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    Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

    Partie 1
    La Dame Blonde

    Chapitre 1 Le numéro 514 – série 23

    Le 8 décembre de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs.

    « Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne,pensa-t-il. »

    Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs.

    Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda :

    – Combien ?

    – Il est vendu, répliqua le marchand.

    – Ah !… À Monsieur, peut-être ?

    M. Gerbois salua et, d’autant plus heureux d’avoir ce meublequ’un de ses semblables le convoitait, il se retira.

    Mais il n’avait pas fait dix pas dans la rue qu’il fut rejoint par le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d’un ton de parfaite courtoisie, lui dit :

    – Je vous demande infiniment pardon, Monsieur… Je vais vousposer une question indiscrète… Cherchiez-vous ce secrétaire plus spécialement qu’autre chose ?

    – Non. Je cherchais une balance d’occasion pour certaines expériences de physique.

    – Par conséquent, vous n’y tenez pas beaucoup ?

    – J’y tiens, voilà tout.

    – Parce qu’il est ancien, peut-être ?

    – Parce qu’il est commode.

    – En ce cas vous consentiriez à l’échanger contre un secrétaire aussi commode, mais en meilleur état ?

    – Celui-ci est en bon état, et l’échange me paraît inutile.

    – Cependant…

    M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractère ombrageux. Il répondit sèchement :

    – Je vous en prie, Monsieur, n’insistez pas.

    L’inconnu se planta devant lui.

    – J’ignore le prix que vous l’avez payé, Monsieur… Je vous en offre le double.

    – Non.

    – Le triple ?

    – Oh restons-en là, s’écria le professeur, impatienté, ce qui m’appartient n’est pas à vendre.

    Le jeune homme le regarda fixement, d’un air que M. Gerbois ne devait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons et s’éloigna.

    Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette que le professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela sa fille.

    – Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient.

    Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle se jeta au cou de son père et l’embrassa avec autant de joie que s’il lui avait offert un cadeau royal.

    Le soir même, l’ayant placé dans sa chambre avec l’aide d’Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangea soigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu’elle conservait en l’honneur de son cousin Philippe.

    Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit aulycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l’attendait à la sortie, et c’était un grand plaisir pour lui que d’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d’enfant.

    Ils s’en revinrent ensemble.

    – Et ton secrétaire ?

    – Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l’or.

    – Ainsi tu es contente ?

    – Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer jusqu’ici.

    Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa :

    – Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ?

    – Oh ! oui, c’est une bonne idée.

    Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d’effarement.

    – Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois.

    À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y était plus.

    Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.

    À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ?

    Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille.

    – Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vive contrariété, et j’ai eu l’impression très nette qu’il me quittait sur une menace.

    C’était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quant à l’objet, il l’avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquête poursuivie n’apprit rien de plus.

    Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’un tiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.

    – Mon pauvre père, qu’aurions-nous fait de cette fortune ? répétait Suzanne.

    – Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis.

    Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans la petite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moins insouciante, assombrie de regrets et de déceptions.

    Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chances et de catastrophes ! …

    Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venait de rentrer, un journal du soir à la main, s’assit, mit ses lunettes et commença de lire. La politique ne l’intéressant pas, il tournala page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé :

    « Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse.

    « Le numéro 514 – série 23, gagne un million… »

    Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23, c’était son numéro !

    Il l’avait acheté par hasard, pour rendre service à l’un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’il gagnait !

    Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ?

    Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté, la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait des semaines qu’elle n’était pas là ! Depuis des semaines, il ne l’apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait les devoirs de ses élèves !

    Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela :

    – Suzanne ! Suzanne !

    Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégaya d’une voix étranglée :

    – Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…

    – Laquelle ?

    – Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table.

    – Mais rappelle-toi, père… c’est ensemble que nous l’avons rangée…

    – Quand ?

    – Le soir… tu sais… la veille du jour…

    – Mais où ?… réponds… tu me fais mourir…

    – Où ? … dans le secrétaire.

    – Dans le secrétaire qui a été volé ?

    – Oui.

    – Dans le secrétaire qui a été volé !

    Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d’épouvante. Puis il lui saisit la main, et d’un ton plus bas encore :

    – Elle contenait un million, ma fille…

    – Ah ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? murmura-t-elle naïvement.

    – Un million ! reprit-il, c’était le numéro gagnant des bons de la Presse.

    L’énormité du désastre les écrasait, et longtemps ils gardèrent un silence qu’ils n’avaient pas le courage de rompre.

    Enfin Suzanne prononça :

    – Mais, père, on te le paiera tout de même.

    – Pourquoi ? Sur quelles preuves ?

    – Il faut donc des preuves ?

    – Par bleu !

    – Et tu n’en as pas ?

    – Si, j’en ai une.

    – Alors ?

    – Elle était dans la boîte.

    – Dans la boîte qui a disparu ?

    – Oui. Et c’est l’autre qui touchera.

    – Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t’yopposer ?

    – Est-ce qu’on sait ! Est-ce qu’on sait ! Cet homme doit être si fort ! Il dispose de telles ressources ! …Souviens-toi… l’affaire de ce meuble…

    Il se releva dans un sursaut d’énergie, et frappant du pied:

    – Eh bien, non, non, il ne l’aura pas, ce million, il ne l’aurapas ! Pourquoi l’aurait-il ? Après tout, si habile qu’ilsoit, lui non plus ne peut rien faire. S’il se présente pourtoucher, on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, monbonhomme !

    – Tu as donc une idée, père ?

    – Celle de défendre nos droits, jusqu’au bout, quoi qu’ilarrive ! Et nous réussirons ! … Le million est à moi jel’aurai !

    Quelques minutes plus tard, il expédiait cette dépêche :

    « Gouverneur Crédit Foncier, rue Capucines, Paris »

    « Suis possesseur du numéro 514 – série 23, mets opposition partoutes voies légales à toute réclamation étrangère. »

    « Gerbois. »

    Presque en même temps parvenait au Crédit Foncier cet autretélégramme :

    « Le numéro 514 – série 23 est en ma possession.

    « Arsène Lupin. »

    Chaque fois que j’entreprends de raconter quelqu’une desinnombrables aventures dont se compose la vie d’Arsène Lupin,j’éprouve une véritable confusion, tellement il me semble que laplus banale de ces aventures est connue de tous ceux qui vont melire. De fait, il n’est pas un geste de notre « voleur national »,comme on l’a si joliment appelé, qui n’ait été signalé de la façonla plus retentissante, pas un exploit que l’on n’ait étudié soustoutes ses faces, pas un acte qui n’ait été commenté avec cetteabondance de détails que l’on réserve d’ordinaire au récit desactions héroïques.

    Qui ne connaît, par exemple, cette étrange histoire de « La Dameblonde », avec ces épisodes curieux que les reporters intitulaienten gros caractères : Le numéro 514 – série 23… Le crime de l’avenueHenri-Martin !… Le diamant bleu !… Quel bruit autour del’intervention du fameux détective anglais Herlock Sholmès !Quelle effervescence après chacune des péripéties qui marquèrent lalutte de ces deux grands artistes ! Et quel vacarme sur lesboulevards, le jour où les camelots vociféraient « L’arrestationd’Arsène Lupin ! »

    Mon excuse, c’est que j’apporte du nouveau : j’apporte le mot del’énigme. Il reste toujours de l’ombre autour de ces aventures : jela dissipe. Je reproduis des articles lus et relus, je recopied’anciennes interviews : mais tout cela je le coordonne, je leclasse, et je le soumets à l’exacte vérité. Mon collaborateur,c’est Arsène Lupin dont la complaisance à mon égard estinépuisable. Et c’est aussi, en l’occurrence, l’ineffable Wilson,l’ami et le confident de Sholmès.

    On se rappelle le formidable éclat de rire qui accueillit lapublication de la double dépêche. Le nom seul d’Arsène Lupin étaitun gage d’imprévu, une promesse de divertissement pour la galerie.Et la galerie, c’était le monde entier.

    Des recherches opérées aussitôt par le Crédit Foncier, ilrésulta que le numéro 514 – série 23 avait été délivré parl’intermédiaire du Crédit Lyonnais, succursale de Versailles, aucommandant d’artillerie Bessy. Or, le commandant était mort d’unechute de cheval. On sut par des camarades auxquels il s’étaitconfié que, quelque temps avant sa mort, il avait dû céder sonbillet à un ami.

    – Cet ami, c’est moi, affirma M. Gerbois.

    – Prouvez-le, objecta le gouverneur du Crédit Foncier.

    – Que je le prouve ? Facilement. Vingt personnes vousdiront que j’avais avec le commandant des relations suivies et quenous nous rencontrions au café de la Place d’Armes. C’est là qu’unjour, pour l’obliger dans un moment de gêne, je lui ai repris sonbillet contre la somme de vingt francs.

    – Vous avez des témoins de cet échange ?

    – Non.

    – En ce cas, sur quoi fondez-vous votre réclamation ?

    – Sur la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet.

    – Quelle lettre ?

    – Une lettre qui était épinglée avec le billet.

    – Montrez-la.

    – Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé !

    – Retrouvez-la.

    Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l’Échode France – lequel a l’honneur d’être son organe officiel, etdont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires – une noteannonça qu’il remettait entre les mains de Maître Detinan, sonavocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite,à lui personnellement.

    Ce fut une explosion de joie : Arsène Lupin prenait unavocat ! Arsène Lupin, respectueux des règles établies,désignait pour le représenter un membre du barreau !

    Toute la presse se rua chez Maître Detinan, député radicalinfluent, homme de haute probité en même temps que d’esprit fin, unpeu sceptique, volontiers paradoxal.

    Maître Detinan n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer ArsèneLupin – et il le regrettait vivement – mais il venait en effet derecevoir ses instructions, et, très touché d’un choix dont ilsentait tout l’honneur, il comptait défendre vigoureusement ledroit de son client. Il ouvrit donc le dossier nouvellementconstitué, et, sans détours, exhiba la lettre du commandant. Elleprouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nomde l’acquéreur. « Mon cher ami… », disait-elle simplement.

    « Mon cher ami », c’est moi, ajoutait Arsène Lupin dans une notejointe à la lettre du commandant. Et la meilleure preuve c’est quej’ai la lettre.

    La nuée des reporters s’abattit immédiatement chez M. Gerboisqui ne put que répéter :

    – « Mon cher ami » n’est autre que moi. Arsène Lupin a volé lalettre du commandant avec le billet de loterie.

    – Qu’il le prouve riposta Lupin aux journalistes.

    – Mais puisque c’est lui qui a volé le secrétaire !s’exclama M. Gerbois devant les mêmes journalistes.

    Et Lupin riposta :

    – Qu’il le prouve !

    Et ce fut un spectacle d’une fantaisie charmante que ce duelpublic entre les deux possesseurs du numéro 514 – série 23, que cesallées et venues des reporters, que le sang-froid d’Arsène Lupin enface de l’affolement de ce pauvre M. Gerbois.

    Le malheureux, la presse était remplie de seslamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuitétouchante.

    – Comprenez-le, Messieurs, c’est la dot de Suzanne que ce gredinme dérobe ! Pour moi, personnellement, je m’en moque, mais pour Suzanne ! Pensez donc, un million ! Dix fois centmille francs ! Ah je savais bien que le secrétaire contenaitun trésor !

    On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant lemeuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul entout cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, ilgémissait :

    – Allons donc, il le savait !… Sinon pourquoi se serait-ildonné la peine de prendre ce misérable meuble ?

    – Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s’emparerd’un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingtfrancs.

    – La somme d’un million ! Il le savait… Il sait tout !… Ah ! vous ne le connaissez pas, le bandit ! … Il nevous a pas frustré d’un million, vous !

    Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M.Gerbois reçut d’Arsène Lupin une missive qui portait la mention «confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante :

    « Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pasle moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part,fermement résolu.

    « La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas,moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucherun billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’unsans l’autre.

    « Or, ni vous ne consentiriez à me céder VOTRE droit, ni moi àvous céder MON billet.

    « Que faire ?

    « Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous,un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et cejugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice quiest en chacun de nous ?

    « Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas uneoffre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité àlaquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vousdonne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croireque je lirai, dans les petites annonces de l’Écho deFrance, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. etcontenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacteque je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possessionimmédiate du billet et touchez le million – quitte à me remettrecinq cent mille francs par la voie que je vous indiqueraiultérieurement.

    « En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que lerésultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves quevous causerait une telle obstination, vous auriez à subir uneretenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires.

    « Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments lesplus respectueux.

    « Arsène Lupin. »

    Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cettelettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait àtoutes les sottises.

    – Rien il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée desreporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’ildéchire son billet, s’il le veut !

    – Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien.

    – Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit jel’établirai devant les tribunaux.

    – Attaquer Arsène Lupin ? Ce serait drôle.

    – Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer lemillion.

    – Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve quevous l’avez acheté.

    – La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé lesecrétaire.

    – La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle auxtribunaux ?

    – N’importe, je poursuis.

    La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenantque Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour sesmenaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement lesforces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rudedans son assaut, l’autre effaré comme une bête qu’on traque.

    Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et onscruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petitesannonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Auxinjonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence.C’était la déclaration de guerre.

    Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de MlleGerbois.

    Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler lesspectacles d’Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de lapolice. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit,prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chefde la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pûtl’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul etnon avenu. L’obstacle ne compte pas.

    Et pourtant elle se démène, la police ! Dès qu’il s’agitd’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prendfeu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi quivous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vousignore.

    Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moinsvingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chezelle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père nel’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume del’attendre. Donc tout s’était passé au cours de la petite promenadede vingt minutes qui avait conduit Suzanne de chez elle jusqu’aulycée, ou du moins jusqu’aux abords du lycée.

    Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de lamaison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeunefille dont le signalement correspondait au sien. Et après ?Après on ne savait pas.

    On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés desgares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là quipût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, àVille-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile àune automobile fermée qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenaitun mécanicien, à l’intérieur une dame blonde – excessivementblonde, précisa le témoin. Une heure plus tard l’automobilerevenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea deralentir, ce qui permit à l’épicier de constater, à côté de la dameblonde déjà entrevue, la présence d’une autre dame, entourée,celle-ci, de châles et de voiles. Nul doute que ce ne fût SuzanneGerbois.

    Mais alors il fallait supposer que l’enlèvement avait eu lieu enplein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de laville !

    Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu,pas un mouvement suspect ne fut observé.

    L’épicier donna le signalement de l’automobile, une limousine 24chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À touthasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, MmeBob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements parautomobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour lajournée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait dureste point revue.

    – Mais le mécanicien ?

    – C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foid’excellents certificats.

    – Il est ici ?

    – Non, il a ramené la voiture, et il n’est pas revenu.

    – Ne pouvons-nous retrouver sa trace ?

    – Certes, auprès des personnes dont il s’est recommandé. Voicileurs noms.

    On se rendit chez ces personnes. Aucune d’elles ne connaissaitle nommé Ernest.

    Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir desténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autresénigmes.

    M. Gerbois n’était pas de force à soutenir une bataille quicommençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis ladisparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula.

    Une petite annonce parue à l’Écho de France, et quetout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sansarrière-pensée.

    C’était la victoire, la guerre terminée en quatre foisvingt-quatre heures.

    Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du CréditFoncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514 –série 23. Le gouverneur sursauta.

    – Ah ! vous l’avez ? Il vous a été rendu ?

    – Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois.

    – Cependant vous prétendiez… il a été question…

    – Tout cela n’est que racontars et mensonges.

    – Mais il nous faudrait tout de même quelque document àl’appui.

    – La lettre du commandant suffit-elle ?

    – Certes.

    – La voici.

    – Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous estdonné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès quevous pourrez vous présenter à notre caisse. D’ici là, Monsieur, jecrois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cetteaffaire dans le silence le plus absolu.

    – C’est mon intention.

    M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il estdes secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soitcommise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audacede renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! Lanouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidémentc’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atoutde cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’enétait dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissaitl’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’onréussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?

    La police sentit le point faible de l’ennemi et redoublad’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dansl’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou dumillion convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autrecamp.

    Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas,et pas davantage, elle ne s’échappait !

    Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la premièremanche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois estentre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contrecinq cent mille francs. Mais où et comment s’opéreral’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y aitrendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la policeet, par là, de reprendre sa fille tout en gardantl’argent ?

    On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence,il demeura impénétrable.

    – Je n’ai rien à dire, j’attends.

    – Et Mlle Gerbois ?

    – Les recherches continuent.

    – Mais Arsène Lupin vous a écrit ?

    – Non.

    – Vous l’affirmez ?

    – Non.

    – Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ?

    – Je n’ai rien à dire.

    On assiégea Maître Detinan. Même discrétion.

    – M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation degravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plusabsolue.

    Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans setramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait lesmailles de ses filets, pendant que la police organisait autour deM. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinaitles trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe,ou l’avortement ridicule et piteux.

    Mais il arriva que la curiosité du public ne devait êtresatisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que,pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée.

    Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une envelopped’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier.

    Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deuxheures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés.

    Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent,n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommess’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance dugrand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants etune figure énergique qui contrastait avec son habillement et sesallures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard,le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disaitau brigadier Folenfant :

    – Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoirnotre bonhomme. Tout est prêt ?

    – Absolument.

    – Combien sommes-nous ?

    – Huit, dont deux à bicyclette.

    – Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pastrop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinonbonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, iltroque la demoiselle contre le demi-million, et le tour estjoué.

    – Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avecnous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeuil garderait le million entier.

    – Oui, mais il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, iln’aura pas sa fille.

    – Quel autre ?

    – Lui.

    Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, commes’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti lesgriffes.

    – Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadierFolenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contrelui-même.

    – Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard !

    Une minute s’écoula.

    – Attention, fit-il.

    M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, ilprit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, lelong des magasins, et regardait les étalages.

    – Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu quivous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité.

    – Que peut-il faire ?

    – Oh ! Rien, évidemment… N’importe, je me méfie. Lupin,c’est Lupin.

    À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit desjournaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles,et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit àlire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile quistationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, carelle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut.

    – Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de safaçon !

    Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même tempsque lui, autour de la Madeleine.

    Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes,l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois endescendait.

    – Vite, Folenfant… le mécanicien… c’est peut-être le nomméErnest.

    Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston,employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutesauparavant, un Monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre« sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autreMonsieur.

    – Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-ildonnée ?

    – Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine…double pourboire » … Voilà tout.

    Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avaitsauté dans la première voiture qui passait.

    – Cocher, au métro de la Concorde.

    Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut versune autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxièmevoyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture.

    – Cocher, 25, rue Clapeyron.

    Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard desBatignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premierétage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit.

    – C’est bien ici que demeure Maître Detinan ?

    – C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute.

    – Parfaitement.

    – Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peined’entrer.

    Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendulemarquait trois heures, et tout de suite il dit :

    – C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ?

    – Pas encore.

    M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre commes’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement :

    – Viendra-t-il ?

    L’avocat répondit :

    – Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suisle plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareilleimpatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maisonest très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi.

    – Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que lesagents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace.

    – Mais alors…

    – Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement leprofesseur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ?D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres,j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis renduchez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheurde ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui detenir les siens.

    Et il ajouta, de la même voix anxieuse :

    – Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ?

    – Je l’espère.

    – Cependant… vous l’avez vu ?

    – Moi ? Mais non ! Il m’a simplement demandé parlettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiquesavant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartemententre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cetteproposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes àl’Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendreservice à Arsène Lupin et je consens à tout.

    M. Gerbois gémit :

    – Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ?

    Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur latable et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. Detemps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille… n’avait-on passonné ?

    Avec les minutes son angoisse augmentait, et Maître Detinanaussi éprouvait une impression presque douloureuse.

    Un moment même l’avocat perdit tout sang-froid. Il se levabrusquement :

    – Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… Ce seraitde la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit,nous sommes d’honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le dangern’est pas seulement ici.

    Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets,balbutiait :

    – Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais toutcela pour retrouver Suzanne.

    La porte s’ouvrit.

    – La moitié suffira, Monsieur Gerbois.

    Quelqu’un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégammentvêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l’individu qui l’avaitabordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bonditvers lui.

    – Et Suzanne ? Où est ma fille ?

    Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisantses gants du geste le plus paisible, il dit à l’avocat :

    – Mon cher Maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonnegrâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je nel’oublierai pas.

    Maître Detinan murmura :

    – Mais vous n’avez pas sonné… je n’ai pas entendu la porte…

    – Les sonnettes et les portes sont des choses qui doiventfonctionner sans qu’on les entende jamais. Me voilà tout de même,c’est l’essentiel.

    – Ma fille ! Suzanne ! Qu’en avez-vous fait ?répéta le professeur.

    – Mon Dieu, Monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons,rassurez-vous, encore un instant et Mademoiselle votre fille seradans vos bras.

    Il se promena, puis du ton d’un grand seigneur qui distribue deséloges :

    – Monsieur Gerbois, je vous félicite de l’habileté avec laquellevous avez agi tout à l’heure. Si l’automobile n’avait pas eu cettepanne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’onépargnait à Maître Detinan l’ennui de cette visite… enfin !c’était écrit…

    Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s’écria :

    – Ah parfait ! Le million est là… nous ne perdrons pas detemps. Vous permettez ?

