûlèrent pour elles,
    Qu’il n’en faisait aux chevaliers errants,
    Aux bacheliers, aux gentes demoiselles.
    Mais si quelqu’un d’un esprit trop rétif
    Manquait pour lui d’un peu de complaisance,
    S’il lui faisait la moindre résistance,
    Il était sûr d’être empalé tout vif.
    Le soir venu, monseigneur étant femme,
    Quatre huissiers de la part de madame
    Viennent prier notre aimable bâtard
    De vouloir bien descendre sur le tard
    Dans l’entresol, tandis qu’en compagnie
    Jeanne soupait avec cérémonie.
    Le beau Dunois tout parfumé descend
    Au cabinet où le souper l’attend.
    Tel que jadis la soeur de Ptolémée,
    De tout plaisir noblement affamée,
    Sut en donner à ces Romains fameux,
    A ces héros fiers et voluptueux,
    Au grand César, au brave ivrogne Antoine;
    Tel que moi-même en ai fait chez un moine,
    Vainqueur heureux de ses pesants rivaux,
    Quand on l’élut roi tondu de Clairvaux;
    Ou tel encore, aux voûtes éternelles,
    Si l’on en croit frère Orphée et Nason,
    Et frère Homère, Hésiode, Platon,
    Le dieu des dieux, patron des infidèles,
    Loin de Junon soupe avec Sémélé,
    Avec Isis, Europe, ou Danaé;
    Les plats sont mis sur la table divine
    Des belles mains de la tendre Euphrosine,
    Et de Thalie, et de la jeune Églé,
    Qui, comme on sait, sont là-haut les trois Grâces,
    Dont nos pédants suivent si peu les traces;
    Le doux nectar est servi par Hébé,
    Et par l’enfant du fondateur de Troie,
    Qui dans Ida par un aigle enlevé
    De son seigneur en secret fait la joie:
    Ainsi soupa madame Hermaphrodix
    Avec Dunois, juste entre neuf et dix.
    Madame avait prodigué la parure:
    Les diamants surchargeaient sa coiffure;
    Son gros cou jaune, et ses deux bras carrés,
    Sont de rubis, de perles entourés;
    Elle en était encor plus effroyable.
    Elle le presse au sortir de la table:
    Dunois trembla pour la première fois.
    Des chevaliers c’était le plus courtois:
    Il eût voulu de quelque politesse
    Payer au moins les soins de son hôtesse;
    Et, du tendron contemplant la laideur,
    Il se disait: « J’en aurai plus d’honneur.»
    Il n’en eut point: le plus brillant courage
    Peut quelquefois essuyer cet outrage.
    Hermaphrodix, en son affliction,
    Eut pour Dunois quelque compassion;
    Car en secret son âme était flattée
    Des grands efforts du triste champion.
    Sa probité, sa bonne intention
    Fut cette fois pour le fait réputée.
    « Demain, dit-elle, on pourra vous offrir
    Votre revanche. Allez, faites en sorte
    Que votre amour sur vos respects l’emporte,
    Et soyez prêt, seigneur, à mieux servir. »
    Déjà du jour la belle avant-courrière
    De l’orient entr’ouvrait la barrière:
    Or vous savez que cet instant préfix
    En cavalier changeait Hermaphrodix.
    Alors brûlant d’une flamme nouvelle
    Il s’en va droit au lit de la Pucelle,
    Les rideaux tire, et lui fourrant au sein
    Sans compliment son impudente main,
    Et lui donnant un baiser immodeste,
    Attente en maître à sa pudeur céleste:
    Plus il s’agite, et plus il devient laid.
    Jeanne, qu’anime une chrétienne rage,
    D’un bras nerveux lui détache un soufflet
    A point fermé sur son vilain visage.
    Ainsi j’ai vu, dans mes fertiles champs,
    Sur un pré vert, une de mes cavales,
    Au poil de tigre, aux taches inégales,
    Aux pieds légers, aux jarrets bondissants,
    Réprimander d’une fière ruade
    Un bourriquet de sa croupe amoureux,
    Qui dans sa lourde et grossière embrassade
    Dressait l’oreille, et se croyait heureux.
    Jeanne en cela fit sans doute une faute;
    Elle devait des égards à son hôte.
    De la pudeur je prends les intérêts;
    Cette vertu n’est point chez moi bannie:
    Mais quand un prince, et surtout un génie,
    De vous baiser a quelque douce envie,
    Il ne faut pas lui donner des soufflets.
    Le fils d’Alix, quoiqu’il fût des plus laids,
    N’avait point vu de femme assez hardie
    Pour l’oser battre en son propre palais.
    Il crie, on vient; ses pages, ses valets,
    Gardes, lutins, à ses ordres sont prêts:
    L’un d’eux lui dit que la fière Pucelle
    Envers Dunois n’était pas si cruelle.
    O calomnie! affreux poison des cours,
    Discours malins, faux rapports, médisance,
    Serpents maudits, sifflerez-vous toujours
    Chez les amants comme à la cour de France?
    Notre tyran, doublement outragé,
    Sans nul délai voulut être vengé.
    Il prononça la sentence fatale:
    Allez, dit-il, amis, qu’on les empale.
    On obéit; on fit incontinent
    Tous les apprêts de ce grand châtiment.
    Jeanne et Dunois, l’honneur de leur patrie,
    S’en vont mourir au printemps de leur vie.
    Le beau bâtard est garrotté tout nu,
    Pour être assis sur un bâton pointu.
    Au même instant, une troupe profane
    Mène au poteau la belle et fière Jeanne;
    Et ses soufflets, ainsi que ses appas,
    Seront punis par un affreux trépas.
    De sa chemise aussitôt dépouillée,
    De coups de fouet en passant flagellée,
    Elle est livrée aux cruels empaleurs.
    Le beau Dunois, soumis à leurs fureurs,
    N’attendant plus que son heure dernière,
    Faisait à Dieu sa dévote prière;
    Mais une oeillade impérieuse et fière
    De temps en temps étonnait les bourreaux,
    Et ses regards disaient: C’est un héros.
    Mais quand Dunois eut vu son héroïne,
    Des fleurs de lis vengeresse divine,
    Prête à subir cette effroyable mort,
    Il déplora l’inconstance du sort:
    De la Pucelle il parcourait les charmes;
    Et regardant les funestes apprêts
    De ce trépas, il répandit des larmes,
    Que pour lui-même il ne versa jamais.
    Non moins superbe et non moins charitable,
    Jeanne, aux frayeurs toujours impénétrable,
    Languissamment le beau bâtard lorgnait,
    Et pour lui seul son grand coeur gémissait;
    Leur nudité, leur beauté, leur jeunesse,
    En dépit d’eux réveillaient leur tendresse.
    Ce feu si doux, si discret, et si beau,
    Ne s’échappait qu’au bord de leur tombeau;
    Et cependant l’animal amphibie,
    A son dépit joignant la jalousie,
    Faisait aux siens l’effroyable signal
    Qu’on empalât le couple déloyal.
    Dans ce moment, une voix de tonnerre,
    Qui fit trembler et les airs et la terre,
    Crie: « Arrêtez, gardez-vous d’empaler,
    N’empalez pas. » Ces mots font reculer
    Les fiers licteurs. On regarde, on avise
    Sous le portail un grand homme d’église,
    Coiffé d’un froc, les reins ceints d’un cordon
    On reconnut le père Grisbourdon.
    Ainsi qu’un chien dans la forêt voisine,
    Ayant senti d’une adroite narine
    Le doux fumet, et tous ces petits corps
    Sortant au loin de quelque cerf dix cors,
    Il le poursuit d’une course légère,
    Et sans le voir, par l’odorat mené,
    Franchit fossés, se glisse en la bruyère,
    Par d’autres cerfs il n’est point détourné:
    Ainsi le fils de saint François d’Assise,
    Porté toujours sur son lourd muletier,
    De la Pucelle a suivi le sentier,
    Courant sans cesse, et ne lâchant point prise.
    En arrivant il cria: « Fils d’Alix,
    Au nom du diable, et par les eaux du Styx,
    Par le démon qui fut ton digne père,
    Par le psautier de soeur Alix ta mère,
    Sauve le jour à l’objet de mes voeux;
    Regarde-moi, je viens payer pour deux.
    Si ce guerrier et si cette pucelle
    Ont mérité ton indignation,
    Je tiendrai lieu de ce couple rebelle;
    Tu sais quelle est ma réputation.
    Tu vois de plus cet animal insigne,
    Ce mien mulet, de me porter si digne;
    Je t’en fais don, c’est pour toi qu’il est fait;
    Et tu diras: Tel moine, tel mulet.
    Laissons aller ce gendarme profane;
    Qu’on le délie, et qu’on nous laisse Jeanne;
    Nous demandons tous deux pour digne prix
    Cette beauté dont nos coeurs sont épris. »
    Jeanne écoutait cet horrible langage
    En frémissant: sa foi, son pucelage,
    Ses sentiments d’amour et de grandeur,
    Plus que la vie étaient chers à son coeur.
    La grâce encor, du ciel ce don suprême,
    Dans son esprit combattait Dunois même.
    Elle pleurait, elle implorait les cieux,
    Et, rougissant d’être ainsi toute nue,
    De temps en temps fermant ses tristes yeux,
    Ne voyant point, pensait n’être point vue.
    Le bon Dunois était désespéré:
    Quoi! disait-il, ce pendard décloîtré
    Aura ma Jeanne, et perdra ma patrie!
    Tout va céder à ce sorcier impie!
    Tandis que moi, discret jusqu’à ce jour,
    Modestement je cachais mon amour:
    Et cependant l’offre honnête et polie
    De Grisbourdon fit un très bon effet
    Sur les cinq sens, sur l’âme du génie.
    Il s’adoucit, il parut satisfait.
    « Ce soir, dit-il, vous et votre mulet
    Tenez-vous prêts: je cède, je pardonne
    A ces Français; je vous les abandonne. »
    Le moine gris possédait le bâton
    Du bon Jacob, l’anneau de Salomon,
    Sa clavicule, et la verge enchantée
    Des conseillers-sorciers de Pharaon,
    Et le balai sur qui parut montée
    Du preux Saül la sorcière édentée,
    Quand dans Endor à ce prince imprudent
    Elle fit voir l’âme d’un revenant.
    Le cordelier en savait tout autant;
    I fit un cercle, et prit de la poussière
    Que sur la bête il jeta par derrière,
    En lui disant ces mots toujours puissants
    Que Zoroastre enseignait aux Persans.
    A ces grands mots dits en langue du diable,
    O grand pouvoir! ô merveille ineffable!
    Notre mulet sur deux pieds se dressa,
    Sa tête oblongue en ronde se changea,
    Ses longs crins noirs petits cheveux devinrent,
    Sous son bonnet ses oreilles se tinrent.
    Ainsi jadis ce sublime empereur
    Dont Dieu punit le coeur dur et superbe,
    Devenu boeuf, et sept ans nourri d’herbe,
    Redevint homme, et n’en fut pas meilleur.
    Du cintre bleu de la céleste sphère,
    Denis voyait avec des yeux de père
    De Jeanne d’Arc le déplorable cas;
    Il eût voulu s’élancer ici-bas,
    Mais il était lui-même en embarras.
    Denis s’était attiré sur les bras
    Par son voyage une fâcheuse affaire.
    Saint George était le patron d’Angleterre;
    Il se plaignit que monsieur saint Denis,
    Sans aucun ordre et sans aucun avis,
    A ses Bretons eût fait ainsi la guerre.
    George et Denis, de propos en propos,
    Piqués au vif, en vinrent aux gros mots.
    Les saints anglais ont dans leur caractère
    Je ne sais quoi de dur et d’insulaire:
    On tient toujours un peu de son pays.
    En vain notre âme est dans le paradis;
    Tout n’est pas pur, et l’accent de province
    Ne se perd point, même à la cour du prince.
    Mais il est temps, lecteur, de m’arrêter;
    Il faut fournir une longue carrière;
    J’ai peu d’haleine, et je dois vous conter
    L’événement de tout ce grand mystère;
    Dire comment ce noeud se débrouilla,
    Ce que fit Jeanne, et ce qui se passa
    Dans les enfers, au ciel, et sur la terre.

    Chant V

     

    ARGUMENT.

    Le cordelier Grisbourdon, qui avait voulu violer Jeanne, est enenfer très justement. Il raconte son aventure aux diables.

     

    O mes amis, vivons en bons chrétiens!
    C’est le parti, croyez-moi, qu’il faut, prendre.
    A son devoir il faut enfin se rendre.
    Dans mon printemps j’ai hanté les vauriens;
    A leurs désirs ils se livraient en proie,
    Souvent au bal, jamais dans le saint lieu,
    Soupant, couchant chez des filles de joie,
    Et se moquant des serviteurs de Dieu.
    Qu’arrive-t-il? la Mort, la Mort fatale,
    Au nez camard, à la tranchante faux,
    Vient visiter nos diseurs de bons mots;
    La Fièvre ardente, à la marche inégale,
    Fille du Styx, huissière d’Atropos,
    Porte le trouble en leurs petits cerveaux:
    A leur chevet une garde, un notaire,
    Viennent leur dire: « Allons, il faut partir;
    Où voulez-vous, monsieur, qu’on vous enterre?»
    Lors un tardif et faible repentir
    Sort à regret de leur mourante bouche.
    L’un à son aide appelle saint Martin,
    L’autre saint Roch, l’autre sainte Mitouche.
    On psalmodie, on braille du latin,
    On les asperge, hélas! le tout en vain.
    Au pied du lit se tapit le malin,
    Ouvrant la griffe; et lorsque l’âme échappe
    Du corps chétif, au passage il la happe,
    Puis vous la porte au fin fond des enfers,
    Digne séjour de ces esprits pervers.
    Mon cher lecteur, il est temps de te dire
    Qu’un jour Satan, seigneur du sombre empire,
    A ses vassaux donnait un grand régal.
    Il était fête au manoir infernal:
    On avait fait une énorme recrue,
    Et les démons buvaient la bienvenue
    D’un certain pape et d’un gros cardinal,
    D’un roi du Nord, de quatorze chanoines,
    Trois intendants, deux conseillers, vingt moines,
    Tous frais venus du séjour des mortels,
    Et dévolus aux brasiers. éternels.
    Le roi cornu de la huaille noire
    Se déridait entouré de ses pairs;
    On s’enivrait du nectar des enfers,
    On fredonnait quelques chansons à boire,
    Lorsqu’à la porte il s’élève un grand cri:
    Ah! bonjour donc, vous voilà, vous voici;
    C’est lui, messieurs, c’est le grand émissaire;
    C’est Grisbourdon, notre féal ami;
    Entrez, entrez, et chauffez-vous ici:
    Et bras dessus et bras dessous, beau père,
    Beau Grisbourdon, docteur de Lucifer,
    Fils de Satan, apôtre de l’enfer.
    On vous l’embrasse, on le baise, on le serre;
    On vous le porte en moins d’un tour de main,
    Toujours baisé, vers le lieu du festin.
    Satan se lève, et lui dit: « Fils dudiable,
    O des frapparts ornement véritable,
    Certes si tôt je n’espérais te voir;
    Chez les humains tu m’étais nécessaire.
    Qui mieux que toi peuplait notre manoir?
    Par toi la France était mon séminaire;
    En te voyant je perds tout mon espoir.
    Mais du destin la volonté soit faite!
    Bois avec nous, et prends place à ma draite.
    Le cordelier, plein d’une sainte horreur,
    Baise à genoux l’ergot de son seigneur;
    Puis d’un air morne il jette au loin la vue
    Sur cette vaste et brûlante étendue,
    Séjour de feu qu’habitent pour jamais
    L’affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits
    Trône éternel ou sied l’esprit immonde,
    Abîme immense où s’engloutit le monde;
    Sépulcre où gît la docte antiquité,
    Esprit, amour, savoir, grâce, beauté,
    Et cette foule immortelle, innombrable,
    D’enfants du ciel créés tous pour le diable.
    Tu sais, lecteur, qu’en ces feux dévorants
    Les meilleurs rois sont avec les tyrans.
    Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle,
    Ce bon Trajan, des princes le modèle;
    Ce doux Titus, l’amour de l’univers;
    Les deux Catons, ces fléaux des pervers;
    Ce Scipion, maître de son courage,
    Lui qui vainquit et l’amour et Carthage.
    Vous y grillez, sage et docte Platon,
    Divin Homère, éloquent Cicéron;
    Et vous, Socrate, enfant de la sagesse,
    Martyr de Dieu dans la profane Grèce;
    Juste Aristide, et vertueux Solon:
    Tous malheureux morts sans confession.
    Mais ce qui plus étonna Grisbourdon,
    Ce fut de voir en la chaudière grande
    Certains quidams, saints ou rois, dont le nom
    Orne l’histoire, et pare la légende.
    Un des premiers était le roi Clovis.
    Je vois d’abord mon lecteur qui s’étonne
    Qu’un si grand roi, qui tout son peuple a mis
    Dans le chemin du benoît paradis,
    N’ait pu jouir du salut qu’il nous donne.
    Ah! qui croirait qu’un premier roi chrétien
    Fût en effet damné comme un païen?
    Mais mon lecteur se souviendra très bien
    Qu’être lavé de cette eau salutaire
    Ne suffit pas quand le coeur est gâté.
    Or ce Clovis, dans le crime empâté,
    Portait un coeur inhumain, sanguinaire;
    Et saint Remi ne put laver jamais
    Ce roi des Francs, gangrené de forfaits.
    Parmi ces grands, ces souverains du monde,
    Ensevelis dans cette nuit profonde,
    On discernait le fameux Constantin.
    « Est-il bien vrai? criait avec surprise
    Le moine gris: ô rigueur! ô destin!
    Quoi! ce héros fondateur de l’Église,
    Qui de la terre a chassé les faux dieux,
    Est descendu dans l’enfer avec eux? »
    Lors Constantin dit ces propres paroles:
    « J’ai renversé le culte des idoles;
    Sur les débris de leurs temples fumants
    Au Dieu du ciel j’ai prodigué l’encens:
    Mais tous mes soins pour sa grandeur suprême
    N’eurent jamais d’autre objet que moi-même;
    Les saints autels n’étaient à mes regards
    Qu’un marchepied du trône des Césars.
    L’ambition, les fureurs, les délices,
    Étaient mes dieux, avaient mes sacrifices.
    L’or des chrétiens, leurs intrigues, leur sang,
    Ont cimenté ma fortune et mon rang.
    Pour conserver cette grandeur si chère,
    J’ai massacré mon malheureux beau-père.
    Dans les plaisirs et dans le sang plongé,
    Faible et barbare, en ma fureur jalouse,
    Ivre d’amour, et de soupçons rongé,
    Je fis périr mon fils et mon épouse.
    O Grisbourdon, ne sois plus étonné
    Si comme toi Constantin est damné! »
    Le révérend de plus en plus admire
    Tous les secrets du ténébreux empire.
    Il voit partout de grands prédicateurs,
    Riches prélats, casuistes, docteurs,
    Moines d’Espagne, et nonnains d’Italie.
    De tous les rois il voit les confesseurs,
    De nos beautés il voit les directeurs:
    Le paradis ils ont eu dans leur vie.
    Il aperçut dans le fond d’un dortoir
    Certain frocard moitié blanc, moitié noir,
    Portant crinière en écuelle arrondie.
    Au fier aspect de cet animal pie,
    Le cordelier, riant d’un ris malin,
    Se dit tout bas: « Cet homme est jacobin.
    Quel est ton nom? lui cria-t-il soudain.
    L’ombre répond d’un ton mélancolique:
    Hélas! mon fils, je suis saint Dominique.»
    A ce discours, à cet auguste nom,
    Vous eussiez vu reculer Grisbourdon;
    Il se signait, il ne pouvait le croire.
    « Comment, dit-il, dans la caverne noire
    Un si grand saint, un apôtre, un docteur!
    Vous de la foi le sacré promoteur,
    Homme de Dieu, prêcheur évangélique,
    Vous dans l’enfer ainsi qu’un hérétique!
    Certes ici la grâce est en défaut.
    Pauvres humains, qu’on est trompé là-haut!
    Et puis allez, dans vos cérémonies,
    De tous les saints chanter les litanies! »
    Lors repartit avec un ton dolent
    Notre Espagnol au manteau noir et blanc:
    « Ne songeons plus aux vains discours des hommes:
    De leurs erreurs qu’importe le fracas?
    Infortunés, tourmentés où nous sommes;
    Loués, fêtés où nous ne sommes pas:
    Tel sur la terre a plus d’une chapelle,
    Qui dans l’enfer rôtit bien tristement;
    Et tel au monde on damne impunément,
    Qui dans les cieux a la vie éternelle.
    Pour moi, je suis dans la noire séquelle
    Très justement, pour avoir autrefois
    Persécuté ces pauvres Albigeois.
    Je n’étais pas envoyé pour détruire,
    Et je suis cuit pour les avoir fait cuire. »
    Oh! quand j’aurais une langue de fer,
    Toujours parlant je ne pourrais suffire,
    Mon cher lecteur, à te nombrer et dire
    Combien de saints on rencontre en enfer.
    Quand des damnés la cohorte rôtie
    Eut assez fait au fils de saint François
    Tons les honneurs de leur triste patrie,
    Chacun cria d’une commune voix:
    « Cher Grisbourdon, conte-nous, conte, conte
    Qui t’a conduit vers une fin si prompte;
    Conte-nous donc par quel étonnant cas
    Ton âme dure est tombée ici-bas.
    ¾ Messieurs, dit-il, je ne m’en défends pas;
    Je vous dirai mon étrange aventure;
    Elle pourra vous étonner d’abord:
    Mais il ne faut me taxer d’imposture;
    On ne ment plus sitôt que l’on est mort.
    « J’étais là-haut, comme on sait, votreapôtre;
    Et, pour l’honneur du froc et pour le vôtre,
    Je concluais l’exploit le plus galant
    Que jamais moine ait fait hors du couvent.
    Mon muletier, ah, l’animal insigne!
    Ah, le grand homme! ah, quel rival condigne:
    Mon muletier, ferme dans son devoir,
    D’Hermaphrodix avait passé l’espoir.
    J’avais aussi pour ce monstre femelle,
    Sans vanité, prodigué tout mon zèle;
    Le fils d’Alix, ravi d’un tel effort,
    Nous laissait Jeanne en vertu de l’accord.
    Jeanne la forte, et Jeanne la rebelle,
    Perdait bientôt ce grand nom de Pucelle;
    Entre mes bras elle se débattait,
    Le muletier par-dessous la tenait;
    Hermaphrodix de bon coeur ricanait.
    « Mais croiriez-vous ce que je vais vous dire?
    L’air s’entr’ouvrit, et du haut de l’empire
    Qu’on nomme ciel (lieux où ni vous ni moi
    N’irons jamais, et vous savez pourquoi)
    Je vis descendre, ô fatale merveille!
    Cet animal qui porte longue oreille,
    Et qui jadis à Balaam parla,
    Quand Balaam sur la montagne alla.
    Quel terrible âne! Il portait une selle
    D’un beau velours, et sur l’arçon d’icelle
    Était un sabre à deux larges tranchants:
    De chaque épaule il lui sortait une aile
    Dont il volait, et devançait les vents.
    A haute voix alors s’écria Jeanne:
    « Dieu soit loué! voici venir mon âne. »
    A ce discours je fus transi d’effroi;
    L’âne à l’instant ses quatre genoux plie,
    Lève sa queue et sa tête polie,
    Comme disant à Dunois: « Monte-moi. »
    Dunois le monte, et l’animal s’envole
    Sur notre tête, et passe, et caracole.
    Dunois planant, le cimeterre en main,
    Sur moi chétif fondit d’un vol soudain.
    Mon cher Satan, mon seigneur souverain,
    Ainsi, dit-on, lorsque tu fis la guerre
    Imprudemment au maître du tonnerre
    Tu vis sur toi s’élancer saint Michel,
    Vengeur fatal des injures du ciel.
    « Réduit alors à défendre ma vie,
    J’eus mon recours à la sorcellerie.
    Je dépouillai d’un nerveux cordelier
    Le sourcil noir et le visage altier:
    Je pris la mine et la forme charmante
    D’une beauté douce, fraîche, innocente;
    De blonds cheveux se jouaient sur mon sein;
    De gaze fine une étoffe brillante
    Fit entrevoir une gorge naissante.
    J’avais tout l’art du sexe féminin
    Je composais mes yeux et mon visage;
    On y voyait cette naïveté
    Qui toujours trompe, et qui toujours engage.
    Sous ce vernis un air de volupté
    Eût des humains rendu fou le plus sage,
    J’eusse amolli le coeur le plus sauvage;
    Car j’avais tout, artifice et beauté.
    Mon paladin en parut enchanté.
    J’allais périr; ce héros invincible
    Avait levé son braquemart terrible;
    Son bras était à demi descendu,
    Et Grisbourdon se croyait pourfendu.
    Dunois regarde, il s’émeut, il s’arrête.
    Qui de Méduse eût vu jadis la tête
    Était en roc mué soudainement:
    Le beau Dunois changea bien autrement,
    Il avait l’âme avec les yeux frappée;
    Je vis tomber sa redoutable épée:
    Je vis Dunois sentir à mon aspect
    Beaucoup d’amour et beaucoup de respect.
    Qui n’aurait cru que j’eusse eu la victoire?
    Mais voici bien le pis de mon histoire.
    « Le muletier, qui pressait dans ses bras
    De Jeanne d’Arc les robustes appas,
    En me voyant si gentille et si belle,
    Brûla soudain d’une flamme nouvelle.
    Hélas! mon coeur ne le soupçonnait pas
    De convoiter des charmes délicats.
    Un coeur grossier connaître l’inconstance!
    Il lâche prise, et j’eus la préférence.
    Il quitte Jeanne; ah, funeste beauté!
    A peine Jeanne est-elle en liberté
    Qu’elle aperçut le brillant cimeterre
    Qu’avait Dunois laissé tomber par terre.
    Du fer tranchant sa dextre se saisit;
    Et, dans l’instant que le rustre infidèle
    Quittait pour moi la superbe Pucelle,
    Par le chignon Jeanne d’Arc m’abattit,
    Et, d’un revers, la nuque me fendit.
    Depuis ce temps je n’ai nulle nouvelle
    Du muletier, de Jeanne la cruelle,
    D’Hermaphrodix, de l’âne, de Dunois.
    Puissent-ils tous être empalés cent fois!
    Et que le ciel, qui confond les coupables,
    Pour mon plaisir les donne à tous les diables! »
    Ainsi parlait le moine avec aigreur,
    Et tout l’enfer en rit d’assez bon coeur.

    Chant VI

     

    ARGUMENT.

    Aventure d’Agnès et de Monrose. Temple de la Renommée.
    Aventure tragique de Dorothée.

     

    Quittons l’enfer, quittons ce gouffre immonde,
    Où Grisbourdon brûle avec Lucifer:
    Dressons mon vol aux campagnes de l’air,
    Et revoyons ce qui se passe au monde.
    Ce monde, hélas! est bien un autre enfer.
    J’y vois partout l’innocence proscrite,
    L’homme de bien flétri par l’hypocrite;
    L’esprit, le goût, les beaux-arts, éperdus,
    Sont envolés, ainsi que les vertus;
    Une rampante et lâche politique
    Tient lieu de tout, est le mérite unique;
    Le zèle affreux des dangereux dévots
    Contre le sage arme la main des sots;
    Et l’Intérêt, ce vil roi de la terre,
    Pour qui l’on fait et la paix et la guerre,
    Triste et pensif, auprès d’un coffre-fort
    Vend le plus faible aux crimes du plus fort.
    Chétifs mortels, insensés et coupables,
    De tant d’horreurs à quoi bon vous noircir?
    Ah, malheureux! qui péchez sans plaisir,
    Dans vos erreurs soyez plus raisonnables;
    Soyez au moins des pécheurs fortunés;
    Et puisqu’il faut que vous soyez damnés,
    Damnez-vous donc pour des fautes aimables.
    Agnès Sorel sut en user ainsi.
    On ne lui peut reprocher dans sa vie
    Que les douceurs d’une tendre folie.
    Je lui pardonne, et je pense qu’aussi
    Dieu tout clément aura pris pitié d’elle:
    En paradis tout saint n’est pas pucelle;
    Le repentir est vertu du pécheur.
    Quand Jeanne d’Arc défendait son honneur,
    Et que du fil de sa céleste épée
    De Grisbourdon la tête fut coupée,
    Notre âne ailé, qui dessus son harnois
    Portait en l’air le chevalier Dunois,
    Conçut alors le caprice profane
    De l’éloigner, et de l’ôter à Jeanne.
    Quelle raison en avait-il? l’amour,
    Le tendre amour, et la naissante envie
    Dont en secret son âme était saisie.
    L’ami lecteur apprendra quelque jour
    Quel trait de flamme, et quelle idée hardie
    Pressait déjà ce héros d’Arcadie.
    L’animal saint eut donc la fantaisie
    De s’envoler devers la Lombardie;
    Le bon Denis en secret conseilla
    Cette escapade à sa monture ailée.
    Vous demandez, lecteur, pourquoi cela.
    C’est que Denis lut dans l’âme troublée
    De son bel âne et de son beau bâtard.
    Tous deux brûlaient d’un feu qui tôt ou tard
    Aurait pu nuire à la cause commune,
    Perdre la France, et Jeanne, et sa fortune.
    Denis pensa que l’absence et le temps
    Les guériraient de leurs amours naissants.
    Denis encore avait en cette affaire
    Un autre but, une bonne oeuvre à faire.
    Craignez, lecteur, de blâmer ses desseins;
    Et respectez tout ce que font les saints.
    L’âne céleste, où Denis met sa gloire,
    S’envola donc loin des rives de Loire,
    Droit vers le Rhône, et Dunois stupéfait
    A tire d’aile est parti comme un trait.
    Il regardait de loin son héroïne,
    Qui, toute nue, et le fer à la main,
    Le coeur ému d’une fureur divine,
    Rouge de sang se frayait un chemin.
    Hermaphrodix veut l’arrêter en vain;
    Ses farfadets, son peuple aérien,
    En cent façons volent sur son passage:
    Jeanne s’en moque, et passe avec courage.
    Lorsqu’en un bois quelque jeune imprudent
    Voit une ruche, et, s’approchant, admire
    L’art étonnant de ce palais de cire,
    De toutes parts un essaim bourdonnant
    Sur mon badaud s’en vient fondre avec rage:
    Un peuple ailé lui couvre le visage:
    L’homme piqué court à tort, à travers;
    De ses deux mains il frappe, il se démène,
    Dissipe, tue, écrase par centaine
    Cette canaille habitante des airs.
    C’était ainsi que la Pucelle, fière,
    Chassait au loin cette foule légère.
    A ses genoux le chétif muletier,
    Craignant pour soi le sort du cordelier,
    Tremble et s’écrie: « O Pucelle! ô ma mie!
    Dans l’écurie autrefois tant servie!
    Quelle furie! épargne au moins ma vie;
    Que les honneurs ne changent point tes moeurs!
    Tu vois mes pleurs: ah, Jeanne! je me meurs. »
    Jeanne répond: « Faquin, je te fais grâce;
    Dans ton vil sang, de fange tout chargé,
    Ce fer divin ne sera point plongé.
    Végète encore, et que ta lourde masse
    Ait à l’instant l’honneur de me porter:
    Je ne te puis en mulet translater;
    Mais ne m’importe ici de ta figure;
    Homme ou mulet, tu seras ma monture.
    Dunois m’a pris l’âne qui fut pour moi,
    Et je prétends le retrouver en toi.
    Çà, qu’on se courbe. » Elle dit, et la bête
    Baisse à l’instant sa chauve et lourde tête,
    Marche des mains, et Jeanne sur son dos
    Va dans les champs affronter les héros.
    Pour le génie, il jura par son père
    De tourmenter toujours les bons Français;
    Son coeur navré pencha vers les Anglais;
    Il se promit, dans sa juste colère,
    De se venger du tour qu’on lui jouait,
    De bien punir tout Français indiscret
    Qui pour son dam passerait sur sa terre.
    Il fait bâtir au plus vite un château
    D’un goût bizarre, et tout à fait nouveau,
    Un labyrinthe, un piège où sa vengeance
    Veut attraper les héros de la France.
    Mais que devint la belle Agnès Sorel?
    Vous souvient-il de son trouble cruel?
    Comme elle fut interdite, éperdue,
    Quand Jean Chandos l’embrassait toute nue?
    Ce Jean Chandos s’élança de ses bras
    Très brusquement, et courut aux combats.
    La belle Agnès crut sortir d’embarras.
    De son danger encor toute surprise,
    Elle jurait de n’être jamais prise
    A l’avenir en un semblable cas.
    Au bon roi Charle elle jurait tout bas
    D’aimer toujours ce roi qui n’aime qu’elle,
    De respecter ce tendre et doux lien,
    Et de mourir plutôt qu’être infidèle:
    Mais il ne faut jamais jurer de rien.
    Dans ce fracas, dans ce troubleeffroyable,
    D’un camp surpris tumulte inséparable,
    Quand chacun court, officier et soldat,
    Que l’un s’enfuit et que l’autre combat.
    Que les valets, fripons suivant l’armée,
    Pillent le camp, de peur des ennemis
    Parmi les cris, la poudre, et la fumée,
    La belle Agnès se voyant sans habits,
    Du grand Chandos entre en la garde-robe;
    Puis avisant chemise, mules, robe,
    Saisit le tout en tremblant et sans bruit;
    Même elle prend jusqu’au bonnet de nuit.
    Tout vint à point: car de bonne fortune
    Elle aperçut une jument bai-brune,
    Bride à la bouche et selle sur le dos,
    Que l’on devait amener à Chandos.
    Un écuyer, vieil ivrogne intrépide,
    Tout en dormant la tenait par la bride.
    L’adroite Agnès s’en va subtilement
    Oter la bride à l’écuyer dormant;
    Puis se servant de certaine escabelle,
    Y pose un pied, monte, se met en selle,
    Pique et s’en va, croyant gagner les bois,
    Pleine de crainte et de joie à la fois.
    L’ami Bonneau court à pied dans la plaine,
    En maudissant sa pesante bedaine,
    Ce beau voyage, et la guerre, et la cour,
    Et les Anglais, et Sorel, et l’amour.
    Or de Chandos le très fidèle page
    (Monrose était le nom du personnage),
    Qui revenait ce matin d’un message,
    Voyant de loin tout ce qui se passait,
    Cette jument qui vers les bois courait,
    Et de Chandos la robe et le bonnet,
    Devinant mal ce que ce pouvait être,
    Crut fermement que c’était son cher maître,
    Qui loin du camp demi-nu s’enfuyait.
    Épouvanté de l’étrange aventure,
    D’un coup de fouet il hâte sa monture,
    Galope, et crie: « Ah, mon maître ah, seigneur
    Vous poursuit-on? Charlot est-il vainqueur?
    Où courez-vous? Je vais partout vous suivre:
    Si vous mourez, je cesserai de vivre.
    Il dit, et vole, et le vent emportait
    Lui, son cheval, et tout ce qu’il disait.
    La belle Agnès, qui se croit poursuivie,
    Court dans le bois, au péril de sa vie;
    Le page y vole, et plus elle s’enfuit,
    Plus notre Anglais avec ardeur la suit.
    La jument bronche, et la belle éperdue,
    Jetant un cri dont retentit la nue,
    Tombe à côté sur la terre étendue.
    Le page arrive, aussi prompt que les vents;
    Mais il perdit l’usage de ses sens
    Quand cette robe ouverte et voltigeante
    Lui découvrit une beauté touchante,
    Un sein d’albâtre, et les charmants trésors
    Dont la nature enrichissait son corps.
    Bel Adonis, telle fut ta surprise,
    Quand la maîtresse et de Mars et d’Anchise,
    Du haut des cieux, le soir au coin d’un bois,
    S’offrit à toi pour la première fois.
    Vénus sans doute avait plus de parure;
    Une jument n’avait point renversé
    Son corps divin, de fatigue harassé;
    Bonnet de nuit n’était point sa coiffure;
    Son cul d’ivoire était sans meurtrissure:
    Mais Adonis, à ces attraits tout nus,
    Balancerait entre Agnès et Vénus.
    Le jeune Anglais se sentit l’âme atteinte
    D’un feu mêlé de respect et de crainte;
    Il prend Agnès, et l’embrasse en tremblant:
    « Hélas! dit-il, seriez-vous point blessée? »
    Agnès sur lui tourne un oeil languissant,
    Et d’une voix timide, embarrassée,
    En soupirant elle lui parle ainsi:
    « Qui que tu sois qui me poursuis ici,
    Si tu n’as point un coeur né pour le crime,
    N’abuse point du malheur qui m’opprime;
    Jeune étranger, conserve mon honneur,
    Sois mon appui, sois mon libérateur. »
    Elle ne put en dire davantage
    Elle pleura, détourna son visage,
    Triste, confuse, et tout bas promettant
    D’être fidèle au bon roi son amant.
    Monrose ému fut un temps en silence;
    Puis il lui dit d’un ton tendre et touchant:
    « O de ce monde adorable ornement,
    Que sur les coeurs vous avez de puissance!
    Je suis à vous, comptez sur mon secours;
    Vous disposez de mon coeur, de mes jours,
    De tout mon sang; ayez tant d’indulgence
    Que d’accepter que j’ose vous servir:
    Je n’en veux point une autre récompense;
    C’est être heureux que de vous secourir. »
    Il tire alors un flacon d’eau des carmes;
    Sa main timide en arrose ses charmes,
    Et les endroits de roses et de lis
    Qu’avaient la selle et la chute meurtris.
    La belle Agnès rougissait sans colère,
    Ne trouvait point sa main trop téméraire,
    Et le lorgnait sans bien savoir pourquoi,
    Jurant toujours d’être fidèle au roi.
    Le page ayant employé sa bouteille:
    « Rare beauté, dit-il, je vous conseille
    De cheminer jusques au bourg voisin:
    Nous marcherons par ce petit chemin.
    Dedans ce bourg nul soldat ne demeure;
    Nous y serons avant qu’il soit une heure.
    J’ai de l’argent; et l’on vous trouvera
    Et coiffe, et jupe, et tout ce qu’il faudra
    Pour habiller avec plus de décence
    Une beauté digne d’un roi de France. »
    La dame errante approuva son avis;
    Monrose était si tendre et si soumis,
    Était si beau, savait à tel point vivre,
    Qu’on ne pouvait s’empêcher de le suivre.
    Quelque censeur, interrompant le fil
    De mon discours, dira: « Mais se peut-il
    Qu’un étourdi, qu’un jeune Anglais, qu’un page,
    Fût près d’Agnès respectueux et sage,
    Qu’il ne prît point la moindre liberté?
    Ah! laissez là vos censures rigides;
    Ce page aimait; et si la volupté
    Nous rend hardis, l’amour nous rend timides.
    Agnès et lui marchaient donc vers cebourg,
    S’entretenant de beaux propos d’amour,
    D’exploits de guerre et de chevalerie,
    De vieux romans pleins de galanterie.
    Notre écuyer, de cent pas en cent pas,
    S’approchait d’elle, et baisait ses beaux bras,
    Le tout d’un air respectueux et tendre.
    La belle Agnès ne savait s’en défendre:
    Mais rien de plus, ce jeune homme de bien
    Voulait beaucoup, et ne demandait rien.
    Dedans le bourg ils sont entrés à peine,
    Dans un logis son écuyer la mène
    Bien fatiguée: Agnès entre deux draps
    Modestement repose ses appas.
    Monrose court, et va tout hors d’haleine
    Chercher partout pour dignement servir,
    Alimenter, chauffer, coiffer, vêtir
    Cette beauté déjà sa souveraine.
    Charmant enfant dont l’amour et l’honneur
    Ont pris plaisir à diriger le coeur,
    Où sont les gens dont la sagesse égale
    Les procédés de ton âme loyale?
    Dans ce logis (je ne puis le nier)
    De Jean Chandos logeait un aumônier.
    Tout aumônier est plus hardi qu’un page:
    Le scélérat, informé du voyage
    Du beau Monrose, et de la belle Agnès,
    Et trop instruit que dans son voisinage
    A quatre pas reposaient tant d’attraits,
    Pressé soudain de son désir infâme,
    Les yeux ardents, le sang rempli de flamme,
    Le corps en rut, de luxure enivré,
    Entre en jurant comme un désespéré,
    Ferme la porte, et les deux rideaux tire.
    Mais, cher lecteur, il convient de te dire
    Ce que faisait en ce même moment
    Le grand Dunois sur son âne volant.
    Au haut des airs, où les Alpes chenues
    Portent leur tête et divisent les nues,
    Vers ce rocher fendu par Annibal,
    Fameux passage aux Romains si fatal,
    Qui voit le ciel s’arrondir sur sa tête,
    Et sous ses pieds se former la tempête,
    Est un palais de marbre transparent,
    Sans toit ni porte, ouvert à tout venant.
    Tous les dedans sont des glaces fidèles;
    Si que chacun qui passe devant elles,
    Ou belle ou laide, ou jeune homme ou barbon,
    Peut se mirer tant qu’il lui semble bon.
    Mille chemins mènent devers l’empire
    De ces beaux lieux où si bien l’on se mire;
    Mais ces chemins sont tous bien dangereux;
    Il faut franchir des abîmes affreux.
    Tel, bien souvent, sur ce nouvel Olympe
    Est arrivé sans trop savoir par où;
    Chacun y court; et tandis que l’un grimpe,
    Il en est cent qui se cassent le cou.
    De ce palais la superbe maîtresse
    Est cette vieille et bavarde déesse,
    La Renommée, à qui dans tous les temps
    Le plus modeste a donné quelque encens.
    Le sage dit que son coeur la méprise;
    Qu’il hait l’éclat que lui donne un grand nom,
    Que la louange est pour l’âme un poison:
    Le sage ment, et dit une sottise.
    La Renommée est donc en ces hauts lieux.
    Les courtisans dont elle est entourée,
    Princes, pédants, guerriers, religieux,
    Cohorte vaine, et de vent enivrée,
    Vont tous priant, et criant à genoux:
    « O Renommée ô puissante déesse
    Qui savez tout, et qui parlez sans cesse,
    Par charité, parlez un peu de nous! »
    Pour contenter leurs ardeurs indiscrètes,
    La Renommée à toujours deux trompettes:
    L’une, à sa bouche appliquée à propos,
    Va célébrant les exploits des héros;
    L’autre est au cul, puisqu’il faut vous le dire;
    C’est celle-là qui sert à nous instruire
    De ce fatras de volumes nouveaux,
    Productions de plumes mercenaires,
    Et du Parnasse insectes éphémères,
    Qui par l’un l’autre éclipsés tour à tour,
    Faits en un mois, périssent en un jour,
    Ensevelis dans le fond des collèges,
    Rongés des vers, eux et leurs privilèges.
    Un vil ramas de prétendus auteurs,
    Du vrai génie infâmes détracteurs,
    Guyon, Fréron, La Beaumelle, Nonnotte,
    Et ce rebut de la troupe bigote,
    Ce Savatier, de la fraude instrument,
    Qui vend sa plume, et ment pour de l’argent,
    Tous ces marchands d’opprobre et de fumée
    Osent pourtant chercher la Renommée;
    Couverts de fange, ils ont la vanité
    De se montrer à la divinité.
    A coups de fouet chassés du sanctuaire,
    A peine encore ils ont vu son derrière.
    Gentil Dunois, sur ton ânon monté,
    En ce beau lieu tu te vis transporté.
    Ton nom fameux, qu’avec justice on fête,
    Était corné par la trompette honnête.
    Tu regardas ces miroirs si polis:
    O quelle joie enchantait tes esprits!
    Car tu voyais dans ces glaces brillantes
    De tes vertus les peintures vivantes;
    Non seulement des sièges, des combats,
    Et ces exploits qui font tant de fracas,
    Mais des vertus encor plus difficiles;
    Des malheureux, de tes bienfaits chargés,
    Te bénissant au sein de leurs asiles;
    Des gens de bien à la cour protégés;
    Des orphelins de leurs tuteurs vengés.
    Dunois ainsi, contemplant son histoire,
    Se complaisait à jouir de sa gloire.
    Son âne aussi, s’amusant à se voir,
    Se pavanait de miroir en miroir.
    On entendit, dessus ces entrefaites,
    Sonner en l’air une des deux trompettes;
    Elle disait: « Voici l’horrible jour
    Où dans Milan la sentence est dictée;
    On va brûler la belle Dorothée:
    Pleurez, mortels qui connaissez l’amour.
    ¾ Qui? dit Dunois; quelle est donc cette belle?
    Qu’a-t-elle fait? Pourquoi la brûle-t-on?
    Passe, après tout, si c’est une laidron;
    Mais dans le feu mettre un jeune tendron,
    Par tous les saints c’est chose trop cruelle!
    Les Milanais ont donc perdu l’esprit. »
    Comme il parlait la trompette reprit:
    « O Dorothée, ô pauvre Dorothée!
    En feu cuisant tu vas être jetée
    Si la valeur d’un chevalier loyal
    Ne te recout de ce brasier fatal. »
    A cet avis, Dunois sentit dans l’âme
    Un prompt désir de secourir la dame;
    Car vous savez que sitôt qu’il s’offrait
    Occasion de marquer son courage,
    Venger un tort, redresser quelque outrage,
    Sans raisonner ce héros y courait.
    « Allons, dit-il à son âne fidèle,
    Vole à Milan, vole où l’honneur t’appelle. »
    L’âne aussitôt ses deux ailes étend;
    Un chérubin va moins rapidement.
    On voit déjà la ville où la justice
    Arrangeait tout pour cet affreux supplice.
    Dans la grand’place on élève un bûcher:
    Trois cents archers, gens cruels et timides,
    Du mal d’autrui monstres toujours avides,
    Rangent le peuple, empêchent d’approcher.
    On voit partout le beau monde aux fenêtres,
    Attendant l’heure, et déjà larmoyant;
    Sur un balcon l’archevêque et ses prêtres
    Observent tout d’un oeil ferme et content.
    Quatre alguazils amènent Dorothée,
    Nue en chemise, et de fer garrottée.
    Le désespoir et la confusion,
    Le juste excès de son affliction,
    Devant ses yeux répandent un nuage;
    Des pleurs amers inondent son visage.
    Elle entrevoit, d’un oeil mal assuré,
    L’affreux poteau pour sa mort préparé;
    Et ses sanglots se faisant un passage
    « O mon amant! ô toi qui dans mon coeur
    Règnes encor en ces moments d’horreur!… »
    Elle ne put en dire davantage;
    Et, bégayant le nom de son amant,
    Elle tomba sans voix, sans mouvement,
    Le front jauni d’une pâleur mortelle:
    Dans cet état elle était encor belle.
    Un scélérat, nommé Sacrogorgon,
    De l’archevêque infâme champion,
    La dague au poing, vers le bûcher s’avance,
    Le chef armé de fer et d’impudence,
    Et dit tout haut: « Messieurs, je jure Dieu
    Que Dorothée a mérité le feu.
    Est-il quelqu’un qui prenne sa querelle?
    Est-il quelqu’un qui combatte pour elle?
    S’il en est un, que cet audacieux
    Ose à l’instant se montrer à mes yeux;
    Voici de quoi lui fendre la cervelle. »
    Disant ces mots il marche fièrement,
    Branlant en l’air un braquemart tranchant,
    Roulant les yeux, tordant sa laide bouche.
    On frémissait à son aspect farouche,
    Et dans la ville il n’était écuyer
    Qui Dorothée osât justifier;
    Sacrogorgon venait de les confondre:
    Chacun pleurait, et nul n’osait répondre.
    Le fier prélat, du haut de son balcon,
    Encourageait le brutal champion.
    Le beau Dunois, qui planait sur la place,
    Fut si choqué de l’insolente audace
    De ce pervers; et Dorothée en pleurs
    Était si belle au sein de tant d’horreurs,
    Son désespoir la rendait si touchante,
    Qu’en la voyant il la crut innocente.
    Il saute à terre, et d’un ton élevé
    « C’est moi, dit-il, face de réprouvé,
    Qui viens ici montrer par mon courage
    Que Dorothée est vertueuse et sage,
    Et que tu n’es qu’un fanfaron brutal,
    Suppôt du crime, et menteur déloyal.
    Je veux d’abord savoir de Dorothée
    Quelle noirceur lui peut être imputée,
    Quel est son cas, et par quel guet-apen
    On fait brûler les belles à Milan. »
    Il dit: le peuple, à la surprise en proie,
    Poussa des cris d’espérance et de joie.
    Sacrogorgon, qui se mourait de peur,
    Fit comme il put semblant d’avoir du coeur.
    Le fier prélat, sous sa mine hypocrite,
    Ne peut cacher le trouble qui l’agite.
    A Dorothée alors le beau Dunois
    S’en vint parler d’un air noble et courtois.
    Les yeux baissés, la belle lui raconte,
    En soupirant, son malheur et sa honte.
    L’âne divin, sur l’église perché,
    De tout ce cas paraissait fort touché;
    Et de Milan les dévotes familles
    Bénissaient Dieu, qui prend pitié des filles.