    – Mais, objecta Maître Detinan, en se plaçant devant la table,Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée.

    – Eh bien ?

    – Eh bien, sa présence n’est-elle pas indispensable ?

    – Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n’inspirequ’une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rendpas l’otage. Ah, mon cher Maître, je suis un grand méconnu !Parce que le destin m’a conduit à des actes de nature un peu…spéciale, on suspecte ma bonne foi… à moi ! Moi qui suisl’homme du scrupule et de la délicatesse ! D’ailleurs, moncher Maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Ily a bien une douzaine d’agents dans la rue.

    – Vous croyez ?

    Arsène Lupin souleva le rideau.

    – Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… que vousdisais-je ? Le voici, ce brave ami !

    – Est-ce possible ! s’écria le professeur. Je vous jurecependant…

    – Que vous ne m’avez point trahi ?… Je n’en doute pas, maisles gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j’aperçois !…Et Gréaume !… Et Dieuzy ! … Tous mes bons camarades,quoi !

    Maître Detinan le regardait avec surprise. Quelletranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il sedivertissait à quelque jeu d’enfant et qu’aucun péril ne l’eûtmenacé.

    Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassural’avocat. Il s’éloigna de la table où se trouvaient les billets debanque.

    Arsène Lupin saisit l’une après l’autre les deux liasses,allégea chacune d’elles de vingt-cinq billets, et tendant à MaîtreDetinan les cinquante billets ainsi obtenus :

    – La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celled’Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela.

    – Vous ne me devez rien, répliqua Maître Detinan.

    – Comment ? Et tout le mal que nous vous causons !

    – Et tout le plaisir que je prends à me donner ce mal !

    – C’est-à-dire, mon cher Maître, que vous ne voulez rienaccepter d’Arsène Lupin. Voilà ce que c’est, soupira-t-il, d’avoirune mauvaise réputation.

    Il tendit les cinquante mille francs au professeur.

    – Monsieur, en souvenir de notre bonne rencontre, permettez-moide vous remettre ceci : ce sera mon cadeau de noces à MlleGerbois.

    M. Gerbois prit vivement les billets, mais protesta :

    – Ma fille ne se marie pas.

    – Elle ne se marie pas si vous lui refusez votre consentement.Mais elle brûle de se marier.

    – Qu’en savez-vous ?

    – Je sais que les jeunes filles font souvent des rêves sansl’autorisation de leurs papas. Heureusement qu’il y a de bonsgénies qui s’appellent Arsène Lupin, et qui dans le fond dessecrétaires découvrent le secret de ces âmes charmantes.

    – Vous n’y avez pas découvert autre chose ? demanda MaîtreDetinan. J’avoue que je serais fort curieux de savoir pourquoi cemeuble fut l’objet de vos soins.

    – Raison historique, mon cher maître. Bien que, contrairement àl’avis de M. Gerbois, il ne contînt aucun autre trésor que lebillet de loterie – et cela je l’ignorais – j’y tenais et je lerecherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d’if etd’acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d’acanthe, fut retrouvédans la petite maison discrète qu’habitait à Boulogne MarieWalewska, et il porte sur l’un des tiroirs l’inscription :

    « Dédié à Napoléon 1er, Empereur des Français, par son trèsfidèle serviteur, Mancion ». Et, en dessous, ces mots, gravés à lapointe d’un couteau : « À toi, Marie ». Par la suite, Napoléon lefit recopier pour l’impératrice Joséphine – de sorte que lesecrétaire qu’on admirait à la Malmaison n’était qu’une copieimparfaite de celui qui désormais fait partie de mescollections.

    Le professeur gémit :

    – Hélas ! Si j’avais su, chez le marchand, avec quelle hâteje vous l’aurais cédé !

    Arsène Lupin dit en riant :

    – Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable deconserver, pour vous seul, le numéro 514 – série 23.

    – Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que toutcela a dû bouleverser.

    – Tout cela ?

    – Cet enlèvement…

    – Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n’apas été enlevée.

    – Ma fille n’a pas été enlevée !

    – Nullement. Qui dit enlèvement, dit violence. Or c’est de sonplein gré qu’elle a servi d’otage.

    – De son plein gré ! répéta M. Gerbois, confondu.

    – Et presque sur sa demande ! Comment ! Une jeunefille intelligente comme Mlle Gerbois, et, qui plus est, cultive aufond de son âme une passion inavouée, aurait refusé de conquérir sadot ! Ah ! je vous jure qu’il a été facile de lui fairecomprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de vaincre votreobstination.

    Maître Detinan s’amusait beaucoup. Il objecta :

    – Le plus difficile était de vous entendre avec elle. Il estinadmissible que Mlle Gerbois se soit laissé aborder.

    – Oh ! par moi, non. Je n’ai même pas l’honneur de laconnaître. C’est une personne de mes amies qui a bien voulu entamerles négociations.

    – La dame blonde de l’automobile, sans doute, interrompit MaîtreDetinan.

    – Justement. Dès la première entrevue auprès du lycée, toutétait réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé,visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréableet la plus instructive pour une jeune fille. Du reste elle-même vavous expliquer…

    On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis uncoup isolé, puis un coup isolé.

    – C’est elle, dit Lupin. Mon cher maître, si vous voulezbien…

    L’avocat se précipita.

    Deux jeunes femmes entrèrent. L’une se jeta dans les bras de M.Gerbois. L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée,le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds,d’un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés ettrès lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu’un collier dejais à quintuple tour, elle paraissait cependant d’une éléganceraffinée.

    Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois:

    – Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes cestribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été tropmalheureuse…

    – Malheureuse ! J’aurais même été très heureuse, s’il n’yavait pas eu mon pauvre père.

    – Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, etprofitez de l’occasion – elle est excellente – pour lui parler devotre cousin.

    – Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas.

    – Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune hommedont vous gardez précieusement les lettres…

    Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme leconseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de sonpère.

    Lupin les considéra tous deux d’un œil attendri.

    Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchantspectacle !

    Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheurc’est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… tonnom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! Lafamille !… La famille ! …

    Il se dirigea vers la fenêtre.

    – Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tantassister à ces charmantes effusions … mais non, il n’est plus là…plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situationdevient grave… il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils fussentdéjà sous la porte cochère… chez le concierge peut-être… ou mêmedans l’escalier !

    M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fillelui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait.L’arrestation de son adversaire, c’était pour lui un demi-million.Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouvasur son chemin.

    – Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contreeux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas.D’ailleurs, je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi.

    Et il continua en réfléchissant :

    – Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-êtreque Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriveravec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s’en doutent pas.Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouilléece matin de la cave au grenier ? Non, selon toutesprobabilités, ils m’attendent pour me saisir au vol… pauvreschéris ! … À moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue estenvoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder àl’échange… auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ…

    Un coup de timbre retentit.

    D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voixsèche, impérieuse :

    – Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable,sinon… quant à vous, Maître Detinan, j’ai votre parole.

    M. Gerbois fut cloué sur placé. L’avocat ne bougea point.

    Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu depoussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche.

    – Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mesmeilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M.Philippe.

    Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d’or.

    – Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deuxminutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise àsortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heuresquarante-six, n’est-ce pas ?

    – Mais ils vont entrer de force, ne put s’empêcher de direMaître Detinan.

    – Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! JamaisGanimard n’oserait violer la demeure d’un citoyen français. Nousaurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi,vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pasabuser…

    Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et,s’adressant à la dame blonde :

    – Vous êtes prête, chère amie ?

    Il s’effaça devant elle, adressa un dernier salut, trèsrespectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte surlui.

    Et on l’entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix:

    – Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi aubon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j’irai lui demanderà déjeuner… adieu, Ganimard.

    Un coup de timbre encore, brusque, violent, puis des coupsrépétés, et des bruits de voix sur le palier.

    – Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois.

    Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule.Lupin et la dame blonde n’y étaient plus.

    – Père ! il ne faut pas ! attends s’écria Suzanne.

    – Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec cegredin… et le demi-million ?…

    Il ouvrit.

    Ganimard se rua.

    – Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ?

    – Il était là… il est là.

    Ganimard poussa un cri de triomphe :

    – Nous le tenons.., la maison est cernée.

    Maître Detinan objecta :

    – Mais l’escalier de service ?

    – L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’uneissue, la grand-porte : dix hommes la gardent.

    – Mais il n’est pas entré par la grand-porte… il ne s’en ira paspar là…

    – Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers lesairs ?

    Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait àla cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la portede l’escalier de service était fermée à double tour.

    De la fenêtre, il appela l’un des agents :

    – Personne ?

    – Personne.

    – Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement ! … Ilssont cachés dans l’une des chambres !… Il est matériellementimpossible qu’ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tut’es fichu de moi, mais, cette fois, c’est la revanche.

    À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné den’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Ilinterrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chezMaître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut unhomme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandisque le torse auquel elles appartenaient était engagé dans lesprofondeurs de la cheminée.

    – Ohé !… Ohé !….. glapissait une voix étouffée.

    Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut,répondait :

    – Ohé !… Ohé !…

    M. Dudouis s’écria en riant :

    – Eh bien, Ganimard, qu’avez-vous donc à faire lefumiste ?

    L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visagenoirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants defièvre, il était méconnaissable.

    – Je le cherche, grogna-t-il.

    – Qui ?

    – Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie.

    – Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dansles tuyaux de la cheminée ?

    Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinqdoigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement :

    – Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ilssoient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chairet en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée.

    – Non, mais ils s’en vont tout de même.

    – Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il ya des agents sur le toit.

    – La maison voisine ?

    – Pas de communication avec elle.

    – Les appartements des autres étages ?

    – Je connais tous les locataires : ils n’ont vu personne… ilsn’ont entendu personne.

    – Êtes-vous sûr de les connaître tous ?

    – Tous. Le concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus deprécaution, j’ai posté un homme dans chacun de cesappartements.

    – Il faut pourtant bien qu’on mette la main dessus.

    – C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, etça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pasy être ! Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, jeles aurai demain… j’y coucherai !… J’y coucherai !

    De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemainégalement.

    Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furentécoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissableLupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait mêmepas relevé le petit indice qui lui permît d’établir la plus petitehypothèse.

    Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variaitpas.

    Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ilssont là !

    Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu.Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un hommeet une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies descontes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait sesfouilles et ses investigations comme s’il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporésaux pierres de la maison.

     

    Chapitre 2 Le diamant bleu

    Le soir du 27 mars, au 134 de l’avenue Henri-Martin, dans lepetit hôtel que lui avait légué son frère six mois auparavant, levieux général Baron d’Hautrec, ambassadeur à Berlin sous le secondEmpire, dormait au fond d’un confortable fauteuil, tandis que sademoiselle de compagnie lui faisait la lecture, et que la sœurAuguste bassinait son lit et préparait la veilleuse.

    À onze heures la religieuse qui, par exception, devait rentrerce soir-là au couvent de sa communauté et passer la nuit près de lasœur supérieure, la religieuse prévint la demoiselle decompagnie.

    – Mademoiselle Antoinette, mon ouvrage est fini, je m’envais.

    – Bien, ma sœur.

    – Et surtout n’oubliez pas que la cuisinière a congé et que vousêtes seule dans l’hôtel, avec le domestique.

    – Soyez sans crainte pour M. le Baron, je couche dans la chambrevoisine comme c’est entendu, et je laisse ma porte ouverte.

    La religieuse s’en alla. Au bout d’un instant ce fut Charles, ledomestique, qui vint prendre les ordres. Le Baron s’était réveillé.Il répondit lui-même.

    – Toujours les mêmes ordres, Charles : vérifier si la sonnerieélectrique fonctionne bien dans votre chambre, et au premier appeldescendre et courir chez le médecin.

    – Mon général s’inquiète toujours.

    – Ça ne va pas… ça ne va pas fort. Allons, MademoiselleAntoinette, où en étions-nous de notre lecture ?

    – Monsieur le Baron ne se met donc pas au lit ?

    – Mais non, mais non, je me couche très tard, et d’ailleurs jen’ai besoin de personne.

    Vingt minutes après, le vieillard sommeillait de nouveau, etAntoinette s’éloignait sur la pointe des pieds.

    À ce moment Charles fermait soigneusement, comme à l’ordinaire,tous les volets du rez-de-chaussée.

    Dans la cuisine, il poussa le verrou de la porte qui donnait surle jardin, et dans le vestibule il accrocha en outre, d’un battantà l’autre, la chaîne de sûreté. Puis il regagna sa mansarde, autroisième étage, se coucha et s’endormit.

    Une heure peut-être s’était écoulée quand, soudain, il sautad’un bond hors de son lit : la sonnerie retentissait. Elle retentitlongtemps, sept ou huit secondes peut-être, et de façon posée,ininterrompue…

    « Bon, se dit Charles, recouvrant ses esprits, une nouvellelubie du Baron. »

    Il enfila ses vêtements, descendit rapidement l’escalier,s’arrêta devant la porte, et, par habitude, frappa. Aucune réponse.Il entra.

    « Tiens, murmura-t-il, pas de lumière… pourquoi diable ont-ilséteint ? »

    Et à voix basse, il appela :

    – Mademoiselle ?

    Aucune réponse.

    – Vous êtes là, Mademoiselle ?… Qu’y a-t-il donc ?Monsieur le Baron est malade ?

    Le même silence autour de lui, un silence lourd qui finit parl’impressionner. Il fit deux pas en avant : son pied heurta unechaise, et, l’ayant touchée, il s’aperçut qu’elle était renversée.Et tout de suite sa main rencontra par terre d’autres objets, unguéridon, un paravent. Inquiet, il revint vers la muraille, et, àtâtons chercha le bouton électrique. Il l’atteignit, le tourna.

    Au milieu de la pièce, entre la table et l’armoire à glace,gisait le corps de son maître, le Baron d’Hautrec.

    – Quoi ! … Est-ce possible ?… bégaya-t-il.

    Il ne savait que faire, et sans bouger, les yeux écarquillés, ilcontemplait le bouleversement des choses, les chaises tombées, ungrand flambeau de cristal cassé en mille morceaux, la pendule quigisait sur le marbre du foyer, toutes ces traces qui révélaient lalutte affreuse et sauvage. Le manche d’un stylet d’acierétincelait, non loin du cadavre. La lame en dégouttait de sang. Lelong du matelas, pendait un mouchoir souillé de marques rouges.

    Charles hurla de terreur : le corps s’était tendu en un suprêmeeffort, puis s’était recroquevillé sur lui-même… deux ou troissecousses, et ce fut tout.

    Il se pencha. Par une fine blessure au cou, du sang giclait, quimouchetait le tapis de taches noires. Le visage conservait uneexpression d’épouvante folle.

    – On l’a tué, balbutia-t-il, on l’a tué.

    Et il frissonna à l’idée d’un autre crime probable : lademoiselle de compagnie ne couchait-elle pas dans la chambrevoisine ? Et le meurtrier du Baron ne l’avait-il pas tuée elleaussi ?

    Il poussa la porte : la pièce était vide. Il conclut qu’Antoinette avait été enlevée, ou bien qu’elle était partie avantle crime.

    Il regagna la chambre du Baron et, ses yeux ayant rencontré lesecrétaire, il remarqua que ce meuble n’avait pas été fracturé.

    Bien plus, il vit sur la table, près du trousseau de clefs et duportefeuille que le Baron y déposait chaque soir, une poignée delouis d’or. Charles saisit le portefeuille et en déplia les poches.L’une d’elles contenait des billets de banque. Il les compta : il yavait treize billets de cent francs.

    Alors ce fut plus fort que lui : instinctivement, mécaniquement,sans même que sa pensée participât au geste de la main, il prit lestreize billets, les cacha dans son veston, dégringola l’escalier,tira le verrou, décrocha la chaîne, referma la porte et s’enfuitpar le jardin.

    Charles était un honnête homme. Il n’avait pas repoussé lagrille que, frappé par le grand air, le visage rafraîchi par lapluie, il s’arrêta. L’acte commis lui apparaissait sous sonvéritable jour, et il en avait une horreur subite.

    Un fiacre passait. Il héla le cocher.

    – Camarade, file au poste de police et ramène le commissaire… augalop ! Il y a mort d’homme.

    Le cocher fouetta son cheval. Mais quand Charles voulut rentrer,il ne le put pas : lui-même avait fermé la grille, et la grille nes’ouvrait pas du dehors.

    D’autre part, il était inutile de sonner puisqu’il n’y avait personne dans l’hôtel.

    Il se promena donc le long de ces jardins qui font à l’avenue,du côté de la Muette, une riante bordure d’arbustes verts et bientaillés. Et ce fut seulement après une heure d’attente qu’il putenfin raconter au commissaire les détails du crime et lui remettreentre les mains les treize billets de banque.

    Pendant ce temps, on réquisitionnait un serrurier, lequel, avecbeaucoup de peine, réussit à forcer la grille du jardin et la portedu vestibule. Le commissaire monta, et tout de suite, du premiercoup d’œil, il dit au domestique :

    – Tiens, vous m’aviez annoncé que la chambre était dans le plusgrand désordre.

    Il se retourna. Charles semblait cloué au seuil, hypnotisé :tous les meubles avaient repris leur place habituelle ! Leguéridon se dressait entre les deux fenêtres, les chaises étaientdebout et la pendule au milieu de la cheminée. Les débris ducandélabre avaient disparu.

    Il articula, béant de stupeur :

    – Le cadavre… M. le Baron…

    – Au fait, s’écria le commissaire, où se trouve lavictime ?

    Il s’avança vers le lit. Sous un grand drap qu’il écarta,reposait le général Baron d’Hautrec, ancien ambassadeur de France àBerlin. Sa houppelande de général le recouvrait, ornée de la croixd’honneur.

    Le visage était calme. Les yeux étaient clos.

    Le domestique balbutia :

    – Quelqu’un est venu.

    – Par où ?

    – Je ne sais pas, mais quelqu’un est venu pendant mon absence…tenez, il y avait là, par terre, un poignard très mince, en acier…et puis, sur la table, un mouchoir avec du sang… il n’y a plusrien… on a tout enlevé… on a tout rangé…

    – Mais qui ?

    – L’assassin !

    – Nous avons trouvé toutes les portes fermées.

    – C’est qu’il était resté dans l’hôtel.

    – Il y serait encore puisque vous n’avez pas quitté letrottoir.

    Le domestique réfléchit, et prononça lentement :

    – En effet… en effet… et je ne me suis pas éloigné de la grille…cependant…

    – Voyons, quelle est la dernière personne que vous ayez vue prèsdu Baron ?

    – Mlle Antoinette, la demoiselle de compagnie.

    – Qu’est-elle devenue ?

    – Selon moi, son lit n’étant même pas défait, elle a dû profiterde l’absence de la sœur Auguste pour sortir elle aussi. Cela nem’étonne qu’à moitié, elle est jolie… jeune…

    – Mais comment serait-elle sortie ?

    – Par la porte.

    – Vous aviez mis le verrou et accroché la chaîne !

    – Bien plus tard. À ce moment elle avait dû quitter l’hôtel.

    – Et le crime aurait eu lieu après son départ ?

    – Naturellement.

    On chercha du haut en bas de la maison, dans les greniers commedans les caves ; mais l’assassin avait pris la fuite.Comment ? À quel instant ? Était-ce lui ou un complicequi avait jugé à propos de retourner sur la scène du crime et defaire disparaître tout ce qui eût pu le compromettre ? Tellesétaient les questions qui se posaient à la justice.

    À sept heures survint le médecin légiste, à huit heures le chefde la Sûreté. Puis ce fut le tour du procureur de la République etdu juge d’instruction. Et il y avait aussi, encombrant l’hôtel, desagents, des inspecteurs, des journalistes, le neveu du Barond’Hautrec et d’autres membres de la famille.

    On fouilla, on étudia la position du cadavre d’après lessouvenirs de Charles, on interrogea, dès son arrivée, la sœurAuguste. On ne fit aucune découverte. Tout au plus la sœur Augustes’étonnait-elle de la disparition d’Antoinette Bréhat. Elle avaitengagé la jeune fille douze jours auparavant, sur la foid’excellents certificats, et se refusait à croire qu’elle eût puabandonner le malade qui lui était confié, pour courir, seule, lanuit.

    – D’autant plus qu’en ce cas, appuya le juge d’instruction, elleserait déjà rentrée. Nous en revenons donc au même point :qu’est-elle devenue ?

    – Pour moi, dit Charles, elle a été enlevée par l’assassin.

    L’hypothèse était plausible et concordait avec certainesapparences. Le chef de la Sûreté prononça :

    – Enlevée ? Ma foi, cela n’est point invraisemblable.

    – Non seulement invraisemblable, dit une voix, mais enopposition absolue avec les faits, avec les résultats de l’enquête,bref avec l’évidence même.

    La voix était rude, l’accent brusque, et personne ne fut surprisquand on eut reconnu Ganimard. À lui seul d’ailleurs on pouvaitpardonner cette façon un peu cavalière de s’exprimer.

    – Tiens, c’est vous, Ganimard ? s’écria M. Dudouis, je nevous avais pas vu.

    – Je suis là depuis deux heures.

    – Vous prenez donc quelque intérêt à ce qui n’est pas le billet514 – série 23, l’affaire de la rue Clapeyron, la Dame blonde etArsène Lupin ?

    – Eh ! Eh ! ricana le vieil inspecteur, jen’affirmerais pas que Lupin n’est pour rien dans l’affaire qui nousoccupe… mais laissons de côté, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire dubillet de loterie, et voyons de quoi il s’agit.

    Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dontles procédés font école et dont le nom restera dans les annalesjudiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent lesDupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. Mais il a d’excellentesqualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l’intuition. Son mérite est de travailleravec l’indépendance la plus absolue. Rien, si ce n’est peut-êtrel’espèce de fascination qu’Arsène Lupin exerce sur lui, rien ne letrouble ni ne l’influence.

    Quoi qu’il en soit, son rôle, en cette matinée, ne manqua pasd’éclat et sa collaboration fut de celles qu’un juge peutapprécier.

    – Tout d’abord, commença-t-il, je demanderai au sieur Charles debien préciser ce point : tous les objets qu’il a vus, la premièrefois, renversés ou dérangés, étaient-ils, à son second passage,exactement à leur place habituelle ?

    – Exactement.

    – Il est donc évident qu’ils n’ont pu être remis à leur placeque par une personne pour qui la place de chacun de ces objetsétait familière.

    La remarque frappa les assistants. Ganimard reprit :

    – Une autre question, Monsieur Charles… vous avez été réveillépar une sonnerie… selon vous, qui vous appelait ?

    – M. le Baron, parbleu.

    – Soit, mais à quel moment aurait-il sonné ?

    – Après la lutte… au moment de mourir.

    – Impossible, puisque vous l’avez trouvé gisant, inanimé, à unendroit distant de plus de quatre mètres du bouton d’appel.

    – Alors, il a sonné pendant la lutte.

    – Impossible, puisque la sonnerie, avez-vous dit, fut régulière,ininterrompue, et dura sept ou huit secondes. Croyez-vous que sonagresseur lui eût donné le loisir de sonner ainsi ?

    – Alors, c’était avant, au moment d’être attaqué.

    – Impossible, vous nous avez dit qu’entre le signal de lasonnerie et l’instant où vous avez pénétré dans la chambre, ils’est écoulé tout au plus trois minutes. Si donc le Baron avaitsonné avant, il aurait fallu que la lutte, l’assassinat, l’agonieet la fuite, se soient déroulés en ce court espace de troisminutes. Je le répète, c’est impossible.

    – Pourtant, dit le juge d’instruction, quelqu’un a sonné. Si cen’est pas le Baron, qui est-ce ?

    – Le meurtrier.

    – Dans quel but ?

    – J’ignore son but. Mais tout au moins le fait qu’il a sonnénous prouve-t-il qu’il devait savoir que la sonnerie communiquaitavec la chambre d’un domestique. Or, qui pouvait connaître cedétail, sinon une personne de la maison même ?

    Le cercle des suppositions se restreignait. En quelques phrasesrapides, nettes, logiques, Ganimard plaçait la question sur sonvéritable terrain, et la pensée du vieil inspecteur apparaissantclairement, il sembla tout naturel que le juge d’instructionconclût :

    – Bref, en deux mots, vous soupçonnez Antoinette Bréhat.

    – Je ne la soupçonne pas, je l’accuse.

    – Vous l’accusez d’être la complice ?

    – Je l’accuse d’avoir tué le général Baron d’Hautrec.

    – Allons donc ! Et quelle preuve ?…

    – Cette poignée de cheveux que j’ai découverte dans la maindroite de la victime, dans sa chair même où la pointe de ses onglesl’avait enfoncée.

    Il les montra, ces cheveux ; ils étaient d’un blond éclatant, lumineux comme des fils d’or, et Charles murmura :

    – Ce sont bien les cheveux de Mlle Antoinette. Pas moyen de s’ytromper.

    Et il ajouta :

    – Et puis… il y a autre chose… je crois bien que le couteau…celui que je n’ai pas revu la seconde fois… lui appartenait… elles’en servait pour couper les pages des livres.

    Le silence fut long et pénible, comme si le crime prenait plusd’horreur d’avoir été commis par une femme. Le juge d’instructiondiscuta.

    – Admettons jusqu’à plus ample informé que le Baron ait été tuépar Antoinette Bréhat. Il faudrait encore expliquer quel cheminelle a pu suivre pour sortir après le crime, pour rentrer après ledépart du sieur Charles, et pour sortir de nouveau avant l’arrivéedu commissaire. Vous avez une opinion là-dessus, MonsieurGanimard ?

    – Aucune.

    – Alors ?

    Ganimard eut l’air embarrassé. Enfin il prononça, non sans uneffort visible :

    – Tout ce que je puis dire, c’est que je retrouve ici le mêmeprocédé que dans l’affaire du billet 514 – 23, le même phénomèneque l’on pourrait appeler la faculté de disparition. AntoinetteBréhat apparaît et disparaît dans cet hôtel, aussi mystérieusementqu’Arsène Lupin pénétra chez Maître Detinan et s’en échappa en compagnie de la Dame blonde.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que je ne peux m’empêcher de penser à ces deuxcoïncidences, tout au moins bizarres : Antoinette Bréhat futengagée par la sœur Auguste, il y a douze jours, c’est-à-dire lelendemain du jour où la Dame blonde me filait entre les doigts. Ensecond lieu, les cheveux de la Dame blonde ont précisément cettecouleur violente, cet éclat métallique à reflets d’or, que nousretrouvons dans ceux-ci.

    – De sorte que, suivant vous, Antoinette Bréhat…

    – N’est autre que la Dame blonde.

    – Et que Lupin, par conséquent, a machiné les deuxaffaires ?

    – Je le crois.

    Il y eut un éclat de rire. C’était le chef de la Sûreté qui sedivertissait.

    – Lupin ! Toujours Lupin ! Lupin est dans tout, Lupinest partout !

    – Il est où il est, scanda Ganimard, vexé.

    – Encore faut-il qu’il ait des raisons pour être quelque part,observa M. Dudouis, et, en l’espèce, les raisons me semblentobscures. Le secrétaire n’a pas été fracturé, ni le portefeuillevolé. Il reste même de l’or sur la table.

    – Oui, s’écria Ganimard, mais le fameux diamant ?

    – Quel diamant ?

    – Le diamant bleu ! Le célèbre diamant qui faisait partiede la couronne royale de France et qui fut donné par le Duc d’A… àLéonide L…, et, à la mort de Léonide L…, racheté par le Barond’Hautrec en mémoire de la brillante comédienne qu’il avaitpassionnément aimée. C’est un de ces souvenirs qu’un vieux Parisiencomme moi n’oublie point.

    – Il est évident, dit le juge d’instruction, que, si le diamantbleu ne se retrouve pas, tout s’explique… mais oùchercher ?

    – Au doigt même de M. le Baron, répondit Charles. Le diamantbleu ne quittait pas sa main gauche.

    – J’ai vu cette main, affirma Ganimard en s’approchant de lavictime, et comme vous pouvez vous en assurer, il n’y a qu’unsimple anneau d’or.

    – Regardez du côté de la paume, reprit le domestique.

    Ganimard déplia les doigts crispés. Le chaton était retourné àl’intérieur, et au cœur de ce chaton resplendissait le diamantbleu.

    – Fichtre, murmura Ganimard, absolument interdit, je n’ycomprends plus rien.

    – Et vous renoncez, je l’espère, à suspecter ce malheureuxLupin ? ricana M. Dudouis.

    Ganimard prit un temps, réfléchit, et riposta d’un ton sentencieux :

    – C’est justement quand je ne comprends plus que je suspecteArsène Lupin.

    Telles furent les premières constatations effectuées par lajustice au lendemain de ce crime étrange. Constatations vagues,incohérentes et auxquelles la suite de l’instruction n’apporta nicohérence ni certitude. Les allées et venues d’Antoinette Bréhatdemeurèrent absolument inexplicables, comme celles de la Dameblonde, et pas davantage on ne sut quelle était cette mystérieusecréature aux cheveux d’or, qui avait tué le Baron d’Hautrec etn’avait pas pris à son doigt le fabuleux diamant de la couronneroyale de France.

    Et, plus que tout, la curiosité qu’elle inspirait donnait aucrime un relief de grand forfait dont s’exaspérait l’opinionpublique.

    Les héritiers du Baron d’Hautrec ne pouvaient que bénéficierd’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dansl’hôtel même, une exposition des meubles et objets qui devaient sevendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre,objets sans valeur artistique… mais au centre de la pièce, sur unsocle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, etgardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.

    Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de cebleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de cebleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, ons’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de lavictime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de sontapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissablesau travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que lemarbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de laglace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. Onimaginait des trous béants, des orifices de tunnel, descommunications avec les égouts, avec les catacombes…

    La vente du diamant bleu eut lieu à l’hôtel Drouot. La foules’étouffait et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à lafolie.

    Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux quiachètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuventacheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes,deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pourconsolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoupd’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Centmille francs ! Il pouvait les offrir sans se compromettre. Leténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze.

    À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus quedeux : Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, etla comtesse de Crozon, la richissime Américaine dont la collectionde diamants et de pierres précieuses est réputée.

    – Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille…soixante-quinze.., quatre-vingt… proférait le commissaire,interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… deuxcent quatre-vingt mille pour madame… personne ne ditmot ?…

    – Trois cent mille, murmura Herschmann.

    Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout,souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elles’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité,elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue duduel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait seterminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaientservis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant, elleprononça :

    – Trois cent cinq mille.

    Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dansl’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elleallait se produire, forte, brutale, définitive.

    Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, lesyeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite,tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppedéchirée.

    – Trois cent cinq mille, répétait le commissaire. Unefois ?… Deux fois ?… Il est encore temps… personne ne ditmot ?… Je répète : une fois ?… deux fois ?…

    Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteautomba.

    – Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si lebruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.

    Trop tard. L’adjudication était irrévocable.

    On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ?Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?

    Il se mit à rire.

    – Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.

    – Est-ce possible ?

    – Mais oui, une lettre qu’on m’a remise.

    – Et cette lettre a suffi…

    – Pour me troubler, oui, sur le moment.

    Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Ils’approcha d’un des garçons de service.

    – C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M.Herschmann ?

    – Oui.

    – De la part de qui ?

    – De la part d’une dame.

    – Où est-elle ?

    – Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui aune voilette épaisse.

    – Et qui s’en va ?

    – Oui.

    Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame quidescendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près del’entrée. Dehors, il ne la retrouva pas.

    Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître et l’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Ellecontenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que lefinancier ignorait, ces simples mots :

    « Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du Barond’Hautrec. »

    Les tribulations du diamant bleu n’étaient pas achevées, et,déjà connu par l’assassinat du Baron d’Hautrec et par les incidentsde l’hôtel Drouot, il devait, six mois plus part, atteindre à lagrande célébrité. L’été suivant, en effet, on volait à la comtessede Crozon le précieux joyau qu’elle avait eu tant de peine àconquérir.

    Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes etdramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle ilm’est enfin permis de jeter quelque lumière.

    Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaientréunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de laSomme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posasur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux, parmilesquels se trouvait la bague du Baron d’Hautrec.

    Au bout d’une heure le comte se retira, ainsi que ses deuxcousins, les d’Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de lacomtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consulautrichien, et sa femme.

    Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe situéesur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait lesdeux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peud’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous troisgagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’allerles chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sansque sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme de Crozonconstatait qu’il manquait une bague, la bague au diamant bleu.

    Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femmede chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvaitêtre que M. Bleichen.

    Le comte prévint le commissaire central d’Amiens, qui ouvrit uneenquête et, discrètement, organisa la surveillance la plus activepour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier labague.

    Jour et nuit des agents entourèrent le château.

    Deux semaines s’écoulent sans le moindre incident. M. Bleichenannonce son départ. Ce jour-là une plainte est déposée contre lui.Le commissaire intervient officiellement et ordonne la visite desbagages. Dans un petit sac dont la clé ne quitte jamais le consul,on trouve un flacon de poudre de savon ; dans ce flacon, labague !

    Mme Bleichen s’évanouit. Son mari est mis en étatd’arrestation.

    On se rappelle le système de défense adopté par l’inculpé. Il nepeut s’expliquer, disait-il, la présence de la bague que par unevengeance de M. de Crozon. « Le comte est brutal et rend sa femmemalheureuse. J’ai eu un long entretien avec celle-ci et l’aivivement engagée au divorce. Mis au courant, le comte s’est vengéen prenant la bague, et, lors de mon départ, en la glissant dans lenécessaire de toilette ». Le comte et la comtesse maintinrenténergiquement leur plainte. Entre l’explication qu’ils donnaient etcelle du consul, toutes deux également possibles, également probables, le public n’avait qu’à choisir. Aucun fait nouveau nefit pencher l’un des plateaux de la balance. Un mois de bavardages,de conjectures et d’investigations n’amena pas un seul élément decertitude.

    Ennuyés par tout ce bruit, impuissants à produire la preuveévidente de culpabilité qui eût justifié leur accusation, M. et Mmede Crozon demandèrent qu’on leur envoyât de Paris un agent de laSûreté capable de débrouiller les fils de l’écheveau. On envoyaGanimard.

    Durant quatre jours le vieil inspecteur principal fureta,potina, se promena dans le parc, eut de longues conférences avec labonne, avec le chauffeur, les jardiniers, les employés des bureauxde poste voisins, visita les appartements qu’occupaient le ménageBleichen, les cousins d’Andelle et Mme de Réal. Puis, un matin, ildisparut sans prendre congé de ses hôtes.

    Mais une semaine plus tard, ils recevaient ce télégramme :

    « Vous prie venir demain vendredi, cinq heures soir, au Théjaponais, rue Boissy-d’Anglas. Ganimard ».

    À cinq heures exactement, ce vendredi, leur automobiles’arrêtait devant le numéro 9 de la rue Boissy-d’Anglas. Sans unmot d’explication, le vieil inspecteur qui les attendait sur letrottoir les conduisit au premier étage du Thé japonais.

    Ils trouvèrent dans l’une des salles deux personnes que Ganimardleur présenta :

    – M. Gerbois, professeur au lycée de Versailles, à qui, vousvous en souvenez, Arsène Lupin vola un demi-million – M. Léonced’Hautrec, neveu et légataire universel du Baron d’Hautrec.

    Les quatre personnes s’assirent. Quelques minutes après il envint une cinquième. C’était le chef de la Sûreté.

    M. Dudouis paraissait d’assez méchante humeur. Il salua et dit:

    – Qu’y a-t-il donc, Ganimard ? On m’a remis, à laPréfecture, votre avis téléphonique. Est-ce sérieux ?

    – Très sérieux, chef. Avant une heure, les dernières aventures auxquelles j’ai donné mon concours auront leur dénouement ici. Ilm’a semblé que votre présence était indispensable.

    – Et la présence également de Dieuzy et de Folenfant, que j’aiaperçus en bas, aux environs de la porte ?

    – Oui, chef.

    – Et en quoi ? S’agit-il d’une arrestation ? Quellemise en scène ! Allons, Ganimard, on vous écoute.

    Ganimard hésita quelques instants, puis prononça avecl’intention visible de frapper ses auditeurs :

    – Tout d’abord j’affirme que M. Bleichen n’est pour rien dans levol de la bague.

    – Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, c’est une simpleaffirmation… et fort grave.

    Et le comte demanda :

    – Est-ce à cette… découverte que se bornent vosefforts ?

    – Non, Monsieur. Le surlendemain du vol, les hasards d’une excursion en automobile ont mené trois de vos invités jusqu’aubourg de Crécy. Tandis que deux de ces personnes allaient visiterle fameux champ de bataille, la troisième se rendait en hâte aubureau de poste et expédiait une petite boîte ficelée, cachetéesuivant les règlements, et déclarée pour une valeur de centfrancs.

    M. de Crozon objecta :

    – Il n’y a rien là que de naturel.

    – Peut-être vous semblera-t-il moins naturel que cette personne,au lieu de donner son nom véritable, ait fait l’expédition sous lenom de Rousseau, et que le destinataire, un M. Beloux, demeurant àParis, ait déménagé le soir même du jour où il recevait la boîte,c’est-à-dire la bague.

    – Il s’agit peut-être, interrogea le comte, d’un de mes cousinsd’Andelle ?

    – Il ne s’agit pas de ces messieurs.

    – Donc de Mme de Réal ?

    – Oui.

    La comtesse s’écria, stupéfaite :

    – Vous accusez mon amie Mme de Réal ?

    – Une simple question, madame, répondit Ganimard. Mme de Réalassistait-elle à la vente du diamant bleu ?

    – Oui, mais de son côté. Nous n’étions pas ensemble.

    – Vous avait-elle engagée à acheter la bague ?

    La comtesse rassembla ses souvenirs.

    – Oui… en effet… je crois même que c’est elle qui m’en a parléla première.

    – Je note votre réponse, madame. Il est bien établi que c’estMme de Réal qui vous a parlé la première de cette bague, et quivous a engagée à l’acheter.

    – Cependant… mon amie est incapable…

    – Pardon, pardon, Mme de Réal n’est que votre amieoccasionnelle, et non votre amie intime, comme les journaux l’ontimprimé, ce qui a écarté d’elle les soupçons. Vous ne la connaissezque depuis cet hiver. Or, je me fais fort de vous démontrer quetout ce qu’elle vous a raconté sur elle, sur son passé, sur sesrelations, est absolument faux, que Mme Blanche de Réal n’existaitpas avant de vous avoir rencontrée, et qu’elle n’existe plus àl’heure actuelle.

    – Et après ?

    – Après ? fit Ganimard.

    – Oui, toute cette histoire est très curieuse, mais en quois’applique-t-elle à notre cas ? Si tant est que Mme de Réalait pris la bague, ce qui n’est nullement prouvé, pourquoil’a-t-elle cachée dans la poudre dentifrice de M. Bleichen ?Que diable ! Quand on se donne la peine de dérober le diamantbleu, on le garde. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

    – Moi, rien, mais Mme de Réal y répondra.

    – Elle existe donc ?

    – Elle existe… sans exister. En quelques mots, voici. Il y atrois jours, en lisant le journal que je lis chaque jour, j’ai vuen tête de la liste des étrangers, à Trouville, « Hôtel Beaurivage: Mme de Réal, etc. » Vous comprendrez que le soir même j’étais àTrouville, et que j’interrogeais le directeur de Beaurivage.D’après le signalement et d’après certains indices que jerecueillis, cette Mme de Réal était bien la personne que jecherchais, mais elle avait quitté l’hôtel, laissant son adresse àParis, 3, rue du Colisée. Avant-hier je me suis présenté à cetteadresse, et j’appris qu’il n’y avait point de Mme de Réal, maistout simplement une dame Réal, qui habitait le deuxième étage, quiexerçait le métier de courtière en diamants, et qui s’absentaitsouvent. La veille encore, elle arrivait de voyage. Hier j’ai sonnéà sa porte, et j’ai offert à Mme Réal, sous un faux nom, messervices comme intermédiaire auprès de personnes en situation d’acheter des pierres de valeur. Aujourd’hui nous avons rendez-vousici pour une première affaire.

    – Comment ! Vous l’attendez ?

    – À cinq heures et demie.

    – Et vous êtes sûr ?…

    – Que c’est la Mme de Réal du château de Crozon ? J’ai despreuves irréfutables. Mais… écoutez… le signal de Folenfant…

    Un coup de sifflet avait retenti, Ganimard se leva vivement.

    – Il n’y a pas de temps à perdre. Monsieur et madame de Crozon,veuillez passer dans la pièce voisine. Vous aussi, Monsieurd’Hautrec… et vous aussi Monsieur Gerbois… la porte restera ouverteet, au premier signal, je vous demanderai d’intervenir. Restez,chef, je vous en prie.

    – Et s’il arrive d’autres personnes ? observa M. Dudouis.

    – Non. Cet établissement est nouveau, et le patron qui est un demes amis ne laissera monter âme qui vive… sauf la Dame blonde.

    – La Dame blonde ! Que dites-vous ?

    – La Dame blonde elle-même, chef, la complice et l’amie d’ArsèneLupin, la mystérieuse Dame blonde, contre qui j’ai des preuvescertaines, mais contre qui je veux en outre, et devant vous, réunirles témoignages de tous ceux qu’elle a dépouillés.

    Il se pencha par la fenêtre.

    – Elle approche… elle entre… plus moyen qu’elle s’échappe : Folenfant et Dieuzy gardent la porte… la Dame blonde est à nous,chef !

    Presque aussitôt, une femme s’arrêtait sur le seuil, grande,mince, le visage très pâle et les cheveux d’un or violent.

    Une telle émotion suffoqua Ganimard qu’il demeura muet,incapable d’articuler le moindre mot. Elle était là, en face delui, à sa disposition !

    Quelle victoire sur Arsène Lupin ! Et quellerevanche ! Et en même temps cette victoire lui semblaitremportée avec une telle aisance qu’il se demandait si la Dameblonde n’allait pas lui glisser entre les mains grâce àquelques-uns de ces miracles dont Lupin était coutumier.