     

    Chant VII

     

    ARGUMENT.

    Comment Dunois sauva Dorothée, condamnée à la mort parl’Inquisition.

     

    Lorsqu’autrefois, au printemps de mes jours,
    Je fus quitté par ma belle maîtresse,
    Mon tendre coeur fut navré de tristesse,
    Et je pensai renoncer aux amours:
    Mais d’offenser par le moindre discours
    Cette beauté que j’avais encensée,
    De son bonheur oser troubler le cours,
    Un tel forfait n’entra dans ma pensée:
    Gêner un coeur, ce n’est pas ma façon.
    Que si je traite ainsi les infidèles,
    Vous comprenez, à plus forte raison,
    Que je respecte encor plus les cruelles.
    Il est affreux d’aller persécuter
    Un jeune coeur que l’on n’a pu dompter.
    Si la maîtresse objet de votre hommage
    Ne peut pour vous des mêmes feux brûler,
    Cherchez ailleurs un plus doux esclavage,
    On trouve assez de quoi se consoler;
    Ou bien buvez, c’est un parti fort sage.
    Et plût à Dieu qu’en un cas tout pareil,
    Le tonsuré qu’Amour rendit barbare,
    Cet oppresseur d’une beauté si rare,
    Se fût servi d’un aussi bon conseil!
    Déjà Dunois à la belle affligée
    Avait rendu le courage et l’espoir:
    Mais avant tout il convenait savoir
    Les attentats dont elle était chargée.
    « O vous, dit-elle en baissant ses beauxyeux,
    Ange divin qui descendez des cieux,
    Vous qui venez prendre ici ma défense,
    Vous savez bien quelle est mon innocence! »
    Dunois reprit: « Je ne suis qu’un mortel;
    Je suis venu par une étrange allure,
    Pour vous sauver d’un trépas si cruel.
    Nul dans les coeurs ne lit que l’Éternel.
    Je crois votre âme et vertueuse et pure;
    Mais dites-moi, pour Dieu, votre aventure. »
    Lors Dorothée, en essuyant les pleurs
    Dont le torrent son beau visage mouille,
    Dit: « L’amour seul a fait tous mes malheurs.
    Connaissez-vous monsieur de La Trimouille?
    Oui, dit Dunois, c’est mon meilleur ami;
    Peu de héros ont une âme aussi belle;
    Mon roi n’a point de guerrier plus fidèle,
    L’Anglais n’a point de plus fier ennemi;
    Nul chevalier n’est plus digne qu’on l’aime.
    Il est trop vrai, dit-elle, c’est lui-même;
    Il ne s’est pas écoulé plus d’un an
    Depuis le jour qu’il a quitté Milan.
    C’est en ces lieux qu’il m’avait adorée;
    Il le jurait, et j’ose être assurée
    Que son grand coeur est toujours enflammé,
    Qu’il m’aime encor, car il est trop aimé.
    Ne doutez point, dit Dunois, de son âme;
    Votre beauté vous répond de sa flamme.
    Je le connais; il est, ainsi que moi,
    A ses amours fidèle comme au roi. »
    L’autre reprit: « Ah! monsieur, je vouscroi.
    O jour heureux où je le vis paraître,
    Où des mortels il était à mes yeux
    Le plus aimable et le plus vertueux,
    Où de mon coeur il se rendit le maître:
    Je l’adorais avant que ma raison
    Eût pu savoir si je l’aimais ou non.
    « Ce fut, monsieur, ô moment délectable!
    Chez l’archevêque, où nous étions à table,
    Que ce héros, plein de sa passion,
    Me fit, me fit sa déclaration.
    Ah! j’en perdis la parole et la vue.
    Mon sang brûla d’une ardeur inconnue
    Du tendre amour j’ignorais le danger,
    Et de plaisir je ne pouvais manger.
    Le lendemain il me rendit visite:
    Elle fut courte, il prit congé trop vite.
    Quand il partit, mon coeur le rappelait,
    Mon tendre coeur après lui s’envolait.
    Le lendemain il eut un tête-à-tête
    Un peu plus long, mais non pas moins honnête.
    Le lendemain il en reçut le prix,
    Par deux baisers sur mes lèvres ravis.
    Le lendemain il osa davantage;
    Il me promît la foi de mariage.
    Le lendemain il fut entreprenant;
    Le lendemain il me fit un enfant.
    Que dis-je? hélas! faut-il que je raconte
    De point en point mes malheurs et ma honte,
    Sans que je sache, ô digne chevalier,
    A quel héros j’ose me confier? »
    Le chevalier, par pure obéissance,
    Dit, sans vanter ses faits ni sa naissance:
    « Je suis Dunois. » C’était en dire assez.
    « Dieu, reprit-elle, ô Dieu qui m’exaucez,
    Quoi! vos bontés font voler à mon aide
    Ce grand Dunois, ce bras à qui tout cède!
    Ah! qu’on voit bien d’où vous tenez le jour,
    Charmant bâtard, coeur noble, âme sublime!
    Le tendre Amour me faisait sa victime;
    Mon salut vient d’un enfant de l’Amour.
    Le ciel est juste, et l’espoir me ranime.
    « Vous saurez donc, brave et gentilDunois,
    Que mon amant, au bout de quelques mois,
    Fut obligé de partir pour la guerre,
    Guerre funeste, et maudite Angleterre!
    Il écouta la voix de son devoir.
    Mon tendre amour était au désespoir.
    Un tel état vous est connu sans doute,
    Et vous savez, monsieur, ce qu’il en coûte.
    Ce fier devoir fit seul tous nos malheurs;
    Je l’éprouvais en répandant des pleurs:
    Mon coeur était forcé de se contraindre,
    Et je mourais, mais sans pouvoir me plaindre.
    Il me donna le présent amoureux
    D’un bracelet fait de ses blonds cheveux,
    Et son portrait qui, trompant son absence,
    M’a fait cent fois retrouver sa présence.
    Un cher écrit surtout il me laissa,
    Que de sa main le ferme Amour traça.
    C’était, monsieur, une juste promesse,
    Un sûr garant de sa sainte tendresse:
    On y lisait: « Je jure par l’Amour,
    « Par les plaisirs de mon âme enchantée,
    « De revenir bientôt en cette cour,
    « Pour épouser ma chère Dorothée. »
    Las! il partit, Il porta sa valeur
    Dans Orléans. Peut-être il est encore
    Dans ces remparts où l’appela l’honneur.
    Ah! s’il savait quels maux et quelle horreur
    Sont, loin de lui, le prix de mon ardeur!
    Non, juste ciel! il vaut mieux qu’il l’ignore.
    « Il partit donc; et moi, je m’en allai,
    Loin des soupçons d’une ville indiscrète,
    Chercher aux champs une sombre retraite,
    Conforme aux soins de mon coeur désolé.
    Mes parents morts, libre dans ma tristesse,
    Cachée au monde, et fuyant tous les yeux,
    Dans le secret le plus mystérieux
    J’ensevelis mes pleurs et ma grossesse.
    Mais par malheur, hélas! je suis la nièce
    De l’archevêque. » A ces funestes mots,
    Elle sentit redoubler ses sanglots.
    Puis vers le ciel tournant ses yeux en larmes;
    « J’avais, dit-elle, en secret mis au jour
    Le tendre fruit de mon furtif amour;
    Avec mon fils consolant mes alarmes,
    De mon amant j’attendais le retour.
    A l’archevêque il prit en fantaisie
    De venir voir quelle espèce de vie
    Menait sa nièce au fond de ces forêts:
    Pour ma campagne il quitta son palais.
    Il fut touché de mes faibles attraits:
    Cette beauté, présent cher et funeste,
    Ce don fatal, qu’aujourd’hui je déteste,
    Perça son coeur des plus dangereux traits.
    Il s’expliqua ciel! que je fus surprise!
    Je lui parlai des devoirs de son rang,
    De son état, des noeuds sacrés du sang:
    Je remontrai l’horreur de l’entreprise;
    Elle outrageait la nature et l’Église.
    Hélas! j’eus beau lui parler de devoir,
    Il s’entêta d’un chimérique espoir.
    Il se flattait que mon coeur indocile
    D’aucun objet ne s’était prévenu,
    Qu’enfin l’amour ne m’était point connu,
    Que son triomphe en serait plus facile;
    Il m’accablait de ses soins fatigants,
    De ses désirs rebutés et pressants.
    « Hélas! un jour que toute à ma tristesse
    Je relisais cette douce promesse,
    Que de mes pleurs je mouillais cet écrit,
    Mon cruel oncle en lisant me surprit.
    Il se saisit, d’une main ennemie,
    De ce papier qui contenait ma vie:
    Il lut; il vit dans cet écrit fatal
    Tous mes secrets, ma flamme, et son rival.
    Son âme alors, jalouse et forcenée,
    A ses désirs fut plus abandonnée.
    Toujours alerte, et toujours m’épiant,
    Il sut bientôt que j’avais un enfant.
    Sans doute un autre en eût perdu courage,
    Mais l’archevêque en devint plus ardent;
    Et se sentant sur moi cet avantage:
    « Ah! me dit-il, n’est-ce donc qu’avec moi
    « Que vous aurez la fureur d’être sage?
    « Et vos faveurs seront le seul partage
    « De l’étourdi qui ravit votre foi?
    « Osez-vous bien me faire résistance?
    « Y pensez-vous? vous ne méritez pas
    « Le fol amour que j’ai pour vos appas:
    « Cédez sur l’heure, ou craignez ma vengeance. »
    Je me jetai tremblante à ses genoux;
    J’attestai Dieu, je répandis des larmes.
    Lui, furieux d’amour et de courroux,
    En cet état me trouva plus de charmes.
    Il me renverse, et va me violer;
    A mon secours il fallut appeler:
    Tout son amour soudain se tourne en rage.
    D’un oncle, ô ciel! souffrir un tel outrage!
    De coups affreux il meurtrit mon visage.
    On vient au bruit; mon oncle au même instant
    Joint à son crime un crime encor plus grand:
    « Chrétiens, dit-il, ma nièce est une impie;
    « Je l’abandonne, et je l’excommunie:
    « Un hérétique, un damné suborneur
    « Publiquement a fait son déshonneur;
    « L’enfant qu’ils ont est un fruit d’adultère.
    « Que Dieu confonde et le fils et la mère!
    « Et puisqu’ils ont ma malédiction,
    « Qu’ils soient livrés à l’Inquisition. »
    « Il ne fit point une menace vaine;
    Et dans Milan le traître arrive à peine
    Qu’il fait agir le grand inquisiteur.
    On me saisit, prisonnière on m’entraîne
    Dans des cachots, où le pain de douleur
    Était ma seule et triste nourriture:
    Lieux souterrains, lieux d’une nuit obscure,
    Séjour de mort, et tombeau des vivants!
    Après trois jours on me rend la lumière,
    Mais pour la perdre au milieu des tourments.
    Vous les voyez, ces brasiers dévorants;
    C’est là qu’il faut expirer à vingt ans.
    Voilà mon lit à mon heure dernière!
    C’est là, c’est là, sans votre bras vengeur,
    Qu’on m’arrachait la vie avec l’honneur!
    Plus d’un guerrier aurait, selon l’usage,
    Pris ma défense, et pour moi combattu;
    Mais l’archevêque enchaîne leur vertu:
    Contre l’Église ils n’ont point de courage.
    Qu’attendre, hélas! d’un coeur italien?
    Ils tremblent tous à l’aspect d’une étole;
    Mais un Français n’est alarmé de rien,
    Et braverait le pape au Capitole. »
    A ces propos, Dunois piqué d’honneur,
    Plein de pitié pour la belle accusée,
    Plein de courroux pour son persécuteur,
    Brûlait déjà d’exercer sa valeur,
    Et se flattait d’une victoire aisée:
    Bien surpris fut de se voir entouré
    De cent archers, dont la cohorte fière
    L’investissait noblement par derrière.
    Un cuistre en robe, avec bonnet carré,
    Criait d’un ton de vrai miserere:
    « On fait savoir, de par la sainte Église,
    Par monseigneur, pour la gloire de Dieu,
    A tous chrétiens que le ciel favorise,
    Que nous venons de condamner au feu
    Cet étranger, ce champion profane,
    De Dorothée infâme chevalier,
    Comme infidèle, hérétique, et sorcier;
    Qu’il soit brûlé sur l’heure avec son âne. »
    Cruel prélat, Busiris en soutane,
    C’était, perfide, un tour de ton métier;
    Tu redoutais le bras de ce guerrier,
    Tu t’entendais avec le saint-office
    Pour opprimer, sous le nom de justice,
    Quiconque eût pu lever le voile affreux
    Dont tu cachais ton crime à tous les yeux.
    Tout aussitôt l’assassine cohorte,
    Du saint-office abominable escorte,
    Pour se saisir du superbe Dunois,
    Deux pas avance, et recule de trois;
    Puis marche encor; puis se signe, et s’arrête.
    Sacrogorgon, qui tremblait à leur tête,
    Leur crie: « Allons, il faut vaincre ou périr;
    De ce sorcier tâchons de nous saisir. »
    Au milieu d’eux les diacres de la ville,
    Les sacristains arrivent à la file:
    L’un tient un pot, et l’autre un goupillon;
    Ils font leur ronde, et de leur eau salée
    Benoîtement aspergent l’assemblée.
    On exorcise, on maudit le démon;
    Et le prélat, toujours l’âme troublée,
    Donne partout la bénédiction.
    Le grand Dunois, non sans émotion,
    Voit qu’on le prend pour envoyé du diable:
    Lors saisissant de son bras redoutable
    Sa grande épée, et de l’autre montrant
    Un chapelet, catholique instrument,
    De son salut cher et sacré garant:
    « Allons, dit-il, venez à moi, mon âne. »
    L’âne descend, Dunois monte, et soudain
    Il va frappant, en moins d’un tour de main,
    De ces croquants la cohorte profane.
    Il perce à l’un le sternum et le bras;
    Il atteint l’autre à l’os qu’on nomme atlas:
    Qui voit tomber son nez et sa mâchoire,
    Qui son oreille, et qui son humerus;
    Qui pour jamais s’en va dans la nuit noire,
    Et qui s’enfuit disant ses oremus.
    L’âne, au milieu du sang et du carnage,
    Du paladin seconde le courage;
    Il vole, il rue, il mord, il foule aux pieds
    Ce tourbillon de faquins effrayés.
    Sacrogorgon, abaissant sa visière,
    Toujours jurant s’en allait en arrière;
    Dunois le joint, l’atteint à l’os pubis;
    Le fer sanglant lui sort par le coccix:
    Le vilain tombe, et le peuple s’écrie:
    « Béni soit Dieu! le barbare est sans vie. »
    Le scélérat encor se débattait
    Sur la poussière, et son coeur palpitait,
    Quand le héros lui dit: « Âme traîtresse,
    L’enfer t’attend; crains le diable, et confesse
    Que l’archevêque est un coquin mitré,
    Un ravisseur, un parjure avéré;
    Que Dorothée est l’innocence même,
    Qu’elle est fidèle au tendre amant qu’elle aime,
    Et que tu n’es qu’un sot et qu’un fripon.
    Oui, monseigneur, oui, vous avez raison:
    Je suis un sot, la chose est par trop claire,
    Et votre épée a prouvé cette affaire. »
    Il dit: son âme alla chez le démon.
    Ainsi mourut le fier Sacrogorgon.
    Dans l’instant même où ce bravache infâme
    A Belzébuth rendait sa vilaine âme,
    Devers la place arrive un écuyer,
    Portant salade avec lance dorée:
    Deux postillons à la jaune livrée
    Allaient devant. C’était chose assurée
    Qu’il arrivait quelque grand chevalier.
    A cet objet, la belle Dorothée,
    D’étonnement et d’amour transportée
    « Ah! Dieu puissant! se mit-elle à crier,
    Serait-ce lui! serait-il bien possible!
    A mes malheurs le ciel est trop sensible. »
    Les Milanais, peuple très curieux,
    Vers l’écuyer avaient tourné les yeux.
    Eh! cher lecteur, n’êtes-vous pas honteux
    De ressembler à ce peuple volage,
    Et d’occuper vos yeux et votre esprit
    Du changement qui dans Milan se fit?
    Est-ce donc là le but de mon ouvrage?
    Songez, lecteur, aux remparts d’Orléans,
    Au roi de France, aux cruels assiégeants,
    A la Pucelle, à l’illustre amazone,
    La vengeresse et du peuple et du trône,
    Qui, sans jupon, sans pourpoint ni bonnet,
    Parmi les champs comme un centaure allait,
    Ayant en Dieu sa plus ferme espérance,
    Comptant sur lui plus que sur sa vaillance,
    Et s’adressant à monsieur saint Denis
    Qui cabalait alors en paradis
    Contre saint George en faveur de la France.
    Surtout, lecteur, n’oubliez point Agnès,
    Ayez l’esprit tout plein de ses attraits:
    Tout honnête homme, à mon gré, doit s’y plaire.
    Est-il quelqu’un si morne, et si sévère,
    Que pour Agnès il soit sans intérêt?
    Et franchement dites-moi, s’il vous plaît,
    Si Dorothée au feu fut condamnée;
    Si le Seigneur, du haut du firmament,
    Sauva le jour à cette infortunée:
    Semblable cas advient très rarement.
    Mais que l’objet où votre coeur s’engage,
    Pour qui vos pleurs ne peuvent s’essuyer,
    Soit dans les bras d’un robuste aumônier,
    Ou semble épris pour quelque jeune page,
    Cet accident peut-être est plus commun;
    Pour l’amener ne faut miracle aucun.
    Je l’avouerai, j’aime toute aventure
    Qui tient de près à l’humaine nature;
    Car je suis homme, et je me fais honneur
    D’avoir ma part aux humaines faiblesses;
    J’ai dans mon temps possédé des maîtresses,
    Et j’aime encore à retrouver mon coeur.

     

    Chant VIII

     

    ARGUMENT.

    Comment le charmant La Trimouille rencontra un Anglais àNotre-Dame de Lorette,
    et ce qui s’ensuivit avec sa Dorothée.

     

    Que cette histoire est sage,intéressante!
    Comme elle forme et l’esprit et le coeur!
    Comme on y voit la vertu triomphante,
    Des chevaliers le courage et l’honneur,
    Les droits des rois, des belles la pudeur!
    C’est un jardin dont tout le tour m’enchante
    Par sa culture et sa variété.
    J’y vois surtout l’aimable chasteté,
    Des belles fleurs la fleur la plus brillante,
    Comme un lis blanc que le ciel a planté,
    Levant sans tache une tête éclatante.
    Filles, garçons, lisez assidûment
    De la vertu ce divin rudiment:
    Il fut écrit par notre abbé Trithême,
    Savant Picard, de son siècle ornement
    Il prit Agnès et Jeanne pour son thème.
    Que je l’admire, et que je me sais gré
    D’avoir toujours hautement préféré
    Cette lecture honnête et profitable,
    A ce fatras d’insipides romans
    Que je vois naître et mourir tous les ans,
    De cerveaux creux avortons languissants!
    De Jeanne d’Arc l’histoire véritable
    Triomphera de l’envie et du temps.
    Le vrai me plaît, le vrai seul est durable.
    De Jeanne d’Arc cependant, cher lecteur,
    En ce moment je ne puis rendre compte;
    Car Dorothée, et Dunois son vengeur,
    Et La Trimouille, objet de son ardeur,
    Ont de grands droits; et j’avouerai sans honte
    Qu’avec raison vous vouliez être instruit
    Des beaux effets que leur amour produit.
    Près d’Orléans vous avez souvenance
    Que La Trimouille, ornement du Poitou,
    Pour son bon roi signalant sa vaillance,
    Dans un fossé fut plongé jusqu’au cou,
    Ses écuyers tirèrent avec peine,
    Du sale fond de la fangeuse arène,
    Notre héros, en cent endroits froissé,
    Un bras démis, le coude fracassé.
    Vers les remparts de la ville assiégée
    On reportait sa figure affligée;
    Mais de Talbot les efforts vigilants
    Avaient fermé les chemins d’Orléans.
    On transporta, de crainte de surprise,
    Mon paladin par de secrets détours,
    Sur un brancard, en la cité de Tours,
    Cité fidèle, au roi Charles soumise.
    Un charlatan, arrivé de Venise,
    Adroitement remis son radius,
    Dont le pivot rejoignit l’humérus.
    Son écuyer lui fit bientôt connaître
    Qu’il ne pouvait retourner vers son maître,
    Que les chemins étaient fermés pour lui.
    Le chevalier, fidèle à sa tendresse,
    Se résolut, dans son cuisant ennui,
    D’aller au moins rejoindre sa maîtresse.
    Il courut donc, à travers cent hasards,
    Au beau pays conquis par les Lombards.
    En arrivant aux portes de la ville,
    Le Poitevin est entouré, heurté,
    Pressé des flots d’une foule imbécile,
    Qui d’un pas lourd, et d’un oeil hébété,
    Court à Milan des campagnes voisines;
    Bourgeois, manants, moines, bénédictines,
    Mères, enfants; c’est un bruit, un concours,
    Un chamaillis; chacun se précipite;
    On tombe, on crie: « Arrivons, entrons vite:
    Nous n’aurons pas tels plaisirs tous les jours. »
    Le paladin sut bientôt quelle fête
    Allait chômer ce bon peuple lombard,
    Et quel spectacle à ses yeux on apprête.
    « Ma Dorothée! ô ciel! » Il dit, et part;
    Et son coursier, s’élançant sur la tête
    Des curieux, le porte en quatre bonds
    Dans les faubourgs, dans la ville, à la place
    Où du bâtard la généreuse audace
    A dissipé tous ces monstres félons;
    Où Dorothée, interdite, éperdue,
    Osait à peine encor lever la vue.
    L’abbé Trithême, avec tout son talent,
    N’eût pu jamais nous faire la peinture
    De la surprise et du saisissement,
    Et des transports dont cette âme si pure
    Fut pénétrée en voyant son amant.
    Quel coloris, quel pinceau pourrait rendre
    Ce doux mélange et si vif et si tendre,
    L’impression d’un reste de douleur,
    La douce joie où se livrait son coeur,
    Son embarras, sa pudeur, et sa honte,
    Que par degrés la tendresse surmonte?
    Son La Trimouille, ardent, ivre d’amour,
    Entre ses bras la tient longtemps serrée,
    Faible, attendrie, encor tout éplorée;
    Il embrassait, il baisait tour à tour
    Le grand Dunois, et sa maîtresse, et l’âne.
    Tout le beau sexe, aux fenêtres penché,
    Battait des mains, de tendresse touché;
    On voyait fuir tous les gens à soutane
    Sur les débris du bûcher renversé,
    Qui dans le sang nage au loin dispersé.
    Sur ces débris le bâtard intrépide
    De Dorothée affermissant les pas,
    A l’air, le port, et le maintien d’Alcide,
    Qui, sous ses pieds enchaînant le trépas,
    Le triple chien, et la triple Euménide,
    Remit Alceste à son dolent époux,
    Quoique en secret il fût un peu jaloux.
    Avec honneur la belle Dorothée
    Fut en litière à son logis portée,
    Des deux héros noblement escortée.
    Le lendemain, le bâtard généreux
    Vint près du lit du beau couple amoureux.
    « Je sens, dit-il, que je suis inutile
    Aux doux plaisirs que vous goûtez tous deux;
    Il me convient de sortir de la ville;
    Jeanne et mon roi me rappellent près d’eux;
    Il faut les joindre, et je sens trop que Jeanne
    Doit regretter la perte de son âne.
    Le grand Denis, le patron de nos lois,
    M’a cette nuit présenté sa figure:
    J’ai vu Denis tout comme je vous vois.
    Il me prêta sa divine monture,
    Pour secourir les dames et les rois
    Denis m’enjoint de revoir ma patrie.
    Grâces au ciel, Dorothée est servie;
    Je dois servir Charles Sept à son tour.
    Goûtez les fruits de votre tendre amour.
    A mon bon roi je vais donner ma vie:
    Le temps me presse, et mon âne m’attend.
    Sur mon cheval je vous suis à l’instant,
    Lui répliqua l’aimable La Trimouille.
    La belle dit: « C’est aussi mon projet;
    Un désir vif dès longtemps me chatouille
    De contempler la cour de Charles Sept,
    Sa cour si belle, en héros si féconde,
    Sa tendre Agnès, qui gouverne son coeur,
    Sa fière Jeanne, en qui valeur abonde.
    Mon cher amant, mon cher libérateur,
    Me conduiraient jusques au bout du monde.
    Mais sur le point d’être cuite en ce lieu,
    En récitant ma prière secrète,
    Je fis tout bas à la Vierge un beau voeu
    De visiter sa maison de Lorette
    S’il lui plaisait de me tirer du feu.
    Tout aussitôt la mère du bon Dieu
    Vous députa sur votre âne céleste;
    Vous me sauvez de ce bûcher funeste,
    Je vis par vous: mon voeu doit se tenir,
    Sans quoi la Vierge a droit de me punir.
    Votre discours est très juste et très sage,
    Dit La Trimouille; et ce pèlerinage
    Est à mes yeux un devoir bien sacré;
    Vous permettez que je sois du voyage.
    J’aime Lorette, et je vous conduirai.
    Allez, Dunois, par la plaine étoilée,
    Fendez les airs; volez aux champs de Blois;
    Nous vous joindrons avant qu’il soit un mois.
    Et vous, madame, à Lorette appelée,
    Venez remplir votre voeu si pieux;
    Moi j’en fais un digne de vos beaux yeux:
    C’est de prouver à toute heure, en tous lieux,
    A tout venant, par l’épée et la lance,
    Que vous devez avoir la préférence
    Sur toute fille ou femme de renom;
    Que nulle n’est et si sage et si belle. »
    Elle rougit. Cependant le grison
    Frappe du pied, s’élève sur son aile,
    Plane dans l’air, et, laissant l’horizon,
    Porte Dunois vers les sources du Rhône.
    Le Poitevin prend le chemin d’Ancône,
    Avec sa dame, un bourdon dans la main,
    Portant tous deux chapeau de pèlerin,
    Bien relevé de coquilles bénies.
    A leur ceinture un rosaire pendait
    De beaux grains d’or et de perles unies.
    Le paladin souvent le récitait,
    Disait Ave: la belle répondait
    Par des soupirs et par des litanies;
    Et je vous aime était le doux refrain
    Des oremus qu’ils chantaient en chemin.
    Ils vont a Parme, à Plaisance, à Modène,
    Dans Urbino, dans la tour de Césène,
    Toujours logés dans de très beaux châteaux
    De princes, ducs, comtes, et cardinaux.
    Le paladin eut partout l’avantage
    De soutenir que dans le monde entier
    Il n’est beauté plus aimable et plus sage
    Que Dorothée; et nul n’osa nier
    Ce qu’avançait un si grand personnage,
    Tant les seigneurs de tout ce beau canton
    Avaient d’égards et de discrétion.
    Enfin portés sur les bords du Musône,
    Près Ricanate en la Marche d’Ancône,
    Les pèlerins virent briller de loin
    Cette maison de la sainte Madone,
    Ces murs divins de qui le ciel prend soin;
    Murs convoités des avides corsaires,
    Et qu’autrefois des anges tutélaires
    Firent voler dans les plaines des airs,
    Comme un vaisseau qui fend le sein des mers.
    A Loretto les anges s’arrêtèrent;
    Les murs sacrés d’eux-mêmes se fondèrent;
    Et ce que l’art a de plus précieux,
    De plus brillant, de plus industrieux,
    Fut employé depuis par les saints-pères,
    Maîtres du monde, et du ciel grands-vicaires,
    A l’ornement de ces augustes lieux.
    Les deux amants de cheval descendirent,
    D’un coeur contrit à deux genoux se mirent;
    Puis chacun d’eux, pour accomplir son voeu,
    Offrit des dons pleins de magnificence,
    Tous acceptés avec reconnaissance
    Par la Madone et les moines du lieu.
    Au cabaret les deux amants dînèrent,
    Et ce fut là qu’à table ils rencontrèrent
    Un brave Anglais, fier, dur, et sans souci,
    Qui venait voir la sainte Vierge aussi
    Par passe-temps, se moquant dans son âme
    Et de Lorette, et de sa Notre-Dame:
    Parfait Anglais, voyageant sans dessein,
    Achetant cher de modernes antiques,
    Regardant tout avec un air hautain,
    Et méprisant les saints et leurs reliques.
    De tout Français c’est l’ennemi mortel,
    Et son nom est Christophe d’Arondel.
    Il parcourait tristement l’Italie;
    Et, se sentant fort sujet à l’ennui,
    Il amenait sa maîtresse avec lui,
    Plus dédaigneuse encor, plus impolie,
    Parlant fort peu, mais belle, faite au tour,
    Douce la nuit, insolente le jour,
    A table, au lit, par caprice emportée,
    Et le contraire en tout de Dorothée.
    Le beau baron, du Poitou l’ornement,
    Lui fit d’abord un petit compliment
    Sans recevoir aucune repartie;
    Puis il parla de la Vierge Marie;
    Puis il conta comme il avait promis,
    Chez les Lombards, à monsieur saint Denis,
    De soutenir en tout lieu la sagesse
    Et la beauté de sa chère maîtresse.
    « Je crois, dit-il au dédaigneux Breton,
    Que votre dame est noble et d’un grand nom,
    Qu’elle est surtout aussi sage que belle;
    Je crois encor, quoiqu’elle n’ait rien dit,
    Que dans le fond elle a beaucoup d’esprit:
    Mais Dorothée est fort au-dessus d’elle,
    Vous l’avouerez; on peut, sans l’abaisser,
    Au second rang dignement la placer. »
    Le fier Anglais, à ce discours honnête,
    Le regarda des pieds jusqu’à la tête.
    « Pardieu, dit-il, il m’importe fort peu
    Que vous ayez à Denis fait un voeu;
    Et peu me chaut que votre damoiselle
    Soit sage ou folle, et soit ou laide ou belle:
    Chacun se doit contenter de son bien
    Tout uniment, sans se vanter de rien.
    Mais puisqu’ici vous avez l’impudence
    D’oser prétendre à quelque préférence
    Sur un Anglais, je vous enseignerai
    Votre devoir, et je vous prouverai
    Que tout Anglais, en affaires pareilles,
    A tout Français donne sur les oreilles;
    Que ma maîtresse, en figure, en couleur,
    En gorge, en bras, cuisses, taille, rondeur,
    Même en sagesse, en sentiments d’honneur,
    Vaut cent fois mieux que votre pèlerine;
    Et que mon roi (dont je fais peu de cas),
    Quand il voudra, saura bien mettre à bas
    Et votre maître, et sa grosse héroïne.
    Eh bien! reprit le noble Poitevin,
    Sortons de table, éprouvons-nous soudain;
    A vos dépens je soutiendrai peut-être
    Mon tendre amour, mon pays, et mon maître.
    Mais comme il faut être toujours courtois,
    De deux combats je vous laisse le choix,
    Soit à cheval, soit à pied; l’un et l’autre
    Me sont égaux: mon choix suivra le vôtre.
    A pied, mordieu! dit le rude Breton;
    Je n’aime point qu’un cheval ait la gloire
    De partager ma peine et ma victoire.
    Point de cuirasse, et point de morion:
    C’est, à mon sens, une arme de poltron;
    Il fait trop chaud, j’aime à combattre à l’aise.
    Je veux tout nu vous soutenir ma thèse:
    Nos deux beautés jugeront mieux des coups.
    Très volontiers, » dit d’un ton noble etdoux
    Le beau Français. Sa chère Dorothée
    Frémit de crainte à ce défi cruel,
    Quoique en secret son âme fût flattée
    D’être l’objet d’un si noble duel.
    Elle tremblait que Christophe Arondel
    Ne transperçât de quelque coup mortel
    La douce peau de son cher La Trimouille,
    Que de ses pleurs tendrement elle mouille.
    La dame anglaise animait son Anglais
    D’un coup d’oeil fier et sûr de ses attraits.
    Elle n’avait jamais versé de larmes;
    Son coeur altier se plaisait aux alarmes;
    Et les combats des coqs de son pays
    Avaient été ses passe-temps chéris.
    Son nom était Judith de Rosamore,
    Cher à Bristol, et que Cambridge honore.
    Voilà déjà nos braves paladins
    Dans un champ clos, près d’en venir aux mains:
    Tous deux charmés, dans leurs nobles querelles,
    De soutenir leur patrie et leurs belles.
    La tête haute, et le fer de droit fil,
    Le bras tendu, le corps en son profil,
    En tierce, en quarte, ils joignent leurs épées,
    L’une par l’autre à tout moment frappées.
    C’est un plaisir de les voir se baisser,
    Se relever, reculer, avancer,
    Parer, sauter, se ménager des feintes,
    Et se porter les plus rudes atteintes.
    Ainsi l’on voit dans une belle nuit,
    Sous le lion ou sous la canicule,
    Tout l’horizon qui s’enflamme et qui brûle
    De mille feux dont notre oeil s’éblouit:
    Un éclair passe, un autre éclair le suit.
    Le Poitevin adresse une apostrophe
    Droit au menton du superbe Christophe;
    Puis en arrière il saute allègrement,
    Toujours en garde et Christophe à l’instant
    Engage en tierce, et, serrant la mesure,
    Au ferrailleur inflige une blessure
    Sur une cuisse; et de sang empourpré
    Ce bel ivoire est teint et bigarré.
    Ils s’acharnaient à cette noble escrime,
    Voulant mourir pour jouir de l’estime
    De leur maîtresse, et pour bien décider
    Quelle beauté doit à l’autre céder;
    Lorsqu’un bandit des États du saint-père
    Avec sa troupe entra dans ces cantons
    Pour s’acquitter de ses dévotions.
    Le scélérat se nommait Martinguerre,
    Voleur de jour, voleur de nuit, corsaire,
    Mais saintement à la Vierge attaché,
    Et sans manquer récitant son rosaire
    Pour être pur et net de tout péché.
    Il aperçut sur le pré les deux belles,
    Et leurs chevaux, et leurs brillantes selles,
    Et leurs mulets chargés d’or et d’agnus.
    Dès qu’il les vit, on ne les revit plus.
    Il vous enlève et Judith Rosamore,
    Et Dorothée, et le bagage encore,
    Mulets, chevaux, et part comme un éclair.
    Les champions tenaient toujours en l’air,
    A poing fermé, leurs brandissantes lames,
    Et ferraillaient pour l’honneur de ces dames.
    Le Poitevin s’avise le premier
    Que sa maîtresse est comme disparue.
    Il voit de loin courir son écuyer;
    Il s’ébahit, et son arme pointue
    Reste en sa main sans force et sans effet.
    Sire Arondel demeure stupéfait.
    Tous deux restaient la prunelle effarée,
    Bouche béante, et la mine égarée,
    L’un contre l’autre. Oh! oh! dit le Breton,
    Dieu me pardonne, on nous a pris nos belles;
    Nous nous donnons cent coups d’estramaçon
    Très sottement; courons vite après elles,
    Reprenons-les, et nous nous rebattrons
    Pour leurs beaux yeux quand nous les trouverons. »
    L’autre en convient, et, différant la fête,
    En bons amis ils se mettent en quête
    De leur maîtresse. A peine ils font cent pas,
    Que l’un s’écrie: « Ah! la cuisse! ah! le bras!
    L’autre criait la poitrine et la tête;
    Et n’ayant plus ces esprits animaux
    Qui vont au coeur et qui font les héros,
    Ayant perdu cette ardeur enflammée
    Avec leur sang au combat consumée,
    Tous deux meurtris, faibles, et languissants,
    Sur le gazon tombent en même temps,
    Et de leur sang ils rougissent la terre.
    Leurs écuyers, qui suivaient Martinguerre,
    Vont à sa piste, et gagnent le pays.
    Les deux héros, sans valets, sans habits,
    Et sans argent, étendus dans la plaine,
    Manquant de tout, croyaient leur fin prochaine;
    Lorsqu’une vieille, en passant vers ces lieux,
    Les voyant nus s’approcha plus près d’eux;
    En eut pitié, les fit sur des civières
    Porter chez elle, et par des restaurants
    En moins de rien leur rendit tous leurs sens,
    Leur coloris, et leurs forces premières.
    La bonne vieille, en ce lieu respecté,
    Est en odeur qu’on dit de sainteté.
    Devers Ancône il n’est point de béate,
    Point d’âme sainte en qui la grâce éclate
    Par des bienfaits plus signalés, plus grands.
    Elle prédit la pluie et le beau temps:
    Elle guérit les blessures légères
    Avec de l’huile et de saintes prières;
    Elle a parfois converti des méchants.
    Les paladins à la vieille contèrent
    Leur aventure, et conseil demandèrent.
    La décrépite alors se recueillit,
    Pria Marie, ouvrit la bouche, et dit:
    « Allez en paix, aimez tous deux vos belles,
    Mais que ce soit à bonne intention;
    Et gardez-vous de vous tuer pour elles.
    Les doux objets de votre affection
    Sont maintenant à des épreuves rudes;
    Je plains leurs maux et vos sollicitudes.
    Habillez-vous; prenez des chevaux frais,
    Ne manquez pas le chemin qu’il faut prendre;
    Le ciel par moi daigne ici vous apprendre,
    Pour les trouver, qu’il faut courir après.
    Le Poitevin admira l’énergie
    De ce discours; et le Breton pensif
    Lui dit: « Je crois à votre prophétie;
    Nous poursuivrons le voleur fugitif
    Quand nous aurons retrouvé des montures,
    Et des pourpoints, et surtout des armures.
    La vieille dit: « On vous en fournira. »
    Un circoncis par bonheur était là,
    Enfant barbu d’Isâc et de Juda,
    Dont la belle âme, à servir empressée,
    Faisait fleurir la gent déprépucée.
    Le digne Hébreu leur prêta galamment
    Deux mille écus à quarante pour cent,
    Selon les us de la race bénite
    En Canaan par Moïse conduite;
    Et le profit que le Juif s’arrogea
    Entre la sainte et lui se partagea.