    Elle attendait cependant, surprise de ce silence, et regardait autour d’elle sans dissimuler son inquiétude.

    – Elle va partir ! Elle va disparaître ! pensa Ganimard effaré.

    Brusquement il s’interposa entre elle et la porte. Elle seretourna et voulut sortir.

    – Non, non, fit-il, pourquoi vous éloigner ?

    – Mais enfin, Monsieur, je ne comprends rien à ces manières.Laissez-moi…

    – Il n’y a aucune raison pour que vous vous en alliez, madame,et beaucoup au contraire pour que vous restiez.

    – Cependant…

    – Inutile. Vous ne sortirez pas.

    Toute pâle, elle s’affaissa sur une chaise et balbutia :

    – Que voulez-vous ?…

    Ganimard était vainqueur. Il tenait la Dame blonde. Maître delui, il articula :

    – Je vous présente cet ami, dont je vous ai parlé, et qui seraitdésireux d’acheter des bijoux… et surtout des diamants. Vousêtes-vous procuré celui que vous m’aviez promis ?

    – Non… non… je ne sais pas… je ne me rappelle pas.

    – Mais si… cherchez bien… une personne de votre connaissance devait vous remettre un diamant teinté… « Quelque chose comme lediamant bleu », ai-je dit en riant, et vous m’avez répondu : «Précisément, j’aurai peut-être votre affaire. » Voussouvenez-vous ?

    Elle se taisait. Un petit réticule qu’elle tenait à la maintomba. Elle le ramassa vivement et le serra contre elle. Ses doigtstremblaient un peu.

    – Allons, dit Ganimard, je vois que vous n’avez pas confiance ennous, madame de Réal, je vais vous donner le bon exemple, et vousmontrer ce que je possède, moi.

    Il tira de son portefeuille un papier qu’il déplia, et tenditune mèche de cheveux.

    – Voici d’abord quelques cheveux d’Antoinette Bréhat, arrachéspar le Baron et recueillis dans la main du mort. J’ai vu MlleGerbois : elle a reconnu positivement la couleur des cheveux de laDame blonde… la même couleur que les vôtres d’ailleurs… exactementla même couleur.

    Mme Réal l’observait d’un air stupide, et comme si vraiment ellene saisissait pas le sens de ses paroles. Il continua :

    – Et maintenant voici deux flacons d’odeur, sans étiquette, il est vrai, et vides, mais encore assez imprégnés de leur odeur, pourque Mlle Gerbois ait pu, ce matin même, y distinguer le parfum decette Dame blonde qui fut sa compagne de voyage durant deux semaines. Or l’un de ces flacons provient de la chambre que Mme de Réal occupait au château de Crozon, et l’autre de la chambre quevous occupiez à l’hôtel Beaurivage.

    – Que dites-vous !… La Dame blonde… le château deCrozon…

    Sans répondre, l’inspecteur aligna sur la table quatre feuilles.

    – Enfin ! dit-il, voici, sur ces quatre feuilles, un spécimen de l’écriture d’Antoinette Bréhat, un autre de la dame qui écrivit au Baron Herschmann lors de la vente du diamant bleu, un autre de Mme de Réal, lors de son séjour à Crozon, et le quatrième…de vous-même, madame, … c’est votre nom et votre adresse, donnés par vous, au portier de l’hôtel Beau rivage à Trouville. Or, comparez les quatre écritures. Elles sont identiques.

    – Mais vous êtes fou, Monsieur ! Vous êtes fou ! Quesignifie tout cela ?

    – Cela signifie, madame, s’écria Ganimard dans un grandmouvement, que la Dame blonde, l’amie et la complice d’Arsène Lupin, n’est autre que vous.

    Il poussa la porte du salon voisin, se rua sur M. Gerbois, le bouscula par les épaules, et l’attirant devant Mme Réal :

    – Monsieur Gerbois, reconnaissez-vous la personne qui enleva votre fille, et que vous avez vue chez Maître Detinan ?

    – Non.

    Il y eut comme une commotion dont chacun reçut le choc. Ganimardchancela.

    – Non ?… Est-ce possible… voyons, réfléchissez…

    – C’est tout réfléchi… madame est blonde comme la Dame blonde…pâle comme elle… mais elle ne lui ressemble pas du tout.

    – Je ne puis croire… une pareille erreur est inadmissible…Monsieur d’Hautrec, vous reconnaissez bien AntoinetteBréhat ?

    – J’ai vu Antoinette Bréhat chez mon oncle… ce n’est paselle.

    – Et madame n’est pas non plus Mme de Réal, affirma le comte deCrozon.

    C’était le coup de grâce. Ganimard en fut étourdi et ne bronchaplus, la tête basse, les yeux fuyants. De toutes ses combinaisons il ne restait rien. L’édifice s’écroulait.

    M. Dudouis se leva.

    – Vous nous excuserez, madame, il y a là une confusionregrettable que je vous prie d’oublier. Mais ce que je ne saisispas bien c’est votre trouble… votre attitude bizarre depuis quevous êtes ici.

    – Mon Dieu, Monsieur, j’avais peur… il y a plus de cent millefrancs de bijoux dans mon sac, et les manières de votre amin’étaient guère rassurantes.

    – Mais vos absences continuelles ?…

    – N’est-ce pas mon métier qui l’exige ?

    M. Dudouis n’avait rien à répondre. Il se tourna vers sonsubordonné.

    – Vous avez pris vos informations avec une légèreté déplorable,Ganimard, et tout à l’heure vous vous êtes conduit envers madame dela façon la plus maladroite. Vous viendrez vous en expliquer dansmon cabinet.

    L’entrevue était terminée, et le chef de la Sûreté se disposait à partir, quand il se passa un fait vraiment déconcertant. Mme Réals’approcha de l’inspecteur et lui dit :

    – J’entends que vous vous appelez Monsieur Ganimard… je ne metrompe pas ?

    – Non.

    – En ce cas, cette lettre doit être pour vous, je l’ai reçue cematin, avec l’adresse que vous pouvez lire : « M. Justin Ganimard,aux bons soins de Mme Réal. » J’ai pensé que c’était uneplaisanterie, puisque je ne vous connaissais pas sous ce nom, maissans doute ce correspondant inconnu savait-il notrerendez-vous.

    Par une intuition singulière, Justin Ganimard fut près de saisirla lettre et de l’anéantir. Il n’osa, devant son supérieur, etdéchira l’enveloppe. La lettre contenait ces mots qu’il articulad’une voix à peine intelligible :

    « Il y avait une fois une Dame blonde, un Lupin et un Ganimard.Or le mauvais Ganimard voulait faire du mal à la jolie Dame blonde,et le bon Lupin ne le voulait pas. Aussi le bon Lupin, désireux quela Dame blonde entrât dans l’intimité de la comtesse de Crozon, luifit-il prendre le nom de Mme de Réal qui est celui – ou à peu près– d’une honnête commerçante dont les cheveux sont dorés et lafigure pâle. Et le bon Lupin se disait : « Si jamais le mauvaisGanimard est sur la piste de la Dame blonde, combien il pourram’être utile de le faire dévier sur la piste de l’honnêtecommerçante ! » Sage précaution et qui porte ses fruits. Unepetite note envoyée au journal du mauvais Ganimard, un flacond’odeur oublié volontairement par la vraie Dame blonde à l’hôtelBeaurivage, le nom et l’adresse de Mme Réal écrits par cette vraieDame blonde sur les registres de l’hôtel, et le tour est joué.Qu’en dites-vous, Ganimard ? J’ai voulu vous conter l’aventurepar le menu, sachant qu’avec votre esprit vous seriez le premier àen rire. De fait elle est piquante, et j’avoue que, pour ma part,je m’en suis follement diverti.

    « À vous donc merci, cher ami, et mes bons souvenirs à cetexcellent M. Dudouis.

    « Arsène Lupin. »

    – Mais il sait tout ! gémit Ganimard, qui ne songeaitnullement à rire, il sait des choses que je n’ai dites à personne.Comment pouvait-il savoir que je vous demanderais de venir,chef ? Comment pouvait-il savoir ma découverte du premierflacon ?… Comment pouvait-il savoir ?…

    Il trépignait, s’arrachait les cheveux, en proie au plustragique désespoir.

    M. Dudouis eut pitié de lui.

    – Allons, Ganimard, consolez-vous, on tâchera de mieux faire uneautre fois.

    Et le chef de la Sûreté s’éloigna, accompagné de Mme Réal.

    Dix minutes s’écoulèrent. Ganimard lisait et relisait la lettrede Lupin. Dans un coin, M. et Mme de Crozon, M. d’Hautrec et M.Gerbois s’entretenaient avec animation. Enfin le comte s’avançavers l’inspecteur et lui dit :

    – De tout cela il résulte, cher Monsieur, que nous ne sommes pasplus avancés qu’avant.

    – Pardon. Mon enquête a établi que la Dame blonde est l’héroïneindiscutable de ces aventures et que Lupin la dirige. C’est un pasénorme.

    – Et qui ne sert à rien. Le problème est peut-être même plusobscur. La Dame blonde tue pour voler le diamant bleu et elle ne levole pas. Elle le vole, et c’est pour s’en débarrasser au profitd’un autre.

    – Je n’y peux rien.

    – Certes, mais quelqu’un pourrait peut-être…

    – Que voulez vous dire ?

    Le comte hésitait, mais la comtesse prit la parole et nettement:

    – Il est un homme, un seul après vous, selon moi, qui seraitcapable de combattre Lupin et de le réduire à merci. MonsieurGanimard, vous serait-il désagréable que nous sollicitions l’aided’Herlock Sholmès ?

    Il fut décontenancé.

    – Mais non… seulement… je ne comprends pas bien…

    – Voilà. Tous ces mystères m’agacent. Je veux voir clair. M.Gerbois et M. d’Hautrec ont la même volonté, et nous nous sommesmis d’accord pour nous adresser au célèbre détective anglais.

    – Vous avez raison, Madame, prononça l’inspecteur avec uneloyauté qui n’était pas sans quelque mérite, vous avezraison ; le vieux Ganimard n’est pas de force à lutter contreArsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je lesouhaite, car j’ai pour lui la plus grande admiration… cependant…il est peu probable…

    – Il est peu probable qu’il aboutisse ?

    – C’est mon avis. Je considère qu’un duel entre Herlock Sholmèset Arsène Lupin est une chose réglée d’avance. L’Anglais serabattu.

    – En tout cas, peut-il compter sur vous ?

    – Entièrement, Madame. Mon concours lui est assuré sansréserves.

    – Vous connaissez son adresse ?

    – Oui, Parker street, 219.

    Le soir même, M. et Mme de Crozon se désistaient de leur plainte contre le consul Bleichen, et une lettre collective était adresséeà Herlock Sholmès.

    Chapitre 3 Herlock Sholmès ouvre les hostilités

    – Que désirent ces messieurs ?

    – Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que cesdétails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, maisni viande ni alcool.

    Le garçon s’éloigna, dédaigneux.

    Je m’écriai :

    – Comment, encore végétarien ?

    – De plus en plus, affirma Lupin.

    – Par goût ? Par croyance ? Par habitude ?

    – Par hygiène.

    – Et jamais d’infraction ?

    – Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas mesingulariser.

    Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d’unpetit restaurant où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaîtainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, unrendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’uneverve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, ettoujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’uneaventure que j’ignorais.

    Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire.Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironiefine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère etspontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pusm’interdire de lui exprimer mon contentement.

    – Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout mesemble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini queje n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vissans compter !

    – Trop peut-être.

    – Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenseret me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatrevents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives etplus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n’auraisqu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, quesais-je … orateur, chef d’usine, homme politique… eh bien, je vousle jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin jesuis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dansl’histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plusintense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à lafin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quandl’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si cen’était pas la dernière qu’il livrait.

    Était-il sérieux ? Plaisantait-il ? Le ton de sa voixs’était échauffé, et il continua.

    – Tout est là, voyez-vous, le danger ! L’impressionininterrompue du danger ! Le respirer comme l’air que l’onrespire, le discerner autour de soi qui souffle, qui rugit, quiguette, qui approche… et au milieu de la tempête, rester calme… nepas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… il n’y a qu’unesensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en coursed’automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course àmoi dure toute la vie !

    – Quel lyrisme ! m’écriai-je… Et vous allez me faireaccroire que vous n’avez pas un motif particulierd’excitation !

    Il sourit.

    – Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effetautre chose.

    Il se versa un grand verre d’eau fraîche, l’avala et me dit:

    – Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ?

    – Ma foi non.

    – Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi etarriver vers six heures.

    – Diable ! Et pourquoi ?

    – Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d’Hautrecet le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de làils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous lessix.

    Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne mepermets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée,avant que lui-même ne m’en ait parlé. Il y a là, de ma part, unequestion de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce momentd’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé, du moinsofficiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Ilreprit :

    – Le Temps publie également une interview de cetexcellent Ganimard, d’après laquelle une certaine dame blonde quiserait mon amie, aurait assassiné le Baron d’Hautrec et tenté desoustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, ilm’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits.

    Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croireque l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même desévénements, avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Jel’observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient sifranchement !

    J’examinai ses mains : elles avaient une délicatesse de modeléinfinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d’artiste…

    – Ganimard est un halluciné, murmurai-je.

    Il protesta :

    – Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même del’esprit.

    – De l’esprit !

    – Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître.Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour memettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmementil précise le point exact où il a mené l’affaire, pour que Sholmèsn’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonneguerre.

    – Quoi qu’il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras,et quels adversaires !

    – Oh ! l’un ne compte pas.

    – Et l’autre ?

    – Sholmès ? Oh ! j’avoue que celui-ci est de taille.Mais c’est justement ce qui me passionne et ce pour quoi vous mevoyez de si joyeuse humeur. D’abord, question d’amour-propre : onjuge que ce n’est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raisonde moi. Ensuite, pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur dema sorte à l’idée d’un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! jevais être obligé de m’employer à fond ! car, je le connais, lebonhomme, il ne reculera pas d’une semelle.

    – Il est fort.

    – Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu’il ait jamaisexisté ou qu’il existe jamais son pareil. Seulement j’ai unavantage sur lui, c’est qu’il attaque et que, moi, je me défends.Mon rôle est plus facile. En outre…

    Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase :

    – En outre je connais sa façon de se battre et il ne connaît pasla mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le ferontréfléchir…

    Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait demenues phrases d’un air ravi.

    – Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… la France contrel’Angleterre… enfin, Trafalgar sera vengé !… Ah ! Lemalheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupinaverti…

    Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, etil se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu’un qui aavalé de travers.

    – Une miette de pain ? demandai-je… buvez donc un peud’eau.

    – Non, ce n’est pas ça, dit-il, d’une voix étouffée.

    – Alors… quoi ?

    – Le besoin d’air.

    – Voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ?

    – Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau,je file…

    – Ah ? Ça mais, que signifie ?…

    – Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plusgrand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à cequ’il ne puisse m’apercevoir.

    – Celui qui s’assoit derrière vous ?…

    – Celui-là… pour des raisons personnelles, je préfère… dehors jevous expliquerai…

    – Mais qui est-ce donc ?

    – Herlock Sholmès.

    Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte deson agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me diten souriant, tout à fait remis :

    – C’est drôle, hein ? Je ne m’émeus pourtant pasfacilement, mais cette vision imprévue…

    – Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vousreconnaître, au travers de toutes vos transformations ?Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que jesuis en face d’un individu nouveau.

    – Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’unefois, mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait,non pas mon apparence toujours modifiable, mais l’être même que jesuis… et puis… et puis… je ne m’y attendais pas, quoi !…Quelle singulière rencontre … ce petit restaurant…

    – Eh bien, lui dis-je, nous sortons ?

    – Non… non…

    – Qu’allez-vous faire ?

    – Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre àlui…

    – Vous n’y pensez pas ?

    – Mais si, j’y pense… outre que j’aurais avantage àl’interroger, à savoir ce qu’il sait… ah ! tenez, j’ail’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules…et qu’il cherche… qu’il se rappelle…

    Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de seslèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa natureprimesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il seleva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux :

    – Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance…permettez-moi de vous présenter un de mes amis…

    Une seconde ou deux, l’Anglais fut décontenancé, puis il eut unmouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin.Celui-ci hocha la tête :

    – Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pasbeau… et tellement inutile !

    L’Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s’ilcherchait du secours.

    – Cela non plus, dit Lupin… d’ailleurs êtes-vous bien sûrd’avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons,montrez-vous beau joueur.

    Se montrer beau joueur, en l’occasion, ce n’était guère tentant.Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla lemeilleur à l’Anglais, car il se leva à demi, et froidement présenta:

    – Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur.

    – Monsieur Arsène Lupin.

    La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquilléset sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figureépanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autourde laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaientplantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.

    – Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant lesévénements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmèsavec une nuance de raillerie.

    Wilson balbutia :

    – Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?

    – Vous n’avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placéentre la porte et moi, et à deux pas de la porte. Je n’aurais pasle temps de bouger le petit doigt qu’il serait déjà dehors.

    – Qu’à cela ne tienne, dit Lupin.

    Il fit le tour de la table et s’assit de manière à ce quel’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sadiscrétion.

    Wilson regarda Sholmès pour savoir s’il avait le droit d’admirerce coup d’audace. L’Anglais demeura impénétrable. Mais, au boutd’un instant, il appela :

    – Garçon !

    Le garçon accourut. Sholmès commanda :

    – Des sodas, de la bière et du whisky.

    La paix était signée… jusqu’à nouvel ordre. Bientôt après, tousquatre assis à la même table, nous causions tranquillement.

    Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous lesjours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un bravebourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir deslivres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyende Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni sonaspect un peu lourd – rien, si ce n’est ses yeux terriblementaigus, vifs et pénétrants.

    Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte dephénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance etd’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre lesdeux types de policier les plus extraordinaires que l’imaginationait produits, le Dupin d’Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pouren construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plusirréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit deces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on sedemande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnagelégendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un grand romancier,d’un Conan Doyle, par exemple.

    Tout de suite, comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée deson séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable.

    – Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin.

    – Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi,je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.

    – Ce soir est un peu tôt, mais j’espère que dans huit ou dixjours…

    – Vous êtes donc si pressé ?

    – J’ai tant de choses en train, le vol de la Banqueanglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Eccleston… voyons, MonsieurLupin, croyez-vous qu’une semaine suffira ?

    – Largement, si vous vous en tenez à la double affaire dudiamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pourprendre mes précautions, au cas où la solution de cette doubleaffaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour masécurité.

    – Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre cesavantages en l’espace de huit à dix jours.

    – Et me faire arrêter le onzième, peut-être ?

    – Le dixième, dernière limite.

    Lupin réfléchit et, hochant la tête :

    – Difficile… difficile…

    – Difficile, oui, mais possible, donc certain…

    – Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eûtdistingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait soncollaborateur au résultat annoncé.

    Herlock Sholmès sourit :

    – Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester.

    Et il reprit :

    – Évidemment, je n’ai pas tous les atouts entre les mains,puisqu’il s’agit d’affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il memanque les éléments, les indices sur lesquels j’ai l’habituded’appuyer mes enquêtes.

    – Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articulaWilson avec importance.

    – Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j’ai àmon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes lesobservations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelquesidées personnelles sur l’affaire.

    – Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse,soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement.

    – Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu’ilemployait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demanderl’opinion générale que vous avez su vous former ?

    Vraiment c’était la chose la plus passionnante que de voir cesdeux hommes en présence l’un de l’autre, les coudes sur la table,discutant gravement et posément comme s’ils avaient à résoudre unproblème ardu ou à se mettre d’accord sur un point de controverse.Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tousdeux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, sepâmait d’aise.

    Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de lasorte :

    – J’estime que cette affaire est infiniment moins complexequ’elle ne le paraît au premier abord.

    – Beaucoup moins, en effet, fit Wilson, écho fidèle.

    – Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mortdu Baron d’Hautrec, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas,le mystère du numéro 514 – série 23, ne sont que les faces diversesde ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la Dame blonde. Or, à monsens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit cestrois épisodes de la même histoire, le fait qui prouve l’unité destrois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel,voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoird’aller et de venir tout en restant invisible. Cette interventiondu miracle ne me satisfait pas.

    – Et alors ?

    – Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristiquede ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident,quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrainpréalablement choisi par vous. Il y a là de votre part, plus qu’unplan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite.

    – Pourriez-vous entrer dans quelques détails ?

    – Facilement. Ainsi, dès le début de votre conflit avec M.Gerbois, n’est-il pas évident que l’appartement de Maître Detinanest le lieu choisi par vous, le lieu inévitable où il faut qu’on seréunisse ? Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, àtel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-ondire, à la Dame blonde et à Mlle Gerbois.

    – La fille du professeur, précisa Wilson.