     

    Chant IX

     

    ARGUMENT.

    Comment La Trimouille et sire Arondel retrouvèrent leursmaîtresses en Provence,
    et du cas étrange advenu dans la Sainte-Baume.

     

    Deux chevaliers qui se sont bien battus,
    Soit à cheval, soit à la noble escrime,
    Avec le sabre ou de longs fers pointus,
    De pied en cap tout couverts ou tout nus,
    Ont l’un pour l’autre une secrète estime;
    Et chacun d’eux exalte les vertus
    Et les grands coups de son digne adversaire,
    Lorsque surtout il n’est plus en colère.
    Mais s’il advient, après ce beau conflit,
    Quelque accident, quelque triste fortune,
    Quelque misère à tous les deux commune,
    Incontinent le malheur les unit:
    L’amitié naît de leurs destins contraires,
    Et deux héros persécutés sont frères.
    C’est ce qu’on vit dans le cas si cruel
    De La Trimouille et du triste Arondel.
    Cet Arondel reçut de la nature
    Une âme altière, indifférente, et dure;
    Mais il sentit ses entrailles d’airain
    Se ramollir pour le doux Poitevin:
    Et La Trimouille, en se laissant surprendre
    A ces beaux noeuds qui forment l’amitié,
    Suivit son goût; car son coeur est né tendre.
    « Que je me sens, dit-il, fortifié,
    Mon cher ami, par votre courtoisie!
    Ma Dorothée, hélas! me fut ravie;
    Vous m’aiderez, au milieu des combats,
    A retrouver la trace de ses pas,
    A délivrer ce que mon coeur adore;
    J’affronterai les plus cruels trépas
    Pour vous nantir de votre Rosamore. »
    Les deux amants, les deux nouveaux amis,
    Partent ensemble, et, sur un faux avis,
    Marchent en hâte, et tirent vers Livourne.
    Le ravisseur d’un autre côté tourne
    Par un chemin justement opposé.
    Tandis qu’ainsi le couple se fourvoie,
    Au scélérat rien ne fut plus aisé
    Que d’enlever sa noble et riche proie.
    Il la conduit bientôt en sûreté
    Dans un château des chemins écarté,
    Près de la mer, entre Rome et Gaëte:
    Masure affreuse, exécrable retraite,
    Où l’insolence et la rapacité,
    La gourmandise et la malpropreté,
    L’emportement de l’ivresse bruyante,
    Les démêlés, les combats qu’elle enfante,
    La dégoûtante et sale impureté
    Qui de l’amour éteint les tendres flammes,
    Tous les excès des plus vilaines âmes,
    Font voir à l’oeil ce qu’est le genre humain
    Lorsqu’à lui-même il est livré sans frein.
    Du Créateur image si parfaite,
    Or voilà donc comme vous êtes faite!
    En arrivant, le corsaire effronté
    Se met à table, et fait placer les belles
    Sans compliment chacune à son côté,
    Mange, dévore, et boit à leur santé.
    Puis il leur dit: « Voyez, mesdemoiselles,
    Qui de vous deux couche avec moi la nuit.
    Tout m’est égal, tout m’est bon, tout me duit;
    Poil blond, poil noir, Anglaise, Italienne,
    Petite ou grande, infidèle ou chrétienne,
    Il ne m’importe; et buvons. » A ces mots,
    La rougeur monte à l’aimable visage
    De Dorothée, elle éclate en sanglots;
    Sur ses beaux yeux il se forme un nuage,
    Qui tombe en pleurs sur ce nez fait au tour,
    Sur ce menton où l’on dit que l’Amour
    Lui fit un creux, la caressant un jour;
    Dans la tristesse elle est ensevelie.
    Judith l’Anglaise, un moment recueillie,
    En regardant le corsaire inhumain,
    D’un air de tête et d’un souris hautain
    « Je veux, dit-elle, avoir ici la joie
    Sur le minuit de me voir votre proie;
    Et l’on saura ce qu’avec un bandit
    Peut une Anglaise alors qu’elle est au lit. »
    A ce propos le brave Martinguerre
    D’un gros baiser la barbouille, et lui dit:
    « J’aimai toujours les filles d’Angleterre. »
    Il la rebaise, et puis vide un grand verre,
    En vide un autre, et mange, et boit, et rit,
    Et chante, et jure; et sa main effrontée
    Sans nul égard se porte impudemment
    Sur Rosamore, et puis sur Dorothée.
    Celle-ci pleure; et l’autre fièrement,
    Sans s’émouvoir, sans changer de visage,
    Laisse tout faire au rude personnage.
    Enfin de table il sort en bégayant,
    Le pied mal sûr, mais l’oeil étincelant,
    Avertissant, d’un geste de corsaire,
    Qu’on soit fidèle aux marchés convenus;
    Et, rayonnant des présents de Bacchus,
    Il se prépare aux combats de Cythère.
    La Milanaise, avec des yeux confus,
    Dit à l’Anglaise: « Oserez-vous, ma chère,
    Du scélérat consommer le désir?
    Mérite-t-il qu’une beauté si fière
    S’abaisse au point de donner du plaisir?
    ¾ Je prétends bien lui donner autre chose,
    Dit Rosamore; on verra ce que j’ose:
    Je sais venger ma gloire et mes appas;
    Je suis fidèle au chevalier que j’aime.
    Sachez que Dieu, par sa bonté suprême,
    M’a fait présent de deux robustes bras,
    Et que Judith est mon nom de baptême.
    Daignez m’attendre en cet indigne lieu,
    Laissez-moi faire, et surtout priez Dieu.
    Puis elle part, et va la tête haute
    Se mettre au lit à côté de son hôte.
    La nuit couvrait d’un voile ténébreux
    Les toits pourris de ce repaire affreux;
    Des malandrins la grossière cohue
    Cuvait son vin, dans la grange étendue;
    Et Dorothée, en ces moments d’horreur,
    Demeurait seule, et se mourait de peur.
    Le boucanier, dans la grosse partie
    Par où l’on pense, était tout offusqué
    De la vapeur des raisins d’Italie.
    Moins à l’amour qu’au sommeil provoqué,
    Il va pressant d’une main engourdie
    Les fiers appas dont son coeur est piqué;
    Et la Judith, prodiguant ses tendresses,
    L’enveloppait, par de fausses caresses,
    Dans les filets que lui tendait la mort.
    Le dissolu, lassé d’un tel effort,
    Bâille un moment, tourne la tête, et dort.
    A son chevet pendait le cimeterre
    Qui fit longtemps redouter Martinguerre.
    Notre Bretonne aussitôt le tira,
    En invoquant Judith et Débora,
    Jahel, Aod, et Simon nommé Pierre,
    Simon Barjone aux oreilles fatal,
    Qu’à surpasser l’héroïne s’apprête.
    Puis empoignant les crins de l’animal
    De sa main gauche, et soulevant la tête,
    La tête lourde, et le front engourdi
    Du mécréant qui ronfle appesanti,
    Elle s’ajuste, et sa droite élevée
    Tranche le cou du brave débauché.
    De sang, de vin, la couche est abreuvée;
    Le large tronc, de son chef détaché,
    Rougit le front de la noble héroïne,
    Par trente jets de liqueur purpurine.
    Notre amazone alors saute du lit,
    Portant en main cette tête sanglante,
    Et va trouver sa compagne tremblante,
    Qui dans ses bras tombe et s’évanouit;
    Puis reprenant ses sens et son esprit:
    « Ah! juste Dieu! quelle femme vous êtes!
    Quelle action! quel coup, et quel danger!
    Où fuirons-nous? si sur ces entrefaites
    Quelqu’un s’éveille, on va nous égorger.
    ¾ Parlez plus bas, répliqua Rosamore;
    Ma mission n’est pas finie encore,
    Prenez courage, et marchez avec moi. »
    L’autre reprit courage avec effroi.
    Leurs deux amants, errants toujours loind’elles,
    Couraient partout sans avoir rien trouvé.
    A Gêne enfin l’un et l’autre arrivé,
    Ayant par terre en vain cherché leurs belles,
    S’en vont par mer, à la merci des flots,
    Des deux objets qui troublent leur repos
    Aux quatre vents demander des nouvelles.
    Ces quatre vents les portent tour à tour,
    Tantôt au bord de cet heureux séjour
    Où des chrétiens le père apostolique
    Tient humblement les clefs du paradis:
    Tantôt au fond du golfe Adriatique,
    Où le vieux doge est l’époux de Téthys;
    Puis devers Naple, au rivage fertile,
    Où Sannazar est trop près de Virgile.
    Ces dieux mutins, prompts, ailés, et joufflus,
    Qui ne sont plus les enfants d’Orithye,
    Sur le dos bleu des flots qu’ils ont émus,
    Les font voguer à ces gouffres connus
    Où l’onde amère autrefois engloutie
    Par la Charybde, aujourd’hui ne l’est plus:
    Où de nos jours on ne peut plus entendre
    Les hurlements des dogues de Scylla;
    Où les géants écrasés sous l’Etna
    Ne jettent plus la flamme avec la cendre;
    Tant l’univers avec le temps changea!
    Le couple errant, non loin de Syracuse,
    Va saluer la fontaine Aréthuse,
    Qui dans son sein, tout couvert de roseaux,
    De son amant ne reçoit plus les eaux.
    Ils ont bientôt découvert le rivage
    Où florissaient Augustin et Carthage;
    Séjour affreux, dans nos jours infecté
    Par les fureurs et la rapacité
    Des musulmans, enfants de l’ignorance.
    Enfin le ciel conduit nos chevaliers
    Aux doux climats de la belle Provence.
    Là, sur des bords couronnés d’oliviers,
    On voit les tours de Marseille l’antique,
    Beau monument d’un vieux peuple ionique.
    Noble cité, grecque et libre autrefois,
    Tu n’as plus rien de ce double avantage;
    Il est plus beau de servir sous nos rois,
    C’est, comme on sait, un bienheureux partage.
    Mais tes confins possèdent un trésor
    Plus merveilleux, plus salutaire encor.
    Chacun connaît la belle Magdeleine,
    Qui de son temps ayant servi l’Amour,
    Servit le ciel étant sur le retour,
    Et qui pleura sa vanité mondaine.
    Elle partit des rives du Jourdain
    Pour s’en aller au pays de Provence,
    Et se fessa longtemps par pénitence,
    Au fond d’un creux du roc de Maximin,
    Depuis ce temps un baume tout divin
    Parfume l’air qu’en ces lieux on respire.
    Plus d’une fille, et plus d’un pèlerin,
    Grimpe au rocher, pour abjurer l’empire
    Du dieu d’amour, qu’on nomme esprit malin.
    On tient qu’un jour la pénitente juive
    Prête à mourir, requit une faveur
    De Maximin, son pieux directeur.
    « Obtenez-moi, si jamais il arrive.
    Que sur mon roc une paire d’amants
    En rendez-vous viennent passer leur temps,
    Leurs feux impurs dans tous les deux s’éteignent;
    Qu’au même instant ils s’évitent, se craignent,
    Et qu’une forte et vive aversion
    Soit de leurs coeurs la seule passion.
    Ainsi parla la sainte aventurière.
    Son confesseur exauça sa prière.
    Depuis ce temps ces lieux sanctifiés
    Vous font haïr les gens que vous aimiez.
    Les paladins, ayant bien vu Marseilles,
    Son port, sa rade, et toutes les merveilles
    Dont les bourgeois rebattaient leurs oreilles,
    Furent requis de visiter le roc,
    Ce roc fameux, surnommé Sainte-Baume,
    Tant célébré chez la gent porte-froc,
    Et dont l’odeur parfumait le royaume.
    Le beau Français y va par piété,
    Le fier Anglais par curiosité.
    En gravissant ils virent près du dôme,
    Sur les degrés dans ce roc pratiqués,
    Des voyageurs à prier appliqués.
    Dans cette troupe étaient deux voyageuses,
    L’une à genoux, mains jointes, cou tendu;
    L’autre debout, et des plus dédaigneuses.
    O doux objets! moment inattendu!
    Ils ont tous deux reconnu leurs maîtresses!
    Les voilà donc, pécheurs et pécheresses,
    Dans ce parvis si funeste aux amours.
    En peu de mots l’Anglaise leur raconte
    Comment son bras, par le divin secours,
    Sur Martinguerre a su venger sa honte.
    Elle eut le soin, dans ce péril urgent,
    De se saisir d’une bourse assez ronde
    Qu’avait le mort, attendu que l’argent
    Est inutile aux gens de l’autre monde.
    Puis franchissant, dans l’horreur de la nuit,
    Les murs mal clos de cet affreux réduit,
    Le sabre au poing, vers la prochaine rive
    Elle a conduit sa compagne craintive,
    Elle a monté sur un léger esquif;
    Et réveillant matelots, capitaine,
    En bien payant, le couple fugitif
    A navigué sur la mer de Tyrrhène.
    Enfin des vents le sort capricieux,
    Ou bien le ciel, qui fait tout pour le mieux,
    Les met tous quatre aux pieds de Magdeleine.
    O grand miracle! ô vertu souveraine!
    A chaque mot que prononçait Judith,
    De son amant le grand coeur s’affadit:
    Ciel! quel dégoût, et bientôt quelle haine
    Succède aux traits du plus charmant amour!
    Il est payé d’un semblable retour.
    Ce La Trimouille, à qui sa Dorothée
    Parut longtemps plus belle que le jour,
    La trouve laide, imbécile, affectée,
    Gauche, maussade, et lui tourne le dos.
    La belle en lui voyait le roi des sots,
    Le détestait, et détournait la vue;
    Et Magdeleine, au milieu d’une nue,
    Goûtait en paix la satisfaction
    D’avoir produit cette conversion.
    Mais Magdeleine, hélas! fut bien déçue
    Car elle obtint des saints du paradis
    Que tout amant venu dans son logis
    N’aimerait plus l’objet de ses faiblesses
    Tant qu’il serait dans ses rochers bénis;
    Mais dans ses voeux la sainte avait omis
    De stipuler que les amants guéris
    Ne prendraient pas de nouvelles maîtresses.
    Saint Maximin ne prévit point le cas;
    Dont il advint que l’Anglaise infidèle
    Au Poitevin tendit ses deux beaux bras,
    Et qu’Arondel jouit des doux appas
    De Dorothée, et fut enchanté d’elle.
    L’abbé Trithême a même prétendu
    Que Magdeleine, à ce troc imprévu,
    Du haut du ciel s’était mise à sourire.
    On peut le croire, et la justifier.
    La vertu plaît: mais, malgré son empire,
    On a du goût pour son premier métier.
    Il arriva que les quatre parties
    De Sainte-Baume à peine étaient sorties,
    Que le miracle alors n’opéra plus.
    Il n’a d’effet que dans l’auguste enceinte,
    Et dans le creux de cette roche sainte.
    Au bas du mont, La Trimouille confus
    D’avoir haï quelque temps Dorothée,
    Rendant justice à ses touchants attraits,
    La retrouva plus tendre que jamais,
    Plus que jamais elle s’en vit fêtée;
    Et Dorothée, en proie à sa douleur,
    Par son amour expia son erreur
    Entre les bras du héros qu’elle adore.
    Sire Arondel reprit sa Rosamore,
    Dont le courroux fut bientôt désarmé.
    Chacun aima comme il avait aimé;
    Et je puis dire encor que Magdeleine
    En les voyant leur pardonna sans peine.
    Le dur Anglais, l’aimable Poitevin,
    Ayant chacun leur héroïne en croupe,
    Vers Orléans prirent leur droit chemin,
    Tous deux brûlant de rejoindre leur troupe,
    Et de venger l’honneur de leur pays.
    Discrets amants, généreux ennemis,
    Ils voyageaient comme de vrais amis,
    Sans désormais se faire des querelles,
    Ni pour leurs rois, ni même pour leurs belles.

     

    Chant X

     

     

    ARGUMENT.

    Agnès Sorel poursuivie par l’aumônier de Jean Chandos. Regretsde son amant, etc.
    Ce qui advint à la belle Agnès dans un couvent.

     

    Eh quoi! toujours clouer une préface
    A tous mes chants! la morale me lasse;
    Un simple fait conté naïvement,
    Ne contenant que la vérité pure,
    Narré succinct, sans frivole ornement,
    Point trop d’esprit, aucun raffinement,
    Voilà de quoi désarmer la censure.
    Allons au fait, lecteur, tout rondement,
    C’est mon avis. Tableau d’après nature,
    S’il est bien fait, n’a besoin de bordure.
    Le bon roi Charle, allant vers Orléans,
    Enflait le coeur de ses fiers combattants,
    Les remplissait de joie et d’espérance,
    Et relevait le destin de la France.
    Il ne parlait que d’aller aux combats,
    Il étalait une fière allégresse;
    Mais en secret il soupirait tout bas,
    Car il était absent de sa maîtresse.
    L’avoir laissée, avoir pu seulement
    De son Agnès s’écarter un moment,
    C’était un trait d’une vertu suprême,
    C’était quitter la moitié de soi-même.
    Lorsqu’il se fut au logis renfermé,
    Et qu’en son coeur il eut un peu calmé
    L’emportement du démon de la gloire,
    L’autre démon qui préside à l’amour
    Vint à ses sens s’expliquer à son tour;
    Il plaidait mieux: il gagna la victoire.
    D’un air distrait, le bon prince écouta
    Tous les propos dont on le tourmenta:
    Puis en sa chambre en secret il alla,
    Où, d’un coeur triste et d’une main tremblante,
    Il écrivit une lettre touchante,
    Que de ses pleurs tendrement il mouilla:
    Pour les sécher Bonneau n’était pas là.
    Certain butor, gentilhomme ordinaire,
    Fut dépêché, chargé du doux billet.
    Une heure après, ô douleur trop amère!
    Notre courrier rapporte le poulet.
    Le roi, saisi d’une crainte mortelle,
    Lui dit: « Hélas! pourquoi donc reviens-tu?
    Quoi! mon billet?… ¾ Sire, tout est perdu;
    Sire, armez-vous de force et de vertu.
    Les Anglais… Sire… ah! tout est confondu;
    Sire… ils ont pris Agnès et la Pucelle. »
    A ce propos dit sans ménagement,
    Le roi tomba, perdit tout sentiment,
    Et de ses sens il ne reprit l’usage
    Que pour sentir l’effet de son tourment.
    Contre un tel coup quiconque a du courage
    N’est pas, sans doute, un véritable amant:
    Le roi l’était; un tel événement
    Le transperçait de douleur et de rage.
    Ses chevaliers perdirent tous leurs soins
    A l’arracher à sa douleur cruelle;
    Charles fut près d’en perdre la cervelle:
    Son père, hélas! devint fou pour bien moins.
    « Ah! cria-t-il, que l’on m’enlève Jeanne,
    Mes chevaliers, tous mes gens à soutane,
    Mon directeur, et le peu de pays
    Que m’ont laissé mes destins ennemis!
    Cruels Anglais, ôtez-moi plus encore,
    Mais laissez-moi ce que mon coeur adore.
    Amour, Agnès, monarque malheureux!
    Que fais-je ici, m’arrachant les cheveux?
    Je l’ai perdue, il faudra que j’en meure;
    Je l’ai perdue, et, pendant que je pleure,
    Peut-être, hélas! quelque insolent Anglais
    A son plaisir subjugue ses attraits,
    Nés seulement pour des baisers français.
    Une autre bouche à tes lèvres charmantes
    Pourrait ravir ces faveurs si touchantes!
    Une autre main caresser tes beautés!
    Un autre… ô ciel! que de calamités!
    Et qui sait même, en ce moment terrible,
    A leurs plaisirs si tu n’es pas sensible?
    Qui sait, hélas! si ton tempérament
    Ne trahit pas ton malheureux amant!
    Le triste roi, de cette incertitude
    Ne pouvant plus souffrir l’inquiétude,
    Va sur ce cas consulter les docteurs,
    Nécromanciens, devins, sorboniqueurs,
    Juifs, jacobins, quiconque savait lire.
    « Messieurs, dit-il, il convient de me dire
    Si mon Agnès est fidèle à sa foi,
    Si pour moi seul sa belle âme soupire
    Gardez-vous bien de tromper votre roi;
    Dites-moi tout; de tout il faut m’instruire.
    Eux bien payés consultèrent soudain,
    En grec, hébreu, syriaque, latin:
    L’un du roi Charle examine la main,
    L’autre en carré dessine une figure;
    Un autre observe et Vénus, et Mercure;
    Un autre va, son psautier parcourant,
    Disant amen, et tout bas murmurant;
    Cet autre-ci regarde au fond d’un verre,
    Et celui-là fait des cercles à terre:
    Car c’est ainsi que dans l’antiquité
    On a toujours cherché la vérité.
    Aux yeux du prince ils travaillent, ils suent;
    Puis, louant Dieu, tous ensemble ils concluent
    Que ce grand roi peut dormir en repos,
    Qu’il est le seul, parmi tous les héros,
    A qui le ciel, par sa grâce infinie,
    Daigne octroyer une fidèle amie;
    Qu’Agnès est sage, et fuit tous les amants:
    Puis fiez-vous à messieurs les savants!
    Cet aumônier terrible, inexorable,
    Avait saisi le moment favorable
    Malgré les cris, malgré les pleurs d’Agnès,
    Il triomphait de ses jeunes attraits,
    Il ravissait des plaisirs imparfaits;
    Transports grossiers, volupté sans tendresse,
    Triste union sans douceur, sans caresse,
    Plaisirs honteux qu’Amour ne connaît pas:
    Car qui voudrait tenir entre ses bras
    Une beauté qui détourne la bouche,
    Qui de ses pleurs inonde votre couche?
    Un honnête homme a bien d’autres désirs:
    Il n’est heureux qu’en donnant des plaisirs.
    Un aumônier n’est pas si difficile;
    Il va piquant sa monture indocile,
    Sans s’informer si le jeune tendron
    Sous son empire a du plaisir ou non.
    Le page aimable, amoureux, et timide,
    Qui dans le bourg était allé courir,
    Pour dignement honorer et servir
    La déité qui de son sort décide,
    Revint enfin. Las! il revint trop tard.
    Il entre, il voit le damné de frappart
    Qui, tout en feu, dans sa brutale joie
    Se démenait, et dévorait sa proie.
    Le beau Monrose, à cet objet fatal,
    Le fer en main, vole sur l’animal.
    Du chapelain l’impudique furie
    Cède au besoin de défendre sa vie;
    Du lit il saute, il empoigne un bâton,
    Il s’en escrime, il accolle le page.
    Chacun des deux est brave champion;
    Monrose est plein d’amour et de courage,
    Et l’aumônier de luxure et de rage.
    Les gens heureux qui goûtent dans leschamps
    La douce paix, fruit des jours innocents,
    Ont vu souvent, près de quelque bocage,
    Un loup cruel, affamé de carnage,
    Qui de ses dents déchire la toison
    Et boit le sang d’un malheureux mouton.
    Si quelque chien, à l’oreille écourtée,
    Au coeur superbe, à la gueule endentée,
    Vient comme un trait, tout prêt à guerroyer,
    Incontinent l’animal carnassier
    Laisse tomber de sa gueule écumante
    Sur le gazon la victime innocente;
    Il court au chien, qui, sur lui s’élançant,
    A l’ennemi livre un combat sanglant;
    Le loup mordu, tout bouillant de colère,
    Croit étrangler son superbe adversaire;
    Et le mouton, palpitant auprès d’eux,
    Fait pour le chien de très sincères voeux.
    C’était ainsi que l’aumônier nerveux,
    D’un coeur farouche et d’un bras formidable,
    Se débattait contre le page aimable;
    Tandis qu’Agnès, demi-morte de peur,
    Restait au lit, digne prix du vainqueur.
    L’hôte et l’hôtesse, et toute la famille,
    Et les valets, et la petite fille,
    Montent au bruit; on se jette entre deux:
    On fit sortir l’aumônier scandaleux;
    Et contre lui chacun fut pour le page:
    Jeunesse et grâce ont partout l’avantage.
    Le beau Monrose eut donc la liberté
    De rester seul auprès de sa beauté;
    Et son rival, hardi dans sa détresse,
    Sans s’étonner, alla chanter sa messe.
    Agnès honteuse, Agnès au désespoir
    Qu’un sacristain à ce point l’eût pollue,
    Et plus encor qu’un beau page l’eût vue
    Dans le combat indignement vaincue,
    Versait des pleurs, et n’osait plus le voir.
    Elle eût voulu que la mort la plus prompte
    Fermât ses yeux et terminât sa honte;
    Elle disait, dans son grand désarroi,
    Pour tout discours: c Ah! monsieur, tuez-moi.
    Qui, vous, mourir! lui répondit Monrose;
    Je vous perdrais ce prêtre en serait cause!
    Ah! croyez-moi, si vous aviez péché,
    Il faudrait vivre et prendre patience:
    Est-ce à nous deux de faire pénitence?
    D’un vain remords votre coeur est touché,
    Divine Agnès: quelle erreur est la vôtre,
    De vous punir pour le péché d’un autre! »
    Si son discours n’était pas éloquent,
    Ses yeux l’étaient; un feu tendre et touchant
    Insinuait à la belle attendrie
    Quelque désir de conserver sa vie.
    Fallut dîner: car, malgré leurs chagrins
    (Chétif mortel, j’en ai l’expérience),
    Les malheureux ne font point abstinence;
    En enrageant on fait encor bombance;
    Voilà pourquoi tous ces auteurs divins,
    Ce bon Virgile, et ce bavard Homère,
    Que tout savant, même en bâillant, révère,
    Ne manquent point, au milieu des combats,
    L’occasion de parler d’un repas.
    La belle Agnès dîna donc tête à tête,
    Prés de son lit, avec ce page honnête.
    Tous deux d’abord, également honteux,
    Sur leur assiette arrêtaient leurs beaux yeux:
    Puis enhardis tous deux se regardèrent,
    Et puis enfin tous deux ils se lorgnèrent.
    Vous savez bien que dans la fleur des ans,
    Quand la santé brille dans tous vos sens,
    Qu’un bon dîner fait couler dans vos veines
    Des passions les semences soudaines,
    Tout votre coeur cède au besoin d’aimer;
    Vous vous sentez doucement enflammer
    D’une chaleur bénigne et pétillante;
    La chair est faible, et le diable vous tente.
    Le beau Monrose, en ces temps dangereux,
    Ne pouvant plus commander à ses feux,
    Se jette aux pieds de la belle éplorée:
    « O cher objet! ô maîtresse adorée!
    C’est à moi seul désormais de mourir;
    Ayez pitié d’un coeur soumis et tendre:
    Quoi! mon amour ne pourrait obtenir
    Ce qu’un barbare a bien osé vous prendre!
    Ah! si le crime a pu le rendre heureux,
    Que devez-vous à l’amour vertueux!
    C’est lui qui parle, et vous devez l’entendre. »
    Cet argument paraissait assez bon;
    Agnès sentit le poids de la raison.
    Une heure encore elle osa se défendre;
    Elle voulut reculer son bonheur,
    Pour accorder le plaisir et l’honneur,
    Sachant très bien qu’un peu de résistance
    Vaut encor mieux que trop de complaisance.
    Monrose enfin, Monrose fortuné
    Eut tous les droits d’un amant couronné;
    Du vrai bonheur il eut la jouissance.
    Du prince anglais la gloire et la puissance
    Ne s’étendait que sur des rois vaincus,
    Le fier Henri n’avait pris que la France,
    Le lot du page était bien au-dessus.
    Mais que la joie est trompeuse et légère!
    Que le bonheur est chose passagère!
    Le charmant page à peine avait goûté
    De ce torrent de pure volupté,
    Que des Anglais arrive une cohorte.
    On monte, on entre, on enfonce la porte.
    Couple enivré des caresses d’amour,
    C’est l’aumônier qui vous joua ce tour.
    La douce Agnès, de crainte évanouie,
    Avec Monrose est aussitôt saisie;
    C’est à Chandos qu’on prétend les mener.
    A quoi Chandos va-t-il les condamner?
    Tendres amants, vous craignez sa vengeance;
    Vous savez trop, par votre expérience,
    Que cet Anglais est sans compassion.
    Dans leurs beaux yeux est la confusion;
    Le désespoir les presse et les dévore;
    Et cependant ils se lorgnaient encore:
    Ils rougissaient de s’être faits heureux.
    A Jean Chandos que diront-ils tous deux?
    Dans le chemin advint que de fortune
    Ce corps anglais rencontra sur la brune
    Vingt chevaliers qui pour Charles tenaient,
    Et qui de nuit en ces quartiers rôdaient,
    Pour découvrir si l’on avait nouvelle
    Touchant Agnès, et touchant la Pucelle.
    Quand deux mâtins, deux coqs, et deuxamants,
    Nez contre nez, se rencontrent aux champs;
    Lorsqu’un suppôt de la grâce efficace
    Trouve un cou tors de l’école d’Ignace;
    Quand un enfant de Luther ou Calvin
    Voit par hasard un prêtre ultramontain,
    Sans perdre temps un grand combat commence,
    A coups de gueule, ou de plume, ou de lance.
    Semblablement les gendarmes de France,
    Tout du plus loin qu’ils virent les Bretons,
    Fondent dessus, légers comme faucons.
    Les gens anglais sont gens qui se défendent;
    Mille beaux coups se donnent et se rendent.
    Le fier coursier qui notre Agnès portait
    Était actif, jeune, fringant comme elle;
    Il se cabrait, il ruait, il tournait;
    Agnès allait, sautillant sur la selle.
    Bientôt au bruit des cruels combattants
    Il s’effarouche, il prend le mors aux dents.
    Agnès en vain veut d’une main timide
    Le gouverner dans sa course rapide;
    Elle est trop faible: il lui fallut enfin
    A son cheval remettre son destin.
    Le beau Monrose, au fort de la mêlée,
    Ne peut savoir où sa nymphe est allée;
    Le coursier vole aussi prompt que le vent;
    Et sans relâche ayant couru six mille,
    Il s’arrêta dans un vallon tranquille,
    Tout vis-à-vis la porte d’un couvent.
    Un bois était près de ce monastère:
    Auprès du bois une onde vive et claire
    Fuit et revient, et par de longs détours,
    Parmi des fleurs, elle poursuit son cours.
    Plus loin s’élève une colline verte,
    A chaque automne enrichie et couverte
    Des doux présents dont Noé nous dota,
    Lorsqu’à la fin son grand coffre il quitta
    Pour réparer du genre humain la perte,
    Et que, lassé du spectacle de l’eau,
    Il fit du vin par un art tout nouveau.
    Flore et Pomone, et la féconde haleine
    Des doux zéphyrs, parfument ces beaux champs;
    Sans se lasser, l’oeil charmé s’y promène.
    Le paradis de nos premiers parents
    N’avait point eu de vallons plus riants,
    Plus fortunés; et jamais la nature
    Ne fut plus belle, et plus riche, et plus pure.
    L’air qu’on respire en ces lieux écartés
    Porte la paix dans les coeurs agités,
    Et, des chagrins calmant l’inquiétude,
    Fait aux mondains aimer la solitude.
    Au bord de l’onde Agnès se reposa.
    Sur le couvent ses deux beaux yeux fixa,
    Et de ses sens le trouble s’apaisa.
    C’était, lecteur, un couvent de nonnettes.
    « Ah! dit Agnès, adorables retraites!
    Lieux où le ciel a versé ses bienfaits!
    Séjour heureux d’innocence et de paix!
    Hélas! du ciel la faveur infinie
    Peut-être ici me conduit tout exprès
    Pour y pleurer les erreurs de ma vie.
    De chastes soeurs, épouses de leur Dieu,
    De leurs vertus embaument ce beau lieu;
    Et moi, fameuse entre les pécheresses,
    J’ai consumé mes jours dans les faiblesses. »
    Agnès ainsi, parlant à haute voix,
    Sur le portail aperçut une croix:
    Elle adora, d’humilité profonde,
    Ce signe heureux du salut de ce monde;
    Et, se sentant quelque componction,
    Elle comptait s’en aller à confesse;
    Car de l’amour à la dévotion
    Il n’est qu’un pas; l’un et l’autre est faiblesse.
    Or du moutier la vénérable abbesse
    Depuis deux jours était allée à Blois,
    Pour du couvent y soutenir les droits.
    Ma soeur Besogne avait en son absence
    Du saint troupeau la bénigne intendance.
    Elle accourut au plus vite au parloir,
    Puis fit ouvrir pour Agnès recevoir.
    « Entrez, dit-elle, aimable voyageuse;
    Quel bon patron, quelle fête joyeuse
    Peut amener au pied de nos autels
    Cette beauté dangereuse aux mortels?
    Seriez-vous point quelque ange ou quelque sainte
    Qui des hauts cieux abandonne l’enceinte,
    Pour ici-bas nous faire la faveur
    De consoler les filles du Seigneur? »
    Agnès répond: « C’est pour moi tropd’honneur,
    Je suis, ma soeur, une pauvre mondaine;
    De grands péchés mes beaux jours sont ourdis;
    Et si jamais je vais en paradis,
    Je n’y serai qu’auprès de Magdeleine.
    De mon destin le caprice fatal,
    Dieu, mon bon ange, et surtout mon cheval,
    Ne sais comment, en ces lieux m’ont portée.
    De grands remords mon âme est agitée;
    Mon coeur n’est point dans le crime endurci;
    J’aime le bien, j’en ai perdu la trace,
    Je la retrouve, et je sens que la grâce
    Pour mon salut veut que je couche ici.
    Ma soeur Besogne, avec douceur prudente,
    Encouragea la belle pénitente;
    Et, de la grâce exaltant les attraits,
    Dans sa cellule elle conduit Agnès;
    Cellule propre et bien illuminée,
    Pleine de fleurs; et galamment ornée,
    Lit ample et doux: on dirait que l’Amour
    A de ses mains arrangé ce séjour.
    Agnès, tout bas louant la Providence,
    Vit qu’il est doux de faire pénitence.
    Après souper (car je n’omettrai point
    Dans mes récits ce noble et digne point)
    Besogne dit à la belle étrangère:
    « Il est nuit close, et vous savez, ma chère,
    Que c’est le temps où les esprits malins
    Rôdent partout, et vont tenter les saints.
    Il nous faut faire une oeuvre profitable;
    Couchons ensemble, afin que si le diable
    Veut contre nous faire ici quelque effort,
    Nous trouvant deux, le diable en soit moins fort. »
    La dame errante accepta la partie:
    Elle se couche, et croit faire oeuvre pie;
    Croit qu’elle est sainte, et que le ciel l’absout;
    Mais son destin la poursuivait partout.
    Puis-je au lecteur raconter sans vergogne
    Ce que c’était que cette soeur Besogne?
    Il faut le dire, il faut tout publier.
    Ma soeur Besogne était un bachelier
    Qui d’un Hercule eut la force en partage
    Et d’Adonis le gracieux visage,
    N’ayant encor que vingt ans et demi,
    Blanc comme lait, et frais comme rosée.
    La dame abbesse, en personne avisée,
    En avait fait depuis peu son ami.
    Soeur bachelier vivait dans l’abbaye,
    En cultivant son ouaille jolie:
    Ainsi qu’Achille, en fille déguisé,
    Chez Lycomède était favorisé
    Des doux baisers de sa Déidamie.
    La pénitente était à peine au lit
    Avec sa soeur, soudain elle sentit
    Dans la nonnain métamorphose étrange.
    Assurément elle gagnait au change.
    Crier, se plaindre, éveiller le couvent,
    N’aurait été qu’un scandale imprudent.
    Souffrir en paix, soupirer, et se taire,
    Se résigner est tout ce qu’on peut faire,
    Puis rarement en telle occasion
    On a le temps de la réflexion.
    Quand soeur Besogne à sa fureur claustrale
    (Car on se lasse) eut mis quelque intervalle,
    La belle Agnès, non sans contrition,
    Fit en secret cette réflexion:
    « C’est donc en vain que j’eus toujours en tête
    Le beau projet d’être une femme honnête;
    C’est donc en vain que l’on fait ce qu’on peut:
    N’est pas toujours femme de bien qui veut.»