    – Maintenant, parlons du diamant bleu. Aviez-vous essayé de vousl’approprier depuis que le Baron d’Hautrec le possédait ? Non.Mais le Baron prend l’hôtel de son frère : six mois après,intervention d’Antoinette Bréhat et première tentative. Le diamantvous échappe, et la vente s’organise à grand fracas à l’hôtelDrouot. Sera-t-elle libre, cette vente ? Le plus riche amateurest-il sûr d’acquérir le bijou ? Nullement. Au moment où lebanquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer unelettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée,influencée par cette même dame, qui achète le diamant. Va-t-ildisparaître aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Donc,intermède. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ceque vous attendiez. La bague disparaît.

    – Pour reparaître dans la poudre dentifrice du consul Bleichen,anomalie bizarre, objecta Lupin.

    – Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing,ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que lesimbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard queje suis.

    – Ce qui veut dire ?

    – Ce qui veut dire…

    Sholmès prit un temps, comme s’il voulait ménager son effet.Enfin il formula :

    – Le diamant bleu qu’on a découvert dans la poudre dentifriceest un diamant faux. Le vrai, vous l’avez gardé.

    Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, trèssimplement, les yeux fixés sur l’Anglais :

    – Vous êtes un rude homme, Monsieur.

    – Un rude homme, n’est-ce pas ? souligna Wilson, béantd’admiration.

    – Oui, affirma Lupin, tout s’éclaire, tout prend son véritablesens. Pas un seul des juges d’instruction, pas un seul desjournalistes spéciaux qui se sont acharnés sur ces affaires, n’ontété aussi loin dans la direction de la vérité. C’est miraculeuxd’intuition et de logique.

    – Peuh ! fit l’Anglais flatté de l’hommage d’un telconnaisseur, il suffisait de réfléchir.

    – Il suffisait de savoir réfléchir, et si peu le savent !Mais maintenant que le champ des suppositions est plus étroit etque le terrain est déblayé…

    – Eh bien maintenant, je n’ai plus qu’à découvrir pourquoi lestrois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134de l’avenue Henri-Martin et entre les murs du château de Crozon.Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charadepour enfant. N’est-ce pas votre avis ?

    – C’est mon avis.

    – En ce cas, Monsieur Lupin, ai-je tort de répéter que dans dixjours ma besogne sera achevée ?

    – Dans dix jours, oui, toute la vérité vous sera connue.

    – Et vous serez arrêté.

    – Non.

    – Non ?

    – Il faut, pour que je sois arrêté, un concours de circonstancessi invraisemblable, une série de mauvais hasards si stupéfiants,que je n’admets pas cette éventualité.

    – Ce que ne peuvent ni les circonstances ni les hasardscontraires, la volonté et l’obstination d’un homme le pourront,Monsieur Lupin.

    – Si la volonté et l’obstination d’un autre homme n’opposent àce dessein un obstacle invincible, Monsieur Sholmès.

    – Il n’y a pas d’obstacle invincible, Monsieur Lupin.

    Le regard qu’ils échangèrent fut profond, sans provocation d’unepart ni de l’autre, mais calme et hardi. C’était le battement dedeux épées qui engagent le fer. Cela sonnait clair et franc.

    – À la bonne heure, s’écria Lupin, voici quelqu’un ! Unadversaire, mais c’est l’oiseau rare, et celui-là est HerlockSholmès ! On va s’amuser.

    – Vous n’avez pas peur ? demanda Wilson.

    – Presque, Monsieur Wilson, et la preuve, dit Lupin en selevant, c’est que je vais hâter mes dispositions de retraite… sansquoi je risquerais d’être pris au gîte. Nous disons donc dix jours,Monsieur Sholmès ?

    – Dix jours. Nous sommes aujourd’hui dimanche. De mercredi enhuit, tout sera fini.

    – Et je serai sous les verrous ?

    – Sans le moindre doute.

    – Bigre ! Moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pasd’ennuis, un bon petit courant d’affaires, la police au diable, etl’impression réconfortante de l’universelle sympathie quim’entoure… il va falloir changer tout cela ! Enfin c’estl’envers de la médaille… après le beau temps, la pluie… il nes’agit plus de rire. Adieu…

    – Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour unindividu auquel Sholmès inspirait une considération visible, neperdez pas une minute.

    – Pas une minute, Monsieur Wilson, le temps seulement de vousdire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’enviele maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.

    On se salua courtoisement, comme, sur le terrain, deuxadversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée obligeà se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m’entraînadehors.

    – Qu’en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont lesincidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez surmoi.

    Il referma la porte du restaurant et s’arrêtant quelques pasplus loin :

    – Vous fumez ?

    – Non, mais vous non plus, il me semble.

    – Moi non plus.

    Il alluma une cigarette à l’aide d’une allumette-bougie qu’ilagita plusieurs fois pour l’éteindre. Mais aussitôt il jeta lacigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommesqui venaient de surgir de l’ombre, comme appelés par un signal. Ils’entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puisrevint à moi.

    – Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du filà retordre. Mais je vous jure qu’il n’en a pas fini avec Lupin… ahle bougre, il verra de quel bois je me chauffe… au revoir…l’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.

    Il s’éloigna rapidement.

    Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cettesoirée à laquelle je fus mêlé. Car il s’écoula pendant les heuresqui suivirent bien d’autres événements, que les confidences desautres convives de ce dîner m’ont permis heureusement dereconstituer en détail.

    À l’instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait samontre et se levait à son tour.

    – Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver lecomte et la comtesse à la gare.

    – En route ! s’exclama Wilson avalant coup sur coup deuxverres de whisky.

    Ils sortirent.

    – Wilson, ne tournez pas la tête… peut-être sommes-noussuivis ; en ce cas, agissons comme s’il ne nous importaitpoint de l’être… dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis :pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ?

    Wilson n’hésita pas.

    – Pour manger.

    – Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçoisde la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenezétonnant.

    Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :

    – Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pours’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard dansson interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Maiscomme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.

    – Ah ! fit Wilson interloqué.

    – Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux,trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nousavons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’ÉlyséePalace.

    – Et à l’Élysée-Palace ?

    – Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vousdormirez à poings fermés, et attendrez mes instructions.

    Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’enalla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l’expressd’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjàinstallés.

    Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fumapaisiblement, debout dans le couloir.

    Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoirauprès de la comtesse et lui dit :

    – Vous avez là votre bague, Madame ?

    – Oui.

    – Ayez l’obligeance de me la prêter.

    Il la prit et l’examina.

    – C’est bien ce que je pensais, c’est du diamantreconstitué.

    – Du diamant reconstitué ?

    – Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière dediamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion…et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.

    – Comment ! Mais mon diamant est vrai.

    – Le vôtre, oui, mais celui-là n’est pas le vôtre.

    – Où donc est le mien ?

    – Entre les mains d’Arsène Lupin.

    – Et alors, celui-là ?

    – Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon deM. Bleichen où vous l’avez retrouvé.

    – Il est donc faux ?

    – Absolument faux.

    Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que sonmari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Ellefinit par balbutier :

    – Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l’a-t-on pas volé toutsimplement ? Et puis comment l’a t’on pris ?

    – C’est précisément ce que je vais tâcher d’éclaircir.

    – Au château de Crozon ?

    – Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C’est là quedoit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coupsvaudront pour un endroit comme pour l’autre, mais il est préférableque Lupin me croie en voyage.

    – Cependant…

    – Que vous importe, madame ? l’essentiel, c’est votrediamant, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Eh bien, soyez tranquille. J’ai pris tout à l’heure unengagement beaucoup plus difficile à tenir. Foi d’Herlock Sholmès,je vous rendrai le véritable diamant.

    Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche etouvrit la portière. Le comte s’écria :

    – Mais vous descendez à contre-voie !

    – De cette manière, si Lupin me fait surveiller, on perd matrace. Adieu.

    Un employé protesta vainement. L’Anglais se dirigea vers lebureau du chef de gare. Cinquante minutes après, il sautait dans untrain qui le ramenait à Paris un peu avant minuit.

    Il traversa la gare en courant, rentra par le buffet, sortit parune autre porte et se précipita dans un fiacre.

    – Cocher, rue Clapeyron.

    Ayant acquis la certitude qu’il n’était pas suivi, il fitarrêter sa voiture au commencement de la rue, et se livra à unexamen minutieux de la maison de Maître Detinan et des deux maisonsvoisines. À l’aide d’enjambées égales il mesurait certainesdistances, et inscrivait des notes et des chiffres sur soncarnet.

    – Cocher, avenue Henri-Martin.

    Au coin de l’avenue et de la rue de la Pompe, il régla savoiture, suivit le trottoir jusqu’au 134, et recommença les mêmesopérations devant l’ancien hôtel du Baron d’Hautrec et les deuximmeubles de rapport qui l’encadrent, mesurant la largeur desfaçades respectives et calculant la profondeur des petits jardinsqui précèdent la ligne de ces façades.

    L’avenue était déserte et très obscure sous ses quatre rangéesd’arbres entre lesquels, de place en place, un bec de gaz semblaitlutter inutilement contre des épaisseurs de ténèbres. L’un d’euxprojetait une pâle lumière sur une partie de l’hôtel, et Sholmèsvit la pancarte « à louer » suspendue à la grille, les deux alléesincultes qui encerclaient la menue pelouse, et les vastes fenêtresvides de la maison inhabitée.

    – C’est vrai, se dit-il, depuis la mort du Baron, il n’y a pasde locataires… ah ! si je pouvais entrer et faire une premièrevisite !

    Il suffisait que cette idée l’effleurât pour qu’il voulût lamettre à exécution. Mais comment ? La hauteur de la grillerendant impossible toute tentative d’escalade, il tira de sa pocheune lanterne électrique et une clef passe-partout qui ne lequittait pas. À son grand étonnement, il s’avisa qu’un des battantsétait entrouvert. Il se glissa donc dans le jardin en ayant soin dene pas refermer le battant. Mais il n’avait pas fait trois pasqu’il s’arrêta. À l’une des fenêtres du second étage une lueuravait passé.

    Et la lueur repassa à une deuxième fenêtre et à une troisième,sans qu’il pût voir autre chose qu’une silhouette qui se profilaitsur les murs des chambres. Et du second étage la lueur descendit aupremier, et, longtemps, erra de pièce en pièce.

    « Qui diable peut se promener à une heure du matin dans lamaison où le Baron d’Hautrec a été tué ? se demanda Herlock,prodigieusement intéressé. »

    Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, c’était de s’y introduiresoi-même. Il n’hésita pas. Mais au moment où il traversait, pourgagner le perron, la bande de clarté que lançait le bec de gaz,l’homme dut l’apercevoir, car la lueur s’éteignit soudain etHerlock Sholmès ne la revit plus.

    Doucement il appuya sur la porte qui commandait le perron. Elleétait ouverte également. N’entendant aucun bruit, il se risqua dansl’obscurité, rencontra la pomme de la rampe et monta un étage. Ettoujours le même silence, les mêmes ténèbres.

    Arrivé sur le palier, il pénétra dans une pièce et s’approcha dela fenêtre que blanchissait un peu la lumière de la nuit. Alors ilavisa dehors l’homme qui, descendu sans doute par un autreescalier, et sorti par une autre porte, se faufilait à gauche, lelong des arbustes qui bordent le mur de séparation entre les deuxjardins.

    « Fichtre, s’écria Sholmès, il va m’échapper ! »

    Il dégringola l’étage et franchit le perron afin de lui coupertoute retraite. Mais il ne vit plus personne, et il lui fallutquelques secondes pour distinguer dans le fouillis des arbustes unemasse plus sombre qui n’était pas tout à fait immobile.

    L’Anglais réfléchit. Pourquoi l’individu n’avait-il pas essayéde fuir alors qu’il l’eût pu si aisément ? Demeurait-il làpour surveiller à son tour l’intrus qui l’avait dérangé dans samystérieuse besogne ?

    – En tout cas, pensa-t-il, ce n’est pas Lupin, Lupin serait plusadroit. C’est quelqu’un de sa bande.

    De longues minutes s’écoulèrent. Herlock ne bougeait pas, l’œilfixé sur l’adversaire qui l’épiait. Mais comme cet adversaire nebougeait pas davantage, et que l’Anglais n’était pas homme à semorfondre dans l’inaction, il vérifia si le barillet de sonrevolver fonctionnait, dégagea son poignard de sa gaine, et marchadroit sur l’ennemi avec cette audace froide, et ce mépris du dangerqui le rendent si redoutable. Un bruit sec : l’individu armait sonrevolver. Herlock se jeta brusquement dans le massif. L’autre n’eutpas le temps de se retourner : l’Anglais était déjà sur lui. Il yeut une lutte violente, désespérée, au cours de laquelle Herlockdevinait l’effort de l’homme pour tirer son couteau. Mais Sholmès,qu’exaspérait l’idée de sa victoire prochaine, le désir fou des’emparer, dès la première heure, de ce complice d’Arsène Lupin,sentait en lui des forces irrésistibles. Il renversa sonadversaire, pesa sur lui de tout son poids, et l’immobilisant deses cinq doigts plantés dans la gorge du malheureux comme lesgriffes d’une serre, de sa main libre il chercha sa lanterneélectrique, en pressa le bouton et projeta la lumière sur le visagede son prisonnier.

    – Wilson ! hurla-t-il, terrifié.

    – Herlock Sholmès, balbutia une voix étranglée, caverneuse.

    Ils demeurèrent longtemps l’un près de l’autre sans échanger uneparole, tous deux anéantis, le cerveau vide. La corne d’uneautomobile déchira l’air. Un peu de vent agita les feuilles. EtSholmès ne bougeait pas, les cinq doigts toujours agrippés à lagorge de Wilson qui exhalait un râle de plus en plus faible.

    Et soudain Herlock, envahi d’une colère, lâcha son ami, maispour l’empoigner par les épaules et le secouer avec frénésie.

    – Que faites-vous là ? Répondez… quoi ?… Est-ce que jevous ai dit de vous fourrer dans les massifs et dem’espionner ?

    – Vous espionner, gémit Wilson, mais je ne savais pas quec’était vous.

    – Alors quoi ? Que faites vous là ? Vous deviez vouscoucher.

    – Je me suis couché.

    – Il fallait dormir !

    – J’ai dormi.

    – Il ne fallait pas vous réveiller !

    – Votre lettre…

    – Ma lettre ?…

    – Oui, celle qu’un commissionnaire m’a apportée de votre part àl’hôtel…

    – De ma part ? Vous êtes fou ?

    – Je vous jure.

    – Où est cette lettre ?

    Son ami lui tendit une feuille de papier. À la clarté de salanterne, il lut avec stupeur :

    « Wilson, hors du lit, et filez avenue Henri-Martin. La maisonest vide. Entrez, inspectez, dressez un plan exact, et retournezvous coucher. Herlock Sholmès. »

    – J’étais en train de mesurer les pièces, dit Wilson, quand j’aiaperçu une ombre dans le jardin. Je n’ai eu qu’une idée…

    – C’est de vous emparer de l’ombre… l’idée était excellente…seulement, voyez-vous, dit Sholmès en aidant son compagnon à serelever et en l’entraînant, une autre fois, Wilson, lorsque vousrecevrez une lettre de moi, assurez-vous d’abord que mon écrituren’est pas imitée.

    – Mais alors, fit Wilson, commençant à entrevoir la vérité, lalettre n’est donc pas de vous ?

    – Hélas ! non.

    – De qui ?

    – D’Arsène Lupin.

    – Mais dans quel but l’a-t-il écrite ?

    – Ah ! Ça je n’en sais rien, et c’est justement ce quim’inquiète. Pourquoi diable s’est-il donné la peine de vousdéranger ? S’il s’agissait encore de moi, je comprendrais,mais il ne s’agit que de vous. Et je me demande quel intérêt…

    – J’ai hâte de retourner à l’hôtel.

    – Moi aussi, Wilson.

    Ils arrivaient à la grille. Wilson, qui se trouvait en tête,saisit un barreau et tira.

    – Tiens, dit-il, vous avez fermé ?

    – Mais nullement, j’ai laissé le battant tout contre.

    – Cependant…

    Herlock tira à son tour, puis, effaré, se précipita sur laserrure. Un juron lui échappa.

    – Tonnerre de D… elle est fermée ! Fermée à clef !

    Il ébranla la porte de toute sa vigueur, puis comprenant lavanité de ses efforts, laissa tomber ses bras, découragé, et ilarticula d’une voix saccadée :

    – Je m’explique tout maintenant, c’est lui : Il a prévu que jedescendrais à Creil, et il m’a tendu ici une jolie petitesouricière pour le cas où je viendrais commencer mon enquête lesoir même. En outre il a eu la gentillesse de m’envoyer uncompagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, etaussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de memêler de mes affaires…

    – C’est-à-dire que nous sommes ses prisonniers.

    – Vous avez dit le mot. Herlock Sholmès et Wilson sont lesprisonniers d’Arsène Lupin. L’aventure s’engage à merveille… maisnon, mais non, il n’est pas admissible…

    Une main s’abattit sur son épaule, la main de Wilson.

    – Là-haut… regardez là-haut… une lumière…

    En effet, l’une des fenêtres du premier étage étaitilluminée.

    Ils s’élancèrent tous deux au pas de course, chacun par sonescalier, et se retrouvèrent en même temps à l’entrée de la chambreéclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté,il y avait un panier, et de ce panier émergeaient le goulot d’unebouteille, les cuisses d’un poulet et la moitié d’un pain.

    Sholmès éclata de rire.

    – À merveille, on nous offre à souper. C’est le palais desenchantements. Une vraie féerie Allons, Wilson, ne faites pas cettefigure d’enterrement. Tout cela est très drôle.

    – Êtes-vous sûr que ce soit très drôle ? gémit Wilson,lugubre.

    – Si j’en suis sûr, s’écria Sholmès, avec une gaieté un peu tropbruyante pour être naturelle, c’est-à-dire que je n’ai jamais rienvu de plus drôle. C’est du bon comique… quel maître ironiste quecet Arsène Lupin … il vous roule, mais si gracieusement … je nedonnerais pas ma place à ce festin pour tout l’or du monde… Wilson,mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, etn’auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide àsupporter l’infortune ! De quoi vous plaignez vous ? Àcette heure vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moile vôtre dans la mienne… car c’était bien ce que vous cherchiez,mauvais ami.

    Il parvint, à force d’humour et de sarcasmes, à ranimer cepauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et unverre de vin. Mais quand la bougie eut expiré, qu’ils durents’étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur commeoreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut.Et leur sommeil fut triste.

    Au matin Wilson s’éveilla, courbaturé et transi de froid. Unléger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux,courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière etrelevait des marques de craie blanche, presque effacées, quiformaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur soncarnet.

    Escorté de Wilson que ce travail intéressait d’une façonparticulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres ilconstata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deuxcercles sur des panneaux de chêne, une flèche sur un lambris, etquatre chiffres sur quatre degrés d’escalier.

    Au bout d’une heure, Wilson lui dit :

    – Les chiffres sont exacts, n’est-ce pas ?

    – Exacts, j’en sais rien, répondit Herlock, à qui de tellesdécouvertes avaient rendu sa belle humeur, en tout cas ilssignifient quelque chose.

    – Quelque chose de très clair, dit Wilson, ils représentent lenombre des lames de parquet.

    – Ah !

    – Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneauxsonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche estdirigée dans le sens de l’ascension du monte-plats.

    Herlock Sholmès le regarda, émerveillé.

    – Ah çà ! Mais, mon bon ami, comment savez-vous toutcela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux.

    – Oh ! c’est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c’estmoi qui ai tracé ces marques hier soir, suivant vos instructions…ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vousm’avez adressée est de lui.

    Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plusterrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celui-cieut une envie féroce de l’étrangler. Se dominant, il esquissa unegrimace qui voulait être un sourire et prononça :

    – Parfait, parfait, voilà de l’excellente besogne et qui nousavance beaucoup. Votre admirable esprit d’analyse et d’observations’est-il exercé sur d’autres points ? Je profiterais desrésultats acquis.

    – Ma foi, non, j’en suis resté là.

    – Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu’il en estainsi, nous n’avons plus qu’à nous en aller.

    – Nous en aller ! Et comment ?

    – Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s’en vont : parla porte.

    – Elle est fermée.

    – On l’ouvrira.

    – Qui ?

    – Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent surl’avenue.

    – Mais…

    – Mais quoi ?

    – C’est fort humiliant… que dira-t-on quand on saura que vous,Herlock Sholmès, et moi Wilson, nous avons été prisonniers d’ArsèneLupin ?

    – Que voulez-vous, mon cher, on rira à se tenir les côtes,répondit Herlock, la voix sèche, le visage contracté. Mais nous nepouvons pourtant pas élire domicile dans cette maison.

    – Et vous ne tentez rien ?

    – Rien.

    – Cependant l’homme qui nous a apporté le panier de provisionsn’a traversé le jardin ni à son arrivée, ni à son départ. Il existedonc une autre issue. Cherchons-la et nous n’aurons pas besoin derecourir aux agents.

    – Puissamment raisonné. Seulement vous oubliez que, cette issue,toute la police de Paris l’a cherchée depuis six mois et que,moi-même, tandis que vous dormiez, j’ai visité l’hôtel du haut enbas. Ah ! mon bon Wilson, Arsène Lupin est un gibier dont nousn’avons pas l’habitude. Il ne laisse rien derrière lui,celui-là…

    À onze heures, Herlock Sholmès et Wilson furent délivrés… etconduits au poste de police le plus proche, où le commissaire,après les avoir sévèrement interrogés, les relâcha avec uneaffectation d’égards tout à fait exaspérante.