     

    Chant XI

     

    ARGUMENT.

    Les Anglais violent le couvent: combat de Saint George, patrond’Angleterre,
    contre Saint Denis, patron de la France.

     

    Je vous dirai, sans harangue inutile,
    Que le matin nos deux charmants reclus,
    Lassés tous deux de plaisirs défendus,
    S’abandonnaient, l’un vers l’autre étendus,
    Au doux repos d’une ivresse tranquille.
    Un bruit affreux dérangea leur sommeil.
    De tous côtés le flambeau de la guerre,
    L’horrible mort éclaire leur réveil;
    Près du couvent le sang couvrait la terre.
    Cet escadron de malandrins anglais
    Avait battu cet escadron français.
    Ceux-ci s’en vont au travers de la plaine,
    Le fer en main; ceux-là volent après,
    Frappant, tuant, criant tous hors d’haleine:
    « Mourez sur l’heure, ou rendez-nous Agnès. »
    Mais aucun d’eux n’en savait des nouvelles.
    Le vieux Colin, pasteur de ces cantons,
    Leur dit: « Messieurs, en gardant mes moutons,
    Je vis hier le miracle des belles
    Qui vers le soir entrait en ce moutier. »
    Lors les Anglais se mirent à crier:
    « Ah! c’est Agnès, n’en doutons point, c’est elle;
    Entrons, amis. » La cohorte cruelle
    Saute à l’instant dessus ces murs bénis:
    Voilà les loups au milieu des brebis.
    Dans le dortoir, de cellule en cellule,
    A la chapelle, à la cave, en tout lieu,
    Ces ennemis des servantes de Dieu
    Attaquent tout sans honte et sans scrupule.
    Ah! soeur Agnès, soeur Marton, soeur Ursule,
    Où courez-vous, levant les mains au cieux,
    Le trouble au sein, la mort dans vos beaux yeux?
    Où fuyez-vous, colombes gémissantes?
    Vous embrassez, interdites, tremblantes,
    Ce saint autel, asile redouté,
    Sacré garant de votre chasteté.
    C’est vainement, dans ce péril funeste,
    Que vous criez à votre époux céleste:
    A ses yeux même, à ces mêmes autels,
    Tendre troupeau, vos ravisseurs cruels
    Vont profaner la foi pure et sacrée
    Qu’innocemment votre bouche a jurée.
    Je sais qu’il est des lecteurs bienmondains,
    Gens sans pudeur, ennemis des nonnains,
    Mauvais plaisants, de qui l’esprit frivole
    Ose insulter aux filles qu’on viole:
    Laissons-les dire. Hélas! mes chères soeurs,
    Qu’il est affreux pour de si jeunes coeurs,
    Pour des beautés si simples, si timides,
    De se débattre en des bras homicides;
    De recevoir les baisers dégoûtants
    De ces félons de carnage fumants,
    Qui, d’un effort détestable et farouche,
    Les yeux en feu, le blasphème à la bouche,
    Mêlant l’outrage avec la volupté,
    Vous font l’amour avec férocité;
    De qui l’haleine horrible, empoisonnée,
    La barbe dure et la main forcenée,
    Le corps hideux, le bras noir et sanglant,
    Semblent donner la mort en caressant,
    Et qu’on prendrait, dans leurs fureurs étranges,
    Pour des démons qui violent des anges!
    Déjà le crime, aux regards effrontés,
    A fait rougir ces pudiques beautés.
    Soeur Rebondi, si dévote et si sage,
    Au fier Shipunk est tombée en partage;
    Le dur Barclay, l’incrédule Warton,
    Sont tous les deux après soeur Amidon.
    On pleure, on prie, on jure, on presse, on cogne.
    Dans le tumulte on voyait soeur Besogne
    Se débattant contre Bard et Parson:
    Ils ignoraient que Besogne est garçon,
    Et la pressaient sans entendre raison.
    Aimable Agnès, dans la troupe affligée,
    Vous n’étiez pas pour être négligée;
    Et votre sort, objet charmant et doux,
    Est à jamais de pécher malgré vous.
    Le chef sanglant de la gent sacrilège,
    Hardi vainqueur, vous presse et vous assiège,
    Et les soldats, soumis dans leur fureur,
    Avec respect lui cédaient cet honneur.
    Le juste ciel, en ses décrets sévères,
    Met quelquefois un terme à nos misères.
    Car dans le temps que messieurs d’Albion
    Avaient placé l’abomination
    Tout au milieu de la sainte Sion,
    Du haut des cieux le patron de la France,
    Le bon Denis, propice à l’innocence,
    Crut échapper aux soupçons inquiets
    Du fier saint George, ennemi des Français;
    Du paradis il vint en diligence.
    Mais pour descendre au terrestre séjour,
    Plus ne monta sur un rayon du jour;
    Sa marche alors aurait paru trop claire.
    Il s’en alla vers le dieu du mystère,
    Dieu sage et fin, grand ennemi du bruit,
    Qui partout vole, et ne va que de nuit.
    Il favorise (et certes c’est dommage)
    Force fripons, mais il conduit le sage:
    Il est sans cesse à l’église, à la cour;
    Au temps jadis il a guidé l’Amour.
    Il mit d’abord au milieu d’un nuage
    Le bon Denis; puis il fit le voyage
    Par un chemin solitaire, écarté,
    Parlant tout bas, et marchant de côté.
    Des bons Français le protecteur fidèle
    Non loin de Blois rencontra la Pucelle,
    Qui sur le dos de son gros muletier
    Gagnait pays par un petit sentier,
    En priant Dieu qu’une heureuse aventure
    Lui fit enfin retrouver son armure.
    Tout du plus loin que saint Denis la vit,
    D’un ton bénin le bon patron lui dit:
    « O ma Pucelle, ô vierge destinée
    A protéger les filles et les rois,
    Viens secourir la pudeur aux abois,
    Viens réprimer la rage forcenée,
    Viens; que ce bras vengeur des fleurs de lis
    Soit le sauveur de mes tendrons bénis:
    Vois ce couvent, le temps presse, on viole:
    Viens, ma Pucelle! » Il dit, et Jeanne y vole.
    Le cher patron lui servant d’écuyer,
    A coups de fouet hâtait le muletier.
    Vous voici, Jeanne, au milieu des infâmes
    Qui tourmentaient ces vénérables dames.
    Jeanne était nue; un Anglais impudent
    Vers cet objet tourne soudain la tête;
    Il la convoite: il pense fermement
    Qu’elle venait pour être de la fête.
    Vers elle il court, et sur sa nudité
    Il va cherchant la sale volupté.
    On lui répond d’un coup de cimeterre
    Droit sur le nez. L’infâme roule à terre,
    Jurant ce mot des Français révéré,
    Mot énergique, au plaisir consacré,
    Mot que souvent le profane vulgaire
    Indignement prononce en sa colère.
    Jeanne, à ses pieds foulant son corpssanglant,
    Criait tout haut à ce peuple méchant:
    « Cessez, cruels; cessez, troupe profane;
    O violeurs, craignez Dieu, craignez Jeanne! »
    Ces mécréants, au grand oeuvre attachés,
    N’écoutaient rien, sur leurs nonnains juchés:
    Tels des ânons broutent des fleurs naissantes,
    Malgré les cris du maître et des servantes.
    Jeanne, qui voit leurs impudents travaux,
    De grande horreur saintement transportée,
    Invoquant Dieu, de Denis assistée,
    Le fer en main, vole de dos en dos,
    De nuque en nuque et d’échine en échine,
    Frappant, perçant de sa pique divine,
    Pourfendant l’un alors qu’il commençait,
    Dépêchant l’autre alors qu’il finissait,
    Et moissonnant la cohorte félonne;
    Si que chacun fut percé sur sa nonne,
    Et perdant l’âme au fort de son désir,
    Allait au diable en mourant de plaisir.
    Isâc Warton, dont la lubrique rage,
    Avait pressé son détestable ouvrage,
    Ce dur Warton fut le seul écuyer
    Qui de sa nonne osa se délier,
    Et droit en pied, reprenant son armure,
    Attendit Jeanne, et changea de posture.
    O vous, grand saint, protecteur de l’État,
    Bon saint Denis, témoin de ce combat,
    Daignez redire à ma muse fidèle
    Ce qu’à vos yeux fit alors ma Pucelle.
    Jeanne d’abord frémit, s’émerveilla:
    « Mon cher Denis? mon saint, que vois-je là?
    Mon corselet, mon armure céleste,
    Ce beau présent que tu m’avais donné,
    Brille à mes yeux au dos de ce damné!
    Il a mon casque, il a ma soubreveste. »
    Il était vrai; la Jeanne avait raison
    La belle Agnès, en troquant de jupon,
    De cette armure en secret habillée,
    Par Jean Chandos fut bientôt dépouillée.
    Isâc Warton, écuyer de Chandos,
    Prit cette armure, et s’en couvrit le dos.
    O Jeanne d’Arc! ô fleur des héroïnes!
    Tu combattais pour tes armes divines,
    Pour ton grand roi si longtemps outragé,
    Pour la pudeur de cent bénédictines,
    Pour saint Denis de leur honneur chargé.
    Denis la voit qui donne avec audace
    Cent coups de sabre à sa propre cuirasse,
    A son armet d’une aigrette ombragé.
    Au mont Etna, dans leur forge brûlante,
    Du noir Vulcain les borgnes compagnons
    Font retentir l’enclume étincelante
    Sous des marteaux moins pesants et moins prompts,
    En préparant au maître du tonnerre
    Son gros canon trop bravé sur la terre.
    Le fier Anglais, de fer enharnaché,
    Recule un pas; son âme est stupéfaite
    Quand il se voit si rudement touché
    Par une jeune et fringante brunette.
    La voyant nue, il sentit des remords;
    Sa main tremblait de blesser ce beau corps.
    Il se défend, et combat en arrière,
    De l’ennemie admirant les trésors,
    Et se moquant de sa vertu guerrière.
    Saint George alors au sein du paradis
    Ne voyant plus son confrère Denis,
    Se douta bien que le saint de la France
    Portait aux siens sa divine assistance.
    Il promenait ses regards inquiets
    Dans les recoins du céleste palais.
    Sans balancer aussitôt il demande
    Son beau cheval connu dans la légende.
    Le cheval vint; George le bien monté,
    La lance au poing, et le sabre au côté,
    Va parcourant cet effroyable espace
    Que des humains veut mesurer l’audace;
    Ces cieux divers, ces globes lumineux
    Que fait tourner René le songe-creux
    Dans un amas de subtile poussière,
    Beaux tourbillons que l’on ne prouve guère.
    Et que Newton, rêveur bien plus fameux,
    Fait tournoyer sans boussole et sans guide
    Autour du rien, tout au travers du vide.
    George, enflammé de dépit et d’orgueil,
    Franchit ce vide, arrive en un clin d’oeil
    Devers les lieux arrosés par la Loire,
    Où saint Denis croyait chanter victoire.
    Ainsi l’on voit dans la profonde nuit
    Une comète, en sa longue carrière,
    Étinceler d’une horrible lumière:
    On voit sa queue, et le peuple frémit;
    Le pape en tremble, et la terre étonnée
    Croit que les vins vont manquer cette année.
    Tout du plus loin que saint George aperçut
    Monsieur Denis, de colère il s’émut;
    Et, brandissant sa lance meurtrière,
    Il dit ces mots dans le vrai goût d’Homère:
    « Denis, Denis! rival faible et hargneux,
    Timide appui d’un parti malheureux,
    Tu descends donc en secret sur la terre
    Pour égorger mes héros d’Angleterre!
    Crois-tu changer les ordres du destin,
    Avec ton âne et ton bras féminin?
    Ne crains-tu pas que ma juste vengeance
    Punisse enfin toi, ta fille, et la France?
    Ton triste chef, branlant sur ton cou tors,
    S’est déjà vu séparé de ton corps:
    Je veux t’ôter, aux yeux de ton Église,
    Ta tête chauve en son lieu mal remise,
    Et t’envoyer vers les murs de Paris,
    Digne patron des badauds attendris,
    Dans ton faubourg, où l’on chôme ta fête,
    Tenir encore et rebaiser ta tête. »
    Le bon Denis, levant les mains aux cieux,
    Lui répondit d’un ton noble et pieux:
    O grand saint George, ô mon puissant confrère!
    Veux-tu toujours écouter ta colère?
    Depuis le temps que nous sommes au ciel,
    Ton coeur dévot est tout pétri de fiel.
    Nous faudra-t-il, bienheureux que nous sommes,
    Saints enchâssés, tant fêtés chez les hommes,
    Nous qui devons l’exemple aux nations,
    Nous décrier par nos divisions?
    Veux-tu porter une guerre cruelle
    Dans le séjour de la paix éternelle?
    Jusques à quand les saints de ton pays
    Mettront-ils donc le trouble en paradis?
    O fiers Anglais, gens toujours trop hardis,
    Le ciel un jour, à son tour en colère,
    Se lassera de vos façons de faire;
    Ce ciel n’aura, grâce à vos soins jaloux,
    Plus de dévots qui viennent de chez vous.
    Malheureux saint, pieux atrabilaire,
    Patron maudit d’un peuple sanguinaire,
    Sois plus traitable; et, pour Dieu, laisse-moi
    Sauver la France et secourir mon roi.
    A ce discours, George, bouillant de rage,
    Sentit monter le rouge à son visage;
    Et, des badauds contemplant le patron,
    Il redoubla de force et de courage,
    Car il prenait Denis pour un poltron.
    Il fond sur lui, tel qu’un puissant faucon
    Vole de loin sur un tendre pigeon.
    Denis recule, et prudent il appelle
    A haute voix son âne si fidèle,
    Son âne ailé, sa joie et son secours.
    « Viens, criait-il, viens défendre mes jours. »
    Ainsi parlant, le bon Denis oublie
    Que jamais saint n’a pu perdre la vie.
    Le beau grison revenait d’Italie
    En ce moment; et moi, conteur succinct,
    J’ai déjà dit ce qui fit qu’il revint.
    A son Denis dos et selle il présente.
    Notre patron, sur son âne élancé,
    Sentit soudain sa valeur renaissante.
    Subtilement il avait ramassé
    Le fer tranchant d’un Anglais trépassé
    Lors, brandissant le fatal cimeterre,
    Il pousse à George, il le presse, il le serre.
    George indigné lui fait tomber en bref
    Trois horions sur son malheureux chef:
    Tous sont parés; Denis garde sa tête,
    Et de ses coups dirige la tempête
    Sur le cheval et sur le cavalier.
    Le feu jaillit de l’élastique acier;
    Les fers croisés, et de taille et de pointe,
    A tout moment vont, au fort du combat,
    Chercher le cou, le casque, le rabat,
    Et l’auréole, et l’endroit délicat
    Où la cuirasse à l’aiguillette est jointe.
    Ces vains efforts les rendaient plusardents;
    Tous deux tenaient la victoire en suspens,
    Quand de sa voix terrible et discordante
    L’âne entonna son octave écorchante.
    Le ciel en tremble; Écho du fond des bois
    En frémissant répète cette voix.
    George pâlit: Denis d’une main leste
    Fait une feinte, et d’un revers céleste
    Tranche le nez du grand saint d’Albion.
    Le bout sanglant roule sur son arçon.
    George, sans nez, mais non pas sans courage,
    Venge à l’instant l’honneur de son visage,
    Et jurant Dieu, selon les nobles us
    De ses Anglais, d’un coup de cimeterre
    Coupe à Denis ce que jadis saint Pierre,
    Certain jeudi, fit tomber à Malchus.
    A ce spectacle, à la voix ampoulée
    De l’âne saint, à ses terribles cris,
    Tout fut ému dans les divins lambris.
    Le beau portail de la voûte étoilée
    S’ouvrit alors, et des arches du ciel
    On vit sortir l’archange Gabriel,
    Qui, soutenu sur ses brillantes ailes,
    Fend doucement les plaines éternelles,
    Portant en main la verge qu’autrefois
    Devers le Nil eut le divin Moïse,
    Quand dans la mer, suspendue et soumise,
    Il engloutit les peuples et les rois.
    « Que vois-je ici? cria-t-il en colère;
    Deux saints patrons, deux enfants de lumière,
    Du Dieu de paix confidents éternels,
    Vont s’échiner comme de vils mortels!
    Laissez, laissez aux sots enfants des femmes
    Les passions, et le fer, et les flammes;
    Abandonnez à leur profane sort
    Les corps chétifs de ces grossières âmes,
    Nés dans la fange, et formés pour la mort:
    Mais vous, enfants qu’au séjour de la vie
    Le ciel nourrit de sa pure ambroisie,
    Êtes-vous las d’être trop fortunés?
    Êtes-vous fous? ciel! une oreille, un nez!
    Vous que la grâce et la miséricorde
    Avaient formés pour prêcher la concorde,
    Pouvez-vous bien de je ne sais quels rois
    En étourdis embrasser la querelle?
    Ou renoncez à la voûte éternelle,
    Ou dans l’instant qu’on se rende à mes lois.
    Que dans vos coeurs la charité s’éveille.
    George insolent, ramassez cette oreille,
    Ramassez, dis-je; et vous, monsieur Denis,
    Prenez ce nez avec vos doigts bénis:
    Que chaque chose en son lieu soit remise. »
    Denis soudain va, d’une main soumise,
    Rendre le bout au nez qu’il fit camus.
    George à Denis rend l’oreille dévote
    Qu’il lui coupa. Chacun des deux marmotte
    A Gabriel un gentil oremus;
    Tout se rajuste, et chaque cartilage
    Va se placer à l’air de son visage.
    Sang, fibres, chair, tout se consolida;
    Et nul vestige aux deux saints ne resta
    De nez coupé, ni d’oreille abattue;
    Tant les saints ont la chair ferme et dodue!
    Puis Gabriel, d’un ton de président:
    « Çà, qu’on s’embrasse. » Il dit, et dans l’instant
    Le doux Denis, sans fiel et sans colère,
    De bonne foi baisa son adversaire:
    Mais le fier George en l’embrassant jurait,
    Et promettait que Denis le payerait.
    Le bel archange, après cette embrassade,
    Prend mes deux saints, et d’un air gracieux
    A ses côtés les fait voguer aux cieux,
    Où de nectar on leur verse rasade.
    Peu de lecteurs croiront ce grand combat;
    Mais sous les murs qu’arrosait le Scamandre,
    N’a-t-on pas vu jadis avec éclat
    Les dieux armés de l’Olympe descendre?
    N’a-t-on pas vu chez cet Anglais Milton
    D’anges ailés toute une légion
    Rougir de sang les célestes campagnes,
    Jeter au nez quatre ou cinq cents montagnes,
    Et qui pis est avoir du gros canon?
    Or si jadis Michel et le démon
    Se sont battus, messieurs Denis et George
    Pouvaient sans doute, à plus forte raison,
    Se rencontrer et se couper la gorge.
    Mais dans le ciel si la paix revenait,
    Il en était autrement sur la terre,
    Séjour maudit de discorde et de guerre.
    Le bon roi Charle en cent endroits courait,
    Nommait Agnès, la cherchait, et pleurait.
    Et cependant Jeanne la foudroyante,
    De son épée invincible et sanglante,
    Au fier Warton le trépas préparait:
    Elle l’atteint vers l’énorme partie
    Dont cet Anglais profana le couvent;
    Warton chancelle, et son glaive tranchant
    Quitte sa main par la mort engourdie;
    Il tombe, et meurt en reniant les saints.
    Le vieux troupeau des antiques nonnains,
    Voyant aux pieds de l’amazone auguste
    Le chevalier sanglant et trébuché,
    Disant Ave, s’écriait: « Il est juste
    Qu’on soit puni par où l’on a péché.
    Soeur Rebondi, qui dans la sacristie
    A succombé sous le vainqueur impie,
    Pleurait le traître en rendant grâce au ciel:
    Et, mesurant des yeux le criminel,
    Elle disait d’une voix charitable:
    Hélas! hélas! nul ne fut plus coupable.

     

    Chant XII

     

     

    ARGUMENT.

    Monrose tue l’aumônier. Charles retrouve Agnès, qui se consolaitavec Monrose
    dans le château de Cutendre.

     

    J’avais juré de laisser la morale,
    De conter net, de fuir les longs discours
    Mais que ne peut ce grand dieu des amours?
    Il est bavard, et ma plume inégale
    Va griffonnant de son bec effilé
    Ce qu’il inspire à mon cerveau brûlé.
    Jeunes beautés, filles, veuves ou femmes,
    Qu’il enrôla sous ses drapeaux charmants,
    Vous qui lancez et recevez ses flammes,
    Or dites-moi, quand deux jeunes amants,
    Égaux en grâce, en mérite, en talents,
    Aux doux plaisirs tous deux vous sollicitent,
    Également vous pressent, vous excitent,
    Mettent en feu vos sensibles appas,
    Vous éprouvez un étrange embarras.
    Connaissez-vous cette histoire frivole
    D’un certain âne, illustre dans l’école?
    Dans l’écurie on vint lui présenter
    Pour son dîner deux mesures égales,
    De même forme, à pareils intervalles:
    Des deux côtés l’âne se vit tenter
    Également, et, dressant ses oreilles
    Juste au milieu des deux formes pareilles,
    De l’équilibre accomplissant les lois,
    Mourut de faim, de peur de faire un choix.
    N’imitez pas cette philosophie;
    Daignez plutôt honorer tout d’un temps
    De vos bontés vos deux jeunes amants,
    Et gardez-vous de risquer votre vie.
    A quelques pas de ce joli couvent,
    Si pollué, si triste, et si sanglant,
    Où le matin vingt nonnes affligées
    Par l’amazone ont été trop vengées,
    Près de la Loire était un vieux château
    A pont-levis, mâchicoulis, tourelles;
    Un long canal transparent, à fleur d’eau,
    En serpentant tournait au pied d’icelles,
    Puis embrassait, en quatre cents jets d’arc.
    Les murs épais qui défendaient le parc.
    Un vieux baron, surnommé de Cutendre,
    Était seigneur de cet heureux logis.
    En sûreté chacun pouvait s’y rendre:
    Le vieux seigneur, dont l’âme est bonne et tendre,
    En avait fait l’asile du pays.
    Français, Anglais, tous étaient ses amis;
    Tout voyageur en coche, en botte, en guêtre,
    Ou prince, ou moine, ou nonne, ou turc, ou prêtre,
    Y recevait un accueil gracieux:
    Mais il fallait qu’on entrât deux à deux;
    Car tout baron a quelque fantaisie,
    Et celui-ci pour jamais résolut
    Qu’en son châtel en nombre pair on fût,
    Jamais impair: telle était sa folie.
    Quand deux à deux on abordait chez lui,
    Tout allait bien: mais malheur à celui
    Qui venait seul en ce logis se rendre!
    Il soupait mal; il lui fallait attendre
    Qu’un compagnon formât ce nombre heureux,
    Nombre parfait qui fait que deux font deux.
    La fière Jeanne ayant repris ses armes,
    Qui cliquetaient sur ses robustes charmes,
    Devers la nuit y conduisit au frais,
    En devisant, la belle et douce Agnès.
    Cet aumônier qui la suivait de près,
    Cet aumônier ardent, insatiable,
    Arrive aux murs du logis charitable.
    Ainsi qu’un loup qui mâche sous sa dent
    Le fin duvet d’un jeune agneau bêlant,
    Plein de l’ardeur d’achever sa curée,
    Va du bercail escalader l’entrée:
    Tel, enflammé de sa lubrique ardeur,
    L’oeil tout en feu, l’aumônier ravisseur
    Allait cherchant les restes de sa joie,
    Qu’on lui ravit lorsqu’il tenait sa proie.
    Il sonne, il crie: on vient; on aperçut
    Qu’il était seul, et soudain il parut
    Que les deux bois dont les forces mouvantes
    Font ébranler les solives tremblantes
    Du pont-levis par les airs s’élevaient,
    Et, s’élevant, le pont-levis haussaient.
    A ce spectacle, à cet ordre du maître,
    Qui jura Dieu? ce fut mon vilain prêtre.
    Il suit des yeux les deux mobiles bois;
    Il tend les mains, veut crier, perd la voix.
    On voit souvent, du haut d’une gouttière,
    Descendre un chat auprès d’une volière:
    Passant la griffe à travers les barreaux
    Qui contre lui défendent les oiseaux,
    Son oeil poursuit cette espèce emplumée,
    Qui se tapit au fond d’une ramée.
    Notre aumônier fut encor plus confus.
    Alors qu’il vit sous des ormes touffus
    Un beau jeune homme à la tresse dorée,
    Au sourcil noir, à la mine assurée,
    Aux yeux brillants, au menton cotonné,
    Au teint fleuri, par les grâces orné,
    Tout rayonnant des couleurs du bel âge:
    C’était l’Amour, ou c’était mon beau page;
    C’était Monrose. Il avait tout le jour
    Cherché l’objet de son naissant amour.
    Dans le couvent reçu par les nonnettes,
    Il apparut à ces filles discrètes
    Non moins charmant que l’ange Gabriel,
    Pour les bénir venant du haut du ciel.
    Les tendres soeurs, voyant le beau Monrose,
    Sentaient rougir leur visage de rose,
    Disant tout bas: « Ah! que n’était-il là.
    Dieu paternel, quand on nous viola! »
    Toutes en cercle autour de lui se mirent,
    Parlant sans cesse; et lorsqu’elles apprirent
    Que ce beau page allait chercher Agnès,
    On lui donna le coursier le plus frais,
    Avec un guide, afin que sans esclandre
    Il arrivât au château de Cutendre.
    En arrivant, il vit près du chemin,
    Non loin du pont, l’aumônier inhumain.
    Lors, tout ému de joie et de colère:
    « Ah! c’est donc toi, prêtre de Belzébut!
    Je jure ici Chandos et mon salut,
    Et, plus encor, les yeux qui m’ont su plaire,
    Que tes forfaits vont enfin se payer. »
    Sans repartir, le bouillant aumônier
    Prend d’une main par la rage tremblante
    Un pistolet, en presse la détente;
    Le chien s’abat, le feu prend, le coup part:
    Le plomb chassé siffle et vole au hasard,
    Suivant au loin la ligne mal mirée
    Que lui traçait une main égarée.
    Le page vise, et, par un coup plus sûr,
    Atteint le front, ce front horrible et dur,
    Où se peignait une âme détestable.
    L’aumônier tombe, et le page vainqueur
    Sentit alors dans le fond de son coeur
    De la pitié le mouvement aimable.
    « Hélas! dit-il, meurs du moins en chrétien,
    Dis Te Deum; tu vécus comme un chien;
    Demande au ciel pardon de ta luxure;
    Prononce Amen; donne ton âme à Dieu.
    Non, répondit le maraud à tonsure;
    Je suis damné, je vais au diable: adieu. »
    Il dit, et meurt; son âme déloyale
    Alla grossir la cohorte infernales.
    Tandis qu’ainsi ce monstre impénitent
    Allait rôtir aux brasiers de Satan,
    Le bon roi Charle, accablé de tristesse,
    Allait cherchant son errante maîtresse,
    Se promenant, pour calmer sa douleur,
    Devers la Loire avec son confesseur.
    Il faut ici, lecteur, que je remarque
    En peu de mots ce que c’est qu’un docteur
    Qu’en sa jeunesse un amoureux monarque
    Par étiquette a pris pour directeur.
    C’est un mortel tout pétri d’indulgence,
    Qui doucement fait pencher dans ses mains
    Du bien, du mal la trompeuse balance;
    Vous mène au ciel par d’aimables chemins,
    Et fait pécher son maître en conscience:
    Son ton, ses yeux, son geste composant,
    Observant tout, flattant avec adresse
    Le favori, le maître, la maîtresse;
    Toujours accort, et toujours complaisant.
    Le confesseur du monarque gallique
    Était un fils du bon saint Dominique;
    Il s’appelait le père Bonifoux,
    Homme de bien, se faisant tout à tous.
    Il lui disait d’un ton dévot et doux:
    « Que je vous plains! la partie animale
    Prend le dessus: la chose est bien fatale.
    Aimer Agnès est un péché vraiment;
    Mais ce péché se pardonne aisément:
    Au temps jadis il était fort en vogue
    Chez les Hébreux, enfants du Décalogue.
    Cet Abraham, ce père des croyants,
    Avec Agar s’avisa d’être père;
    Car sa servante avait des yeux charmants
    Qui de Sara méritaient la colère.
    Jacob le juste épousa les deux soeurs.
    Tout patriarche a connu les douceurs
    Du changement dans l’amoureux mystère.
    Le vieux Booz en son vieux lit reçut
    Après moisson la bonne et vieille Ruth:
    Et, sans compter la belle Bethsabée,
    Du bon David l’âme fut absorbée
    Dans les plaisirs de son ample sérail.
    Son vaillant fils, fameux par sa crinière,
    Un beau matin, par vertu singulière,
    Vous repassa tout ce gentil bercail.
    De Salomon vous savez le partage:
    Comme un oracle on écoutait sa voix;
    Il savait tout; et des rois le plus sage
    Était aussi le plus galant des rois.
    De leurs pêchés si vous suivez la trace,
    Si vos beaux ans sont livrés à l’amour,
    Consolez-vous; la sagesse a son tour.
    Jeune on s’égare, et vieux on obtient grâce.
    ¾ Ah! dit Charlot, ce discours est fort bon
    Mais que je suis bien loin de Salomon!
    Que son bonheur augmente mes détresses!
    Pour ses ébats il eut trois cents maîtresses.
    Je n’en ai qu’une; hélas! je ne l’ai plus. »
    Des pleurs alors, sur son nez répandus,
    Interrompaient sa voix tendre et plaintive;
    Lorsqu’il avise, en tournant vers la rive,
    Sur un cheval trottant d’un pas hardi,
    Un manteau rouge, un ventre rebondi,
    Un vieux rabat; c’était Bonneau lui-même.
    Or chacun sait qu’après l’objet qu’on aime,
    Rien n’est plus doux pour un parfait amant
    Que de trouver son très cher confident.
    Le roi, perdant et reprenant haleine,
    Crie à Bonneau: Quel démon te ramène?
    Que fait Agnès? dis; d’où viens-tu? quels lieux
    Sont embellis, éclairés par ses yeux?
    Où la trouver? dis donc, réponds donc, parle.
    Aux questions qu’enfilait le roi Charle,
    Le bon Bonneau conta de point en point
    Comme il avait été mis en pourpoint,
    Comme il avait servi dans la cuisine,
    Comme il avait, par fraude clandestine
    Et par miracle, à Chandos échappé,
    Quand à se battre on était occupé;
    Comme on cherchait cette beauté divine:
    Sans rien omettre il raconta fort bien
    Ce qu’il savait mais il ne savait rien.
    Il ignorait la fatale aventure,
    Du prêtre anglais la brutale luxure,
    Du page aimé l’amour respectueux,
    Et du couvent le sac incestueux.
    Après avoir bien expliqué leurs craintes,
    Repris cent fois le fil de leurs complaintes,
    Maudit le sort et les cruels Anglais,
    Tous deux étaient plus tristes que jamais.
    Il était nuit; le char de la grande Ourse
    Vers son nadir avait fourni sa course.
    Le jacobin dit au prince pensif:
    « Il est bien tard; soyez mémoratif
    Que tout mortel, prince ou moine, à cette heure,
    Devrait chercher quelque honnête demeure
    Pour y souper et pour passer la nuit. »
    Le triste roi, par le moine conduit,
    Sans rien répondre, et ruminant sa peine,
    Le cou penché, galope dans la plaine;
    Et bientôt Charle, et le prêtre, et Bonneau,
    Furent tous trois aux fossés du château.
    Non loin du pont était l’aimable page,
    Lequel, ayant jeté dans le canal
    Le corps maudit de son damné rival,
    Ne perdait point l’objet de son voyage.
    Il dévorait en secret son ennui,
    Voyant ce pont entre sa dame et lui.
    Mais quand il vit aux rayons de la lune
    Les trois Français, il sentit que son coeur
    Du doux espoir éprouvait la chaleur;
    Et d’une grâce adroite et non commune
    Cachant son nom, et surtout son ardeur,
    Dès qu’il parut, dès qu’il se fit entendre,
    Il inspira je ne sais quoi de tendre:
    Il plut au prince, et le moine bénin
    Le caressait de son air patelin,
    D’un oeil dévot, et du plat de la main.
    Le nombre pair étant formé de quatre,
    On vit bientôt les deux flèches abattre
    Le pont mobile; et les quatre coursiers
    Font en marchant gémir les madriers.
    Le gros Bonneau tout essoufflé chemine,
    En arrivant, droit devers la cuisine,
    Songe au souper; le moine au même lieu
    Dévotement en rendit grâce à Dieu.
    Charles, prenant un nom de gentilhomme,
    Court à Cutendre avant qu’il prît son somme.
    Le bon baron lui fit son compliment,
    Puis le mena dans son appartement.
    Charle a besoin d’un peu de solitude,
    Il veut jouir de son inquiétude;
    Il pleure Agnès: il ne se doutait pas
    Qu’il fût si près de ses jeunes appas.
    Le beau Monrose en sut bien davantage.
    Avec adresse il fit causer un page,
    Il se fit dire où reposait Agnès,
    Remarquant tout avec des yeux discrets.
    Ainsi qu’un chat, qui d’un regard avide
    Guette au passage une souris timide,
    Marchant tout doux, la terre ne sent pas
    L’impression de ses pieds délicats;
    Dès qu’il l’a vue, il a sauté sur elle:
    Ainsi Monrose, avançant vers la belle,
    Étend un bras, puis avance à tâtons,
    Posant l’orteil et haussant les talons.
    Agnès, Agnès, il entre dans ta chambre!
    Moins promptement la paille vole à l’ambre,
    Et le fer suit moins sympathiquement
    Le tourbillon qui t’unit à l’aimant.
    Le beau Monrose en arrivant se jette
    A deux genoux au bord de la couchette,
    Où sa maîtresse avait entre deux draps,
    Pour sommeiller, arrangé ses appas.
    De dire un mot aucun d’eux n’eut la force
    Ni le loisir; le feu prit à l’amorce
    En un clin d’oeil; un baiser amoureux
    Unit soudain leurs bouches demi-closes;
    Leur âme vint sur leurs lèvres de roses;
    Un tendre feu sortit de leurs beaux yeux;
    Dans leurs baisers leurs langues se cherchèrent:
    Qu’éloquemment alors elles parlèrent!
    Discours muets, langage des désirs,
    Charmant prélude, organe des plaisirs,
    Pour un moment il vous fallut suspendre
    Ce doux concert, et ce duo si tendre.
    Agnès aida Monrose impatient
    A dépouiller, à jeter promptement
    De ses habits l’incommode parure,
    Déguisement qui pèse à la nature,
    Dans l’âge d’or aux mortels inconnu,
    Que hait surtout un dieu qui va tout nu.
    Dieux! quels objets! est-ce Flore etZéphyre?
    Est-ce Psyché qui caresse l’Amour?
    Est-ce Vénus que le fils de Cynire
    Tient dans ses bras loin des rayons du jour,
    Tandis que Mars est jaloux et soupire?
    Le Mars français, Charle, au fond duchâteau,
    Soupire alors avec l’ami Bonneau,
    Mange à regret et boit avec tristesse.
    Un vieux valet, bavard de son métier,
    Pour égayer sa taciturne altesse,
    Apprit au roi, sans se faire prier,
    Que deux beautés, l’une robuste et fière,
    Aux cheveux noirs, à la mine guerrière.
    L’autre plus douce, aux yeux bleus, au teint frais,
    Couchaient alors dans la gentilhommière.
    Charle étonné les soupçonne à ces traits;
    Il se fait dire et puis redire encore
    Quels sont les yeux, la bouche, les cheveux,
    Le doux parler, le maintien vertueux
    Du cher objet de son coeur amoureux:
    C’est elle enfin, c’est tout ce qu’il adore;
    Il en est sûr, il quitte son repas.
    « Adieu, Bonneau: je cours entre ses bras. »
    Il dit et vole, et non pas sans fracas:
    Il était roi, cherchant peu le mystère.
    Plein de sa joie, il répète et redit
    Le nom d’Agnès, tant qu’Agnès l’entendit.
    Le couple heureux en trembla dans son lit.
    Que d’embarras! comment sortir d’affaire.
    Voici comment le beau page s’y prit:
    Près du lambris, dans une grande armoire,
    On avait mis un petit oratoire,
    Autel de poche, où, lorsque l’on voulait,
    Pour quinze sous un capucin venait.
    Sur le retable, en voûte pratiquée,
    Est une niche en attendant son saint.
    D’un rideau vert la niche était masquée.
    Que fait Monrose? un beau penser lui vint
    De s’ajuster dans la niche sacrée;
    En bienheureux, derrière le rideau,
    Il se tapit, sans pourpoint, sans manteau.
    Charles volait, et presque dès l’entrée
    Il saute au cou de sa belle adorée;
    Et, tout en pleurs, il veut jouir des droits
    Qu’ont les amants, surtout quand ils sont rois.
    Le saint caché frémit à cette vue;
    Il fait du bruit, et la toile remue:
    Le prince approche, il y porte la main,
    Il sent un corps, il recule, il s’écrie:
    « Amour, Satan, saint François, saint Germain! »
    Moitié frayeur et moitié jalousie;
    Puis tire à lui, fait tomber sur l’autel,
    Avec grand bruit, le rideau sous lequel
    Se blottissait cette aimable figure
    Qu’à son plaisir façonna la nature.
    Son dos tourné par pudeur étalait
    Ce que César sans pudeur soumettait
    A Nicomède en sa belle jeunesse,
    Ce que jadis le héros de la Grèce
    Admira tant dans son Éphestion,
    Ce qu’Adrien mit dans le Panthéon:
    Que les héros, ô ciel, ont de faiblesse!
    Si mon lecteur n’a point perdu le fil
    De cette histoire, au moins se souvient-il
    Que dans le camp la courageuse Jeanne
    Traça jadis au bas du dos profane,
    D’un doigt conduit par monsieur saint Denis,
    Adroitement trois belles fleurs de lis.
    Cet écusson, ces trois fleurs, ce derrière,
    Émurent Charle: il se mit en prière;
    Il croit que c’est un tour de Belzébut.
    De repentir et de douleur atteinte,
    La belle Agnès s’évanouit de crainte.
    Le prince alors, dont le trouble s’accrut,
    Lui prend les mains: « Qu’on vole ici vers elle;
    Accourez tous; le diable est chez ma belle. »
    Aux cris du roi le confesseur troublé
    Non sans regret quitte aussitôt la table;
    L’ami Bonneau monte tout essoufflé;
    Jeanne s’éveille, et, d’un bras redoutable
    Prenant ce fer que la victoire suit,
    Cherche l’endroit d’où partait tout le bruit:
    Et cependant le baron de Cutendre
    Dormait à l’aise, et ne put rien entendre.

     

    Chant XIII

     

     

    ARGUMENT.

    Sortie du château du Cutendre. Combat de la Pucelle et de JeanChandos:
    étrange loi du combat à laquelle la Pucelle est soumise.
    Vision du père Bonifoux. Miracle qui sauve l’honneur de Jeanne.

     

    C’était le temps de la saison brillante,
    Quand le soleil aux bornes de son cours
    Prend sur les nuits pour ajouter aux jours,
    Et, se plaisant, dans sa démarche lente,
    A contempler nos fortunés climats,
    Vers le tropique arrête encor ses pas.
    O grand saint Jean! c’était alors ta fête;
    Premier des Jeans, orateur des déserts,
    Toi qui criais jadis à pleine tête
    Que du salut les chemins soient ouverts;
    Grand précurseur, je t’aime, je te sers.
    Un autre Jean eut la bonne fortune
    De voyager au pays de la lune
    Avec Astolphe, et rendit la raison,
    Si l’on en croit un auteur véridique,
    Au paladin amoureux d’Angélique:
    Rends-moi la mienne, ô Jean second du nom!
    Tu protégeas ce chantre aimable et rare
    Qui réjouit les seigneurs de Ferrare
    Par le tissu de ses contes plaisants;
    Tu pardonnas aux vives apostrophes
    Qu’il t’adressa dans ses comiques strophes:
    Étends sur moi tes secours bienfaisants;
    J’en ai besoin, car tu sais que les gens
    Sont bien plus sots et bien moins indulgents
    Qu’on ne l’était au siècle du génie,
    Quand l’Arioste illustrait l’Italie.
    Protège-moi contre ces durs esprits,
    Frondeurs pesants de mes légers écrits.
    Si quelquefois l’innocent badinage
    Vient en riant égayer mon ouvrage,
    Quand il le faut je suis très sérieux;
    Mais je voudrais n’être point ennuyeux.
    Conduis ma plume, et surtout daigne faire
    Mes compliments à Denis ton confrère.
    En accourant, la fière Jeanne d’Arc
    D’une lucarne aperçut dans le parc
    Cent palefrois, une brillante troupe
    De chevaliers ayant dames en croupe,
    Et d’écuyers qui tenaient dans leurs mains
    Tout l’attirail des combats inhumains,
    Cent boucliers où des nuits la courrière
    Réfléchissait sa tremblante lumière;
    Cent casques d’or d’aigrettes ombragés,
    Et les longs bois d’un fer pointu chargés,
    Et des rubans dont les touffes dorées
    Pendaient au bout des lances acérées.
    Voyant cela, Jeanne crut fermement
    Que les Anglais avaient surpris Cutendre:
    Mais Jeanne d’Arc se trompa lourdement.
    En fait de guerre on peut bien se méprendre,
    Ainsi qu’ailleurs: mal voir et mal entendre
    De l’héroïne était souvent le cas,
    Et saint Denis ne l’en corrigea pas.
    Ce n’était point des enfants d’Angleterre
    Qui de Cutendre avaient surpris la terre;
    C’est ce Dunois de Milan revenu,
    Ce grand Danois à Jeanne si connu;
    C’est La Trimouille avec sa Dorothée.
    Elle était d’aise et d’amour transportée:
    Elle en avait sujet assurément:
    Elle voyage avec son cher amant,
    Ce cher amant, ce tendre La Trimouille,
    Que l’honneur guide et que l’amour chatouille.
    Elle le suit toujours avec honneur,
    Et ne craint plus monsieur l’inquisiteur.
    En nombre pair cette troupe dorée
    Dans le château la nuit était entrée.
    Jeanne y vola le bon roi, qui la vit,
    Crut qu’elle allait combattre, et la suivit;
    Et, dans l’erreur qui trompait son courage,
    Il laisse encore Agnès avec son page.
    O page heureux, et plus heureux cent fois
    Que le plus grand, le plus chrétien des rois.
    Que de bon coeur alors tu rendis grâce
    Au benoît saint dont tu tenais la place!
    Il te fallut rhabiller promptement;
    Tu rajustas ta trousse diaprée;
    Agnès t’aidait d’une main timorée,
    Qui s’égarait et se trompait souvent.
    Que de baisers sur sa bouche de rose
    Elle reçut en rhabillant Monrose!
    Que son bel oeil, le voyant rajusté,
    Semblait encor chercher la volupté:
    Monrose au parc descendit sans rien dire.
    Le confesseur tout saintement soupire,
    Voyant passer ce beau jeune garçon,
    Qui lui donnait de la distraction.
    La douce Agnès composa son visage,
    Ses yeux, son air, son maintien, son langage.
    Auprès du roi Bonifoux se rendit,
    Le consola, le rassura, lui dit
    Que dans la niche un envoyé céleste
    Était d’en haut venu pour annoncer
    Que des Anglais la puissance funeste
    Touchait au terme, et que tout doit passer;
    Que le roi Charle obtiendrait la victoire.
    Charles le crut, car il aimait à croire.
    La fière Jeanne appuya ce discours.
    « Du ciel, dit-elle, acceptons le secours:
    Venez, grand prince, et rejoignons l’armée,
    De votre absence à bon droit alarmée. »
    Sans balancer, La Trimouille et Dunois
    De cet avis furent à haute voix.
    Par ces héros la belle Dorothée
    Honnêtement au roi fut présentée.
    Agnès la baise, et le noble escadron
    Sortit enfin du logis du baron.
    Le juste ciel aime souvent à rire
    Des passions du sublunaire empire.
    Il regardait cheminer dans les champs
    Cet escadron de héros et d’amants.
    Le roi de France allait près de sa belle,
    Qui, s’efforçant d’être toujours fidèle,
    Sur son cheval la main lui présentait,
    Serrait la sienne, exhalait sa tendresse,
    Et cependant, ô comble de faiblesse!
    De temps en temps le beau page lorgnait.
    Le confesseur psalmodiant suivait,
    Des voyageurs récitait la prière,
    S’interrompait en voyant tant d’attraits,
    Et regardait avec des yeux distraits
    Le roi, le page, Agnès, et son bréviaire.
    Tout brillant d’or, et le coeur plein d’amour,
    Ce La Trimouille, ornement de la cour,
    Caracolait auprès de Dorothée
    Ivre de joie et d’amour transportée,
    Qui le nommait son cher libérateur,
    Son cher amant, l’idole de son coeur.
    Il lui disait: « Je veux, après la guerre,
    Vivre à mon aise avec vous dans ma terre.
    O cher objet dont je suis toujours fou.
    Quand serons-nous tous les deux en Poitou? »
    Jeanne auprès d’eux, ce fier soutien dutrône,
    Portant corset et jupon d’amazone,
    Le chef orné d’un petit chapeau vert,
    Enrichi d’or et de plumes couvert,
    Sur son fier âne étalait ses gros charmes,
    Parlait au roi, courait, allait le pas,
    Se rengorgeait, et soupirait tout bas
    Pour le Dunois compagnon de ses armes:
    Car elle avait toujours le coeur ému.
    Se souvenant de l’avoir vu tout nu.
    Bonneau, portant barbe de patriarche,
    Suant, soufflant, Bonneau fermait la marche.
    O d’un grand roi serviteur précieux!
    Il pense à tout; il a soin de conduire
    Deux gros mulets tout chargés de vins vieux.
    Longs saucissons, pâtés délicieux,
    Jambons, poulets, ou cuits ou prêts à cuire.
    On avançait, alors que Jean Chandos,
    Cherchant partout son Agnès et son page,
    Au coin d’un bois, près d’un certain passage,
    Le fer en main rencontra nos héros.
    Chandos avait une suite assez belle
    De fiers Bretons, pareille en nombre à celle
    Qui suit les pas du monarque amoureux;
    Mais elle était d’espèce différente,
    On n’y voyait ni tétons ni beaux yeux.
    « Oh! oh! dit-il d’une voix menaçante,
    Galants Français, objets de mon courroux,
    Vous aurez donc trois filles avec vous,
    Et moi, Chandos, je n’en aurai pas une!
    Çà, combattons: je veux que la fortune
    Décide ici qui sait le mieux de nous
    Mettre à plaisir ses ennemis dessous,
    Frapper d’estoc et pointer de sa lance.
    Que de vous tous le plus ferme s’avance,
    Qu’on entre en lice; et celui qui vaincra
    L’une des trois à son aise tiendra. »
    Le roi, piqué de cette offre cynique,
    Veut l’en punir, s’avance, prend sa pique.
    Dunois lui dit: « Ah! laissez-moi, seigneur,
    Venger mon prince et des dames l’honneur. »
    Il dit et court: La Trimouille l’arrête;
    Chacun prétend à l’honneur de la fête.
    L’ami Bonneau, toujours de bon accord,
    Leur proposa de s’en remettre au sort.
    Car c’est ainsi que les guerriers antiques
    En ont usé dans les temps héroïques:
    Même aujourd’hui dans quelques républiques
    Plus d’un emploi, plus d’un rang glorieux,
    Se tire aux dés, et tout en va bien mieux.
    Si j’osais même en cette noble histoire
    Citer des gens que tout mortel doit croire,
    Je vous dirais que monsieur saint Matthias
    Obtint ainsi la place de Judas.
    Le gros Bonneau tient le cornet; soupire,
    Craint pour son roi, prend les dés, roule, tire.
    Denis, du haut du céleste rempart,
    Voyait le tout d’un paternel regard;
    Et, contemplant la Pucelle et son âne,
    Il conduisait ce qu’on nomme hasard.
    Il fut heureux, le sort échut à Jeanne.
    Jeanne, c’était pour vous faire oublier
    L’infâme jeu de ce grand cordelier,
    Qui ci-devant avait raflé vos charmes.
    Jeanne à l’instant court au roi, court auxarmes,
    Modestement va derrière un buisson
    Se délacer, détacher son jupon,
    Et revêtir son armure sacrée,
    Qu’un écuyer tient déjà préparée;
    Puis sur son âne elle monte en courroux,
    Branlant sa lance, et serrant les genoux:
    Elle invoquait les onze mille belles,
    Du pucelage héroïnes fidèles.
    Pour Jean Chandos, cet indigne chrétien
    Dans les combats n’invoquait jamais rien.
    Jean contre Jeanne avec fureur avance:
    Des deux côtés égale est la vaillance;
    Ane et cheval, hardés, coiffés de fer,
    Sous l’éperon partent comme un éclair,
    Vont se heurter, et de leur tête dure
    Front contre front fracassent leur armure;
    La flamme en sort, et le sang du coursier
    Teint les éclats du voltigeant acier.
    Du choc affreux les échos retentissent;
    Des deux coursiers les huit pieds rejaillissent;
    Et les guerriers, du coup désarçonnés,
    Tombent chacun sur la croupe étonnés:
    Ainsi qu’on voit deux boules suspendues
    Aux bouts égaux de deux cordes tendues,
    Dans une courbe au même instant partir,
    Hâter leur cours, se heurter, s’aplatir,
    Et remonter sous le choc qui les presse.
    Multipliant leur poids par leur vitesse.
    Chaque parti crut morts les deux coursiers,
    Et tressaillit pour les deux chevaliers.
    Or des Français la championne auguste
    N’avait la chair si ferme, si robuste,
    Les os si durs, les membres si dispos,
    Si musculeux, que le fier Jean Chandos.
    Son équilibre ayant dans cette rixe
    Abandonne sa ligne et son point fixe,
    Son quadrupède un haut-le-corps lui fit,
    Qui dans le pré Jeanne d’Arc étendit
    Sur son beau dos, sur sa cuisse gentille,
    Et comme il faut que tombe toute fille.
    Chandos pensait qu’en ce grand désarroi
    Il avait mis ou Dunois ou le roi.
    Il veut soudain contempler sa conquête:
    Le casque ôté, Chandos voit une tête
    Où languissaient deux grands yeux noirs et longs.
    De la cuirasse il défait les cordons;
    Il voit (ô ciel! ô plaisir! ô merveille!)
    Deux gros tétons de figure pareille,
    Unis, polis, séparés, demi-ronds,
    Et surmontés de deux petits boutons
    Qu’en sa naissance a la rose vermeille.
    On tient qu’alors, en élevant la voix,
    Il bénit Dieu pour la première fois:
    « Elle est à moi, la Pucelle de France!
    S’écria-t-il; contentons ma vengeance.
    J’ai, grâce au ciel, doublement mérité
    De mettre à bas cette fière beauté.
    Que saint Denis me regarde et m’accuse;
    Mars et l’Amour sont mes droits, et j’en use.
    Son écuyer disait: « Poussez, milord;
    Du trône anglais affermissez le sort.
    Frère Lourdis en vain nous décourage;
    Il jure en vain que ce saint pucelage
    Est des Troyens le grand palladium,
    Le bouclier sacré du Latium;
    De la victoire il est, dit-il, le gage;
    C’est l’oriflamme: il faut vous en saisir.
    Oui, dit Chandos, et j’aurai pour partage
    Les plus grands biens, la gloire et le plaisir. »
    Jeanne pâmée écoutait ce langage
    Avec horreur, et faisait mille voeux
    A saint Denis, ne pouvant faire mieux.
    Le grand Dunois, d’un courage héroïque,
    Veut empêcher le triomphe impudique:
    Mais comment faire? Il faut dans tout état
    Qu’on se soumette à la loi du combat.
    Les fers en l’air et la tête penchée,
    L’oreille basse et du choc écorchée,
    Languissamment le céleste baudet
    D’un oeil confus Jean Chandos regardait.
    Il nourrissait dès longtemps dans son âme
    Pour la Pucelle une discrète flamme,
    Des sentiments nobles et délicats
    Très peu connus des ânes d’ici-bas.
    Le confesseur du bon monarque Charle
    Tremble en sa chair alors que Chandos parle.
    Il craint surtout que son cher pénitent,
    Pour soutenir la gloire de la France,
    Qu’on avilit avec tant d’impudence,
    A son Agnès n’en veuille faire autant;
    Et que la chose encor soit imitée
    Par La Trimouille et par sa Dorothée.
    Au pied d’un chêne il entre en oraison,
    Et fait tout bas sa méditation
    Sur les effets, la cause, la nature
    Du doux péché qu’aucuns nomment luxure.
    En méditant avec attention,
    Le benoît moine eut une vision
    Assez semblable au prophétique songe
    De ce Jacob, heureux par un mensonge,
    Pate-pelu dont l’esprit lucratif
    Avait vendu ses lentilles en juif.
    Ce vieux Jacob (ô sublime mystère:)
    Devers l’Euphrate une nuit aperçut
    Mille béliers qui grimpèrent en rut
    Sur des brebis qui les laissèrent faire.
    Le moine vit de plus puissants objets;
    Il vit courir à la même aventure
    Tous les héros de la race future.
    Il observait les différents attraits
    De ces beautés qui, dans leur douce guerre,
    Donnent des fers aux maîtres de la terre.
    Chacune était auprès de son héros,
    Et l’enchaînait des chaînes de Paphos.
    Tels, au retour de Flore et de Zéphyre,
    Quand le printemps reprend son doux empire,
    Tous ces oiseaux, peints de mille couleurs,
    Par leurs amours agitent les feuillages:
    Les papillons se baisent sur les fleurs,
    Et les lions courent sous les ombrages
    A leurs moitiés qui ne sont plus sauvages.
    C’est là qu’il vit le beau FrançoisPremier.
    Ce brave roi, ce loyal chevalier,
    Avec Étampe heureusement oublie
    Les autres fers qu’il reçut à Pavie.
    Là Charles-Quint joint le myrte au laurier,
    Sert à la fois la Flamande et la Maure.
    Quels rois, ô ciel! l’un à ce beau métier
    Gagne la goutte, et l’autre pis encore.
    Près de Diane on voit danser les Ris,
    Aux mouvements que l’Amour lui fait faire
    Quand dans ses bras tendrement elle serre,
    En se pâmant, le second des Henris.
    De Charles Neuf le successeur volage
    Quitte en riant sa Chloris pour un page,
    Sans s’alarmer des troubles de Paris.
    Mais quels combats le jacobin vit rendre
    Par Borgia le Sixième Alexandre!
    En cent tableaux il est représenté:
    Là sans tiare, et d’amour transporté:
    Avec Vanoze il se fait sa famille;
    Un peu plus bas on voit sa Sainteté
    Qui s’attendrit pour Lucrèce sa fille.
    O Léon Dix! ô sublime Paul Trois!
    A ce beau jeu vous passiez tous les rois;
    Mais vous cédez à mon grand Béarnois,
    A ce vainqueur de la Ligue rebelle,
    A mon héros plus connu mille fois
    Par les plaisirs que goûta Gabrielle
    Que par vingt ans de travaux et d’exploits.
    Bientôt on voit le plus beau desspectacles,
    Ce siècle heureux, ce siècle des miracles,
    Ce grand Louis, cette superbe cour
    Où tous les arts sont instruits par l’Amour.
    L’Amour bâtit le superbe Versailles;
    L’Amour aux yeux des peuples éblouis,
    D’un lit de fleurs fait un trône à Louis:
    Malgré les cris du fier dieu des batailles,
    L’Amour amène au plus beau des humains
    De cette cour les rivales charmantes,
    Toutes en feu, toutes impatientes:
    De Mazarin la nièce aux yeux divins,
    La généreuse et tendre La Vallière,
    La Montespan plus ardente et plus fière.
    L’une se livre au moment de jouir,
    Et l’autre attend le moment du plaisir.
    Voici le temps de l’aimable Régence,
    Temps fortuné, marqué par la licence,
    Où la Folie, agitant son grelot,
    D’un pied léger parcourt toute la France,
    Où nul mortel ne daigne être dévot,
    Où l’on fait tout, excepté pénitence.
    Le bon Régent, de son palais royal,
    Des voluptés donne à tous le signal.
    Vous répondez à ce signal aimable,
    Jeune Daphné, bel astre de la cour;
    Vous répondez du sein du Luxembourg,
    Vous que Bacchus et le dieu de la table
    Mènent au lit, escortés par l’Amour.
    Mais je m’arrête, et de ce dernier âge
    Je n’ose en vers tracer la vive image:
    Trop de péril suit ce charme flatteur.
    Le temps présent est l’arche du Seigneur:
    Qui la touchait d’une main trop hardie,
    Puni du ciel, tombait en léthargie.
    Je me tairai; mais si j’osais pourtant,
    O des beautés aujourd’hui la plus belle!
    O tendre objet, noble, simple, touchant,
    Et plus qu’Agnès généreuse et fidèle!
    Si j’osais mettre à vos genoux charnus
    Ce grain d’encens que l’on doit à Vénus;
    Si de l’Amour je déployais les armes;
    Si je chantais ce tendre et doux lien;
    Si je disais… Non, je ne dirai rien:
    Je serais trop au-dessous de vos charmes.
    Dans son extase enfin le moine noir
    Vit à plaisir ce que je n’ose voir.
    D’un oeil avide, et toujours très modeste,
    Il contemplait le spectacle céleste
    De ces beautés, de ces nobles amants,
    De ces plaisirs défendus et charmants.
    « Hélas! dit-il, si les grands de la terre
    Font deux à deux cette éternelle guerre;
    Si l’univers doit en passer par là,
    Dois-je gémir que Jean Chandos se mette
    A deux genoux auprès de sa brunette?
    Du Seigneur Dieu la volonté soit faite:
    Amen, amen. » Il dit, et se pâma,
    Croyant jouir de tout ce qu’il voit là.
    Mais saint Denis était loin de permettre
    Qu’aux yeux du ciel Jean Chandos allât mettre
    Et la Pucelle et la France aux abois.
    Ami lecteur, vous avez quelquefois
    Ouï conter qu’on nouait l’aiguillette.
    C’est une étrange et terrible recette,
    Et dont un saint ne doit jamais user
    Que quand d’une autre il ne peut s’aviser.
    D’un pauvre amant le feu se tourne en glace,
    Vif et perclus sans rien faire il se lasse;
    Dans ses efforts étonné de languir,
    Et consumé sur le bord du plaisir.
    Telle une fleur, des feux du jour séchée,
    La tête basse et la tige penchée,
    Demande en vain les humides vapeurs
    Qui lui rendaient la vie et les couleurs.
    Voilà comment le bon Denis arrête
    Le fier Anglais dans ses droits de conquête.
    Jeanne, échappant à son vainqueur confus,
    Reprend ses sens quand il les a perdus;
    Puis d’une voix imposante et terrible,
    Elle lui dit: « Tu n’es pas invincible:
    Tu vois qu’ici, dans le plus grand combat,
    Dieu t’abandonne, et ton cheval s’abat;
    Dans l’autre un jour je vengerai la France,
    Denis le veut, et j’en ai l’assurance;
    Et je te donne, avec tes combattants,
    Un rendez-vous sous les murs d’Orléans. »
    Le grand Chandos lui repartit: « Ma belle,
    Vous m’y verrez; pucelle ou non pucelle,
    J’aurai pour moi saint George le très fort,
    Et je promets de réparer mon tort. »

     

    Chant XIV

     

     

    ARGUMENT.

    Comment Jean Chandos veut abuser de la dévote Dorothée. Combatde La Trimouille
    et de Chandos. Ce fier Chandos est vaincu par Dunois.

     

    O Volupté, mère de la nature,
    Belle Vénus, seule divinité
    Que dans la Grèce invoquait Épicure,
    Qui, du chaos chassant la nuit obscure,
    Donnes la vie et la fécondité,
    Le sentiment et la félicité
    A cette foule innombrable, agissante,
    D’êtres mortels, à ta voix renaissante;
    Toi que l’on peint désarmant dans tes bras
    Le dieu du ciel et le dieu de la guerre,
    Qui d’un sourire écartes le tonnerre,
    Rends l’air serein, fais naître sous tes pas
    Les doux plaisirs qui consolent la terre;
    Descends des cieux, déesse des beaux jours,
    Viens sur ton char entouré des Amours,
    Que les Zéphyrs ombragent de leurs ailes,
    Que font voler tes colombes fidèles,
    En se baisant dans le vague des airs:
    Viens échauffer et calmer l’univers,
    Viens; qu’à ta voix les Soupçons, les Querelles,
    Le triste Ennui, plus détestable qu’elles,
    La noire Envie, à l’oeil louche et pervers,
    Soient replongés dans le fond des enfers,
    Et garrottés de chaînes éternelles:
    Que tout s’enflamme et s’unisse à ta voix;
    Que l’univers en aimant se maintienne.
    Jetons au feu nos vains fatras de lois:
    N’en suivons qu’une, et que ce soit la tienne.
    Tendre Vénus, conduis en sûreté
    Le roi des Francs, qui défend sa patrie;
    Loin des périls conduis à son côté
    La belle Agnès, à qui son coeur se fie:
    Pour ces amants de bon coeur je te prie.
    Pour Jeanne d’Arc je ne t’invoque pas,
    Elle n’est pas encor sous ton empire:
    C’est à Denis de veiller sur ses pas;
    Elle est pucelle, et c’est lui qui l’inspire.
    Je recommande à tes douces faveurs
    Ce La Trimouille et cette Dorothée:
    Verse la paix dans leurs sensibles coeurs;
    De son amant que jamais écartée
    Elle ne soit exposée aux fureurs
    Des ennemis qui l’ont persécutée.
    Et toi, Comus, récompense Bonneau,
    Répands tes dons sur ce bon Tourangeau
    Qui sut conclure un accord pacifique
    Entre son prince et ce Chandos cynique.
    Il obtint d’eux avec dextérité
    Que chaque troupe irait de son côté,
    Sans nul reproche et sans nulles querelles,
    A droite, à gauche, ayant la Loire entre elles.
    Sur les Anglais il étendit ses soins,
    Selon leurs goûts, leurs moeurs, et leurs besoins.
    Un gros rostbeef que le beurre assaisonne,
    Des plum-puddings, des vins de la Garonne,
    Leur sont offerts; et les mets plus exquis,
    Les ragoûts fins dont le jus pique et flatte,
    Et les perdrix à jambes d’écarlate,
    Sont pour le roi, les belles, les marquis.
    Le fier Chandos partit donc après boire.
    Et côtoya les rives de la Loire,
    Jurant tout haut que la première fois
    Sur la Pucelle il reprendrait ses droits;
    En attendant, il reprit son beau page.
    Jeanne revint, ranimant son courage,
    Se replacer à côté de Dunois.
    Le roi des Francs avec sa garde bleue,
    Agnès en tête, un confesseur en queue,
    A remonté, l’espace d’une lieue,
    Les bords fleuris où la Loire s’étend
    D’un cours tranquille et d’un flot inconstant.
    Sur des bateaux et des planches usées
    Un pont joignait les rives opposées;
    Une chapelle était au bout du pont.
    C’était dimanche. Un ermite à sandale
    Fait résonner sa voix sacerdotale:
    Il dit la messe; un enfant la répond.
    Charle et les siens ont eu soin de l’entendre,
    Dès le matin, au château de Cutendre;
    Mais Dorothée en entendait toujours
    Deux pour le moins, depuis qu’à son secours
    Le juste ciel, vengeur de l’innocence,
    Du grand bâtard employa la vaillance,
    Et protégea ses fidèles amours.
    Elle descend, se retrousse, entre vite,
    Signe sa face en trois jets d’eau bénite,
    Plie humblement l’un et l’autre genou,
    Joint les deux mains, et baisse son beau cou.
    Le bon ermite, en se tournant vers elle,
    Tout ébloui, ne se connaissant plus,
    Au lieu de dire un Fratres, oremus,
    Roulant les yeux, dit: « Fratres, qu’elle est belle.»
    Chandos entra dans la même chapelle
    Par passe-temps, beaucoup plus que par zèle.
    La tête haute, il salue en passant
    Cette beauté dévote à La Trimouille,
    Passe, repasse, et toujours en sifflant;
    Mais derrière elle enfin il s’agenouille,
    Sans un seul mot de Pater ou d’Ave.
    D’un coeur contrit au Seigneur élevé,
    D’un air charmant, la tendre Dorothée
    Se prosternait, par la grâce excitée,
    Front contre terre et derrière levé;
    Son court jupon, retroussé par mégarde,
    Offrait aux yeux de Chandos qui regarde,
    A découvert, deux jambes dont l’Amour
    A dessiné la forme et le contour;
    Jambes d’ivoire, et telles que Diane
    En laissa voir au chasseur Actéon.
    Chandos alors, faisant peu l’oraison,
    Sentit au coeur un désir très profane.
    Sans nul respect pour un lieu si divin,
    Il va glissant une insolente main
    Sous le jupon qui couvre un blanc satin.
    Je ne veux point, par un crayon cynique
    Effarouchant l’esprit sage et pudique
    De mes lecteurs, étaler à leurs yeux
    Du grand Chandos l’effort audacieux.
    Mais La Trimouille ayant vu disparaître
    Le tendre objet dont l’Amour le fit maître,
    Vers la chapelle il adresse ses pas.
    Jusqu’où l’Amour ne nous conduit-il pas?
    La Trimouille entre au moment où le prêtre
    Se retournait, où l’insolent Chandos
    Était tout près du plus charmant des dos,
    Où Dorothée, effrayée, éperdue,
    Poussait des cris qui vont fendre la nue.
    Je voudrais voir nos bons peintres nouveaux,
    Sur cette affaire exerçant leurs pinceaux,
    Peindre à plaisir sur ces quatre visages
    L’étonnement des quatre personnages.
    Le Poitevin criait à haute voix:
    « Oses-tu bien, chevalier discourtois,
    Anglais sans frein, profanateur impie,
    Jusqu’en ces lieux porter ton infamie? »
    D’un ton railleur où règne un air hautain,
    Se rajustant, et regagnant la porte,
    Le fier Chandos lui dit: « Que vous importe?
    De cette église êtes-vous sacristain?
    Je suis bien plus, dit le Français fidèle,
    Je suis l’amant aimé de cette belle;
    Ma coutume est de venger hautement
    Son tendre honneur, attaqué trop souvent.
    Vous pourriez bien risquer ici le vôtre.
    Lui dit l’Anglais: nous savons l’un et l’autre
    Notre portée; et Jean Chandos peut bien
    Lorgner un dos, mais non montrer le sien. »
    Le beau Français, et le Breton qui raille,
    Font préparer leurs chevaux de bataille.
    Chacun reçoit des mains d’un écuyer
    Sa longue lance et son rond bouclier,
    Se. met en selle, et, d’une course fière,
    Passe, repasse, et fournit sa carrière.
    De Dorothée et les cris et les pleurs
    N’arrêtaient point l’un et l’autre adversaire.
    Son tendre amant lui criait: « Beauté chère,
    Je cours pour vous, je vous venge, ou je meurs. »
    Il se trompait: sa valeur et sa lance
    Brillaient en vain pour l’Amour et la France.
    Après avoir en deux endroits percé
    De Jean Chandos le haubert fracassé,
    Prêt à saisir une victoire sûre,
    Son cheval tombe, et, sur lui renversé,
    D’un coup de pied sur son casque faussé,
    Lui fait au front une large blessure.
    Le sang vermeil coule sur la verdure.
    L’ermite accourt; il croit qu’il va passer,
    Crie In manus, et le veut confesser.
    Ah, Dorothée! ah, douleur inouïe!
    Auprès de lui sans mouvement, sans vie,
    Ton désespoir ne pouvait s’exhaler:
    Mais que dis-tu lorsque tu pus parler!
    « Mon cher amant, c’est donc moi qui tetue!
    De tous tes pas la compagne assidue
    Ne devait pas un moment s’écarter;
    Mon malheur vient d’avoir pu te quitter.
    Cette chapelle est ce qui m’a perdue;
    Et j’ai trahi La Trimouille et l’amour,
    Pour assister à deux messes par jour! »
    Ainsi parlait sa tendre amante en larmes.
    Chandos riait du succès de ses armes:
    « Mon beau Français, la fleur des chevaliers,
    Et vous aussi, dévote Dorothée,
    Couple amoureux, soyez mes prisonniers;
    De nos combats c’est la loi respectée.
    J’eus un moment Agnès en mon pouvoir,
    Puis j’abattis sous moi votre Pucelle:
    Je l’avouerai, je fis mal mon devoir,
    J’en ai rougi mais avec vous, la belle,
    Je reprendrai tout ce que je perdis;
    Et La Trimouille en dira son avis. »
    Le Poitevin, Dorothée, et l’ermite,
    Tremblaient tous trois à ce propos affreux;
    Ainsi qu’on voit au fond des antres creux
    Une bergère éplorée, interdite,
    Et son troupeau que la crainte a glacé,
    Et son beau chien par un loup terrassé.
    Le juste ciel, tardif en sa vengeance,
    Ne souffrit pas cet excès d’insolence.
    De Jean Chandos les péchés redoublés,
    Filles, garçons, tant de fois violés,
    Impiété, blasphème, impénitence,
    Tout en son temps fut mis dans la balance,
    Et fut pesé par l’ange de la mort.
    Le grand Dunois avait de l’autre bord
    Vu le combat et la déconvenue
    De La Trimouille; une femme éperdue
    Qui le tenait languissant dans ses bras,
    L’ermite auprès qui marmotte tout bas,
    Et Jean Chandos qui près d’eux caracole:
    A ces objets il pique, il court, il vole.
    C’était alors l’usage en Albion
    Qu’on appelât les choses par leur nom.
    Déjà, du pont franchissant la barrière,
    Vers le vainqueur il s’était avancé.
    « Fils de putain, » nettement prononcé,
    Frappe au tympan de son oreille altière.
    « Oui, je le suis, dit-il d’une voix fière:
    Tel fut Alcide et le divin Bacchus,
    L’heureux Persée et le grand Romulus,
    Qui des brigands ont délivré la terre.
    C’est en leur nom que j’en vais faire autant.
    Va, souviens-toi que d’un bâtard normand
    Le bras vainqueur a soumis l’Angleterre.
    O vous, bâtards du maître du tonnerre,
    Guidez ma lance et conduisez mes coups!
    L’honneur le veut; vengez-moi, vengez-vous. »
    Cette prière était peu convenable;
    Mais le héros savait très bien la Fable;
    Pour lui la Bible eut des charmes moins doux.
    Il dit, et part. La molette dorée
    Des éperons, armés de courtes dents,
    De son coursier pique les nobles flancs.
    Le premier coup de sa lance acérée
    Fend de Chandos l’armure diaprée,
    Et fait tomber une part du collet
    Dont l’acier joint le casque au corselet.
    Le brave Anglais porte un coup effroyable;
    Du bouclier la voûte impénétrable
    Reçoit le fer, qui s’écarte en glissant.
    Les deux guerriers se joignent en passant;
    Leur force augmente ainsi que leur colère:
    Chacun saisit son robuste adversaire.
    Les deux coursiers, sous eux se dérobants,
    Débarrassés de leurs fardeaux brillants,
    S’en vont en paix errer dans les campagnes.
    Tels que l’on voit dans d’affreux tremblements
    Deux gros rochers, détachés des montagnes,
    Avec grand bruit l’un sur l’autre roulants:
    Ainsi tombaient ces deux fiers combattants,
    Frappant la terre et tous deux se serrants.
    Du choc bruyant les échos retentissent,
    L’air s’en émeut, les nymphes en gémissent.
    Ainsi quand Mars, suivi par la Terreur,
    Couvert de sang, armé par la Fureur,
    Du haut des cieux descendait pour défendre
    Les habitants des rives du Scamandre,
    Et quand Pallas animait contre lui
    Cent rois ligués dont elle était l’appui,
    La terre entière en était ébranlée;
    De l’Achéron la rive était troublée;
    Et, pâlissant sur ses horribles bords,
    Pluton tremblait pour l’empire des morts.
    Pareils aux flots que les autanssoulèvent,
    Avec fureur nos guerriers se relèvent,
    Tirent leur sabre, et sous cent coups divers
    Rompent l’acier dont tous deux sont couverts.
    Déjà le sang, coulant de leurs blessures,
    D’un rouge noir avait teint leurs armures.
    Les spectateurs, en foule se pressants,
    Faisaient un cercle autour des combattants,
    Le cou tendu, l’oeil fixe, sans haleine,
    N’osant parler, et remuant à peine.
    On en vaut mieux quand on est regardé;
    L’oeil du public est aiguillon de gloire.
    Les champions n’avaient que préludé
    A ce combat d’éternelle mémoire.
    Achille, Hector, et tous les demi-dieux,
    Les grenadiers bien plus terribles qu’eux,
    Et les lions beaucoup plus redoutables,
    Sont moins cruels, moins fiers, moins implacables,
    Moins acharnés. Enfin l’heureux bâtard,
    Se ranimant, joignant la force à l’art,
    Saisit le bras de l’Anglais qui s’égare,
    Fait d’un revers voler son fer barbare,
    Puis d’une jambe avancée à propos
    Sur l’herbe rouge étend le grand Chandos;
    Mais en tombant son ennemi l’entraîne.
    Couverts de poudre ils roulent dans l’arène,
    L’Anglais dessous et le Français dessus.
    Le doux vainqueur, dont les nobles vertus
    Guident le coeur quand son sort est prospère,
    De son genou pressant son adversaire:
    « Rends-toi, dit-il. ¾ Oui, dit Chandos, attends;
    Tiens, c’est ainsi, Dunois, que je me rends.
    Tirant alors, pour ressource dernière,
    Un stylet court, il étend en arrière
    Son bras nerveux, le ramène en jurant,
    Et frappe au cou son vainqueur bienfaisant:
    Mais une maille en cet endroit entière
    Fit émousser la pointe meurtrière.
    Dunois alors cria: « Tu veux mourir;
    Meurs, scélérat. » Et, sans plus discourir.
    Il vous lui plonge, avec peu de scrupule,
    Son fer sanglant devers la clavicule.
    Chandos mourant, se débattant en vain,
    Disait encor tout bas: « Fils de putain! »
    Son coeur altier, inhumain, sanguinaire,
    Jusques au bout garda son caractère.
    Ses yeux, son front, pleins d’une sombre horreur,
    Son geste encor, menaçaient son vainqueur.
    Son âme impie, inflexible, implacable,
    Dans les enfers alla braver le diable.
    Ainsi finit, comme il avait vécu,
    Ce dur Anglais, par un Français vaincu.
    Le beau Dunois ne prit point sa dépouille:
    Il dédaignait ces usages honteux,
    Trop établis chez les Grecs trop fameux.
    Tout occupé de son cher La Trimouille,
    Il le ramène, et deux fois son secours
    De Dorothée ainsi sauva les jours.
    Dans le chemin elle soutient encore
    Son tendre amant, qui, de ses mains pressé,
    Semble revivre, et n’être plus blessé
    Que de l’éclat de ces yeux qu’il adore;
    Il les regarde, et reprend sa vigueur.
    Sa belle amante, au sein de la douleur,
    Sentit alors le doux plaisir renaître:
    Les agréments d’un sourire enchanteur
    Parmi ses pleurs commençaient à paraître;
    Ainsi qu’on voit un nuage éclairé
    Des doux rayons d’un soleil tempéré.
    Le roi gaulois, sa maîtresse charmante,
    L’illustre Jeanne, embrassent tour à tour
    L’heureux Dunois, dont la main triomphante
    Avait vengé son pays et l’Amour.
    On admirait surtout sa modestie
    Dans son maintien, dans chaque repartie.
    Il est aisé, mais il est beau pourtant,
    D’être modeste alors que l’on est grand.
    Jeanne étouffait un peu de jalousie,
    Son coeur tout bas se plaignait du destin.
    Il lui fâchait que sa pucelle main
    Du mécréant n’eût pas tranché la vie:
    Se souvenant toujours du double affront
    Qui vers Cutendre a fait rougir son front,
    Quand, par Chandos au combat provoquée,
    Elle se vit abattue et manquée.

     

    Chant XV

     

     

    ARGUMENT.

    Grand repas à l’hôtel de ville d’Orléans, suivi d’un assautgénéral,
    Charles attaque les Anglais. Ce qui arrive à la belle Agnès et àses compagnons de voyage.