    – Je suis désolé, Messieurs, de ce qui vous arrive. Vous allezavoir une triste opinion de l’hospitalité française. Mon Dieu,quelle nuit vous avez dû passer ! Ah ! Ce Lupin manquevraiment d’égards.

    Une voiture les mena jusqu’à l’Élysée-Palace. Au bureau, Wilsondemanda la clef de sa chambre.

    Après quelques recherches, l’employé répondit, très étonné :

    – Mais, Monsieur, vous avez donné congé de cette chambre.

    – Moi ! Et comment ?

    – Par votre lettre de ce matin, que votre ami nous a remise.

    – Quel ami ?

    – Le Monsieur qui nous a remis votre lettre… tenez, votre cartede visite y est encore jointe. Les voici.

    Wilson les prit. C’était bien une de ses cartes de visite, et,sur la lettre, c’était bien son écriture.

    – Seigneur Dieu, murmura-t-il, voilà encore un vilain tour.

    Et il ajouta anxieusement :

    – Et les bagages ?

    – Mais votre ami les a emportés.

    – Ah ! … et vous les avez donnés ?

    – Certes, puisque votre carte nous y autorisait.

    – En effet… en effet…

    Ils s’en allèrent tous deux à l’aventure, par lesChamps-Élysées, silencieux et lents. Un joli soleil d’automneéclairait l’avenue. L’air était doux et léger.

    Au rond-point, Herlock alluma sa pipe et se remit en marche.Wilson s’écria :

    – Je ne vous comprends pas, Sholmès, vous êtes d’un calme. On semoque de vous, on joue avec vous comme un chat joue avec unesouris… et vous ne soufflez pas mot !

    Sholmès s’arrêta et lui dit :

    – Wilson, je pense à votre carte de visite.

    – Eh bien ?

    – Eh bien, voilà un homme qui, en prévision d’une lutte possibleavec nous, s’est procuré des spécimens de votre écriture et de lamienne, et qui possède, toute prête dans son portefeuille, une devos cartes. Songez-vous à ce que cela représente de précaution, devolonté perspicace, de méthode et d’organisation ?

    – C’est-à-dire ?…

    – C’est-à-dire, Wilson, que pour combattre un ennemi siformidablement armé, si merveilleusement préparé – et pour levaincre – il faut être… il faut être moi. Et encore, comme vous levoyez, Wilson, ajouta t-il en riant, on ne réussit pas du premiercoup.

    À six heures l’Écho de France, dans son édition dusoir, publiait cet entrefilet :

    « Ce matin, M. Thénard, commissaire de police du 16earrondissement, a libéré MM. Herlock Sholmès et Wilson, enferméspar les soins d’Arsène Lupin dans l’hôtel du défunt Barond’Hautrec, où ils avaient passé une excellente nuit. »

    « Allégés en outre de leurs valises, ils ont déposé une plaintecontre Arsène Lupin. »

    « Arsène Lupin qui, pour cette fois, s’est contenté de leurinfliger une petite leçon, les supplie de ne pas le contraindre àdes mesures plus graves. »

    – Bah ! fit Herlock Sholmès, en froissant le journal, desgamineries ! C’est le seul reproche que j’adresse à Lupin… unpeu trop d’enfantillages… la galerie compte trop pour lui… il y adu gavroche dans cet homme !

    – Ainsi donc, Herlock, toujours le même calme ?

    – Toujours le même calme répliqua Sholmès avec un accent oùgrondait la plus effroyable colère. À quoi bon m’irriter ? JESUIS TELLEMENT SÛR D’AVOIR LE DERNIER MOT !

     

    Chapitre 4 Quelques lueurs dans les ténèbres

    Si bien trempé que soit le caractère d’un homme – et Sholmès estde ces êtres sur qui la mauvaise fortune n’a guère de prises – il ya cependant des circonstances où le plus intrépide éprouve lebesoin de rassembler ses forces avant d’affronter de nouveau leschances d’une bataille.

    – Je me donne vacances aujourd’hui, dit-il.

    – Et moi ?

    – Vous, Wilson, vous achèterez des vêtements et du linge pourremonter notre garde-robe. Pendant ce temps je me repose.

    – Reposez-vous, Sholmès. Je veille.

    Wilson prononça ces deux mots avec toute l’importance d’unesentinelle placée aux avant-postes et par conséquent exposée auxpires dangers. Son torse se bomba. Ses muscles se tendirent. D’unœil aigu, il scruta l’espace de la petite chambre d’hôtel où ilsavaient élu domicile.

    – Veillez, Wilson. J’en profiterai pour préparer un plan decampagne mieux approprié à l’adversaire que nous avons à combattre.Voyez-vous, Wilson, nous nous sommes trompés sur Lupin. Il fautreprendre les choses à leur début.

    – Avant même si possible. Mais avons-nous le temps ?

    – Neuf jours, vieux camarade ! C’est cinq de trop.

    Tout l’après-midi, l’Anglais le passa à fumer et à dormir. Cen’est que le lendemain qu’il commença ses opérations.

    – Wilson, je suis prêt, maintenant nous allons marcher.

    – Marchons, s’écria Wilson, plein d’une ardeur martiale. J’avoueque pour ma part j’ai des fourmis dans les jambes.

    Sholmès eut trois longues entrevues – avec Maître Detinand’abord, dont il étudia l’appartement dans ses moindresdétails ; avec Suzanne Gerbois à laquelle il avait télégraphiéde venir et qu’il interrogea sur la Dame blonde ; avec la sœurAuguste enfin, retirée au couvent des Visitandines depuisl’assassinat du Baron d’Hautrec.

    À chaque visite, Wilson attendait dehors, et chaque fois ildemandait :

    – Content ?

    – Très content.

    – J’étais certain, nous sommes sur la bonne voie. Marchons.

    Ils marchèrent beaucoup. Ils visitèrent les deux immeubles quiencadrent l’hôtel de l’avenue Henri-Martin, puis s’en allèrentjusqu’à la rue Clapeyron, et tandis qu’il examinait la façade dunuméro 25, Sholmès continuait :

    – Il est évident qu’il existe des passages secrets entre toutesces maisons… mais ce que je ne saisis pas…

    Au fond de lui, et pour la première fois, Wilson douta de latoute-puissance de son génial collaborateur. Pourquoi parlait-iltant et agissait-il si peu ?

    – Pourquoi ? s’écria Sholmès, répondant aux pensées intimesde Wilson, parce que, avec ce diable de Lupin, on travaille dans levide, au hasard, et qu’au lieu d’extraire la vérité de faitsprécis, on doit la tirer de son propre cerveau, pour vérifierensuite si elle s’adapte bien aux événements.

    – Les passages secrets pourtant ?

    – Et puis quoi ! Quand bien même je les connaîtrais, quandje connaîtrais celui qui a permis à Lupin d’entrer chez son avocat,ou celui qu’a suivi la Dame blonde après le meurtre du Barond’Hautrec, en serais-je plus avancé ? Cela me donnerait-il desarmes pour l’attaquer ?

    – Attaquons toujours, s’exclama Wilson.

    Il n’avait pas achevé ces mots qu’il recula, avec un cri.Quelque chose venait de tomber à leurs pieds, un sac à moitiérempli de sable, qui eût pu les blesser grièvement.

    Sholmès leva la tête au-dessus d’eux, des ouvriers travaillaientsur un échafaudage accroché au balcon du cinquième étage.

    – Eh bien ! Nous avons de la chance, s’écria-t-il, un pasde plus et nous recevions sur le crâne le sac d’un de cesmaladroits. On croirait vraiment…

    Il s’interrompit, puis bondit vers la maison, escalada les cinqétages, sonna, fit irruption dans l’appartement, au grand effroi duvalet de chambre, et passa sur le balcon. Il n’y avaitpersonne.

    – Les ouvriers qui étaient là ?… dit-il au valet dechambre.

    – Ils viennent de s’en aller.

    – Par où ?

    – Mais par l’escalier de service.

    Sholmès se pencha. Il vit deux hommes qui sortaient de lamaison, leurs bicyclettes à la main. Ils se mirent en selle etdisparurent.

    – Il y a longtemps qu’ils travaillent sur cetéchafaudage ?

    – Ceux-là ? depuis ce matin seulement. C’étaient desnouveaux.

    Sholmès rejoignit Wilson.

    Ils rentrèrent mélancoliquement et cette seconde journée setermina dans un mutisme morne.

    Le lendemain, programme identique. Ils s’assirent sur le mêmebanc de l’avenue Henri-Martin, et ce fut, au grand désespoir deWilson qui ne s’amusait nullement, une interminable stationvis-à-vis des trois immeubles.

    – Qu’espérez-vous, Sholmès ? Que Lupin sorte de cesmaisons ?

    – Non.

    – Que la Dame blonde apparaisse ?

    – Non.

    – Alors ?

    – Alors j’espère qu’un petit fait se produira, un tout petitfait quelconque, qui me servira de point de départ.

    – Et s’il ne se produit pas ?

    – En ce cas, il se produira quelque chose en moi, une étincellequi mettra le feu aux poudres.

    Un seul incident rompit la monotonie de cette matinée, mais defaçon plutôt désagréable.

    Le cheval d’un Monsieur, qui suivait l’allée cavalière situéeentre les deux chaussées de l’avenue, fit un écart et vint heurterle banc où ils étaient assis, en sorte que sa croupe effleural’épaule de Sholmès.

    – Eh ! Eh ! ricana celui-ci, un peu plus j’avaisl’épaule fracassée !

    Le Monsieur se débattait avec son cheval. L’Anglais tira sonrevolver et visa. Mais Wilson lui saisit le bras vivement.

    – Vous êtes fou, Herlock ! Voyons… quoi … vous allez tuerce gentleman !

    – Lâchez-moi donc, Wilson… lâchez-moi.

    Une lutte s’engagea, pendant laquelle le Monsieur maîtrisa samonture et piqua des deux.

    – Et maintenant tirez dessus, s’exclama Wilson, triomphant,lorsque le cavalier fut à quelque distance.

    – Mais, triple imbécile, vous ne comprenez donc pas que c’étaitun complice d’Arsène Lupin ?

    Sholmès tremblait de colère. Wilson, piteux, balbutia :

    – Que dites-vous ? Ce gentleman ?…

    – Complice de Lupin, comme les ouvriers qui nous ont lancé lesac sur la tête.

    – Est-ce croyable ?

    – Croyable ou non, il y avait là un moyen d’acquérir unepreuve.

    – En tuant ce gentleman ?

    – En abattant son cheval, tout simplement. Sans vous, je tenaisun des complices de Lupin. Comprenez-vous votre sottise ?

    L’après-midi fut morose. Ils ne s’adressèrent pas la parole. Àcinq heures, comme ils faisaient les cent pas dans la rue deClapeyron, tout en ayant soin de se tenir éloignés des maisons,trois jeunes ouvriers qui chantaient et se tenaient par le bras lesheurtèrent et voulurent continuer leur chemin sans se désunir.Sholmès, qui était de mauvaise humeur, s’y opposa. Il y eut unecourte bousculade. Sholmès se mit en posture de boxeur, lança uncoup de poing dans une poitrine, un coup de poing sur un visage etdémolit deux des trois jeunes gens qui, sans insister davantage,s’éloignèrent ainsi que leur compagnon.

    – Ah ! s’écria-t-il, ça me fait du bien… J’avais justementles nerfs tendus… excellente besogne…

    Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit :

    – Eh quoi ! qu’y a-t-il, vieux camarade, vous êtes toutpâle.

    Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, etbalbutia :

    – Je ne sais pas ce que j’ai… une douleur au bras.

    – Une douleur au bras ? Sérieuse ?

    – Oui… oui… le bras droit…

    Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à le remuer. Herlockle palpa, doucement d’abord, puis de façon plus rude, « pour voir,dit-il, le degré exact de la douleur ». Le degré exact de ladouleur fut si élevé que, très inquiet, il entra dans une pharmacievoisine où Wilson éprouva le besoin de s’évanouir.

    Le pharmacien et ses aides s’empressèrent. On constata que lebras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien,d’opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla lepatient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser deshurlements.

    – Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s’était chargé detenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ousix semaines, il n’y paraîtra plus… Mais ils me le paieront, lesgredins vous entendez.., lui surtout… car c’est encore ce Lupin demalheur qui a fait le coup… ah ! je vous jure que sijamais…

    Il s’interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa àWilson un tel sursaut de douleur que l’infortuné s’évanouit denouveau.., et, se frappant le front, il articula :

    – Wilson, j’ai une idée… est-ce que par hasard ?…

    Il ne bougeait pas, les yeux fixes, et marmottait de petitsbouts de phrase.

    – Mais oui, c’est cela… tout s’expliquerait… on cherche bienloin ce qui est à côté de soi… eh parbleu, je le savais qu’il n’yavait qu’à réfléchir… ah mon bon Wilson, je crois que vous allezêtre content !

    Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue etcourut jusqu’au numéro 25.

    Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l’unedes pierres :

    « Destange, architecte, 1875. »

    Au 23, même inscription.

    Jusque-là, rien que de naturel. Mais là-bas, avenueHenri-Martin, que lirait-il ?

    Une voiture passait.

    – Cocher, avenue Henri-Martin, n° 134, et au galop.

    Debout dans la voiture, il excitait le cheval, offrait despourboires au cocher. Plus vite !… Encore plus vite !

    Quelle fut son angoisse au détour de la rue de la Pompe !Était-ce un peu de la vérité qu’il avait entrevu ?

    Sur l’une des pierres de l’hôtel, ces mots étaient gravés : »Destange, architecte, 1874. »

    Sur les immeubles voisins, même inscription : « Destange,architecte, 1874. »

    Le contrecoup de ces émotions fut tel qu’il s’affaissa quelquesminutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin, unepetite lueur vacillait au milieu des ténèbres ! Parmi lagrande forêt sombre où mille sentiers se croisaient, voilà qu’ilrecueillait la première marque d’une piste suivie parl’ennemi !

    Dans un bureau de poste, il demanda la communicationtéléphonique avec le château de Crozon. La comtesse lui réponditelle-même.

    – Allô !… C’est vous, Madame ?

    – Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ? Tout va bien ?

    – Très bien, mais, en toute hâte, veuillez me dire… allô … unmot seulement…

    – J’écoute.

    – Le château de Crozon a été construit à quelleépoque ?

    – Il a été brûlé il y a trente ans, et reconstruit.

    – Par qui ? Et en quelle année ?

    – Une inscription au-dessus du perron porte ceci : « LucienDestange, architecte, 1877. »

    – Merci, madame, je vous salue.

    Il repartit en murmurant :

    – Destange… Lucien Destange… ce nom ne m’est pas inconnu.

    Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnairede biographie moderne et copia la note consacrée à « LucienDestange, né en 1840, Grand-Prix de Rome, officier de la Légiond’honneur, auteur d’ouvrages très appréciés sur l’architecture…etc. »

    Il se rendit alors à la pharmacie, et, de là, à la maison desanté où l’on avait transporté Wilson. Sur son lit de torture, lebras emprisonné dans une gouttière, grelottant de fièvre, le vieuxcamarade divaguait :

    – Victoire ! Victoire ! s’écria Sholmès, je tiens uneextrémité du fil.

    – De quel fil ?

    – Celui qui me mènera au but ! Je vais marcher sur unterrain solide, où il y aura des empreintes, des indices…

    – De la cendre de cigarette ? demanda Wilson, que l’intérêtde la situation ranimait.

    – Et bien d’autres choses ! Pensez donc, Wilson, j’aidégagé le lien mystérieux qui unissait entre elles les différentesaventures de la Dame blonde. Pourquoi les trois demeures où se sontdénouées ces trois aventures ont-elles été choisies parLupin ?

    – Oui, pourquoi ?

    – Parce que ces trois demeures, Wilson, ont été construites parle même architecte. C’était facile à deviner, direz-vous ?Certes… aussi personne n’y songeait-il.

    – Personne, sauf vous.

    – Sauf moi, qui sais maintenant que le même architecte, encombinant des plans analogues, a rendu possible l’accomplissementde trois actes, en apparence miraculeux, en réalité simples etfaciles.

    – Quel bonheur !

    – Et il était temps, vieux camarade, je commençais à perdrepatience… c’est que nous en sommes déjà au quatrième jour.

    – Sur dix.

    – Oh ! Désormais…

    Il ne tenait pas en place, exubérant et joyeux contre sonhabitude.

    – Non, mais quand je pense que, tantôt, dans la rue, cesgredins-là auraient pu casser mon bras tout aussi bien que levôtre. Qu’en dites-vous, Wilson ?

    Wilson se contenta de frissonner à cette horriblesupposition.

    Et Sholmès reprit :

    – Que cette leçon nous profite ! Voyez-vous, Wilson, notregrand tort a été de combattre Lupin à visage découvert, et de nousoffrir complaisamment à ses coups. Il n’y a que demi-mal, puisqu’iln’a réussi qu’à vous atteindre…

    – Et que j’en suis quitte pour un bras cassé, gémit Wilson.

    – Alors que les deux pouvaient l’être. Mais plus defanfaronnades. En plein jour et surveillé, je suis vaincu. Dansl’ombre, et libre de mes mouvements, j’ai l’avantage, quelles quesoient les forces de l’ennemi.

    – Ganimard pourrait vous aider.

    – Jamais ! Le jour où il me sera permis de dire ArsèneLupin est là, voici son gîte, et voici comment il faut s’emparer delui, j’irai relancer Ganimard à l’une des deux adresses qu’il m’adonnées : son domicile, rue Pergolèse, ou la taverne suisse, placedu Châtelet. D’ici là, j’agis seul.

    Il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de Wilson – surl’épaule malade naturellement – et lui dit avec une grandeaffection :

    – Soignez-vous, mon vieux camarade. Votre rôle consistedésormais à occuper deux ou trois hommes d’Arsène Lupin, quiattendront vainement, pour retrouver ma trace, que je vienneprendre de vos nouvelles. C’est un rôle de confiance.

    – Un rôle de confiance et je vous en remercie, répliqua Wilson,pénétré de gratitude ; je mettrai tous mes soins à le remplirconsciencieusement. Mais, d’après ce que je vois, vous ne revenezplus ?

    – Pour quoi faire ? demanda froidement Sholmès.

    – En effet… en effet… je vais aussi bien que possible. Alors, undernier service, Herlock : ne pourriez-vous me donner àboire ?

    – À boire ?

    – Oui, je meurs de soif, et avec ma fièvre…

    – Mais comment donc ! Tout de suite…

    Il tripota deux ou trois bouteilles, aperçut un paquet de tabac,alluma sa pipe, et soudain, comme s’il n’avait même pas entendu laprière de son ami, il s’en alla pendant que le vieux camaradeimplorait du regard un verre d’eau inaccessible.

    – M. Destange !

    Le domestique toisa l’individu auquel il venait d’ouvrir laporte de l’hôtel – le magnifique hôtel qui fait le coin de la placeMalesherbes et de la rue Montchanin – et à l’aspect de ce petithomme à cheveux gris, mal rasé, et dont la longue redingote noire,d’une propreté douteuse, se conformait aux bizarreries d’un corpsque la nature avait singulièrement disgracié, il répondit avec ledédain qui convenait :

    – M. Destange est ici, ou n’y est pas. Ça dépend. Monsieur a sacarte ?

    Monsieur n’avait pas sa carte, mais il avait une lettred’introduction, et le domestique dut porter cette lettre à M.Destange, lequel M. Destange donna l’ordre qu’on amenât auprès delui le nouveau venu.

    Il fut donc introduit dans une immense pièce en rotonde quioccupe une des ailes de l’hôtel et dont les murs étaient recouvertsde livres, et l’architecte lui dit :

    – Vous êtes Monsieur Stickmann ?

    – Oui, Monsieur.

    – Mon secrétaire m’annonce qu’il est malade et vous envoie pourcontinuer le catalogue général des livres qu’il a commencé sous madirection, et plus spécialement le catalogue des livres allemands.Vous avez l’habitude de ces sortes de travaux ?

    – Oui, Monsieur, une longue habitude, répondit le sieurStickmann avec un fort accent tudesque.

    Dans ces conditions l’accord fut vite conclu, et M. Destange,sans plus tarder, se mit au travail avec son nouveausecrétaire.

    Herlock Sholmès était dans la place.

    Pour échapper à la surveillance de Lupin et pour pénétrer dansl’hôtel que Lucien Destange habitait avec sa fille Clotilde,l’illustre détective avait dû faire un plongeon dans l’inconnu,accumuler les stratagèmes, s’attirer, sous les noms les plusvariés, les bonnes grâces et les confidences d’une foule depersonnages, bref vivre, pendant quarante-huit heures, de la vie laplus compliquée.

    Comme renseignement il savait ceci : M. Destange, de santémédiocre et désireux de repos, s’était retiré des affaires etvivait parmi les collections de livres qu’il a réunies surl’architecture. Nul plaisir ne l’intéressait, hors le spectacle etle maniement des vieux tomes poudreux.