     

    Censeurs malins, je vous méprise tous,
    Car je connais mes défauts mieux que vous.
    J’aurais voulu dans cette belle histoire,
    Écrite en or au temple de Mémoire,
    Ne présenter que des faits éclatants,
    Et couronner mon roi dans Orléans
    Par la Pucelle, et l’Amour, et la Gloire.
    Il est bien dur d’avoir perdu mon temps
    A vous parler de Cutendre et d’un page,
    De Grisbourdon, de sa lubrique rage,
    D’un muletier, et de tant d’accidents
    Qui font grand tort au fil de mon ouvrage.
    Mais vous savez que ces événements
    Furent écrits par Trithême le sage;
    Je le copie, et n’ai rien inventé.
    Dans ces détails si mon lecteur s’enfonce,
    Si quelquefois sa dure gravité
    Juge mon sage avec sévérité,
    A certains traits si le sourcil lui fronce,
    Il peut, s’il veut, passer sa pierre ponce
    Sur la moitié de ce livre enchanté;
    Mais qu’il respecte au moins la vérité.
    O Vérité! vierge pure et sacrée!
    Quand seras-tu dignement révérée?
    Divinité qui seule nous instruis,
    Pourquoi mets-tu ton palais dans un puits?
    Du fond du puits quand seras-tu tirée?
    Quand verrons-nous nos doctes écrivains,
    Exempts de fiel, libres de flatterie,
    Fidèlement nous apprendre la vie,
    Les grands exploits de nos beaux paladins?
    Oh! qu’Arioste étala de prudence,
    Quand il cita l’archevêque Turpin!
    Ce témoignage à son livre divin
    De tout lecteur attire la croyance.
    Tout inquiet encor de son destin,
    Vers Orléans Charle était en chemin,
    Environné de sa troupe dorée,
    D’armes, d’habits richement décorée,
    Et demandant à Dunois des conseils,
    Ainsi que font tous les rois ses pareils,
    Dans le malheur dociles et traitables,
    Dans la fortune un peu moins praticables.
    Charles croyait qu’Agnès et Bonifoux
    Suivaient de loin. Plein d’un espoir si doux,
    L’amant royal souvent tourne la tête
    Pour voir Agnès, et regarde, et s’arrête;
    Et quand Dunois, préparant ses succès,
    Nomme Orléans, le roi lui nomme Agnès.
    L’heureux bâtard, dont l’active prudence
    Ne s’occupait que du bien de la France,
    Le jour baissant, découvre un petit fort
    Que négligeait le bon duc de Bedfort.
    Ce fort touchait à la ville investie:
    Dunois le prend, le roi s’y fortifie.
    Des assiégeants c’étaient les magasins.
    Le dieu sanglant qui donne la victoire,
    Le dieu joufflu qui préside aux festins,
    D’emplir ces lieux se disputaient la gloire,
    L’un de canons, et l’autre de bons vins:
    Tout l’appareil de la guerre effroyable,
    Tous les apprêts des plaisirs de la table,
    Se rencontraient dans ce petit château:
    Quels vrais succès pour Dunois et Bonneau!
    Tout Orléans à ces grandes nouvelles
    Rendit à Dieu des grâces solennelles.
    Un Te Deum en faux-bourdon chanté
    Devant les chefs de la noble cité;
    Un long dîner où le juge et le maire,
    Chanoine, évêque, et guerrier invité,
    Le verre en main, tombèrent tous par terre;
    Un feu sur l’eau, dont les brillants éclairs
    Dans la nuit sombre illuminent les airs,
    Les cris du peuple, et le canon qui gronde,
    Avec fracas annoncèrent au monde
    Que le roi Charle, à ses sujets rendu,
    Va retrouver tout ce qu’il a perdu.
    Ces chants de gloire et ces bruitsd’allégresse
    Furent suivis par des cris de détresse.
    On n’entend plus que le nom de Bedfort,
    Alerte, aux murs, à la brèche, à la mort!
    L’Anglais usait de ces moments propices
    Où nos bourgeois, en vidant les flacons,
    Louaient leur prince, et dansaient aux chansons.
    Sous une porte on plaça deux saucisses,
    Non de boudin, non telles que Bonneau
    En inventa pour un ragoût nouveau;
    Mais saucissons dont la poudre fatale,
    Se dilatant, s’enflant avec éclair,
    Renverse tout, confond la terre et l’air;
    Machine affreuse, homicide, infernale,
    Qui contenait dans son ventre de fer
    Ce feu pétri des mains de Lucifer.
    Par une mèche artistement posée,
    En un moment la matière embrasée
    S’étend, s’élève, et porte à mille pas
    Bois, gonds, battants, et ferrure en éclats.
    Le fier Talbot entre et se précipite.
    Fureur, succès, gloire, amour, tout l’excite.
    On voit de loin briller sur son armet
    En or frisé le chiffre de Louvet:
    Car la Louvet était toujours la dame
    De ses pensers, et piquait sa grande âme;
    Il prétendait caresser ses beautés
    Sur les débris des murs ensanglantés.
    Ce beau Breton, cet enfant de la guerre,
    Conduit sous lui les braves d’Angleterre.
    « Allons, dit-il, généreux conquérants,
    Portons partout et le fer et les flammes,
    Buvons le vin des poltrons d’Orléans,
    Prenons leur or, baisons toutes leurs femmes. »
    Jamais César, dont les traits éloquents
    Portaient l’audace et l’honneur dans les âmes,
    Ne parla mieux à ses fiers combattants.
    Sur ce terrain, que la porte enflammée
    Couvre en sautant d’une épaisse fumée,
    Est un rempart que La Hire et Poton
    Ont élevé de pierre et de gazon.
    Un parapet, garni d’artillerie,
    Peut repousser la première furie,
    Les premiers coups du terrible Bedfort.
    Poton, La Hire, y paraissent d’abord.
    Un peuple entier derrière eux s’évertue;
    Le canon gronde; et l’horrible mot « Tue »
    Est répété quand les bouches d’enfer
    Sont en silence, et ne troublent plus l’air.
    Vers le rempart les échelles dressées
    Portent déjà cent cohortes pressées;
    Et le soldat, le pied sur l’échelon,
    Le fer en main, pousse son compagnon.
    Dans ce péril, ni Poton ni La Hire
    N’ont oublié leur esprit qu’on admire.
    Avec prudence ils avaient tout prévu,
    Avec adresse à tout ils ont pourvu.
    L’huile bouillante et la poix embrasée,
    De pieux pointus une forêt croisée,
    De larges faux que leur tranchant effort
    Fait ressembler à la faux de la Mort,
    Et des mousquets qui lancent les tempêtes
    De plomb volant sur les bretonnes têtes,
    Tout ce que l’art et la nécessité,
    Et le malheur, et l’intrépidité,
    Et la peur même, ont pu mettre en usage,
    Est employé dans ce jour de carnage.
    Que de Bretons bouillis, coupés, percés,
    Mourants en foule, et par rangs entassés!
    Ainsi qu’on voit sous cent mains diligentes
    Choir les épis des moissons jaunissantes.
    Mais cet assaut fièrement se maintient
    Plus il en tombe, et plus il en revient.
    De l’hydre affreux les têtes menaçantes,
    Tombant à terre, et toujours renaissantes,
    N’effrayaient point le fils de Jupiter;
    Ainsi l’Anglais, dans les feux, sous le fer,
    Après sa chute encor plus formidable,
    Brave en montant le nombre qui l’accable.
    Tu t’avançais sur ces remparts sanglants,
    Fier Richemont, digne espoir d’Orléans.
    Cinq cents bourgeois, gens de coeur et d’élite,
    En chancelant marchent sous sa conduite,
    Enluminés du gros vin qu’ils ont bu;
    Sa sève encor animait leur vertu;
    Et Richemont criait d’une voix forte:
    « Pauvres bourgeois, vous n’avez plus de porte,
    Mais vous m’avez, il suffit, combattons. »
    Il dit, et vole au milieu des Bretons.
    Déjà Talbot s’était fait un passage
    Au haut du mur, et déjà dans sa rage
    D’un bras terrible il porte le trépas.
    Il fait de l’autre avancer ses soldats,
    Criant: Louvet! d’une voix stentorée:
    Louvet l’entend, et s’en tient honorée.
    Tous les Anglais criaient aussi: Louvet!
    Mais sans savoir ce que Talbot voulait.
    O sots humains! on sait trop vous apprendre
    A répéter ce qu’on ne peut comprendre.
    Charle, en son fort tristement retiré,
    D’autres Anglais par malheur entouré,
    Ne peut marcher vers la ville attaquée;
    D’accablement son âme est suffoquée.
    « Quoi! disait-il, ne pouvoir secourir
    Mes chers sujets que mon oeil voit périr!
    Ils ont chanté le retour de leur maître;
    J’allais entrer, et combattre, et peut-être
    Les délivrer des Anglais inhumains:
    Le sort cruel enchaîne ici mes mains.
    Non, lui dit Jeanne, il est temps deparaître.
    Venez; mettez, en signalant vos coups,
    Ces durs Bretons entre Orléans et vous.
    Marchez, mon prince, et vous sauvez la ville.
    Nous sommes peu, mais vous en valez mille. »
    Charles lui dit: « Quoi! vous savez flatter!
    Je vaux bien peu; mais je vais mériter
    Et votre estime, et celle de la France,
    Et des Anglais. » Il dit, pique, et s’avance.
    Devant ses pas l’oriflamme est porté;
    Jeanne et Dunois volent à son côté.
    Il est suivi de ses gens d’ordonnance;
    Et l’on entend à travers mille cris:
    « Vivent le roi, Montjoie, et saint Denis! »
    Charles, Dunois, et la Barroise altière
    Sur les Bretons s’élancent par derrière:
    Tels que, des monts qui tiennent dans leur sein
    Les réservoirs du Danube et du Rhin,
    L’aigle superbe, aux ailes étendues,
    Aux yeux perçants, aux huit griffes pointues,
    Planant dans l’air, tombe sur des faucons
    Qui s’acharnaient sur le cou des hérons.
    Ce fut alors que l’audace anglicane,
    Semblable au fer sur l’enclume battu,
    Qui de sa trempe augmente la vertu,
    Repoussa bien la valeur gallicane.
    Les voyez-vous ces enfants d’Albion,
    Et ces soldats des fils de Clodion?
    Fiers, enflammés, de sang insatiables,
    Ils ont volé comme un vent dans les airs.
    Dès qu’ils sont joints, ils sont inébranlables,
    Comme un rocher sous l’écume des mers.
    Pied contre pied, aigrette contre aigrette,
    Main contre main, oeil contre oeil, corps à corps,
    En jurant Dieu, l’un sur l’autre on se jette;
    Et l’un sur l’autre on voit tomber les morts.
    Oh! que ne puis-je en grands versmagnifiques
    Écrire au long tant de faits héroïques!
    Homère seul a le droit de conter
    Tous les exploits, toutes les aventures,
    De les étendre et de les répéter,
    De supputer les coups et les blessures,
    Et d’ajouter aux grands combats d’Hector
    De grands combats, et des combats encor:
    C’est là sans doute un sûr moyen de plaire.
    Mais je ne puis me résoudre à vous taire
    D’autres dangers, dont un destin cruel
    Circonvenait la belle Agnès Sorel,
    Quand son amant s’avançait vers la gloire.
    Dans le chemin, sur les rives de Loire,
    Elle entretient le père Bonifoux,
    Qui, toujours sage, insinuant, et doux,
    Du tentateur lui contait quelque histoire
    Divertissante, et sans réflexions,
    Sous l’agrément déguisant ses leçons.
    A quelques pas, La Trimouille et sa dame
    S’entretenaient de leur fidèle flamme,
    Et du dessein de vivre ensemble un jour
    Dans leur château, tout entiers à l’amour.
    Dans leur chemin la main de la nature
    Tend sous leurs pieds un tapis de verdure,
    Velours uni, semblable au pré fameux
    Où s’exerçait la rapide Atalante.
    Sur le duvet de cette herbe naissante,
    Agnès approche et chemine avec eux.
    Le confesseur suivit la belle errante.
    Tous quatre allaient, tenant de beaux discours
    De piété, de combats, et d’amours.
    Sur les Anglais, sur le diable on raisonne.
    En raisonnant on ne vit plus personne.
    Chacun fondait doucement, doucement,
    Homme et cheval, sous le terrain mouvant.
    D’abord les pieds, puis le corps, puis la tête,
    Tout disparut, ainsi qu’à cette fête
    Qu’en un palais d’un auteur cardinal
    Trois fois au moins par semaine on apprête,
    A l’opéra, souvent joué si mal,
    Plus d’un héros à nos regards échappe.
    Et dans l’enfer descend par une trappe.
    Monrose vit du rivage prochain
    La belle Agnès, et fut tenté soudain
    De venir rendre à l’objet qu’il observe
    Tout le respect que son âme conserve.
    Il passe un pont; mais il devient perclus,
    Quand la voyant son oeil ne la vit plus.
    Froid comme marbre, et blême comme gypse,
    Il veut marcher, mais lui-même il s’éclipse.
    Paul Tirconel, qui de loin l’aperçut,
    A son secours à grand galop courut.
    En arrivant sur la place funeste,
    Paul Tirconel y fond avec le reste.
    Ils tombent tous dans un grand souterrain
    Qui conduisait aux portes d’un jardin
    Tel que n’en eut Louis le Quatorzième,
    Aïeul d’un roi qu’on méprise et qu’on aime:
    Et le jardin conduisait au château,
    Digne en tout sens de ce jardin si beau.
    C’était… (mon coeur à ce seul mot soupire)
    D’Hermaphrodix le formidable empire.
    O Dorothée, Agnès, et Bonifoux!
    Qu’allez-vous faire, et que deviendrez-vous ?

     

    Chant XVI

     

     

    ARGUMENT.

    Comment Saint Pierre apaisa saint George et saint Denis, etcomment il promit un beau prix
    à celui des deux qui lui apporterait la meilleure ode. Mort de labelle Rosamore.

     

    Palais des cieux, ouvrez-vous à ma voix,
    Êtres brillants aux six ailes légères,
    Dieux emplumés, dont les mains tutélaires
    Font les destins des peuples et des rois!
    Vous qui cachez, en étendant vos ailes,
    Des derniers cieux les splendeurs éternelles,
    Daignez un peu vous ranger de côté:
    Laissez-moi voir, en cette horrible affaire,
    Ce qui se passe au fond du sanctuaire;
    Et pardonnez ma curiosité.
    Cette prière est de l’abbé Trithême,
    Non pas de moi; car mon oeil effronté
    Ne peut percer jusqu’à la cour suprême;
    Je n’aurais pas tant de témérité.
    Le dur saint George et Denis notre apôtre
    Étaient au ciel enfermés l’un et l’autre;
    Ils voyaient tout; mais ils ne pouvaient pas
    Prêter leurs mains aux terrestres combats;
    Ils cabalaient: c’est tout ce qu’on peut faire
    Et ce qu’on fait quand on est à la cour.
    George et Denis s’adressent tour à tour
    Dans l’empyrée au bon monsieur saint Pierre.
    Ce grand portier, dont le pape estvicaire,
    Dans ses filets enveloppant le sort,
    Sous ses deux clefs tient la vie et la mort.
    Pierre leur dit: « Vous avez pu connaître,
    Mes chers amis, quel affront je reçus
    Quand je remis une oreille à Malchus.
    Je me souviens de l’ordre de mon maître:
    Il fit rentrer mon fer dans son fourreau:
    Il m’a privé du droit brillant des armes;
    Mais j’imagine un moyen tout nouveau
    Pour décider de vos grandes alarmes.
    « Vous, saint Denis, prenez dans ce canton
    Les plus grands saints qu’ait vus naître la France;
    Vous, monsieur George, allez en diligence
    Prendre les saints de l’île d’Albion.
    Que chaque troupe en ce moment compose
    Un hymne en vers, non pas une ode en prose.
    Houdard a tort; il faut dans ces hauts lieux
    Parler toujours le langage des dieux;
    Qu’on fasse, dis-je, une ode pindarique
    Où le poète exalte mes vertus,
    Ma primauté, mes droits, mes attributs,
    Et que le tout soit mis vite en musique:
    Chez les mortels, il faut toujours du temps
    Pour rimailler des vers assez méchants;
    On va plus vite au séjour de la gloire.
    Allez, vous dis-je, exercez vos talents;
    La meilleure ode obtiendra la victoire,
    Et vous ferez le sort des combattants. »
    Ainsi parla, du plus haut de son trône,
    Aux deux rivaux l’infaillible Barjone;
    Cela fut dit en deux mots tout au plus,
    Le laconisme est langue des élus.
    En un clin d’oeil, les deux rivaux célestes
    Pour terminer leurs querelles funestes,
    Vont assembler les saints de leur pays
    Qui sur la terre ont été beaux esprits.
    Le bon patron qu’on révère à Paris
    Fit aussitôt seoir à sa table ronde
    Saint Fortunat, peu connu dans le monde,
    Et qui passait pour l’auteur du Pange;
    Et saint Prosper, d’épithètes chargé,
    Quoique un peu dur et qu’un peu janséniste.
    Il mit aussi Grégoire dans sa liste,
    Le grand Grégoire, évêque tourangeau,
    Cher au pays qui vit naître Bonneau;
    Et saint Bernard fameux par l’antithèse,
    Qui dans son temps n’avait pas son pareil;
    Et d’autres saints pour servir de conseil:
    Sans prendre avis, il est rare qu’on plaise.
    George, en voyant tous ces soins de Denis,
    Le regardait d’un dédaigneux souris;
    Il avisa dans le sacré pourpris
    Un saint Austin, prêcheur de l’Angleterre,
    Puis en ces mots il lui dit son avis:
    « Bonhomme Austin, je suis né pour laguerre,
    Non pour les vers, dont je fais peu de cas;
    Je sais brandir mon large cimeterre,
    Pourfendre un buste, et casser tête et bras;
    Tu sais rimer travaille, versifie,
    Soutiens en vers l’honneur de la patrie.
    Un seul Anglais, dans les champs de la mort,
    De trois Français triomphe sans effort.
    Nous avons vu devers la Normandie,
    Dans le Haut-Maine, en Guienne, en Picardie,
    Ces beaux messieurs aisément mis à bas;
    Si pour frapper nous avons meilleurs bras,
    Crois, en fait d’hymne, et d’ode, et d’oeuvre telle,
    Quand il s’agit de penser, de rimer,
    Que nous avons non moins bonne cervelle.
    Travaille, Austin, cours en vers t’escrimer:
    Je veux que Londre ait à jamais l’empire
    Dans les deux arts de bien faire et bien dire.
    Denis ameute un tas de rimailleurs
    Qui tous ensemble ont très peu de génie;
    Travaille seul: tu sais tes vieux auteurs;
    Courage! allons, prends ta harpe bénie,
    Et moque-toi de son académie. »
    Le bon Austin, de cet emploi chargé,
    Le remercie en auteur protégé.
    Denis et lui, dans un réduit commode,
    Vont se tapir, et chacun fit son ode.
    Quand tout fut fait, les brûlants séraphins,
    Les gros joufflus, têtes de chérubins,
    Près de Barjone en deux rangs se perchèrent;
    Au-dessous d’eux les anges se nichèrent;
    Et tous les saints, soigneux de s’arranger,
    Sur des gradins s’assirent pour juger.
    Austin commence il chantait les prodiges
    Qui de l’Égypte endurcirent les coeurs;
    Ce grand Moïse, et ses imitateurs
    Qui l’égalaient dans ses divins prestiges
    Les flots du Nil, jadis si bienfaisants,
    D’un sang affreux dans leur course écumants;
    Du noir limon les venimeux reptiles
    Changés en verge, et la verge en serpents;
    Le jour en nuit; les déserts et les villes,
    De moucherons, de vermine couverts;
    La rogne aux os, la foudre dans les airs;
    Les premiers-nés d’une race rebelle
    Tous égorgés par l’ange du Seigneur;
    L’Égypte en deuil, et le peuple infidèle
    De ses patrons emportant la vaisselle,
    Et par le vol méritant son bonheur;
    Ce peuple errant pendant quarante années;
    Vingt mille Juifs égorgés pour un veau;
    Vingt mille encore envoyés au tombeau
    Pour avoir eu des amours fortunées;
    Et puis Aod, ce Ravaillac hébreu,
    Assassinant son maître au nom de Dieu;
    Et Samuel, qui d’une main divine
    Prend sur l’autel un couteau de cuisine,
    Et bravement met Agag en hachis,
    Car cet Agag était incirconcis;
    Puis la beauté qui, sauvant Béthulie,
    Si purement de son corps fit folie;
    Le bon Basa qui massacra Nadad;
    Et puis Achab mourant comme un impie
    Pour n’avoir pas égorgé Benhadad;
    Le roi Joas meurtri par Jozabad,
    Fils d’Atrobad; et la reine Athalie,
    Si méchamment mise à mort par Joad.
    Longuette fut la triste litanie;
    Ces beaux récits étaient entrelacés
    De ces grands traits si chers aux temps passés.
    On y voyait le soleil se dissoudre,
    La mer fuyant, la lune mise en poudre,
    Le monde en feu qui toujours tressaillait;
    Dieu qui cent fois en fureur s’éveillait;
    Des flots de sang, des tombeaux, des ruines;
    Et cependant près des eaux argentines
    Le lait coulait sous de verts oliviers;
    Les monts sautaient tout comme des béliers,
    Et les béliers tout comme des collines.
    Le bon Austin célébrait le Seigneur,
    Qui menaçait le Chaldéen vainqueur,
    Et qui laissait son peuple en esclavage;
    Mais des lions brisant toujours les dents,
    Sous ses deux pieds écrasant les serpents,
    Parlant au Nil, et suspendant la rage
    Des basilics et des léviathans.
    Austin finit. Sa pindarique ivresse
    Fit élever parmi les bienheureux
    Un bruit confus, un murmure douteux,
    Qui n’était pas en faveur de la pièce.
    Denis se lève; et, baissant ses doux yeux,
    Puis les levant avec un air modeste,
    Il salua l’auditoire céleste,
    Parut surpris de leurs traits radieux;
    Et finement sa pudeur semblait dire:
    « Encouragez celui qui vous admire. »
    Il salua trois fois très humblement
    Les conseillers, le premier président;
    Puis il chanta d’une voix douce et tendre
    Cet hymne adroit que vous allez entendre:
    « O Pierre! ô Pierre! ô toi sur qui Jésus
    Daigna fonder son Église immortelle,
    Portier des cieux, pasteur de tout fidèle,
    Maître des rois à tes pieds confondus,
    Docteur divin, prêtre saint, tendre père,
    Auguste appui de nos rois très chrétiens,
    Étends sur eux ta faveur salutaire;
    Leurs droits sont purs, et ces droits sont les tiens.
    Le pape à Rome est maître des couronnes,
    Aucun n’en doute; et si ton lieutenant
    A qui lui plaît fait ce petit présent,
    C’est en ton nom, car c’est toi qui les donnes.
    Hélas! hélas! nos gens de parlement
    Ont banni Charle; ils ont impudemment
    Mis sur le trône une race étrangère;
    On ôte au fils l’héritage du père.
    Divin portier, oppose tes bienfaits
    A cette audace, à dix ans de misère:
    Rends-nous les clefs de la cour du palais. »
    C’est sur ce ton que saint Denis prélude;
    Puis il s’arrête: il lit avec étude
    Du coin de l’oeil dans les yeux de Céphas,
    En affectant un secret embarras.
    Céphas content fit voir sur son visage
    De l’amour-propre un secret témoignage,
    Et rassurant les esprits interdits
    Du chantre habile, il dit dans son langage:
    « Cela va bien; continuez, Denis. »
    L’humble Denis repart avec prudence:
    « Mon adversaire a pu charmer les cieux;
    Il a chanté le Dieu de la vengeance,
    Je vais bénir le Dieu de la clémence:
    Haïr est bon, mais aimer vaut bien mieux. »
    Denis alors d’une voix assurée
    En vers heureux chanta le bon berger
    Qui va cherchant sa brebis égarée,
    Et sur son dos se plaît à la charger;
    Le bon fermier, dont la main libérale
    Daigne payer l’ouvrier négligent
    Qui vient trop tard, afin que diligent
    Il vienne ouvrer dès l’aube matinale;
    Le bon patron qui, n’ayant que cinq pains
    Et trois poissons, nourrit cinq mille humains;
    Le bon prophète, encor plus doux qu’austère,
    Qui donne grâce à la femme adultère,
    A Magdeleine, et permet que ses pieds
    Soient gentiment par la belle essuyés.
    Par Magdeleine Agnès est figurée.
    Denis a pris ce délicat détour;
    Il réussit: la grand’chambre éthérée
    Sentit le trait, et pardonna l’amour.
    Du doux Denis l’ode fut bien reçue;
    Elle eut le prix, elle eut toutes les voix.
    Du saint Anglais l’audace fut déçue;
    Austin rougit, il fuit en tapinois:
    Chacun en rit, le paradis le hue.
    Tel fut hué dans les murs de Paris
    Un pédant sec, à face de Thersite,
    Vil délateur, insolent hypocrite,
    Qui fut payé de haine et de mépris
    Quand il osa dans ses phrases vulgaires
    Flétrir les arts et condamner nos frères.
    Pierre à Denis donna deux beaux agnus;
    Denis les baise, et soudain l’on ordonne,
    Par un arrêt signé de douze élus,
    Qu’en ce grand jour les Anglais soient vaincus
    Par les Français et par Charle en personne.
    En ce moment la barroise amazone
    Vit dans les airs, dans un nuage épais,
    De son grisou la figure et les traits,
    Comme un soleil dont souvent un nuage
    Reçoit l’empreinte et réfléchit l’image.
    Elle cria: « Ce jour est glorieux;
    Tout est pour nous, mon âne est dans les cieux. »
    Bedfort, surpris de ce prodige horrible,
    Déjà s’arrête et n’est plus invincible.
    Il lit au ciel, d’un regard consterné,
    Que de saint George il est abandonné.
    L’Anglais surpris, croyant voir une armée,
    Descend soudain de la ville alarmée;
    Tous les bourgeois, devenus valeureux,
    Les voyant fuir, descendent après eux.
    Charles plus loin, entouré de carnage,
    Jusqu’à leur camp se fait un beau passage.
    Les assiégeants, à leur tour assiégés,
    En tête, en queue, assaillis, égorgés,
    Tombent en foule au bord de leurs tranchées,
    D’armes, de morts, et de mourants jonchées.
    C’est en ces lieux, c’est dans ce champmortel
    Que tu venais exercer ta vaillance,
    O dur Anglais, ô Christophe Arondel!
    Ton maintien sec, ta froide indifférence,
    Donnaient du prix à ton courage altier.
    Sans dire un mot ce sourcilleux guerrier
    Examinait comme on se bat en France:
    Et l’on eût dit, à son air d’importance,
    Qu’il était là pour se désennuyer.
    Sa Rosamore, à ses pas attachée,
    Est comme lui de fer enharnachée,
    Tel qu’un beau page ou qu’un jeune écuyer:
    Son casque est d’or, sa cuirasse est d’acier;
    D’un perroquet la plume panachée
    Au gré des vents ombrage son cimier.
    Car dès ce jour où son bras meurtrier
    A dans son lit décollé Martinguerre,
    Elle se plaît tout à fait à la guerre.
    On croirait voir la superbe Pallas
    Quittant l’aiguille et marchant aux combats,
    Ou Bradamante, ou bien Jeanne elle-même.
    Elle parlait au voyageur qu’elle aime,
    Et lui montrait les plus grands sentiments,
    Lorsqu’un démon trop funeste aux amants,
    Pour leur malheur, vers Arondel attire
    Le dur Poton et le jeune La Hire,
    Et Richemont qui n’a pitié de rien.
    Poton, voyant le grave et fier maintien
    De notre Anglais, tout indigné s’élance
    Sur le causeur, et d’un grand coup de lance,
    Qui par le flanc sort au milieu du dos,
    D’un sang trop froid lui fait verser des flots:
    Il tombe et meurt; et la lance cassée
    Roule avec lui dans son corps enfoncée.
    A ce spectacle, à ce moment affreux,
    On ne vit point la belle Rosamore
    Se renverser sur l’amant qu’elle adore,
    Ni s’arracher l’or de ses blonds cheveux,
    Ni remplir l’air de ses cris douloureux,
    Ni s’emporter contre la Providence;
    Point de soupirs; elle cria: « Vengeance! »
    Et dans l’instant que Poton se baissait
    En ramassant son fer qui se cassait,
    Ce bras tout nu, ce bras dont la puissance
    Avait d’un coup séparé dans un lit
    Un chef grison du cou d’un vieux bandit,
    Tranche à Poton la main trop redoutable,
    Cette main droite à ses yeux si coupable.
    Les nerfs cachés sous la peau des cinq doigts
    Les font mouvoir pour la dernière fois;
    Poton depuis ne sut jamais écrire.
    Mais dans l’instant le brave et beau LaHire
    Porte au guerrier, du grand Poton vainqueur,
    Un coup mortel qui lui perce le coeur.
    Son casque d’or, que sa chute détache,
    Découvre un sein de roses et de lis;
    Son front charmant n’a plus rien qui le cache;
    Ses longs cheveux tombent sur ses habits
    Ses grands yeux bleus dans la mort endormis,
    Tout laisse voir une femme adorable,
    Et montre un corps formé pour les plaisirs.
    Le beau La Hire en pousse des soupirs,
    Répand des pleurs, et d’un ton lamentable
    S’écrie: « O ciel! je suis un meurtrier,
    Un housard noir plutôt qu’un chevalier;
    Mon coeur, mon bras, mon épée est infâme:
    Est-il permis de tuer une dame? »
    Mais Richemont, toujours mauvais plaisant
    Et toujours dur, lui dit: « Mon cher La Hire,
    Va, tes remords ont sur toi trop d’empire;
    C’est une Anglaise. et le mal n’est pas grand;
    Elle n’est pas pucelle comme Jeanne. »
    Tandis qu’il tient un discours si profane,
    D’un coup de flèche il se sentit blessé:
    Et devenu plus fier, plus courroucé,
    Il rend cent coups à la troupe bretonne,
    Qui comme un flot le presse et l’environne.
    La Hire et lui, nobles, bourgeois, soldats,
    Portent partout les efforts de leurs bras:
    On tue, on tombe, on poursuit, on recule,
    De corps sanglants un monceau s’accumule;
    Et des mourants l’Anglais fait un rempart.
    Dans cette horrible et sanglante mêlée,
    Le roi disait à Dunois: « Cher bâtard,
    Dis-moi, de grâce, où donc est-elle allée?
    Qui? » dit Dunois. Le bon roi lui repart:
    « Ne sais-tu pas ce qu’elle est devenue?
    Qui donc? ¾ Hélas! elle était disparue
    Hier au soir, avant qu’un heureux sort
    Nous eût conduits au château de Bedfort;
    Et dans la place on est entré sans elle.
    Nous la trouverons bien, dit la Pucelle.
    Ciel! dit le roi, qu’elle me soit fidèle!
    Gardez-la-moi. » Pendant ce beau discours,
    Il avançait et combattait toujours.
    Bientôt la nuit, couvrant notrehémisphère,
    L’enveloppa d’un noir et long manteau,
    Et mit un terme à ce cours tout nouveau
    Des beaux exploits que Charle eût voulu faire.
    Comme il sortait de cette grande affaire,
    Il entendit qu’on avait le matin
    Vu cheminer vers la forêt voisine
    Quelques tendrons du genre féminin;
    Une surtout, à la taille divine,
    Aux grands yeux bleus, au minois enfantin,
    Au souris tendre, à la peau de satin,
    Que sermonnait un bon dominicain.
    Des écuyers brillants, à mines fières,
    Des chevaliers, sur leurs coursiers fringants,
    Couverts d’acier, et d’or, et de rubans,
    Accompagnaient les belles cavalières.
    La troupe errante avait porté ses pas
    Vers un palais qu’on ne connaissait pas,
    Et que jamais, avant cette aventure,
    On n’avait vu dans ces lieux écartés;
    Rien n’égalait sa bizarre structure.
    Le roi, surpris de tant de nouveautés,
    Dit à Bonneau: « Qui m’aime doit me suivre;
    Demain matin je veux au point du jour
    Revoir l’objet de mon fidèle amour,
    Reprendre Agnès, ou bien cesser de vivre. »
    Il resta peu dans les bras du sommeil;
    Et quand Phosphore, au visage vermeil,
    Eut précédé les roses de l’Aurore;
    Quand dans le ciel on attelait encore
    Les beaux coursiers que conduit le Soleil,
    Le roi, Bonneau, Dunois, et la Pucelle,
    Allègrement se remirent en selle,
    Pour découvrir ce superbe palais.
    Charles disait: « Voyons d’abord ma belle;
    Nous rejoindrons assez tôt les Anglais:
    Le plus pressé, c’est de vivre avec elle. »

     

    Chant XVII

     

     

    ARGUMENT.

    Comment Charles VII, Agnès, Jeanne, Dunois, La Trimouille, etc.,devinrent tous fous;
    et comment ils revinrent en leur bon sens par les exorcismes du R.P. Bonifoux, confesseur ordinaire du roi.

     

    Oh! que ce monde est rempli d’enchanteurs!
    Je ne dirai rien des enchanteresses.
    Se t’ai passé, temps heureux des faiblesses,
    Printemps des fous, bel âge des erreurs;
    Mais à tout âge on trouve des trompeurs,
    De vrais sorciers tout-puissants séducteurs,
    Vêtus de pourpre, et rayonnants de gloire.
    Au haut des cieux ils vous mènent d’abord.
    Puis on vous plonge au fond de l’onde noire,
    Et vous buvez l’amertume et la mort.
    Gardez-vous tous, gens de bien que vous êtes,
    De vous frotter à de tels nécromans;
    Et s’il vous faut quelques enchantements,
    Aux plus grands rois préférez vos grisettes.
    Hermaphrodix a bâti tout exprès
    Le beau château qui retenait Agnès,
    Pour se venger des belles de la France,
    Des chevaliers, des ânes, et des saints
    Dont la pudeur et les exploits divins
    Avaient bravé sa magique puissance.
    Quiconque entrait en ce maudit logis
    Méconnaissait sur-le-champ ses amis,
    Perdait le sens, l’esprit, et la mémoire.
    L’eau du Léthé que les morts allaient boire,
    Les mauvais vins, funestes aux vivants,
    Ont des effets bien moins extravagants.
    Sous les grands arcs d’un immenseportique,
    Amas confus de moderne et d’antique,
    Se promenait un fantôme brillant,
    Au pied léger, à l’oeil étincelant,
    Au geste vif, à la marche égarée,
    La tête haute, et de clinquants parée.
    On voit son corps toujours en action;
    Et son nom est l’Imagination:
    Non cette belle et charmante déesse
    Qui présida, dans Rome et dans la Grèce,
    Aux beaux travaux de tant de grands auteurs,
    Qui répandit l’éclat de ses couleurs,
    Ses diamants, ses immortelles fleurs,
    Sur plus d’un chant du grand peintre d’Achille,
    Sur la Didon que célébra Virgile,
    Et qui d’Ovide anima les accents;
    Mais celle-là qu’abjure le bon sens,
    Cette étourdie, effarée, insipide,
    Que tant d’auteurs approchent de si près,
    Qui les inspire, et qui servit de guide
    Aux Scudéri, Lemoine, Desmarets.
    Elle répand ses faveurs les plus chères
    Sur nos romans, nos nouveaux opéra;
    Et son empire assez longtemps dura
    Sur le théâtre, au barreau, dans les chaires.
    Près d’elle était le Galimatias,
    Monstre bavard caressé dans ses bras,
    Nommé jadis le docteur séraphique,
    Subtil, profond, énergique, angélique,
    Commentateur d’imagination,
    Et créateur de la confusion,
    Qui depuis peu fit Marie Alacoque.
    Autour de lui voltigent l’Équivoque,
    La louche Énigme, et les mauvais Bons Mots,
    A double sens, qui font l’esprit des sots;
    Les Préjugés, les Méprises, les Songes,
    Les Contre-Sens, les absurdes Mensonges,
    Ainsi qu’on voit aux murs d’un vieux logis
    Les chats-huants et les chauves-souris.
    Quoi qu’il en soit, ce damnable édifice
    Fut fabriqué par un tel artifice
    Que tout mortel qui dans ces lieux viendra
    Perdra l’esprit tant qu’il y restera.
    A peine Agnès, avec sa douce escorte,
    De ce palais avait touché la porte,
    Que Bonifoux, ce grave confesseur,
    Devint l’objet de sa fidèle ardeur;
    Elle le prend pour son cher roi de France.
    « O mon héros! ô ma seule espérance!
    Le juste ciel vous rend à mes souhaits.
    Ces fiers Bretons sont-ils par vous défaits?
    N’auriez-vous point reçu quelque blessure?
    Ah! laissez-moi détacher votre armure. »
    Lors elle veut, d’un effort tendre et doux,
    Oter le froc du père Bonifoux,
    Et, dans ses bras bientôt abandonnée,
    L’oeil enflammé, le cou vers lui tendu,
    Cherche un baiser qui soit pris et rendu.
    Charmante Agnès, que tu fus consternée,
    Lorsque, cherchant un menton frais tondu,
    Tu ne sentis qu’une barbe tannée,
    Longue, piquante, et rude, et mal peignée!
    Le confesseur tout effaré s’enfuit,
    Méconnaissant la belle qui le suit.
    La tendre Agnès, se voyant dédaignée,
    Court après lui, de pleurs toute baignée.
    Comme ils couraient dans ce vastepourpris,
    L’un se signant, et l’autre tout en larmes,
    Ils sont frappés des plus lugubres cris.
    Un jeune objet, touchant, rempli de charmes,
    Avec frayeur embrassait les genoux
    D’un chevalier qui, couvert de ses armes,
    L’allait bientôt immoler sous ses coups.
    Peut-on connaître à cette barbarie
    Ce La Trimouille, et ce parfait amant
    Qui de grand coeur, en tout autre moment,
    Pour Dorothée aurait donné sa vie?
    Il la prenait pour le fier Tirconel;
    Elle n’avait nul trait en son visage
    Qui ressemblât à cet Anglais cruel;
    Elle cherchait le héros qui l’engage,
    Le cher objet d’un amour immortel;
    Et, lui parlant sans pouvoir le connaître,
    Elle lui dit: « Ne l’avez-vous point vu
    Ce chevalier qui de mon coeur est maître,
    Qui près de moi dans ces lieux est venu?
    Mon La Trimouille, hélas: est disparu.
    Que fait-il donc? de grâce, où peut-il être? »
    Le Poitevin, à ces touchants discours,
    Ne connut point ses fidèles amours.
    Il croit entendre un Anglais implacable,
    Qui vient sur lui prêt à trancher ses jours.
    Le fer en main il se met en défense,
    Vers Dorothée en mesure il avance.
    « Je te ferai, dit-il, changer de ton,
    Fier, dédaigneux, triste, arrogant Breton.
    Dur insulaire, ivre de bière forte,
    C’est bien à toi de parler de la sorte,
    De menacer un homme de mon nom!
    Moi petit-fils des Poitevins célèbres
    Dont les exploits, au séjour des ténèbres,
    Ont fait passer tant d’Anglais valeureux,
    Plus fiers que toi, plus grands, plus généreux.
    Eh quoi! ta main ne tire pas l’épée!
    De quel effroi ta vile âme est frappée!
    Fier en discours, et lâche en action,
    Chevreuil anglais, Thersite d’Albion,
    Fait pour brailler chez tes parlementaires,
    Vite, essayons tous deux nos cimeterres;
    Çà, qu’on dégaine, où je vais de ma main
    Signer ton front, des fronts le plus vilain,
    Et t’appliquer sur ton large derrière,
    A mon plaisir, deux cents coups d’étrivière. »
    A ce discours qu’il prononce en fureur,
    Pâle, éperdue, et mourante de peur:
    « Je ne suis point Anglais, dit Dorothée;
    J’en suis bien loin: comment, pourquoi, par où,
    Me vois-je ici par vous si maltraitée?
    Dans quel danger je suis précipitée!
    Je cherche ici le héros du Poitou;
    C’est une fille, hélas! bien tourmentée,
    Qui baise en pleurs votre noble genou. »
    Elle parlait, mais sans être écoutée;
    Et La Trimouille, étant tout à fait fou,
    Allait déjà la prendre par le cou.
    Le confesseur, qui dans sa prompte fuite
    D’Agnès Sorel évitait la poursuite,
    Bronche en courant, et tombe au milieu d’eux;
    Le Poitevin veut le prendre aux cheveux,
    N’en trouve point, roule avec lui par terre;
    La belle Agnès, qui le suit et le serre,
    Sur lui trébuche, en poussant des clameurs
    Et des sanglots qu’interrompent ses pleurs;
    Et sous eux tous se débat Dorothée,
    Très en désordre et fort mal ajustée.
    Tout au milieu de ce conflit nouveau,
    Le bon roi Charle, escorté de Bonneau,
    Avec Dunois et la fière Pucelle,
    Entre à la fois dans ce fatal château,
    Pour y chercher sa maîtresse fidèle.
    O grand pouvoir! ô merveille nouvelle!
    A peine ils sont de cheval descendus,
    Sous le portique à peine ils sont rendus,
    Incontinent ils perdent la cervelle.
    Tels dans Paris tous ces docteurs fourrés,
    Pleins d’arguments sous leurs bonnets carrés,
    Vont gravement vers la Sorbonne antique,
    Séjour de noise, antre théologique,
    Où la Dispute et la Confusion
    Ont établi leur sacré domicile,
    Et dont jamais n’approcha la Raison.
    Nos révérends arrivent à la file:
    Ils avaient l’air d’être de sens rassis;
    Chacun passait pour sage en son logis;
    On les prendrait pour des gens fort honnêtes,
    Point querelleurs et point extravagants;
    Quelques-uns même étaient de bonnes têtes
    Ils sont tous fous quand ils sont sur les bancs.
    Charle, enivré de joie et de tendresse,
    Les yeux mouillés, tout pétillant d’ardeur,
    Et ressentant un battement de coeur,
    Disait, d’un ton d’amour et de langueur:
    « Ma chère Agnès, ma pudique maîtresse,
    Mon paradis, précis de tous les biens,
    Combien de fois, hélas! fus-tu perdue!
    A mes désirs te voilà donc rendue.
    Perle d’amour, je te vois, je te tiens;
    Oh! que tu fais une charmante mine!
    Mais tu n’as plus cette taille si fine
    Que je pouvais embrasser autrefois,
    En la serrant du bout de mes dix doigts.
    Quel embonpoint! quel ventre! quelles fesses!
    Voilà le fruit de nos tendres caresses;
    Agnès est grosse, Agnès me donnera
    Un beau bâtard qui pour nous combattra,
    Je veux greffer, dans l’ardeur qui m’emporte,
    Ce fruit nouveau sur l’arbre qui le porte.
    Amour le veut; il faut que dans l’instant
    J’aille au-devant de cet aimable enfant. »
    A qui le roi se faisait-il entendre?
    A qui tient-il ce discours noble et tendre?
    Qui tenait-il dans ses bras amoureux?
    C’était Bonneau, soufflant, suant, poudreux;
    C’était Bonneau; jamais homme en sa vie
    Ne se sentit l’âme plus ébahie.
    Charles, pressé d’un désir violent,
    D’un bras nerveux le pousse tendrement;
    Il le renverse; et Bonneau pesamment
    S’en va tomber sur la troupe mêlée,
    Qui de son poids se sentit accablée.
    Ciel! que de cris et que de hurlements!
    Le confesseur reprit un peu ses sens;
    Sa grosse panse était juste portée
    Dessus Agnès et dessous Dorothée;
    Il se relève, il marche, il court, il fuit;
    Tout haletant le bon Bonneau le suit.
    Mais La Trimouille à l’instant s’imagine
    Que sa beauté, sa maîtresse divine,
    Sa Dorothée était entre les bras
    Du Tourangeau qui fuyait à grands pas.
    Il court après, il le presse, il lui crie:
    « Rends-moi mon coeur, bourreau, rends-moi ma vie;
    Attends, arrête. » En prononçant ces mots,
    D’un large sabre il frappe son gros dos.
    Bonneau portait une épaisse cuirasse,
    Et ressemblait à la pesante masse
    Qui dans la forge à grand bruit retentit
    Sous le marteau qui frappe et rebondit.
    La peur hâtait sa marche écarquillée.
    Jeanne, voyant le Bonneau qui trottait,
    Et les grands coups que l’autre lui portait
    Jeanne casquée, et de fer habillée,
    Suit à grands pas La Trimouille, et lui rend
    Tout ce qu’il donne au royal confident.
    Dunois, la fleur de la chevalerie,
    Ne souffre pas qu’on attente à la vie
    De La Trimouille, il est son cher appui;
    C’est son destin de combattre pour lui:
    Il le connaît; mais il prend la Pucelle
    Pour un Anglais; il vous tombe sur elle,
    Il vous l’étrille ainsi qu’elle étrillait
    Le Poitevin, qui toujours chatouillait
    L’ami Bonneau, qui lourdement fuyait.
    Le bon roi Charle, en ce désordre extrême,
    Dans son Bonneau voit toujours ce qu’il aime;
    Il voit Agnès. Quel état pour un roi,
    Pour un amant des amants le plus tendre!
    Nul ennemi ne lui cause d’effroi;
    Contre une armée il voudrait la défendre.
    Tous ces guerriers après Bonneau courants
    Sont à ses yeux des ravisseurs sanglants.
    L’épée au poing sur Dunois il s’élance;
    Le beau bâtard se retourne, et lui rend
    Sur la visière un énorme fendant.
    Ah! s’il savait que c’est le roi de France,
    Qu’il se verrait avec un oeil d’horreur!
    Il périrait de honte et de douleur.
    En même temps Jeanne, par lui frappée,
    Lui répondit de sa puissante épée;
    Et le bâtard, incapable d’effroi,
    Frappe à la fois sa maîtresse et son roi
    A droite, à gauche, il lance sur leurs têtes
    De mille coups les rapides tempêtes.
    Charmant Dunois, belle Jeanne, arrêtez;
    Ciel! quels seront vos regrets et vos larmes
    Quand vous saurez qui poursuivent vos armes
    Et qui vous frotte, et qui vous combattez!
    Le Poitevin, dans l’horrible mêlée,
    De temps en temps appesantit son bras
    Sur la Pucelle, et rosse ses appas,
    L’ami Bonneau ne les imite pas;
    Sa grosse tête était la moins troublée.
    Il recevait, mais il ne rendait point.
    Il court toujours; Bonifoux le précède,
    Aiguillonné de la peur qui le point.
    Le tourbillon que la rage possède,
    Tous contre tous, assaillants, assaillis,
    Battants, battus, dans ce grand chamaillis,
    Criant, hurlant, parcourent le logis.
    Agnès en pleurs, Dorothée éperdue
    Crie: « Au secours! on m’égorge, on me tue. »
    Le confesseur, plein de contrition,
    Menait toujours cette procession.
    Il aperçoit à certaine fenêtre
    De ce logis le redoutable maître,
    Hermaphrodix, qui contemplait gaîment
    Des bons Français le barbare tourment,
    Et se tenait les deux côtés de rire.
    Bonifoux vit que ce fatal empire
    Était sans doute une oeuvre du démon.
    Il conservait un reste de raison:
    Son long capuce et sa large tonsure
    A sa cervelle avaient servi d’armure.
    Il se souvint que notre ami Bonneau
    Suivait toujours l’usage antique et beau,
    Très sagement établi par nos pères,
    D’avoir sur soi les choses nécessaires,
    Muscade, clou, poivre, girofle, et sel.
    Pour Bonifoux, il avait son missel.
    Il aperçut une fontaine claire,
    Il y courut, sel et missel en main,
    Bien résolu d’attraper le malin.
    Le voilà donc qui travaille au mystère;
    Il dit tout bas: « Sanctam, Catholicam,
    Papam, Romam, aquam benedictam; »
    Puis de Bonneau prend la tasse, et va vite
    Adroitement asperger d’eau bénite
    Le farfadet né de la belle Alix.
    Chez les païens l’eau brûlante du Styx
    Fut moins fatale aux âmes criminelles.
    Son cuir tanné fut couvert d’étincelles;
    Un gros nuage, enfumé, noir, épais,
    Enveloppa le maître et le palais.
    Les combattants, couverts d’une nuit sombre,
    Couraient encore et se cherchaient dans l’ombre.
    Tout aussitôt le palais disparut;
    Plus de combat, d’erreur ni de méprise,
    Chacun se vit, chacun se reconnut;
    Chaque cervelle en son lieu fut remise.
    A nos héros un seul moment rendit
    Le peu de sens qu’un seul moment perdit:
    Car la folie, hélas! ou la sagesse,
    Ne tient à rien dans notre pauvre espèce.
    C’était alors un grand plaisir de voir
    Ces paladins aux pieds du moine noir,
    Le bénissant, chantant des litanies,
    Se demandant pardon de leurs folies.
    O La Trimouille! ô vous, royal amant
    Qui me peindra votre ravissement?
    On n’entendait que ces mots: « Ah! ma belle.
    Mon tout, mon roi, mon ange, ma fidèle,
    C’est vous! c’est toi! jour heureux! doux moments! »
    Et des baisers, et des embrassements,
    Cent questions, cent réponses pressées;
    Leur voix ne peut suffire à leurs pensées.
    Le confesseur, d’un paternel regard,
    Les lorgnait tous, et priait à l’écart.
    Le grand bâtard et sa fière maîtresse
    Modestement s’expliquaient leur tendresse.
    De leurs amours le rare compagnon
    Élève alors la tête avec le ton;
    Il entonna l’octave discordante
    De son gosier de cornet à bouquin.
    A cette octave, à ce bruit tout divin,
    Tout fut ému: la nature tremblante
    Frémit d’horreur; et Jeanne vit soudain
    Tomber les murs de ce palais magique,
    Cent tours d’acier et cent portes d’airain;
    Comme autrefois la horde mosaïque
    Fit voir, au son de sa trompe hébraïque,
    De Jéricho le rempart écroulé,
    Réduit en poudre, à la terre égalé:
    Le temps n’est plus de semblable pratique.
    Alors, alors ce superbe palais,
    Si brillant d’or, si noirci de forfaits,
    Devint un ample et sacré monastère.
    Le salon fut en chapelle changé.
    Le cabinet où ce maître enragé
    Avait dormi dans le vice plongé
    Transmué fut en un beau sanctuaire.
    L’ordre de Dieu, qui préside aux destins,
    Ne changea point la salle des festins;
    Mais elle prit le nom de réfectoire;
    On y bénit le manger et le boire.
    Jeanne, le coeur élevé vers les saints,
    Vers Orléans, vers le sacre de Reims,
    Dit à Dunois: « Tout nous est favorable
    Dans nos amours et dans nos grands desseins:
    Espérons tout; soyez sûr que le diable
    A contre nous fait son dernier effort. »
    Parlant ainsi, Jeanne se trompait fort.

     

    Chant XVIII

     

     

    ARGUMENT.

    Disgrâce de Charles et de sa troupe dorée.

     

    Je ne connais dans l’histoire du monde
    Aucun héros, aucun homme de bien,
    Aucun prophète, aucun parfait chrétien,
    Qui n’ait été la dupe d’un vaurien,
    Ou des jaloux, ou de l’esprit immonde.
    La Providence en tout temps éprouva
    Mon bon roi Charle avec mainte détresse.
    Dès son berceau fort mal on l’éleva;
    Le Bourguignon poursuivit sa jeunesse;
    De tous ses droits son père le priva;
    Le parlement de Paris près Gonesse,
    Tuteur des rois, son pupille ajourna;
    De ses beaux lis un chef anglais s’orna;
    Il fut errant, manqua souvent de messe
    Et de dîner; rarement séjourna
    En même lieu. Mère, oncle, ami, maîtresse,
    Tout le trahit ou tout l’abandonna.
    Un page anglais partagea la tendresse
    De son Agnès; et l’enfer déchaîna
    Hermaphrodix, qui par magique adresse
    Pour quelque temps la tête lui tourna.
    Il essuya des traits de toute espèce;
    Il les souffrit, et Dieu lui pardonna.
    De nos amants la troupe fière et leste
    S’acheminait loin du château funeste
    Où Belzébut dérangea le cerveau
    Des chevaliers, d’Agnès, et de Bonneau.
    Ils côtoyaient la forêt vaste et sombre
    Qui d’Orléans porte aujourd’hui le nom.
    A peine encor l’épouse de Tithon
    En se levant mêlait le jour à l’ombre.
    On aperçut de loin des hoquetons,
    Au rond bonnet, aux écourtés jupons;
    Leur corselet paraissait mi-partie
    De fleurs de lis et de trois léopards.
    Le roi fit halte, en fixant ses regards
    Sur la cohorte en la forêt blottie.
    Dunois et Jeanne avancent quelques pas.
    La tendre Agnès, étendant ses beaux bras,
    Dit à son Charle: « Allons, fuyons, mon maître. »
    Jeanne en courant s’approcha, vit paraître
    Des malheureux deux à deux enchaînés,
    Les yeux en terre, et les fronts consternés.
    « Hélas! ce sont des chevaliers, dit-elle,
    Qui sont captifs et c’est notre devoir
    De délivrer cette troupe fidèle.
    Allons, bâtard, allons et faisons voir
    Ce qu’est Dunois et ce qu’est la Pucelle. »
    Lance en arrêt, ils fondent à ces mots
    Sur les soldats qui gardaient ces héros.
    Au fier aspect de la puissante Jeanne
    Et de Dunois, et plus encor de l’âne,
    D’un pas léger ces prétendus guerriers
    S’en vont au loin comme des lévriers.
    Jeanne aussitôt, de plaisir transportée,
    Complimenta la troupe garrottée.
    « Beaux chevaliers, que l’Anglais mit aux fers,
    Remerciez le roi qui vous délivre;
    Baisez sa main, soyez prêts à le suivre,
    Et vengeons-nous de ces Anglais pervers. »
    Les chevaliers, à cette offre courtoise,
    Montraient encore une face sournoise,
    Baissaient les yeux… Lecteurs impatients,
    Vous demandez qui sont ces personnages
    Dont la Pucelle animait les courages.
    Ces chevaliers étaient des garnements
    Qui, dans Paris payés pour leur mérite,
    Allaient ramer sur le dos d’Amphitrite;
    On les connut à leurs accoutrements.
    En les voyant le bon Charles soupire:
    « Hélas! dit-il, ces objets dans mon coeur
    Ont enfoncé les traits de la douleur.
    Quoi! les Anglais règnent dans mon empire:
    C’est en leur nom que l’on rend des arrêts!
    C’est pour eux seuls que l’on dit des prières!
    C’est de leur part, hélas! que mes sujets
    Sont de Paris envoyés aux galères!… »
    Puis le bon prince avec compassion
    Daigne approcher du maître compagnon
    Qui de la file était mis à la tête.
    Nul malandrin n’eut l’air plus malhonnête;
    Sa barbe torse ombrage un long menton;
    Ses yeux tournés, plus menteurs que sa bouche,
    Portent en bas un regard double et louche;
    Ses sourcils roux, mélangés et retors,
    Semblent loger la fraude et l’imposture;
    Sur son front large est l’audace et l’injure,
    L’oubli des lois, le mépris des remords;
    Sa bouche écume, et sa dent toujours grince.
    Le sycophante, à l’aspect de son prince,
    Affecte un air humble, dévot, contrit,
    Baisse les yeux, compose et radoucit
    Les traits hagards de son affreux visage.
    Tel est un dogue au regard impudent,
    Au gosier rauque, affamé de carnage;
    Il voit son maître, il rampe doucement,
    Lèche ses mains, le flatte en son langage,
    Et pour du pain devient un vrai mouton.
    Ou tel encore on nous peint le démon,
    Qui, s’échappant des gouffres du Tartare,
    Cache sa queue et sa griffe barbare,
    Vient parmi nous, prend la mine et le ton,
    Le front tondu d’un jeune anachorète,
    Pour mieux tenter soeur Rose ou soeur Discrète.
    Le roi des Francs, trompé par le félon,
    Lui témoigna commisération,
    L’encouragea par un discours affable:
    « Dis-moi quel est ton métier, pauvre diable,
    Ton nom, ta place, et pour quelle action
    Le Châtelet, avec tant d’indulgence,
    Te fait ramer sur les mers de Provence. »
    Le condamné, d’un ton de doléance,
    Lui répondit: « O monarque trop bon!
    Je suis de Nante, et mon nom est Frélon,
    J’aime Jésus d’un feu pur et sincère;
    Dans un couvent je fus quelque temps frère;
    J’en ai les moeurs; et j’eus dans tous les temps
    Un très grand soin du salut des enfants.
    A la vertu je consacrai ma vie.
    Sous les charniers qu’on dit des Innocents,
    Paris m’a vu travailler de génie;
    J’ai vendu cher mes feuilles à Lambert;
    Je suis connu dans la place Maubert;
    C’est là surtout qu’on m’a rendu justice.
    Des indévots quelquefois par malice
    M’ont reproché les faiblesses du froc,
    Celles du monde et quelques tours d’escroc;
    Mais j’ai pour moi ma bonne conscience. »
    Ce bon propos toucha le roi de France.
    « Console-toi, dit-il, et ne crains rien.
    Dis-moi, l’ami, si chaque camarade
    Qui vers Marseille allait en ambassade
    Ainsi que toi fut un homme de bien.
    Ah! dit Frélon, sur ma foi de chrétien,
    Je réponds d’eux ainsi que de moi-même:
    Nous sommes tous en un moule jetés.
    L’abbé Coyon, qui marche à mes côtés,
    Quoi qu’on on dise, est bien digne qu’on l’aime:
    Point étourdi, point brouillon, point menteur,
    Jamais méchant ni calomniateur.
    Maître Chaumé, dessous sa mine basse,
    Porte un coeur haut, plein d’une sainte audace:
    Pour sa doctrine il se ferait fesser.
    Maître Gauchat pourrait embarrasser
    Tous les rabbins sur le texte et la glose.
    Voyez plus loin cet avocat sans cause;
    Il a quitté le barreau pour le ciel.
    Ce Sabotier est tout pétri de miel.
    Ah! l’esprit fin! le bon coeur! le saint prêtre!
    Il est bien vrai qu’il a trahi son maître,
    Mais sans malice et pour très peu d’argent;
    Il s’est vendu, mais c’est au plus offrant.
    Il trafiquait comme moi de libelles
    Est-ce un grand mal? on vit de son talent.
    Employez-nous; nous vous serons fidèles.
    En ce temps-ci la gloire et les lauriers
    Sont dévolus aux auteurs des charniers.
    Nos grands succès ont excité l’envie;
    Tel est le sort des auteurs, des héros,
    Des grands esprits, et surtout des dévots:
    Car la vertu fut toujours poursuivie.
    O mon bon roi! qui le sait mieux que vous ?
    Comme il parlait sur ce ton tendre etdoux,
    Charle aperçut deux tristes personnages,
    Qui des deux mains cachaient leurs gros visages.
    « Qui sont, dit-il, ces deux rameurs honteux ?
    Vous voyez là, reprit l’homme aux semaines,
    Les plus discrets et les plus vertueux
    De ceux qui vont sur les liquides plaines.
    L’un est Fantin, prédicateur des grands,
    Humble avec eux, aux petits débonnaire:
    Sa piété ménagea les vivants;
    Et, pour cacher le bien qu’il savait faire,
    Il confessait et volait les mourants.
    L’autre est Brizet, directeur de nonnettes,
    Peu soucieux de leurs faveurs secrètes,
    Mais s’appliquant sagement les dépôts,
    Le tout pour Dieu. Son âme pure et sainte
    Méprisait l’or; mais il était en crainte
    Qu’il ne tombât aux mains des indévots.
    Pour le dernier de la noble séquelle,
    C’est mon soutien, c’est mon cher La Beaumelle.
    De dix gredins qui m’ont vendu leur voix,
    C’est le plus bas, mais c’est le plus fidèle;
    Esprit distrait, on prétend que parfois,
    Tout occupé de ses oeuvres chrétiennes,
    Il prend d’autrui les poches pour les siennes.
    Il est d’ailleurs si sage en ses écrits!
    Il sait combien, pour les faibles esprits,
    La vérité souvent est dangereuse;
    Qu’aux yeux des sots sa lumière est trompeuse,
    Qu’on en abuse; et ce discret auteur,
    Qui toujours d’elle eut une sage peur,
    A résolu de ne la jamais dire.
    Moi, je la dis à Votre Majesté;
    Je vois en vous un héros que j’admire,
    Et je l’apprends à la postérité.
    Favorisez ceux que la calomnie
    Voulut noircir de son souffle empesté;
    Sauvez les bons des filets de l’impie;
    Délivrez-nous, vengez-nous, payez-nous
    Foi de Frélon, nous écrirons pour vous. »
    Alors il fit un discours pathétique
    Contre l’Anglais et pour la loi salique:
    Et démontra que bientôt sans combat
    Avec sa plume il défendrait l’État.
    Charle admira sa profonde doctrine;
    Il fit à tous une charmante mine,
    Les assurant avec compassion
    Qu’il les prenait sous sa protection.
    La belle Agnès, présente à l’entrevue,
    S’attendrissait, se sentait tout émue.
    Son coeur est bon: femme qui fait l’amour
    A la douceur est toujours plus encline
    Que femme prude ou bien femme héroïne.
    « Mon roi, dit-elle, avouez que ce jour
    Est fortuné pour cette pauvre race.
    Puisque ces gens contemplent votre face,
    Ils sont heureux, leurs fers seront brisés:
    Votre visage est visage de grâce.
    Les gens de loi sont des gens bien osés
    D’instrumenter au nom d’un autre maître!
    C’est mon amant qu’on doit seul reconnaître;
    Ce sont pédants en juges déguisés.
    Je les ai vus, ces héros d’écritoire,
    De nos bons rois ces tuteurs prétendus,
    Bourgeois altiers, tyrans en robe noire,
    A leur pupille ôter ses revenus,
    Par-devant eux le citer en personne,
    Et gravement confisquer sa couronne.
    Les gens de bien qui sont à vos genoux
    Par leurs arrêts sont traités comme vous;
    Protégez-les, vos causes sont communes:
    Proscrit comme eux, vengez leurs infortunes. »
    De ce discours le roi fut très touché:
    Vers la clémence il a toujours penché.
    Jeanne, dont l’âme est d’espèce moins tendre,
    Soutint au roi qu’il les fallait tous pendre;
    Que les Frélons, et gens de ce métier,
    N’étaient tous bons qu’à garnir un poirier.
    Le grand Dunois, plus profond et plus sage,
    En bon guerrier tint un autre langage.
    « Souvent, dit-il, nous manquons de soldats;
    Il faut des dos, des jambes, et des bras.
    Ces gens en ont; et dans nos aventures,
    Dans les assauts, les marches, les combats,
    Nous pouvons bien nous passer d’écritures.
    Enrôlons-les; mettons-leur dès demain,
    Au lieu de rame, un mousquet à la main.
    Ils barbouillaient du papier dans les villes;
    Qu’aux champs de Mars ils deviennent utiles. »
    Du grand Dunois le roi goûta l’avis.
    A ses genoux ces bonnes gens tombèrent
    En soupirant, et de pleurs les baignèrent.
    On les mena sous l’auvent d’un logis
    Où Charle, Agnès, et la troupe dorée,
    Après dîner passèrent la soirée.
    Agnès eut soin que l’intendant Bonneau
    Fît bien manger la troupe délivrée;
    On leur donna les restes du serdeau.
    Charle et les siens assez gaiementsoupèrent,
    Et puis Agnès et Charles se couchèrent.
    En s’éveillant chacun fut bien surpris
    De se trouver sans manteau, sans habits.
    Agnès en vain cherche ses engageantes,
    Son beau collier de perles jaunissantes,
    Et le portrait de son royal amant.
    Le gros Bonneau, qui gardait tout l’argent
    Bien enfermé dans une bourse mince,
    Ne trouve plus le trésor de son prince.
    Linge, vaisselle, habits, tout est troussé,
    Tout est parti. La horde griffonnante,
    Sous le drapeau du gazetier de Nante,
    D’une main prompte et d’un zèle empressé,
    Pendant la nuit avait débarrassé
    Notre bon roi de son leste équipage.
    Ils prétendaient que pour de vrais guerriers,
    Selon Platon, le luxe est peu d’usage.
    Puis s’esquivant par de petits sentiers,
    Au cabaret la proie ils partagèrent,
    Là par écrit doctement ils couchèrent
    Un beau traité, bien moral, bien chrétien,
    Sur le mépris des plaisirs et du bien.
    On y prouva que les hommes sont frères,
    Nés tous égaux, devant tous partager
    Les dons de Dieu, les humaines misères,
    Vivre en commun pour se mieux soulager.
    Ce livre saint, mis depuis en lumière,
    Fut enrichi d’un docte commentaire
    Pour diriger et l’esprit et le coeur,
    Avec préface et l’avis au lecteur.
    Du clément roi la maison consternée
    Est cependant au trouble abandonnée;
    On court en vain dans les champs, dans les bois.
    Ainsi jadis on vit le bon Phinée,
    Prince de Thrace, et le pieux Énée,
    Tout effarés et de frayeur pantois,
    Quand à leur nez les gloutonnes harpies,
    Juste à midi de leurs antres sorties,
    Vinrent manger le dîner de ces rois.
    Agnès timide, et Dorothée en larmes,
    Ne savent plus comment couvrir leurs charmes;
    Le bon Bonneau, fidèle trésorier,
    Les faisait rire à force de crier.
    Ah! disait-il, jamais pareille perte
    Dans nos combats ne fut par nous soufferte.
    Ah! j’en mourrai; les fripons m’ont tout pris.
    Le roi mon maître est trop bon, quand j’y pense;
    Voilà le prix de son trop d’indulgence,
    Et ce qu’on gagne avec les beaux esprits.
    La douce Agnès, Agnès compatissante,
    Toujours accorte et toujours bien disante,
    Lui répliqua: « Mon cher et gros Bonneau,
    Pour Dieu, gardez qu’une telle aventure
    Ne vous inspire un dégoût tout nouveau
    Pour les auteurs et la littérature:
    Car j’ai connu de très bons écrivains,
    Ayant le coeur aussi pur que les mains,
    Sans le voler aimant le roi leur maître,
    Faisant du bien sans chercher à paraître,
    Parlant en prose, en vers mélodieux,
    De la vertu, mais la pratiquant mieux;
    Le bien public est le fruit de leurs veilles;
    Le doux plaisir, déguisant leurs leçons,
    Touche les coeurs en charmant les oreilles;
    On les chérit; et, s’il est des frelons
    Dans notre siècle, on trouve des abeilles. »
    Bonneau reprit: « Eh! que m’importe,hélas?
    Frelon, abeille, et tout ce vain fatras?
    Il faut dîner, et ma bourse est perdue. »
    On le console; et chacun s’évertue,
    En vrais héros endurcis aux revers,
    A réparer les dommages soufferts.
    On s’achemine aussitôt vers la ville,
    Vers ce château, le noble et sûr asile
    Du grand roi Charle et de ses paladins,
    Garni de tout, et fourni de bons vins.
    Nos chevaliers à moitié s’équipèrent,
    Fort simplement les dames s’ajustèrent.
    On arriva mal en point, harassé,
    Un pied tout nu, l’autre à demi chaussé.

     

    Chant XIX

     

     

    ARGUMENT.

    Mort du brave et tendre La Trimouille et de la charmanteDorothée.
    Le dur Tirconel se fait chartreux.

     

    Soeur de la Mort, impitoyable Guerre,
    Droit des brigands que nous nommons héros,
    Monstre sanglant, né des flancs d’Atropos,
    Que tes forfaits ont dépeuplé la terre!
    Tu la couvris et de sang et de pleurs.
    Mais quand l’Amour joint encor ses malheurs
    A ceux de Mars; lorsque la main chérie
    D’un tendre amant de faveurs enivré
    Répand un sang par lui-même adoré,
    Et qu’il voudrait racheter de sa vie;
    Lorsqu’il enfonce un poignard égaré
    Au même sein que ses lèvres brûlantes
    Ont marqueté d’empreintes si touchantes;
    Qu’il voit fermer à la clarté du jour
    Ces yeux aimés qui respiraient l’amour:
    D’un tel objet les peintures terribles
    Font plus d’effet sur les coeurs nés sensibles,
    Que cent guerriers qui terminent leur sort,
    Payés d’un roi pour courir à la mort.
    Charle, entouré de la troupe royale,
    Avait repris cette raison fatale,
    Présent maudit dont on fait tant de cas,
    Et s’en servait pour chercher les combats.
    Ils cheminaient vers les murs de la ville,
    Vers ce château, son noble et sûr asile,
    Où se gardaient ces magasins de Mars,
    Ce long amas de lances et de dards,
    Et les canons que l’enfer en sa rage
    Avait fondus pour notre affreux usage.
    Déjà des tours le faîte paraissait;
    La troupe en hâte au grand trot avançait,
    Pleine d’espoir ainsi que de courage:
    Mais La Trimouille, honneur des Poitevins
    Et des amants, allant près de sa dame
    Au petit pas, et parlant de sa flamme,
    Manqua sa route et prit d’autres chemins.
    Dans un vallon qu’arrose une onde pure,
    Au fond d’un bois de cyprès toujours verts,
    Qu’en pyramide a formés la nature,
    Et dont le faîte a bravé cent hivers,
    Il est un antre où souvent les Naïades
    Et les Sylvains viennent prendre le frais.
    Un clair ruisseau, par des conduits secrets,
    Y tombe en nappe, et forme vingt cascades.
    Un tapis vert est tendu tout auprès;
    Le serpolet, la mélisse naissante,
    Le blanc jasmin, la jonquille odorante,
    Y semblent dire aux bergers d’alentour
    « Reposez-vous sur ce lit de l’Amour.
    Le Poitevin entendit ce langage
    Du fond du coeur. L’haleine des zéphyrs,
    Le lieu, le temps, sa tendresse, son âge,
    Surtout sa dame, allument ses désirs.
    Les deux amants de cheval descendirent,
    Sur le gazon côte à côte se mirent,
    Et puis des fleurs, puis des baisers cueillirent:
    Mars et Vénus, planant du haut des cieux,
    N’ont jamais vu d’objets plus dignes d’eux;
    Du fond des bois les Nymphes applaudirent;
    Et les moineaux, les pigeons de ces lieux,
    Prirent exemple, et s’en aimèrent mieux.
    Dans le bois même était une chapelle,
    Séjour funèbre à la mort consacré,
    Où l’avant-veille on avait enterré
    De Jean Chandos la dépouille mortelle.
    Deux desservants, vêtus d’un blanc surplis,
    Y dépêchaient de longs De profundis.
    Paul Tirconel assistait au service,
    Non qu’il goûtât ce dévot exercice,
    Mais au défunt il était attaché.
    Du preux Chandos il était frère d’armes,
    Fier comme lui, comme lui débauché,
    Ne connaissant ni l’amour ni les larmes.
    Il conservait un reste d’amitié
    Pour Jean Chandos: et dans sa violence
    Il jurait Dieu qu’il en prendrait vengeance,
    Plus par colère encor que par pitié.
    Il aperçut du coin d’une fenêtre
    Les deux chevaux qui s’amusaient à paître;
    Il va vers eux: ils tournent en ruant
    Vers la fontaine, où l’un et l’autre amant
    A ses transports en secret s’abandonne,
    Occupés d’eux, et ne voyant personne.
    Paul Tirconel, dont l’esprit inhumain
    Ne souffrait pas les plaisirs du prochain,
    Grinça des dents, et s’écria: « Profanes,
    C’est donc ainsi, dans votre indigne ardeur,
    Que d’un héros vous insultez les mânes!
    Rebut honteux d’une cour sans pudeur,
    Vils ennemis, quand un Anglais succombe
    Vous célébrez ce rare événement;
    Vous l’outragez au sein du monument,
    Et vous venez vous baiser sur sa tombe!
    Parle, est-ce toi, discourtois chevalier,
    Fait pour la cour et né pour la mollesse,
    Dont la main faible aurait, par quelque adresse,
    Donné la mort à ce puissant guerrier?
    Quoi! sans parler tu lorgnes ta maîtresse!
    Tu sens ta honte, et ton coeur se confond.
    A ce discours La Trimouille répond:
    Ce n’est point moi; je n’ai point cette gloire.
    Dieu, qui conduit la valeur des héros,
    Comme il lui plaît accorde la victoire.
    Avec honneur je combattis Chandos;
    Mais une main qui fut plus fortunée
    Aux champs de Mars trancha sa destinée;
    Et je pourrai peut-être dès ce jour
    Punir aussi quelque Anglais à mon tour. »
    Comme un vent frais d’abord par sonmurmure
    Frise en sifflant la surface des eaux,
    S’élève, gronde, et, brisant les vaisseaux,
    Répand l’horreur sur toute la nature:
    Tels La Trimouille et le dur Tirconel
    Se préparaient au terrible duel
    Par ces propos pleins d’ire et de menace.
    Ils sont tous deux sans casque et sans cuirasse.
    Le Poitevin sur les fleurs du gazon
    Avait jeté près de sa Milanaise
    Cuirasse, lance, et sabre, et morion,
    Tout son harnois, pour être plus à l’aise;
    Car de quoi sert un grand sabre en amours?
    Paul Tirconel marchait armé toujours;
    Mais il laissa dans la chapelle ardente
    Son casque d’or, sa cuirasse brillante,
    Ses beaux brassards aux mains d’un écuyer.
    Il ne garda qu’un large baudrier
    Qui soutenait sa lame étincelante.
    Il la tira, La Trimouille à l’instant,
    Prêt à punir ce brutal insulaire,
    D’un saut léger à son arme sautant,
    La ramassa tout bouillant de colère,
    Et s’écriant: « Monstre cruel, attends,
    Et tu verras bientôt ce que mérite
    Un scélérat qui, faisant l’hypocrite,
    S’en vient troubler un rendez-vous d’amants. »
    Il dit, et pousse à l’Anglais formidable.
    Tels en Phrygie Hector et Ménélas
    Se menaçaient, se portaient le trépas,
    Aux yeux d’Hélène affligée et coupable.
    L’antre, le bois, l’air, le cielretentit
    Des cris perçants que jetait Dorothée:
    Jamais l’amour ne l’a plus transportée;
    Son tendre coeur jamais ne ressentit
    Un trouble égal. « Eh quoi! sur le pré même
    Où je goûtais les pures voluptés,
    Dieux tout-puissants, je perdrais ce que j’aime!
    Cher La Trimouille! Ah! barbare, arrêtez;
    Barbare Anglais, percez mon sein timide. »
    Disant ces mots, courant d’un pas rapide,
    Les bras tendus, les yeux étincelants,
    Elle s’élance entre les combattants.
    De son amant la poitrine d’albâtre,
    Ce doux satin, ce sein qu’elle idolâtre,
    Était déjà vivement effleuré
    D’un coup terrible à grand’peine paré.
    Le beau Français, que sa blessure irrite,
    Sur le Breton vole et se précipite.
    Mais Dorothée était entre les deux.
    O dieu d’amour! ô ciel! ô coup affreux!
    O quel amant pourra jamais apprendre,
    Sans arroser mes écrits de ses pleurs,
    Que des amants le plus beau, le plus tendre,
    Le plus comblé des plus douces faveurs,
    A pu frapper sa maîtresse charmante!
    Ce fer mortel, cette lame sanglante
    Perçait ce coeur, ce siège des amours,
    Qui pour lui seul fut embrasé toujours:
    Elle chancelle, elle tombe expirante,
    Nommant encor La Trimouille… . et la mort,
    L’affreuse mort déjà s’emparait d’elle:
    Elle le sent; elle fait un effort,
    Rouvre les yeux qu’une nuit éternelle
    Allait fermer; et de sa faible main,
    De son amant touchant encor le sein,
    Et lui jurant une ardeur immortelle,
    Elle exhalait son âme et ses sanglots:
    Et « J’aime… J’aime… » étaient les derniers mots
    Que prononça cette amante fidèle.
    C’était en vain. Son La Trimouille, hélas!
    N’entendait rien. Les ombres du trépas
    L’environnaient; il est tombé près d’elle
    Sans connaissance il était dans ses bras
    Teint de son sang, et ne le sentait pas.
    A ce spectacle épouvantable et tendre,
    Paul Tirconel demeura quelque temps
    Glacé d’horreur; l’usage de ses sens
    Fut suspendu. Tel on nous fait entendre
    Que cet Atlas, que rien ne put toucher,
    Prit autrefois la forme d’un rocher.
    Mais la pitié que l’aimable nature
    Mit de sa main dans le fond de nos coeurs,
    Pour adoucir les humaines fureurs,
    Se fit sentir à cette âme si dure:
    Il secourut Dorothée; il trouva
    Deux beaux portraits tous deux en miniature,
    Que Dorothée avec soin conserva
    Dans tous les temps et dans toute aventure.
    On voit dans l’un La Trimouille aux yeux bleus,
    Aux cheveux blonds les traits de son visage
    Sont fiers et doux: la grâce et le courage
    Y sont mêlés par un accord heureux.
    Tirconel dit: « Il est digne qu’on l’aime. »
    Mais que dit-il, lorsqu’au second portrait
    Il aperçut qu’on l’avait peint lui-même?
    Il se contemple, il se voit trait pour trait.
    Quelle surprise! en son âme il rappelle
    Que vers Milan voyageant autrefois,
    Il a connu Carminetta la belle,
    Noble et galante, aux Anglais peu cruelle;
    Et qu’en partant au bout de quelques mois,
    La laissant grosse, il eut la complaisance
    De lui donner, pour adoucir l’absence,
    Ce beau portrait que du Lombard Bélin
    La main savante a mis sur le vélin.
    De Dorothée, hélas! elle fut mère;
    Tout est connu: Tirconel est son père.
    Il était froid, indiffèrent, hautain,
    Mais généreux, et dans le fond humain.
    Quand la douleur à de tels caractères
    Fait éprouver ses atteintes amères,
    Ses traits sur eux font des impressions
    Qui n’entrent point dans les coeurs ordinaires,
    Trop aisément ouverts aux passions.
    L’acier, l’airain plus fortement s’allume
    Que les roseaux qu’un feu léger consume.
    Ce dur Anglais voit sa fille à ses pieds,
    De son beau sang la mort s’est assouvie;
    Il la contemple, et ses yeux sont noyés
    Des premiers pleurs qu’il versa de sa vie.
    Il l’en arrose, il l’embrasse cent fois,
    De hurlements il étonne les bois,
    Et, maudissant la fortune et la guerre,
    Tombe à la fin sans haleine et sans voix.
    A ces accents tu rouvris la paupière,
    Tu vis le jour, La Trimouille, et soudain
    Tu détestas ce reste de lumière.
    Il retira son arme meurtrière
    Qui traversait cet adorable sein;
    Sur l’herbe rouge il pose la poignée,
    Puis sur la pointe avec force élancé,
    D’un coup mortel il est bientôt percé,
    Et de son sang sa maîtresse est baignée.
    Aux cris affreux que poussa Tirconel,
    Les écuyers, les prêtres accoururent;
    Épouvantés du spectacle cruel,
    Ces coeurs de glace ainsi que lui s’émurent;
    Et Tirconel aurait suivi sans eux
    Les deux amants au séjour ténébreux.
    Ayant enfin de ce désordre extrême
    Calmé l’horreur, et rentrant en lui-même,
    Il fit poser ces amants malheureux
    Sur un brancard que des lances formèrent:
    Au camp du roi des guerriers les portèrent,
    Et de leurs pleurs les chemins arrosèrent.
    Paul Tirconel, homme en tout violent,
    Prenait toujours son parti sur-le-champ.
    Il détesta, depuis cette aventure,
    Et femme, et fille, et toute la nature.
    Il monte un barbe; et, courant sans valets,
    L’oeil morne et sombre, et ne parlant jamais,
    Le coeur rongé, va dans son humeur noire
    Droit à Paris, loin des rives de Loire.
    En peu de jours il arrive à Calais,
    S’embarque, et passe à sa terre natale:
    C’est là qu’il prit la robe monacale
    De saint Bruno; c’est là qu’en son ennui
    Il mit le ciel entre le monde et lui,
    Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même;
    C’est là qu’il fit un éternel carême:
    Il y vécut sans jamais dire un mot,
    Mais sans pouvoir jamais être dévot.
    Quand le roi Charle, Agnès, et laguerrière,
    Virent passer ce convoi douloureux,
    Qu’on aperçut ces amants généreux,
    Jadis si beaux et si longtemps heureux,
    Souillés de sang et couverts de poussière,
    Tous les esprits parurent effrayés,
    Et tous les yeux de pleurs furent noyés.
    On pleura moins dans la sanglante Troie,
    Quand de la mort Hector devint la proie,
    Et lorsqu’Achille, en modeste vainqueur,
    Le fit traîner avec tant de douceur,
    Les pieds liés et la tête pendante
    Après son char qui volait sur des morts;
    Car Andromaque au moins était vivante,
    Quand son époux passa les sombres bords.
    La belle Agnès, Agnès toute tremblante,
    Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras,
    Et lui disait: « Mon cher amant, hélas!
    Peut-être un jour nous serons l’un et l’autre
    Portés ainsi dans l’empire des morts;
    Ah! que mon âme, aussi bien que mon corps,
    Soit à jamais unie avec la vôtre! »
    A ces propos, qui portaient dans lescoeurs
    La triste crainte et les molles douleurs,
    Jeanne, prenant ce ton mâle et terrible,
    Organe heureux d’un courage invincible,
    Dit: « Ce n’est point par des gémissements,
    Par des sanglots, par des cris, par des larmes,
    Qu’il faut venger ces deux nobles amants;
    C’est par le sang: prenons demain les armes.
    Voyez, ô roi, ces remparts d’Orléans,
    Tristes remparts que l’Anglais environne.
    Les champs voisins sont encor tout fumants
    Du sang versé que vous-même en personne
    Fîtes couler de vos royales mains.
    Préparons-nous; suivez vos grands desseins:
    C’est ce qu’on doit à l’ombre ensanglantée
    De La Trimouille et de sa Dorothée:
    Un roi doit vaincre, et non pas soupirer.
    Charmante Agnès, cessez de vous livrer
    Aux mouvements d’une âme douce et bonne.
    A son amant Agnès doit inspirer
    Des sentiments dignes de sa couronne. »
    Agnès reprit: « Ah! laissez-moi pleurer ! »

     

    Chant XX

     

     

    ARGUMENT.