    Quant à sa fille Clotilde, elle passait pour originale. Toujoursenfermée, comme son père, mais dans une autre partie de l’hôtel,elle ne sortait jamais.

    « Tout cela, se disait-il, en inscrivant sur un registre destitres de livres que M. Destange lui dictait, tout cela n’est pasencore décisif, mais quel pas en avant ! Il est possible queje ne découvre point la solution d’un de ces problèmes passionnants: M. Destange est-il l’associé d’Arsène Lupin ? Continue-t-ilà le voir ? Existe-t-il des papiers relatifs à la constructiondes trois immeubles ? Ces papiers ne me fourniront-ils pasl’adresse d’autres immeubles, pareillement truqués, et que Lupin seserait réservés, pour lui et sa bande ? »

    M. Destange, complice d’Arsène Lupin ! Cet homme vénérable,officier de la Légion d’honneur, travaillant aux côtés d’uncambrioleur, l’hypothèse n’était guère admissible. D’ailleurs, enadmettant cette complicité, comment M. Destange aurait-il puprévoir, trente ans auparavant, les évasions d’Arsène Lupin, alorsen nourrice ?

    N’importe ! L’Anglais s’acharnait. Avec son flairprodigieux, avec cet instinct qui lui est particulier, il sentaitun mystère qui rôdait autour de lui. Cela se devinait à de petiteschoses qu’il n’eût pu préciser, mais dont il subissait l’impressiondepuis son entrée dans l’hôtel.

    Le matin du deuxième jour il n’avait encore fait aucunedécouverte intéressante. À deux heures, il aperçut pour la premièrefois Clotilde Destange qui venait chercher un livre dans labibliothèque. C’était une femme d’une trentaine d’années, brune, degestes lents et silencieux, et dont le visage gardait cetteexpression indifférente de ceux qui vivent beaucoup en eux-mêmes.Elle échangea quelques paroles avec M. Destange, et se retira sansmême avoir regardé Sholmès.

    L’après-midi se traîna, monotone. À cinq heures, M. Destangeannonça qu’il sortait. Sholmès resta seul sur la galerie circulaireaccrochée à mi-hauteur de la rotonde. Le jour s’atténua. Il sedisposait, lui aussi, à partir, quand un craquement se fitentendre, et, en même temps, il eut la sensation qu’il y avaitquelqu’un dans la pièce. De longues minutes s’ajoutèrent les unesaux autres. Et soudain il frissonna : une ombre émergeait de lademi-obscurité, tout près de lui, sur le balcon. Était-cecroyable ? Depuis combien de temps ce personnage invisible luitenait-il compagnie ? Et d’où venait-il ?

    Et l’homme descendit les marches et se dirigea du côté d’unegrande armoire de chêne. Dissimulé derrière les étoffes quipendaient à la rampe de la galerie, à genoux, Sholmès observa, etil vit l’homme qui fouillait parmi les papiers dont l’armoire étaitencombrée. Que cherchait-il ?

    Et voilà tout à coup que la porte s’ouvrit et que Mlle Destangeentra vivement, en disant à quelqu’un qui la suivait :

    – Alors décidément tu ne sors pas, père ?… En ce cas,j’allume… une seconde… ne bouge pas…

    L’homme repoussa les battants de l’armoire et se cacha dansl’embrasure d’une large fenêtre dont il tira les rideaux sur lui.Comment Mlle Destange ne le vit-elle pas ? Comment nel’entendit-elle pas ? Très calmement, elle tourna le bouton del’électricité et livra passage à son père. Ils s’assirent l’un prèsde l’autre. Elle prit un volume qu’elle avait apporté et se mit àlire.

    – Ton secrétaire n’est donc plus là ? dit-elle au bout d’uninstant.

    – Non… tu vois…

    – Tu en es toujours content ? reprit-elle, comme si elleignorait la maladie du véritable secrétaire et son remplacement parStickmann.

    – Toujours… toujours…

    La tête de M. Destange ballottait de droite et de gauche. Ils’endormit.

    Un moment s’écoula. La jeune fille lisait. Mais un des rideauxde la fenêtre fut écarté, et l’homme se glissa le long du mur, versla porte, mouvement qui le faisait passer derrière M. Destange,mais en face de Clotilde, et de telle façon que Sholmès put le voirdistinctement. C’était Arsène Lupin.

    L’Anglais frissonna de joie. Ses calculs étaient justes, ilavait pénétré au cœur même de la mystérieuse affaire, et Lupin setrouvait à l’endroit prévu.

    Clotilde ne bougeait pas cependant, quoiqu’il fût inadmissiblequ’un seul geste de cet homme lui échappât. Et Lupin touchaitpresque à la porte, et déjà il tendait le bras vers la poignée,quand un objet tomba d’une table, frôlé par son vêtement. M.Destange se réveilla en sursaut. Arsène Lupin était déjà devantlui, le chapeau à la main, et souriant.

    – Maxime Bermond, s’écria M. Destange avec joie… ce cherMaxime ! … Quel bon vent vous amène ?

    – Le désir de vous voir, ainsi que Mlle Destange.

    – Vous êtes donc revenu de voyage ?

    – Hier.

    – Et vous nous restez à dîner ?

    – Non, je dîne au restaurant avec des amis.

    – Demain, alors ? Clotilde, insiste pour qu’il viennedemain. Ah ! ce bon Maxime… justement je pensais à vous cesjours-ci.

    – C’est vrai ?

    – Oui, je rangeais mes papiers d’autrefois, dans cette armoire,et j’ai retrouvé notre dernier compte.

    – Quel compte ?

    – Celui de l’avenue Henri-Martin.

    – Comment ! Vous gardez ces paperasses ! À quoibon ! …

    Ils s’installèrent tous trois dans un petit salon qui attenait àla rotonde par une large baie.

    – Est-ce Lupin ? se dit Sholmès, envahi d’un doutesubit.

    Oui, en toute évidence, c’était lui, mais c’était un autre hommeaussi, qui ressemblait à Arsène Lupin par certains points, et quipourtant gardait son individualité distincte, ses traitspersonnels, son regard, sa couleur de cheveux…

    En habit, cravaté de blanc, la chemise souple moulant son torse,il parlait allégrement, racontant des histoires dont M. Destangeriait de tout cœur et qui amenaient un sourire sur les lèvres deClotilde. Et chacun de ces sourires paraissait une récompense querecherchait Arsène Lupin et qu’il se réjouissait d’avoir conquise.Il redoublait d’esprit et de gaieté, et, insensiblement, au son decette voix heureuse et claire, le visage de Clotilde s’animait etperdait cette expression de froideur qui le rendait peusympathique.

    « Ils s’aiment, pensa Sholmès, mais que diable peut-il y avoirde commun entre Clotilde Destange et Maxime Bermond ?Sait-elle que Maxime n’est autre qu’Arsène Lupin ? »

    Jusqu’à sept heures, il écouta anxieusement, faisant son profitdes moindres paroles. Puis, avec d’infinies précautions, ildescendit et traversa le côté de la pièce où il ne risquait pasd’être vu du salon.

    Dehors, Sholmès s’assura qu’il n’y avait ni automobile, nifiacre en station, et s’éloigna en boitillant par le boulevardMalesherbes. Mais, dans une rue adjacente, il mit sur son dos lepardessus qu’il portait sur son bras, déforma son chapeau, seredressa et, ainsi métamorphosé, revint vers la place où ilattendit, les yeux fixés à la porte de l’hôtel Destange.

    Arsène Lupin sortit presque aussitôt, et par les rues deConstantinople et de Londres, se dirigea vers le centre de Paris. Àcent pas derrière lui marchait Herlock.

    Minutes délicieuses pour l’Anglais ! Il reniflait avidementl’air, comme un bon chien qui sent la piste toute fraîche.Vraiment, cela lui semblait une chose infiniment douce que desuivre son adversaire. Ce n’était plus lui qui était surveillé,mais Arsène Lupin, l’invisible Arsène Lupin. Il le tenait pourainsi dire au bout de son regard, comme attaché par des liensimpossibles à briser. Et il se délectait à considérer, parmi lespromeneurs, cette proie qui lui appartenait.

    Mais un phénomène bizarre ne tarda pas à le frapper au milieu del’intervalle qui le séparait d’Arsène Lupin, d’autres genss’avançaient dans la même direction, notamment deux grandsgaillards en chapeau rond sur le trottoir de gauche, deux autressur le trottoir de droite en casquette et la cigarette auxlèvres.

    Il n’y avait là peut-être qu’un hasard. Mais Sholmès s’étonnadavantage quand Lupin, ayant pénétré dans un bureau de tabac, lesquatre hommes s’arrêtèrent – et davantage encore – quand ilsrepartirent en même temps que lui, mais isolément, chacun suivantde son côté la Chaussée d’Antin.

    « Malédiction, pensa Sholmès, il est donc filé ! »

    L’idée que d’autres étaient sur la trace d’Arsène Lupin, qued’autres lui raviraient, non pas la gloire – il s’en inquiétait peu– mais le plaisir immense, l’ardente volupté de réduire, à luiseul, le plus redoutable ennemi qu’il eût jamais rencontré, cetteidée l’exaspérait. Cependant l’erreur n’était pas possible, leshommes avaient cet air détaché, cet air trop naturel de ceux qui,tout en réglant leur allure sur l’allure d’une autre personne, neveulent pas être remarqués.

    « Ganimard en saurait-il plus long qu’il ne le dit ?murmura Sholmès… se joue-t-il de moi ? »

    Il eut envie d’accoster l’un des quatre individus, afin de seconcerter avec lui. Mais aux approches du boulevard, la fouledevenant plus dense, il craignit de perdre Lupin et pressa le pas.Il déboucha au moment où Lupin gravissait le perron du restauranthongrois, à l’angle de la rue Helder. La porte en était ouverte detelle façon que Sholmès, assis sur un banc du boulevard, de l’autrecôté de la rue, le vit qui prenait place à une table luxueusementservie, ornée de fleurs, et où se trouvaient déjà trois messieursen habit et deux dames d’une grande élégance, qui l’accueillirentavec des démonstrations de sympathie.

    Herlock chercha des yeux les quatre individus et les aperçut,disséminés dans des groupes qui écoutaient l’orchestre de tziganesd’un café voisin. Chose curieuse, ils ne paraissaient pas s’occuperd’Arsène Lupin, mais beaucoup plus des gens qui lesentouraient.

    Tout à coup, l’un d’eux tira de sa poche une cigarette et abordaun Monsieur en redingote et en chapeau haut de forme. Le Monsieurprésenta son cigare, et Sholmès eut l’impression qu’ils causaient,et plus longtemps même que ne l’eût exigé le fait d’allumer unecigarette. Enfin, le Monsieur monta les marches du perron et jetaun coup d’œil dans la salle du restaurant. Avisant Lupin, ils’avança, s’entretint quelques instants avec lui, puis il choisitune table voisine, et Sholmès constata que ce Monsieur n’étaitautre que le cavalier de l’avenue Henri-Martin.

    Alors il comprit. Non seulement Arsène Lupin n’était pas filé,mais ces hommes faisaient partie de sa bande ! Ces hommesveillaient à sa sûreté !

    C’était sa garde du corps, ses satellites, son escorteattentive. Partout où le maître courait un danger, les complicesétaient là, prêts à l’avertir, prêts à le défendre. Complices lesquatre individus ! Complice le Monsieur enredingote !

    Un frisson parcourut l’Anglais. Se pouvait-il que jamais ilréussît à s’emparer de cet être inaccessible ? Quellepuissance illimitée représentait une pareille association, dirigéepar un tel chef !

    Il déchira une feuille de son carnet, écrivit au crayon quelqueslignes qu’il inséra dans une enveloppe, et dit à un gamin d’unequinzaine d’années qui s’était couché sur le banc :

    – Tiens, mon garçon, prends une voiture et porte cette lettre àla caissière de la taverne suisse, place du Châtelet. Etrapidement…

    Il lui remit une pièce de cinq francs. Le gamin disparut.

    Une demi-heure s’écoula. La foule avait grossi, et Sholmès nedistinguait plus que de temps en temps les acolytes de Lupin. Maisquelqu’un le frôla, et une voix lui dit à l’oreille :

    – Eh bien ! Qu’y a-t-il, Monsieur Sholmès ?

    – C’est vous, Monsieur Ganimard ?

    – Oui, j’ai reçu votre mot à la taverne. Qu’y a-t-il ?

    – Il est là.

    – Que dites-vous ?

    – Là-bas… au fond du restaurant… penchez-vous à droite… vous levoyez ?

    – Non.

    – Il verse du champagne à sa voisine.

    – Mais ce n’est pas lui.

    – C’est lui.

    – Moi, je vous réponds… ah cependant… en effet il se pourrait…ah ! le gredin, comme il se ressemble ! murmura Ganimardnaïvement… et les autres, des complices ?

    – Non, sa voisine c’est lady Cliveden, l’autre, c’est laduchesse de Cleath, et, vis-à-vis, l’ambassadeur d’Espagne àLondres.

    Ganimard fit un pas. Herlock le retint.

    – Quelle imprudence ! Vous êtes seul.

    – Lui aussi.

    – Non, il a des hommes sur le boulevard qui montent la garde…sans compter, à l’intérieur de ce restaurant, ce Monsieur…

    – Mais moi, quand j’aurai mis la main au collet d’Arsène Lupinen criant son nom, j’aurai toute la salle pour moi, tous lesgarçons.

    – J’aimerais mieux quelques agents.

    – C’est pour le coup que les amis d’Arsène Lupin ouvriraientl’œil… non, voyez-vous, Monsieur Sholmès, nous n’avons pas lechoix.

    Il avait raison, Sholmès le sentit. Mieux valait tenterl’aventure et profiter de circonstances exceptionnelles. Ilrecommanda seulement à Ganimard :

    – Tâchez qu’on vous reconnaisse le plus tard possible…

    Et lui-même se glissa derrière un kiosque de journaux, sansperdre de vue Arsène Lupin qui, là-bas, penché sur sa voisine,souriait.

    L’inspecteur traversa la rue, les mains dans ses poches, enhomme qui va droit devant lui. Mais, à peine sur le trottoiropposé, il bifurqua vivement et d’un bond escalada le perron.

    Un coup de sifflet strident… Ganimard se heurta contre le maîtred’hôtel, planté soudain en travers de la porte et qui le repoussaavec indignation, comme il aurait fait d’un intrus dont la miseéquivoque eût déshonoré le luxe du restaurant. Ganimard chancela.Au même instant, le Monsieur en redingote sortait. Il prit partipour l’inspecteur, et tous deux, le maître d’hôtel et lui,disputaient violemment, tous deux d’ailleurs accrochés à Ganimard,l’un le retenant, l’autre le poussant, et de telle manière que,malgré tous ses efforts, malgré ses protestations furieuses, lemalheureux fut expulsé jusqu’au bas du perron.

    Un rassemblement se produisit aussitôt. Deux agents de police,attirés par le bruit, essayèrent de fendre la foule, mais unerésistance incompréhensible les immobilisa, sans qu’ils parvinssentà se dégager des épaules qui les pressaient, des dos qui leurbarraient la route…

    Et tout à coup, comme par enchantement, le passage estlibre !… Le maître d’hôtel, comprenant son erreur, se confonden excuses, le Monsieur en redingote renonce à défendrel’inspecteur, la foule s’écarte, les agents passent, Ganimard foncesur la table aux six convives… il n’y en a plus que cinq. Ilregarde autour de lui… pas d’autre issue que la porte.

    – La personne qui était à cette place, crie-t-il aux cinqconvives stupéfaits ?… Oui, vous étiez six… où se trouve lasixième personne ?

    – M. Destro ?

    – Mais non, Arsène Lupin !

    Un garçon s’approche :

    – Ce Monsieur vient de monter à l’entresol.

    Ganimard se précipite. L’entresol est composé de salonsparticuliers et possède une sortie spéciale sur leboulevard !

    – Allez donc le chercher maintenant, gémit Ganimard, il estloin !

    Il n’était pas très loin, à deux cents mètres tout au plus, dansl’omnibus Madeleine-Bastille, lequel omnibus roulait paisiblementau petit trot de ses trois chevaux, franchissait la place del’Opéra et s’en allait par le boulevard des Capucines. Sur laplate-forme, deux grands gaillards à chapeau melon devisaient. Surl’impériale, au haut de l’escalier, somnolait un vieux petitbonhomme : Herlock Sholmès.

    Et la tête dodelinante, bercé par le mouvement du véhicule,l’Anglais monologuait :

    « Si mon brave Wilson me voyait, comme il serait fier de soncollaborateur !… Bah !… Il était facile de prévoir aucoup de sifflet que la partie était perdue, et qu’il n’y avait riende mieux à faire que de surveiller les alentours du restaurant.Mais, en vérité, la vie ne manque pas d’intérêt avec ce diabled’homme ! »

    Au point terminus, Herlock s’étant penché, vit Arsène Lupin quipassait devant ses gardes du corps, et il l’entendit murmurer : « Àl’Étoile. »

    « À l’Étoile, parfait, on se donne rendez-vous. J’y serai.Laissons-le filer dans ce fiacre automobile, et suivons en voitureles deux compagnons. »

    Les deux compagnons s’en furent à pied, gagnèrent en effetl’Étoile et sonnèrent à la porte d’une étroite maison située aunuméro 40 de la rue Chaigrin. Au coude que forme cette petite ruepeu fréquentée, Sholmès put se cacher dans l’ombre d’unrenfoncement.

    Une des deux fenêtres du rez-de-chaussée s’ouvrit, un homme enchapeau rond ferma les volets. Au-dessus des volets, l’impostes’éclaira.

    Au bout de dix minutes, un Monsieur vint sonner à cette mêmeporte, puis, tout de suite après, un autre individu. Et enfin, unfiacre automobile s’arrêta, d’où Sholmès vit descendre deuxpersonnes : Arsène Lupin et une dame enveloppée d’un manteau etd’une voilette épaisse.

    « La Dame blonde, sans aucun doute », se dit Sholmès, tandis quele fiacre s’éloignait.

    Il laissa s’écouler un instant, s’approcha de la maison,escalada le rebord de la fenêtre, et, haussé sur la pointe despieds, il put, par l’imposte, jeter un coup d’œil dans lapièce.

    Arsène Lupin, appuyé à la cheminée, parlait avec animation.Debout autour de lui, les autres l’écoutaient attentivement. Parmieux, Sholmès reconnut le Monsieur à la redingote et crutreconnaître le maître d’hôtel du restaurant. Quant à la Dameblonde, elle lui tournait le dos, assise dans un fauteuil.

    « On tient conseil, pensa-t-il… les événements de ce soir lesont inquiétés et ils éprouvent le besoin de délibérer. Ah !Les prendre tous à la fois, d’un coup !… »

    Un des complices ayant bougé, il sauta à terre et se renfonçadans l’ombre. Le Monsieur en redingote et le maître d’hôtelsortirent de la maison. Aussitôt le premier étage s’éclaira,quelqu’un tira les volets des fenêtres. Et ce fut l’obscurité enhaut comme en bas.

    « Elle et lui sont restés au rez-de-chaussée, se dit Herlock.Les deux complices habitent le premier étage. »

    Il attendit une partie de la nuit sans bouger, craignantqu’Arsène Lupin ne s’en allât pendant son absence. À quatre heures,apercevant deux agents de police à l’extrémité de la rue, il lesrejoignit, leur expliqua la situation et leur confia lasurveillance de la maison.

    Alors il se rendit au domicile de Ganimard, rue Pergolèse, et lefit réveiller.

    – Je le tiens encore.

    – Arsène Lupin ?

    – Oui.

    – Si vous le tenez comme tout à l’heure, autant me recoucher.Enfin, passons au commissariat.

    Ils allèrent jusqu’à la rue Mesnil, et de là, au domicile ducommissaire, M. Decointre. Puis, accompagnés d’une demi-douzained’hommes, ils s’en revinrent rue Chaigrin.

    – Du nouveau ? demanda Sholmès aux deux agents enfaction.

    – Rien.

    Le jour commençait à blanchir le ciel lorsque, ses dispositionsprises, le commissaire sonna et se dirigea vers la loge de laconcierge. Effrayée par cette invasion, toute tremblante, cettefemme répondit qu’il n’y avait pas de locataires aurez-de-chaussée.

    – Comment, pas de locataire ! s’écria Ganimard.

    – Mais non, c’est ceux du premier, les messieurs Leroux… ils ontmeublé le bas pour des parents de province…

    – Un Monsieur et une dame ?

    – Oui.

    – Qui sont venus hier soir avec eux ?

    – Peut-être bien… je dormais… pourtant, je ne crois pas, voicila clef… ils ne l’ont pas demandée…

    Avec cette clef le commissaire ouvrit la porte qui se trouvaitde l’autre côté du vestibule. Le rez-de-chaussée ne contenait quedeux pièces : elles étaient vides.

    – Impossible ! proféra Sholmès, je les ai vus, elle etlui.