    Comment Jeanne tomba dans une étrange tentation; tendre téméritéde son âne;
    belle résistance de la Pucelle.

     

    L’homme et la femme est chose bienfragile;
    Sur la vertu gardez-vous de compter:
    Ce vase est beau, mais il est fait d’argile,
    Un rien le casse: on peut le rajuster,
    Mais ce n’est pas entreprise facile.
    Garder ce vase avec précaution,
    Sans le ternir, croyez-moi, c’est un rêve:
    Nul n’y parvient; témoin le mari d’Ève,
    Et le vieux Loth, et l’aveugle Samson,
    David le saint, le sage Salomon,
    Et vous surtout, sexe doux, sexe aimable,
    Tant du Nouveau que du Vieux Testament,
    Et de l’histoire, et même de la fable.
    Sexe dévot, je pardonne aisément
    Vos petits tours et vos petits caprices,
    Vos doux refus, vos charmants artifices
    Mais j’avouerai qu’il est de certains cas,
    De certains goûts que je n’excuse pas.
    J’ai vu parfois une bamboche, un singe,
    Gros, court, tanné, tout velu sous le linge,
    Comme un blondin caressé dans vos bras:
    J’en suis fâché pour vos tendres appas.
    Un âne ailé vaut cent fois mieux peut-être
    Qu’un fat en robe et qu’un lourd petit-maître.
    Sexe adorable, à qui j’ai consacré
    Le don des vers dont je fus honoré,
    Pour vous instruire il est temps de connaître
    L’erreur de Jeanne, et comme un beau grison
    Pour un moment égara sa raison:
    Ce n’est pas moi, c’est le sage Trithême,
    Ce digne abbé, qui vous parle lui-même.
    Le gros damné de père Grisbourdon,
    Terrible encore au fond de sa chaudière,
    En blasphémant cherchait l’occasion
    De se venger de la Pucelle altière,
    Par qui là-haut d’un coup d’estramaçon
    Son chef tondu fut privé de son tronc.
    Il s’écriait: « O Belzébuth, mon père,
    Ne pourrais-tu dans quelque gros péché
    Faire tomber cette Jeanne sévère?
    J’y crois, pour moi, ton honneur attaché. »
    Comme il parlait, arriva plein de rage
    Hermaphrodix au ténébreux rivage,
    Son eau bénite encor sur le visage.
    Pour se venger, l’amphibie animal
    Vint s’adresser à l’auteur de tout mal.
    Les voilà donc tous les trois qui conspirent
    Contre une femme. Hélas! le plus souvent,
    Pour les séduire il n’en fallut pas tant.
    Depuis longtemps tous les trois ils apprirent
    Que Jeanne d’Arc dessous son cotillon
    Gardait les clefs de la ville assiégée,
    Et que le sort de la France affligée
    Ne dépendait que de sa mission.
    L’esprit du diable a de l’invention:
    Il courut vite observer sur la terre
    Ce que faisaient ses amis d’Angleterre;
    En quel état, et de corps et d’esprit,
    Se trouvait Jeanne après le grand conflit.
    Le roi, Dunois, Agnès alors fidèle,
    L’âne, Bonneau, Bonifoux, la Pucelle,
    Étaient entrés vers la nuit dans le fort,
    En attendant quelque nouveau renfort.
    Des assiégés la brèche réparée
    Aux assaillants ne permet plus l’entrée.
    Des ennemis la troupe est retirée.
    Les citoyens, le roi Charle, et Bedfort,
    Chacun chez soi soupe en hâte et s’endort.
    Muses, tremblez de l’étrange aventure
    Qu’il faut apprendre à la race future;
    Et vous, lecteurs, en qui le ciel a mis
    Les sages goûts d’une tendresse pure,
    Remerciez et Dunois et Denis
    Qu’un grand péché n’ait pas été commis.
    Il vous souvient que je vous ai promis
    De vous conter les galantes merveilles
    De ce Pégase aux deux longues oreilles,
    Qui combattit, sous Jeanne et sous Dunois,
    Les ennemis des filles et des rois.
    Vous l’avez vu sur ses ailes dorées
    Porter Dunois aux lombardes contrées:
    Il en revint; mais il revint jaloux.
    Vous savez bien qu’en portant la Pucelle,
    Au fond du coeur il sentit l’étincelle
    De ce beau feu, plus vif encor que doux,
    Ame, ressort, et principe des mondes,
    Qui dans les airs, dans les bois, dans les ondes,
    Produit les corps et les anime tous.
    Ce feu sacré, dont il nous reste encore
    Quelques rayons dans ce monde épuisé,
    Fut pris au ciel pour animer Pandore.
    Depuis ce temps le flambeau s’est usé
    Tout est flétri; la force languissante
    De la nature, en nos malheureux jours,
    Ne produit plus que d’imparfaits amours.
    S’il est encore une flamme agissante,
    Un germe heureux des principes divins,
    Ne cherchez pas chez Vénus Uranie,
    Ne cherchez pas chez les faibles humains:
    Adressez-vous aux héros d’Arcadie.
    Beaux Céladons, que des objets vainqueurs
    Ont enchaînés par des liens de fleurs;
    Tendres amants en cuirasse, en soutane,
    Prélats, abbés, colonels, conseillers,
    Gens du bel air, et même cordeliers,
    En fait d’amour défiez-vous d’un âne.
    Chez les Latins le fameux âne d’or,
    Si renommé par sa métamorphose,
    De celui-ci n’approchait pas encor:
    Il n’était qu’homme, et c’est bien peu de chose.
    L’abbé Trithême, esprit sage et discret,
    Et plus savant que le pédant Larchet,
    Modeste auteur de cette noble histoire,
    Fut effrayé plus qu’on ne saurait croire,
    Quand il fallut, aux siècles à venir,
    De ces excès transmettre la mémoire.
    De ses trois doigts il eut peine à tenir
    Sur son papier sa plume épouvantée;
    Elle tomba: mais son âme agitée
    Se rassura, faisant réflexion
    Sur la malice et le pouvoir du diable.
    Du genre humain cet ennemi coupable
    Est tentateur de sa profession.
    Il prend les gens en sa possession:
    De tout péché ce père formidable,
    Rival de Dieu, séduisit autrefois
    Ma chère mère, un soir au coin d’un bois,
    Dans son jardin. Ce serpent hypocrite
    Lui fit manger d’une pomme maudite:
    Même on prétend qu’il lui fit encor pis.
    On la chassa de son beau paradis.
    Depuis ce jour, Satan dans nos familles
    A gouverné nos femmes et nos filles.
    Le bon Trithême en avait dans son temps
    Vu de ses yeux des exemples touchants.
    Voici comment ce grand homme raconte
    Du saint baudet l’insolence et la honte.
    La grosse Jeanne, au visage vermeil,
    Qu’ont rafraîchi les pavots du sommeil,
    Entre ses draps doucement recueillie,
    Se rappelait les destins de sa vie.
    De tant d’exploits son jeune coeur flatté
    A saint Denis n’en donna pas la gloire;
    Elle conçut un grain de vanité.
    Denis, fâché, comme on peut bien le croire,
    Pour la punir, laissa quelques moments
    Sa protégée au pouvoir de ses sens.
    Denis voulut que sa Jeanne, qu’il aime,
    Connût enfin ce qu’on est par soi-même,
    Et qu’une femme, en toute occasion,
    Pour se conduire a besoin d’un patron.
    Elle fut prête à devenir la proie
    D’un piège affreux que tendit le démon:
    On va bien loin sitôt qu’on se fourvoie.
    Le tentateur, qui ne néglige rien,
    Prenait son temps; il le prend toujours bien.
    Il est partout: Il entra par adresse
    Au corps de l’âne, il forma son esprit,
    Valeur des sons à sa langue il apprit,
    De sa voix rauque adoucit la rudesse,
    Et l’instruisit aux finesses de l’art
    Approfondi par Ovide et Bernard.
    L’âne éclairé surmonta toute honte;
    De l’écurie adroitement il monte
    Au pied du lit où, dans un doux repos,
    Jeanne en son coeur repassait ses travaux;
    Puis doucement s’accroupissant près d’elle,
    Il la loua d’effacer les héros,
    D’être invincible, et surtout d’être belle.
    Ainsi jadis le serpent séducteur,
    Quand il voulut subjuguer notre mère,
    Lui fit d’abord un compliment flatteur:
    L’art de louer commença l’art de plaire.
    Où suis-je? ô ciel! s’écria Jeanne d’Arc:
    Qu’ai-je entendu? par saint Lue! par saint Marc!
    Est-ce mon âne? ô merveille! ô prodige!
    Mon âne parle, et même il parle bien!
    L’âne à genoux, composant son maintien,
    Lui dit: « O d’Arc! ce n’est point un prestige;
    Voyez en moi l’âne de Canaan:
    Je fus nourri chez le vieux Balaam;
    Chez les païens Balaam était prêtre,
    Moi j’étais juif; et sans moi mon cher maître
    Aurait maudit tout ce bon peuple élu,
    Dont un grand mal fût sans doute advenu.
    Adonaï récompensa mon zèle;
    Au vieil Énoc bientôt on me donna:
    Énoc avait une vie immortelle;
    J’en eus autant; et le maître ordonna
    Que le ciseau de la Parque cruelle
    Respecterait le fil de mes beaux ans.
    Je jouis donc d’un éternel printemps.
    De notre pré le maître débonnaire
    Me permit tout, hors un cas seulement:
    Il m’ordonna de vivre chastement.
    C’est pour un âne une terrible affaire.
    Jeune et sans frein dans ce charmant séjour,
    Maître de tout, j’avais droit de tout faire,
    Le jour, la nuit, tout, excepté l’amour.
    J’obéis mieux que ce premier sot homme,
    Qui perdit tout pour manger une pomme.
    Je fus vainqueur de mon tempérament;
    La chair se tut; je n’eus point de faiblesses;
    Je vécus vierge: or savez-vous comment?
    Dans le pays il n’était point d’ânesses.
    Je vis couler, content de mon état,
    Plus de mille ans dans ce doux célibat.
    « Lorsque Bacchus vint du fond de la Grèce
    Porter le thyrse, et la gloire, et l’ivresse,
    Dans les pays par le Gange arrosés,
    A ce héros je servis de trompette:
    Les Indiens par nous civilisés
    Chantent encor ma gloire et leur défaite.
    Silène et moi nous sommes plus connus
    Que tous les grands qui suivirent Bacchus.
    C’est mon nom seul, ma vertu signalée,
    Qui fit depuis tout l’honneur d’Apulée.
    « Enfin là-haut, dans ces plaines d’azur,
    Lorsque saint George, à vos Français si dur,
    Ce fier saint George, aimant toujours la guerre,
    Voulut avoir un coursier d’Angleterre;
    Quand saint Martin, fameux par son manteau,
    Obtint encore un cheval assez beau;
    Monsieur Denis, qui fait comme eux figure,
    Voulut, comme eux, avoir une monture:
    Il me choisit, près de lui m’appela;
    Il me fit don de deux brillantes ailes;
    Je pris mon vol aux voûtes éternelles;
    Du grand saint Roch le chien me festoya;
    J’eus pour ami le porc de saint Antoine,
    Céleste porc, emblème de tout moine;
    D’étrilles d’or mon maître m’étrilla;
    Je fus nourri de nectar, d’ambrosie:
    Mais, ô ma Jeanne! une si belle vie
    N’approche pas du plaisir que je sens
    Au doux aspect de vos charmes puissants.
    Le chien, le porc, et George, et Denis même,
    Ne valent pas votre beauté suprême.
    Croyez surtout que de tous les emplois
    Où m’éleva mon étoile bénigne,
    Le plus heureux, le plus selon mon choix,
    Et dont je suis peut-être le plus digne,
    Est de servir sous vos augustes lois.
    Quand j’ai quitté le ciel et l’empyrée,
    J’ai vu par vous ma fortune honorée.
    Non, je n’ai pas abandonné les cieux,
    J’y suis encor; le ciel est dans vos yeux.
    A ce discours, peut-être téméraire,
    Jeanne sentit une juste colère.
    Aimer un âne, et lui donner sa fleur!
    Souffrirait-elle un pareil déshonneur,
    Après avoir sauvé son innocence
    Des muletiers et des héros de France,
    Après avoir, par la grâce d’en haut,
    Dans le combat mis Chandos en défaut?
    Mais que cet âne, ô ciel! a de mérite!
    Ne vaut-il pas la chèvre favorite
    D’un Calabrois, qui la pare de fleurs!
    Non, disait-elle, écartons ces horreurs.
    Tous ces pensers formaient une tempête
    Au coeur de Jeanne, et confondaient sa tête.
    Ainsi qu’on voit sur les profondes mers
    Les fiers tyrans des ondes et des airs,
    L’un accourant des cavernes australes,
    L’autre sifflant des glaces boréales,
    Battre un vaisseau cinglant sur l’Océan
    Vers Sumatra, Bengale, en Ceïlan:
    Tantôt la nef aux cieux semble portée,
    Près des rochers tantôt elle est jetée,
    Tantôt l’abîme est prêt à l’engloutir,
    Et des enfers elle paraît sortir.
    L’enfant malin qui tient sous son empire
    Le genre humain, les ânes, et les dieux,
    Son arc en main, planait au haut des cieux,
    Et voyait Jeanne avec un doux sourire.
    De Jeanne d’Arc le grand coeur en secret
    Était flatté de l’étonnant effet
    Que produisait sa beauté singulière
    Sur le sens lourd d’une âme si grossière.
    Vers son amant elle avança la main,
    Sans y songer; puis la tira soudain.
    Elle rougit, s’effraye, et se condamne;
    Puis se rassure, et puis lui dit: « Bel âne,
    Vous concevez un chimérique espoir;
    Respectez plus ma gloire et mon devoir:
    Trop de distance est entre nos espèces;
    Non, je ne puis approuver vos tendresses:
    Gardez-vous bien de me pousser à bout. »
    L’âne reprit: « L’amour égale tout.
    Songez au cygne à qui Léda fit fête
    Sans cesser d’être une personne honnête.
    Connaissez-vous la fille de Minos,
    Pour un taureau négligeant des héros,
    Et soupirant pour son beau quadrupède?
    Sachez qu’un aigle enleva Ganymède,
    Et que Philyre avait favorisé
    Le dieu des mers en cheval déguisé. »
    Il poursuivait son discours; et le diable,
    Premier auteur des écrits de la fable,
    Lui fournissait ces exemples frappants,
    Et mettait l’âne au rang de nos savants.
    Tandis qu’il parle avec tant d’élégance,
    Le grand Dunois, qui près de là couchait,
    Prêtait l’oreille, était tout stupéfait
    Des traits hardis d’une telle éloquence.
    Il voulut voir le héros qui parlait,
    Et quel rival l’Amour lui suscitait.
    Il entre, il voit (ô prodige! ô merveille!)
    Le possédé porteur de longue oreille,
    Et ne crut pas encor ce qu’il voyait.
    Jadis Vénus fut ainsi confondue,
    Lorsqu’en un rets formé de fils d’airain,
    Aux yeux des dieux le malheureux Vulcain
    Sous le dieu Mars la montra toute nue.
    Jeanne, après tout, n’a point été vaincue;
    Le bon Denis ne l’abandonnait pas;
    Près de l’abîme il affermit ses pas;
    Il la soutint dans ce péril extrême,
    Jeanne s’indigne et rentre en elle-même:
    Comme un soldat dans son poste endormi,
    Qui se réveille aux premières alarmes,
    Frotte ses yeux, saute en pied, prend les armes.
    S’habille en hâte, et fond sur l’ennemi.
    De Débora la lance redoutable
    Était chez Jeanne auprès de son chevet,
    Et de malheur souvent la préservait.
    Elle la prend; la puissance du diable
    Ne tint jamais contre ce fer divin.
    Jeanne et Dunois fondent sur le malin.
    Le malin court, et sa voix effrayante
    Fait retentir Blois, Orléans, et Nante;
    Et les baudets dans le Poitou nourris
    Du même ton répondaient à ses cris.
    Satan fuyait; mais dans sa course prompte
    Il veut venger les Anglais et sa honte;
    Dans Orléans il vole comme un trait
    Droit au logis du président Louvet.
    Il s’y tapit dans le corps de madame:
    Il était sûr de gouverner cette âme;
    C’était son bien; le perfide est instruit
    Du mal secret qui tient la présidente,
    Il sait qu’elle aime, et que Talbot l’enchante.
    Le vieux serpent en secret la conduit,
    Il la dirige, il l’enflamme, il espère
    Qu’elle pourra prêter son ministère
    Pour introduire aux remparts d’Orléans
    Le beau Talbot et ses fiers combattants:
    En travaillant pour les Anglais qu’il aime,
    Il sait assez qu’il combat pour lui-même.

     

    Chant XXI

     

     

    ARGUMENT.

    Pudeur de Jeanne démontrée. Malice du diable. Rendez-vous donnépar la présidente Louvet au grand Talbot. Services rendus par frèreLourdis. Belle conduite de la discrète Agnès. Repentir de l’âne.Exploits de la Pucelle. Triomphe du grand roi Charles VII.

     

    Mon cher lecteur sait par expérience
    Que ce beau dieu qu’on nous peint dans l’enfance,
    Et dont les jeux ne sont pas jeux d’enfants,
    A deux carquois tout à fait différents:
    L’un a des traits dont la douce piqûre
    Se fait sentir sans danger, sans douleur,
    Croît par le temps, pénètre au fond du coeur,
    Et vous y laisse une vive blessure.
    Les autres traits sont un feu dévorant
    Dont le coup part et bruie au même instant.
    Dans les cinq sens ils portent le ravage,
    Un rouge vif allume le visage,
    D’un nouvel être on se croit animé,
    D’un nouveau sang le corps est enflammé,
    On n’entend rien; le regard étincelle.
    L’eau sur le feu bouillonnant à grand bruit,
    Qui sur ses bords s’élève, échappe, et fuit,
    N’est qu’une image imparfaite, infidèle,
    De ces désirs dont l’excès vous poursuit.
    Profanateurs indignes de mémoire,
    Vous qui de Jeanne avez souillé la gloire,
    Vils écrivains, qui, du mensonge épris,
    Falsifiez les plus sages écrits,
    Vous prétendez que ma Pucelle Jeanne
    Pour son grison sentit ce feu profane;
    Vous imprimez qu’elle a mal combattu;
    Vous insultez son sexe et sa vertu.
    D’écrits honteux compilateurs infâmes,
    Sachez qu’on doit plus de respect aux dames.
    Ne dites point que Jeanne a succombé
    Dans cette erreur nul savant n’est tombé,
    Nul n’avança des faussetés pareilles.
    Vous confondez et les faits et les temps,
    Vous corrompez les plus rares merveilles;
    Respectez l’âne et ses faits éclatants;
    Vous n’avez pas ses fortunés talents,
    Et vous avez de plus longues oreilles.
    Si la Pucelle, en cette occasion,
    Vit d’un regard de satisfaction
    Les feux nouveaux qu’inspirait sa personne,
    C’est vanité qu’à son sexe on pardonne,
    C’est amour-propre, et non pas l’autre amour.
    Pour achever de mettre en tout son jour
    De Jeanne d’Arc le lustre internissable,
    Pour vous prouver qu’aux malices du diable,
    Aux fiers transports de cet âne éloquent,
    Son noble coeur était inébranlable,
    Sachez que Jeanne avait un autre amant.
    C’était Dunois, comme aucun ne l’ignore;
    C’est le bâtard que son grand coeur adore.
    On peut d’un âne écouter les discours,
    Ou peut sentir un vain désir de plaire;
    Cette passade, innocente et légère,
    Ne trahit point de fidèles amours.
    C’est dans l’histoire une chose avérée
    Que ce héros, ce sublime Dunois
    Était blessé d’une flèche dorée,
    Qu’Amour tira de son premier carquois.
    Il commanda toujours à sa tendresse;
    Son coeur altier n’admit point de faiblesse
    Il aimait trop et l’État et le roi;
    Leur intérêt fut sa première loi.
    O Jeanne! il sait que ton beau pucelage
    De la victoire est le précieux gage;
    Il respectait Denis et tes appas:
    Semblable au chien courageux et fidèle,
    Qui, résistant à la faim qui l’appelle,
    Tient la perdrix et ne la mange pas.
    Mais quand il vit que le baudet céleste
    Avait parlé de sa flamme funeste,
    Dunois voulut en parler à son tour.
    Il est des temps où le sage s’oublie.
    C’était, sans doute, une grande folie
    Que d’immoler sa patrie à l’amour.
    C’était tout perdre; et Jeanne, encor honteuse
    D’avoir d’un âne écouté les propos,
    Résistait mal à ceux de son héros.
    L’amour pressait son âme vertueuse
    C’en était fait, lorsque son doux patron
    Du haut du ciel détacha son rayon,
    Ce rayon d’or, sa gloire et sa monture,
    Qui transporta sa béate figure,
    Quand il chercha, par ses soins vigilants,
    Un pucelage aux remparts d’Orléans.
    Ce saint rayon, frappant au sein de Jeanne,
    En écarta tout sentiment profane.
    Elle cria: « Cher bâtard, arrêtez;
    Il n’est pas temps, nos amours sont comptés:
    Ne gâtons rien à notre destinée.
    C’est à vous seul que ma foi s’est donnée;
    Je vous promets que vous aurez ma fleur:
    Mais attendons que votre bras vengeur,
    Votre vertu, sous qui le Breton tremble,
    Ait du pays chassé l’usurpateur:
    Sur des lauriers nous coucherons ensemble. »
    A ce propos le bâtard s’adoucit;
    Il écouta l’oracle et se soumit.
    Jeanne reçut son pur et doux hommage
    Modestement, et lui donna pour gage
    Trente baisers chastes, pleins de pudeur,
    Et tels qu’un frère en reçoit de sa soeur.
    Dans leurs désirs tous deux ils se continrent,
    Et de leurs faits honnêtement convinrent.
    Denis les voit; Denis, très satisfait,
    De ses projets pressa le grand effet.
    Le preux Talbot devait, cette nuit même,
    Dans Orléans entrer par stratagème;
    Exploit nouveau pour ses Anglais hautains,
    Tous gens sensés, mais plus hardis que fins.
    O dieu d’amour! ô faiblesse! ô puissance!
    Amour fatal, tu fus près de livrer
    Aux ennemis ce rempart de la France.
    Ce que l’Anglais n’osait plus espérer,
    Ce que Bedfort et son expérience,
    Ce que Talbot et sa rare vaillance
    Ne purent faire, Amour, tu l’entrepris!
    Tu fais nos maux, cher enfant, et tu ris!
    Si dans le cours de ses vastes conquêtes
    Il effleura de ses flèches honnêtes
    Le coeur de Jeanne, il lança d’autres coups
    Dans les cinq sens de notre présidente.
    Il la frappa de sa main triomphante
    Avec les traits qui rendent les gens fous.
    Vous avez vu la fatale escalade,
    L’assaut sanglant, l’horrible canonnade,
    Tous ces combats, tous ces hardis efforts,
    Au haut des murs, en dedans, en dehors,
    Lorsque Talbot et ses fières cohortes
    Avaient brisé les remparts et les portes,
    Et que sur eux tombaient du haut des toits
    Le fer, la flamme, et la mort à la fois.
    L’ardent Talbot avait, d’un pas agile,
    Sur des mourants pénétré dans la ville,
    Renversant tout, criant à haute voix:
    « Anglais! entrez: bas les armes, bourgeois! »
    Il ressemblait au grand dieu de la guerre,
    Qui sous ses pas fait retentir la terre,
    Quand la Discorde, et Bellone, et le Sort,
    Arment son bras, ministre de la mort.
    La présidente avait une ouverture
    Dans son logis auprès d’une masure,
    Et par ce trou contemplait son amant,
    Ce casque d’or, ce panache ondoyant,
    Ce bras armé, ces vives étincelles
    Qui s’élançaient du rond de ses prunelles,
    Ce port altier, cet air d’un demi-dieu.
    La présidente en était tout en feu,
    Hors de ses sens, de honte dépouillée.
    Telle autrefois, d’une loge grillée,
    Madame Audou, dont l’Amour prit le coeur,
    Lorgnait Baron, cet immortel acteur;
    D’un oeil ardent dévorait sa figure,
    Son beau maintien, ses gestes, sa parure;
    Mêlait tout bas sa voix à ses accents,
    Et recevait l’amour par tous les sens.
    Chez la Louvet vous savez que le diable
    Était entré sans se rendre importun;
    Et que le diable et l’Amour, c’est tout un.
    L’archange noir, de mal insatiable,
    Prit la cornette et les traits de Suzon,
    Qui dès longtemps servait dans la maison;
    Fille entendue, active, nécessaire,
    Coiffant, frisant, portant des billets doux,
    Savante en l’art de conduire une affaire,
    Et ménageant souvent deux rendez-vous,
    L’un pour sa dame, et puis l’autre pour elle.
    Satan, caché sous l’air de la donzelle,
    Tint ce discours à notre grosse belle:
    « Vous connaissez mes talents et mon coeur:
    Je veux servir votre innocente ardeur;
    Votre intérêt d’assez près me concerne.
    Mon grand cousin est de garde ce soir,
    En sentinelle à certaine poterne;
    Là, sans risquer que votre honneur soit terne,
    Le beau Talbot peut en secret vous voir.
    Écrivez-lui; mon grand cousin est sage,
    Il vous fera très bien votre message. »
    La présidente écrit un beau billet,
    Tendre, emporté: chaque mot porte à l’âme
    La volupté, les désirs, et la flamme:
    On voyait bien que le diable dictait.
    Le grand Talbot, habile ainsi que tendre,
    Au rendez-vous fit serment de se rendre:
    Mais il jura que, dans ce doux conflit,
    Par les plaisirs il irait à la gloire;
    Et tout fut prêt afin qu’au saut du lit
    Il ne fît plus qu’un saut à la victoire.
    Il vous souvient que le frère Lourdis
    Fut envoyé, par le grand saint Denis,
    Chez les Anglais pour lui rendre service.
    Il était libre et chantait son office,
    Disait sa messe, et même confessait.
    Le preux Talbot sur sa foi le laissait,
    Ne jugeant pas qu’un rustre, un imbécile,
    Un moine épais, excrément de couvent,
    Qu’il avait fait fesser publiquement,
    Pût traverser un général habile.
    Le juste ciel en jugeait autrement.
    Dans ses décrets il se complaît souvent
    A se moquer des plus grands personnages.
    Il prend les sots pour confondre les sages.
    Un trait d’esprit, venant du paradis,
    Illumina le crâne de Lourdis.
    De son cerveau la matière épaissie
    Devint légère, et fut moins obscurcie;
    Il s’étonna de son discernement.
    Las! nous pensons, le bon Dieu sait comment!
    Connaissons-nous quel ressort invisible
    Rend la cervelle ou plus ou moins sensible?
    Connaissons-nous quels atomes divers
    Font l’esprit juste ou l’esprit de travers,
    Dans quels recoins du tissu cellulaire
    Sont les talents de Virgile ou d’Homère,
    Et quel levain, chargé d’un froid poison,
    Forme un Thersite, un Zoïle, un Fréron?
    Un intendant de l’empire de Flore
    Près d’un oeillet voit la ciguë éclore;
    La cause en est au doigt du Créateur;
    Elle est cachée aux yeux de tout docteur:
    N’imitons pas leur babil inutile.
    Lourdis d’abord devint très curieux;
    Utilement il employa ses yeux.
    Il vit marcher sur le soir, vers la ville,
    Des cuisiniers qui portaient à la file
    Tous les apprêts pour un repas exquis;
    Truffes, jambons, gelinottes, perdrix
    De gros flacons à panse ciselée
    Rafraîchissaient, dans la glace pilée,
    Ce jus brillant, ces liquides rubis
    Que tient Cîteaux dans ses caveaux bénis.
    Vers la poterne on marchait en silence;
    Lourdis alors fut rempli de science,
    Non de latin, mais de cet art heureux
    De se conduire en ce monde scabreux.
    Il fut doué d’une douce faconde,
    Devint accort, attentif, avisé,
    Regardant tout du coin d’un oeil rusé,
    Fin courtisan, plein d’astuce profonde,
    Le moine, enfin, le plus moine du monde.
    Ainsi l’on voit en tout temps ses pareils
    De la cuisine entrer dans les conseils;
    Brouillons en paix, intrigants dans la guerre,
    Régnant d’abord chez le grossier bourgeois,
    Puis se glissant an cabinet des rois,
    Et puis enfin troublant toute la terre;
    Tantôt adroits et tantôt insolents,
    Renards ou loups, ou singes ou serpents:
    Voilà pourquoi les Bretons mécréants
    De leur engeance ont purgé l’Angleterre.
    Notre Lourdis gagne un petit sentier,
    Qui par un bois mène au royal quartier.
    En son esprit roulant ce grand mystère,
    Il va trouver Bonifoux son confrère.
    Dom Bonifoux, en ce même moment,
    Sur les destins rêvait profondément;
    Il mesurait cette chaîne invisible
    Qui tient liés les destins et les temps,
    Les petits faits, les grands événements,
    Et l’autre monde, et le monde sensible.
    Dans son esprit il les combine tous,
    Dans les effets voit la cause et l’admire;
    Il en suit l’ordre: il sait qu’un rendez-vous
    Peut renverser ou sauver un empire.
    Le confesseur se souvenait encor
    Qu’on avait vu les trois fleurs de lis d’or
    En champ d’albâtre à la fesse d’un page,
    D’un page anglais: surtout il envisage
    Les murs tombés du mage Hermaphrodix.
    Ce qui surtout l’étonne davantage,
    C’est le bon sens, c’est l’esprit de Lourdis.
    Il connut bien qu’à la fin saint Denis
    De cette guerre aurait tout l’avantage.
    Lourdis se fait présenter poliment
    Par Bonifoux à la royale amie;
    Sur sa beauté lui fait son compliment,
    Et sur le roi; puis il lui dit comment
    Du grand Talbot la prudence endormie
    A pour le soir un rendez-vous donné
    Vers la poterne, où ce déterminé
    Est attendu par la Louvet qui l’aime.
    « On peut, dit-il, user d’un stratagème,
    Suivre Talbot, et le surprendre là,
    Comme Samson le fut par Dalila.
    Divine Agnès, proposez cette affaire
    Au grand roi Charle. ¾ Ah! mon révérend père,
    Lui dit Agnès, pensez-vous que le roi
    Puisse toujours être amoureux de moi?
    Je n’en sais rien: je pense qu’il se damne,
    Répond Lourdis; ma robe le condamne,
    Mon coeur l’absout. Ah! qu’ils sont fortunés
    Ceux qui pour vous seront un jour damnés!
    Agnès reprit: « Moine, votre réponse
    Est bien flatteuse, et de l’esprit annonce. »
    Puis dans un coin le tirant à l’écart,
    Elle lui dit: « Auriez-vous par hasard
    Chez les Anglais vu le jeune Monrose? »
    Le moine noir l’entendit finement:
    « Oui, je l’ai vu, dit-il, il est charmant. »
    Agnès rougit, baisse les yeux, compose
    Son beau visage, et, prenant par la main
    L’adroit Lourdis, le mène avant nuit close
    Au cabinet de son cher suzerain.
    Lourdis y fit un discours plus qu’humain.
    Le roi Charlot, qui ne le comprit guère,
    Fit assembler son conseil souverain,
    Ses aumôniers et son conseil de guerre.
    Jeanne, au milieu des héros ses pareils,
    Comme au combat assistait aux conseils.
    La belle Agnès, d’une façon gentille,
    Discrètement travaillant à l’aiguille,
    De temps en temps donnait de bons avis,
    Qui du roi Charle étaient toujours suivis.
    On proposa de prendre avec adresse
    Sous les remparts Talbot et sa maîtresse:
    Tels dans les cieux le Soleil et Vulcain
    Surprirent Mars avec son Aphrodise.
    On prépara cette grande entreprise,
    Qui demandait et la tête et la main.
    Dunois d’abord prit le plus long chemin,
    Fit une marche et pénible et savante,
    Effort de l’art, que dans l’histoire on vante.
    Entre la ville et l’armée on passa,
    Vers la poterne enfin on se plaça.
    Talbot goûtait avec sa présidente
    Les premiers fruits d’une union naissante,
    Se promettant que du lit aux combats,
    En vrai héros, il ne ferait qu’un pas.
    Six régiments devaient suivre à la file.
    L’ordre est donné. C’était fait de la ville.
    Mais ses guerriers, de la veille engourdis,
    Pétrifiés d’un sermon de Lourdis,
    Bâillaient encore et se mouvaient à peine;
    L’un contre l’autre ils dormaient dans la plaine.
    O grand miracle! ô pouvoir de Denis!
    Jeanne et Dunois, et la brillante élite
    Des chevaliers qui marchaient à leur suite,
    Bordaient déjà, sous les murs d’Orléans,
    Les longs fossés du camp des assiégeants.
    Sur un cheval venu de Barbarie,
    Le seul que Charle eût dans son écurie,
    Jeanne avançait, en tenant d’une main
    De Débora l’estramaçon divin;
    A son côté pendait la noble épée
    Qui d’Holopherne a la tête coupée.
    Notre Pucelle, avec dévotion,
    Fit à Denis tout bas cette oraison:
    « Toi qui daignas à ma faiblesse obscure,
    Dans Domremy, confier cette armure,
    Sois le soutien de ma fragilité.
    Pardonne-moi si quelque vanité
    Flatta mes sens quand ton âne infidèle
    S’émancipa jusqu’à me trouver belle.
    Mon cher patron, daigne te souvenir
    Que c’est par moi que tu voulus punir
    De ces Anglais les ardeurs enragées,
    Qui polluaient des nonnes affligées.
    Un plus grand cas se présente aujourd’hui
    Je ne puis rien sans ton divin appui.
    Prête ta force au bras de ta servante;
    Il faut sauver la patrie expirante,
    Il faut venger les lis de Charles Sept,
    Avec l’honneur du président Louvet.
    Conduis à fin cette aventure honnête;
    Ainsi le ciel te conserve la tête! »
    Du haut du ciel saint Denis l’entendit,
    Et dans le camp son âne la sentit:
    Il sentit Jeanne et d’un battement d’aile,
    La tête haute, il s’envole vers elle.
    Il s’agenouille, il demande pardon
    Des attentats de sa tendresse impure.
    « Je fus, dit-il, possédé du démon;
    Je m’en repens. » Il pleure, il la conjure
    De le monter; il ne saurait souffrir
    Que sous sa Jeanne un autre ose courir.
    Jeanne vit bien qu’une vertu divine
    Lui ramenait la volatile asine.
    Au pénitent sa grâce elle accorda,
    Fessa son âne, et lui recommanda
    D’être à jamais plus discret et plus sage.
    L’âne le jure, et, rempli de courage,
    Fier de sa charge, il la porte dans l’air.
    Sur les Anglais il fond comme un éclair,
    Comme un éclair que la foudre accompagne.
    Jeanne en volant inonde la campagne
    De flots de sang, de membres dispersés,
    Coupe cent cous l’un sur l’autre entassés.
    Dans son croissant de la nuit la courrière
    Lui fournissait sa douteuse lumière.
    L’Anglais surpris, encor tout étourdi,
    Regarde en haut d’où le coup est parti;
    Il ne voit point la lance qui le tue.
    La troupe fuit, égarée, éperdue,
    Et va tomber dans les mains de Dunois.
    Charles se voit le plus heureux des rois.
    Ses ennemis à ses coups se présentent,
    Tels que perdreaux en l’air éparpillés,
    Tombant en foule et par le chien pillés,
    Sous le fusil la bruyère ensanglantent.
    La voix de l’âne inspire la terreur;
    Jeanne d’en haut étend son bras vengeur,
    Poursuit, pourfend, perce, coupe, déchire;
    Dunois assomme; et le bon Charles tire
    A son plaisir tout ce qui fuit de peur.
    Le beau Talbot, tout enivré des charmes
    De sa Louvet, et de plaisirs rendu,
    Sur son beau sein mollement étendu,
    A sa poterne entend le bruit des armes;
    Il en triomphe. Il disait à part soi:
    « Voilà mes gens, Orléans est à moi. »
    Il s’applaudit de ses ruses habiles.
    « Amour, dit-il, c’est toi qui prends les villes. »
    Dans cet espoir Talbot encouragé
    Donne à sa belle un baiser de congé.
    Il sort du lit, il s’habille, il s’avance,
    Pour recevoir les vainqueurs de la France.
    Auprès de lui le grand Talbot n’avait
    Qu’un écuyer, qui toujours le suivait;
    Grand confident et rempli de vaillance,
    Digne vassal d’un si galant héros,
    Gardant sa lance ainsi que les manteaux.
    « Entrez, amis, saisissez votre proie »,
    Criait Talbot; mais courte fut sa joie.
    Au lieu d’amis, Jeanne, la lance en main,
    Fondait vers lui sur son âne divin.
    Deux cents Français entrent par la poterne;
    Talbot frémit, la terreur le consterne.
    Ces bons Français criaient: « Vive le roi!
    A boire, à boire, avançons: marche à moi!
    A moi, Gascons, Picards! qu’on s’évertue,
    Point de quartier! les voilà, tire, tue! »
    Talbot, remis du long saisissement
    Que lui causa le premier mouvement,
    A sa poterne ose encor se défendre:
    Tel, tout sanglant, dans sa patrie en cendre,
    Le fils d’Anchise attaquait son vainqueur.
    Talbot combat avec plus de fureur,
    Il est Anglais; l’écuyer le seconde
    Talbot et lui combattraient tout un monde.
    Tantôt de front, et tantôt dos à dos,
    De leurs vainqueurs ils repoussent les flots;
    Mais à la fin leur vigueur épuisée
    Cède au Français une victoire aisée.
    Talbot se rend, mais sans être abattu.
    Jeanne et Dunois prisèrent sa vertu.
    Ils vont tous deux, de manière engageante,
    Au président rendre la présidente.
    Sans nul soupçon il la reçoit très bien:
    Les bons maris ne savent jamais rien.
    Louvet toujours ignora que la France
    A sa Louvet devait sa délivrance.
    Du haut des cieux Denis applaudissait
    Sur son cheval saint George frémissait:
    L’âne entonnait son octave écorchante.
    Qui des Bretons redoublait l’épouvante.
    Le roi, qu’on mit au rang des conquérants,
    Avec Agnès soupa dans Orléans.
    La même nuit, la fière et tendre Jeanne,
    Ayant au ciel renvoyé son bel âne,
    De son serment accomplissant les lois,
    Tint sa parole à son ami Dunois.
    Lourdis, mêlé dans la troupe fidèle,
    Criait encore: « Anglais ! elle est pucelle ! »

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