    Le commissaire ricana :

    – Je n’en doute pas, mais ils n’y sont plus.

    – Montons au premier étage. Ils doivent y être.

    – Le premier étage est habité par des messieurs Leroux.

    – Nous interrogerons les messieurs Leroux.

    Ils montèrent tous l’escalier, et le commissaire sonna. Ausecond coup, un individu, qui n’était autre qu’un des gardes ducorps, apparut, en bras de chemise et l’air furieux.

    – Eh bien, quoi ! En voilà du tapage… est-ce qu’on réveilleles gens…

    Mais il s’arrêta, confondu :

    – Dieu me pardonne… en vérité, je ne rêve pas ? C’estMonsieur Decointre !… Et vous aussi, Monsieur Ganimard ?Qu’y a-t-il donc pour votre service ?

    Un éclat de rire formidable jaillit. Ganimard pouffait, dans unecrise d’hilarité qui le courbait en deux et lui congestionnait laface.

    – C’est vous, Leroux, bégayait-il… oh ! que c’est drôle…Leroux, complice d’Arsène Lupin… ah ! j’en mourrai… et votrefrère, Leroux, est-il visible ?

    – Edmond, tu es là ? C’est M. Ganimard qui nous rendvisite…

    Un autre individu s’avança dont la vue redoubla la gaieté deGanimard.

    – Est-ce possible ! On n’a pas idée de ça ! Ah !Mes amis, vous êtes dans de beaux draps… qui se serait jamaisdouté ! Heureusement que le vieux Ganimard veille, et surtoutqu’il a des amis pour l’aider… des amis qui viennent deloin !

    Et se tournant vers Sholmès, il présenta :

    – Victor Leroux, inspecteur de la Sûreté, un des bons parmi lesmeilleurs de la brigade de fer… Edmond Leroux, commis principal auservice anthropométrique…

    Chapitre 5 Un enlèvement

    Herlock Sholmès ne broncha pas. Protester ? Accuser cesdeux hommes ? C’était inutile. À moins de preuves qu’iln’avait point et qu’il ne voulait pas perdre son temps à chercher,personne ne le croirait.

    Tout crispé, les poings serrés, il ne songeait qu’à ne pastrahir, devant Ganimard triomphant, sa rage et sa déception. Ilsalua respectueusement les frères Leroux, soutiens de la société,et se retira.

    Dans le vestibule il fit un crochet vers une porte basse quiindiquait l’entrée de la cave, et ramassa une petite pierre decouleur rouge : c’était un grenat.

    Dehors, s’étant retourné, il lut, près du n° 40 de la maison,cette inscription : « Lucien Destange, architecte, 1877. »

    Même inscription au n° 42.

    « Toujours la double issue, pensa-t-il. Le 40 et le 42communiquent. Comment n’y ai-je pas songé ? J’aurais dû resteravec les deux agents cette nuit. »

    Il dit à ces hommes :

    – Deux personnes sont sorties par cette porte pendant monabsence, n’est-ce pas ?

    Et il désignait la porte de la maison voisine.

    – Oui, un Monsieur et une dame.

    Il prit le bras de l’inspecteur principal, et l’entraînant :

    – Monsieur Ganimard, vous avez trop ri pour m’en vouloirbeaucoup du petit dérangement que je vous ai causé…

    – Oh je ne vous en veux nullement.

    – N’est-ce pas ? Mais les meilleures plaisanteries n’ontqu’un temps, et je suis d’avis qu’il faut en finir.

    – Je le partage.

    – Nous voici au septième jour. Dans trois jours il estindispensable que je sois à Londres.

    – Oh ! Oh !

    – J’y serai, Monsieur, et je vous prie de vous tenir prêt dansla nuit de mardi à mercredi.

    – Pour une expédition du même genre ? fit Ganimard,gouailleur.

    – Oui, Monsieur, du même genre.

    – Et qui se terminera ?

    – Par la capture de Lupin.

    – Vous croyez ?

    – Je vous le jure sur l’honneur, Monsieur.

    Sholmès salua et s’en fut prendre un peu de repos dans l’hôtelle plus proche ; après quoi, ragaillardi, confiant enlui-même, il retourna rue Chaigrin, glissa deux louis dans la mainde la concierge, s’assura que les frères Leroux étaient partis,apprit que la maison appartenait à un M. Harmingeat, et, muni d’unebougie, descendit à la cave par la petite porte auprès de laquelleil avait ramassé le grenat.

    Au bas de l’escalier il en ramassa un autre de formeidentique.

    – Je ne me trompais pas, pensa-t-il, c’est par là qu’oncommunique… voyons, ma clef passe-partout ouvre-t-elle le caveauréservé au locataire du rez-de-chaussée ? Oui.., parfait…examinons ces casiers de vin. Oh ! Oh ! Voici des placesoù la poussière a été enlevée… et, par terre, des empreintes depas…

    Un bruit léger lui fit prêter l’oreille. Rapidement il poussa laporte, souffla sa bougie et se dissimula derrière une pile decaisses vides. Après quelques secondes, il nota qu’un des casiersde fer pivotait doucement, entraînant avec lui tout le morceau demuraille auquel il était accroché. La lueur d’une lanterne futprojetée. Un bras apparut. Un homme entra.

    Il était courbé en deux comme quelqu’un qui cherche. Du bout desdoigts il remuait la poussière, et plusieurs fois il se releva etjeta quelque chose dans une boîte en carton qu’il tenait de la maingauche. Ensuite il effaça la trace de ses pas, de même que lesempreintes laissées par Lupin et la Dame blonde, et il se rapprochadu casier.

    Il eut un cri rauque et s’effondra. Sholmès avait bondi sur lui.Ce fut l’affaire d’une minute, et, de façon la plus simple dumonde, l’homme se trouva étendu sur le sol, les chevilles attachéeset les poignets ficelés.

    L’Anglais se pencha.

    – Combien veux-tu pour parler ?… pour dire ce que tusais ?

    L’homme répondit par un sourire d’une telle ironie que Sholmèscomprit la vanité de sa question.

    Il se contenta d’explorer les poches de son captif, mais sesinvestigations ne lui valurent qu’un trousseau de clefs, unmouchoir, et la petite boîte en carton dont l’individu s’étaitservi, et qui contenait une douzaine de grenats pareils à ceux queSholmès avait recueillis. Maigre butin !

    En outre, qu’allait-il faire de cet homme ? Attendre queses amis vinssent à son secours et les livrer tous à lapolice ? À quoi bon ? Quel avantage en tirerait-il contreLupin ?

    Il hésitait, quand l’examen de la boîte le décida. Elle portaitcette adresse : « Léonard, bijoutier, rue de la Paix. »

    Il résolut tout simplement d’abandonner l’homme. Il repoussa lecasier, ferma la cave, et sortit de la maison. D’un bureau deposte, il avertit M. Destange, par petit bleu, qu’il ne pourraitvenir que le lendemain. Puis il se rendit chez le bijoutier, auquelil remit les grenats.

    – Madame m’envoie pour ces pierres. Elles se sont détachées d’unbijou qu’elle a acheté ici.

    Sholmès tombait juste. Le marchand répondit :

    – En effet… Cette dame m’a téléphoné. Elle passera tantôtelle-même.

    Ce n’est qu’à cinq heures que Sholmès, posté sur le trottoir,aperçut une dame enveloppée d’un voile épais, et dont la tournurelui sembla suspecte. À travers la vitre il put la voir qui déposaitsur le comptoir un bijou ancien orné de grenats.

    Elle s’en alla presque aussitôt, fit des courses à pied, montadu côté de Clichy, et tourna par des rues que l’Anglais neconnaissait pas. À la nuit tombante, il pénétrait derrière elle, etsans que la concierge l’avisât, dans une maison à cinq étages, àdeux corps de bâtiment, et par conséquent à innombrableslocataires. Au deuxième étage elle s’arrêta et entra. Deux minutesplus tard, l’Anglais tentait la chance, et, les unes après lesautres, essayait avec précaution les clefs du trousseau dont ils’était emparé. La quatrième fit jouer la serrure.

    À travers l’ombre qui les emplissait, il aperçut des piècesabsolument vides comme celles d’un appartement inhabité, et donttoutes les portes étaient ouvertes. Mais au bout d’un couloir, lalueur d’une lampe filtra, et s’étant approché sur la pointe despieds, il vit, par la glace sans tain qui séparait le salon d’unechambre contiguë, la dame voilée qui ôtait son vêtement et sonchapeau, les déposait sur l’unique siège de cette chambre ets’enveloppait d’un peignoir de velours.

    Et il la vit aussi s’avancer vers la cheminée et pousser lebouton d’une sonnerie électrique. Et la moitié du panneau quis’étendait à droite de la cheminée s’ébranla, glissa selon le planmême du mur, et s’insinua dans l’épaisseur du panneau voisin.

    Dès que l’entrebâillement fut assez large, la dame passa… etdisparut, emportant la lampe.

    Le système était simple. Sholmès l’employa.

    Il marcha dans l’obscurité, à tâtons, mais tout de suite safigure heurta des choses molles. À la flamme d’une allumette, ilconstata qu’il se trouvait dans un petit réduit encombré de robeset de vêtements qui étaient suspendus à des tringles. Il se frayaun passage et s’arrêta devant l’embrasure d’une porte close par unetapisserie ou du moins par l’envers d’une tapisserie. Et sonallumette s’étant consumée, il aperçut de la lumière qui perçait latrame lâche et usée de la vieille étoffe.

    Alors il regarda.

    La Dame blonde était là, sous ses yeux, à portée de sa main.

    Elle éteignit la lampe et alluma l’électricité. Pour la premièrefois Sholmès put voir son visage en pleine lumière. Il tressaillit.La femme qu’il avait fini par atteindre après tant de détours et demanœuvres n’était autre que Clotilde Destange.

    Clotilde Destange, la meurtrière du Baron d’Hautrec et lavoleuse du diamant bleu ! Clotilde Destange, la mystérieuseamie d’Arsène Lupin !

    La Dame blonde enfin !

    « Eh oui, parbleu, pensa-t-il, je ne suis qu’un âne bâté. Parceque l’amie de Lupin est blonde et Clotilde brune, je n’ai pas songéà rapprocher les deux femmes l’une de l’autre ! Comme si laDame blonde pouvait rester blonde après le meurtre du Baron et levol du diamant ! »

    Sholmès voyait une partie de la pièce, élégant boudoir de femme,orné de tentures claires et de bibelots précieux. Une méridienned’acajou s’allongeait sur une marche basse. Clotilde s’y étaitassise, et demeurait immobile la tête entre ses mains. Et, au boutd’un instant, il s’aperçut qu’elle pleurait. De grosses larmescoulaient sur ses joues pâles, glissaient vers sa bouche, tombaientgoutte à goutte sur le velours de son corsage. Et d’autres larmesles suivaient indéfiniment, comme surgies d’une source inépuisable.Et c’était le spectacle le plus triste qui fût que ce désespoirmorne et résigné qui s’exprimait par la lente coulée deslarmes.

    Mais une porte s’ouvrit derrière elle. Arsène Lupin entra.

    Ils se regardèrent longtemps, sans dire une parole, puis ils’agenouilla près d’elle, lui appuya la tête sur sa poitrine,l’entoura de ses bras, et il y avait dans le geste dont il enlaçaitla jeune fille une tendresse profonde et beaucoup de pitié. Ils nebougeaient pas. Un doux silence les unit, et les larmes coulaientmoins abondantes.

    – J’aurais tant voulu vous rendre heureuse !murmura-t-il.

    – Je suis heureuse.

    – Non, puisque vous pleurez… vos larmes me désolent,Clotilde.

    Malgré tout, elle se laissait prendre au son de cette voixcaressante, et elle écoutait, avide d’espoir et de bonheur. Unsourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore !Il la supplia :

    – Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l’être. Vousn’en avez pas le droit.

    Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et ditgravement :

    – Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste,Maxime.

    – Mais pourquoi ?

    – Elles ont tué.

    Maxime s’écria :

    – Taisez-vous ! Ne pensez pas à cela… le passé est mort, lepassé ne compte pas.

    Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avecun sourire plus clair comme si chaque baiser eût effacé un peu del’horrible souvenir.

    – Il faut m’aimer, Maxime, il le faut parce qu’aucune femme nevous aimera comme moi. Pour vous plaire, j’ai agi, j’agis encore,non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets.J’accomplis des actes contre lesquels tous mes instincts et toutema conscience se révoltent, mais je ne peux pas résister… tout ceque je fais, je le fais machinalement, parce que cela vous estutile, et que vous le voulez… et je suis prête à recommencerdemain… et toujours.

    Il dit avec amertume :

    – Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vieaventureuse ? J’aurais dû rester le Maxime Bermond que vousavez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l’autrehomme que je suis.

    Elle dit très bas :

    – J’aime aussi cet autre homme, et je ne regrette rien.

    – Si, vous regrettez votre vie passée, la vie au grand jour.

    – Je ne regrette rien quand vous êtes là, dit-ellepassionnément ! Il n’y a plus de faute, il n’y a plus de crimequand mes yeux vous voient. Que m’importe d’être malheureuse loinde vous, et de souffrir, et de pleurer, et d’avoir horreur de toutce que je fais… votre amour efface tout… j’accepte tout… mais ilfaut m’aimer !…

    – Je ne vous aime pas parce qu’il le faut, Clotilde, mais pourl’unique raison que je vous aime.

    – En êtes-vous sûr ? dit-elle toute confiante.

    – Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, mon existence estviolente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer letemps que je voudrais.

    Elle s’affola aussitôt.

    – Qu’y a-t-il ? Un danger nouveau ? Vite, parlez.

    – Oh ! Rien de grave encore. Pourtant…

    – Pourtant ?

    – Eh bien, il est sur nos traces.

    – Sholmès ?

    – Oui. C’est lui qui a lancé Ganimard dans l’affaire durestaurant hongrois. C’est lui qui a posté, cette nuit, les deuxagents de la rue Chalgrin. J’en ai la preuve. Ganimard a fouillé lamaison ce matin, et Sholmès l’accompagnait. En outre…

    – En outre ?

    – Eh bien, il y a autre chose : il nous manque un de nos hommes,Jeanniot.

    – Le concierge ?

    – Oui.

    – Mais c’est moi qui l’ai envoyé ce matin, rue Chaigrin, pourramasser des grenats qui étaient tombés de ma broche.

    – Il n’y a pas de doute, Sholmès l’aura pris au piège.

    – Nullement. Les grenats ont été apportés au bijoutier de la ruede la Paix.

    – Alors, qu’est-il devenu depuis ?

    – Oh Maxime, j’ai peur.

    – Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais j’avoue que la situationest très grave. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa forceréside dans son isolement. Rien ne peut le trahir.

    – Que décidez-vous ?

    – L’extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résoluà changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l’asileinviolable que vous savez. L’intervention de Sholmès brusque leschoses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se direque fatalement, il arrivera au bout de cette piste. Donc, j’ai toutpréparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi,ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place,après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, cequi n’est pas une petite affaire. D’ici là…

    – D’ici là ?

    – Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir,Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains toutdès qu’il s’agit de vous.

    – Il est impossible que cet Anglais parvienne jusqu’à moi.

    – Tout est possible avec lui, et je me méfie. Hier, quand j’aimanqué d’être surpris par votre père, j’étais venu pour fouillerl’armoire qui contient les anciens registres de M. Destange. Il y alà un danger. Il y en a partout. Je devine l’ennemi qui rôde dansl’ombre et qui se rapproche de plus en plus. Je sens qu’il noussurveille… qu’il tend ses filets autour de nous. C’est là une deces intuitions qui ne me trompent jamais.

    – En ce cas, dit-elle, partez, Maxime, et ne pensez plus à meslarmes. Je serai forte, et j’attendrai que le danger soit conjuré.Adieu, Maxime.

    Elle l’embrassa longuement. Et ce fut elle-même qui le poussadehors. Sholmès entendit le son de leurs voix qui s’éloignait.

    Hardiment, surexcité par ce même besoin d’agir, envers et contretout, qui le stimulait depuis la veille, il s’engagea dans uneantichambre à l’extrémité de laquelle il y avait un escalier. Mais,au moment où il allait descendre, le bruit d’une conversationpartit de l’étage inférieur, et il jugea préférable de suivre uncouloir circulaire qui le conduisit à un autre escalier. Au bas decet escalier il fut très surpris de voir des meubles dont ilconnaissait déjà la forme et l’emplacement. Une porte étaitentrebâillée. Il pénétra dans une grande pièce ronde. C’était labibliothèque de M. Destange.

    « Parfait ! Admirable ! murmura-t-il, je comprendstout. Le boudoir de Clotilde, c’est-à-dire de la Dame blonde,communique avec un des appartements de la maison voisine, et cettemaison voisine a sa sortie, non sur la place Malesherbes, mais surune rue adjacente, la rue Montchanin, autant que je m’en souvienne…À merveille ! Et je m’explique comment Clotilde Destange varejoindre son bien-aimé tout en gardant la réputation d’unepersonne qui ne sort jamais. Et je m’explique aussi comment ArsèneLupin a surgi près de moi, hier soir, sur la galerie : il doit yavoir une autre communication entre l’appartement voisin et cettebibliothèque… »

    Et il concluait :

    « Encore une maison truquée. Encore une fois, sans doute,Destange architecte ! Il s’agit maintenant de profiter de monpassage ici pour vérifier le contenu de l’armoire… et pour medocumenter sur les autres maisons truquées. »

    Sholmès monta sur la galerie et se dissimula derrière lesétoffes de la rampe. Il y resta jusqu’à la fin de la soirée. Undomestique vint éteindre les lampes électriques. Une heure plustard, l’Anglais fit fonctionner le ressort de sa lanterne et sedirigea vers l’armoire.

    Comme il le savait, elle contenait les anciens papiers del’architecte, dossiers, devis, livres de comptabilité. Au secondplan, une série de registres, classés par ordre d’ancienneté, sedressait.

    Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôtil examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, lalettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné duchiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut :

    « Harmingeat, 40, rue Chaigrin. »

    Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue del’établissement d’un calorifère dans son immeuble. Et en marge,cette note : « Voir le dossier M. B. »

    – Eh ! Je le sais bien, dit-il, le dossier M. B., c’estcelui qu’il me faut. Par lui, je saurai le domicile actuel de M.Lupin.

    Ce n’est qu’au matin que, sur la deuxième moitié d’un registre,il découvrit ce fameux dossier.

    Il comportait quinze pages. L’une reproduisait la page consacréeà M. Harmingeat de la rue Chaigrin. Une autre détaillait lestravaux exécutés pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron.Une autre était réservée au Baron d’Hautrec, 134, avenueHenri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres àdifférents propriétaires de Paris.

    Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puisil remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur laplace déserte, en ayant soin de repousser les volets.

    Dans sa chambre d’hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu’ilapportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia lesconclusions que l’on pouvait tirer du dossier M. B., ou, pour mieuxdire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin.

    À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique :

    « Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et vousconfierai une personne dont la capture est de la plus hauteimportance. En tout cas, soyez chez vous cette nuit et demainmercredi jusqu’à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentained’hommes à votre disposition… »

    Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont lechauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente,et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plusloin que l’hôtel Destange.

    – Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien,relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, etattendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votremoteur en marche. Dès que je reviendrai, en route pour la ruePergolèse.

    Au moment de franchir le seuil de l’hôtel, il eut une dernièrehésitation. N’était-ce pas une faute de s’occuper ainsi de la Dameblonde tandis que Lupin achevait ses préparatifs de départ ?Et n’aurait-il pas mieux fait, à l’aide de la liste des immeubles,de chercher tout d’abord le domicile de son adversaire ?

    – Bah ? se dit-il, quand la Dame blonde sera maprisonnière, je serai maître de la situation.

    Et il sonna.

    M. Destange se trouvait déjà dans la bibliothèque. Ilstravaillèrent un moment et Sholmès cherchait un prétexte pourmonter jusqu’à la chambre de Clotilde, lorsque la jeune filleentra, dit bonjour à son père, s’assit dans le petit salon et semit à écrire.

    De sa place, Sholmès la voyait, penchée sur la table, et qui, detemps à autre, méditait, la plume en l’air et le visage pensif. Ilattendit, puis prenant un volume, il dit à M. Destange :

    – Voici justement un livre que Mlle Destange m’a prié de luiapporter dès que je mettrais la main dessus.

    Il se rendit dans le petit salon et se posta devant Clotilde defaçon à ce que son père ne pût l’apercevoir, et il prononça :

    – Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M.Destange.

    – Ah ! fit-elle sans se déranger. Mon père a donc changé desecrétaire ?

    – Oui, Mademoiselle, et je désirerais vous parler.

    – Veuillez vous asseoir, Monsieur, j’ai fini.

    Elle ajouta quelques mots à sa lettre, la signa, cachetal’enveloppe, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d’untéléphone, obtint la communication avec sa couturière, priacelle-ci de hâter l’achèvement d’un manteau de voyage dont elleavait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès :

    – Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elleavoir lieu devant mon père ?

    – Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pashausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entendepoint.

    – Pour qui est-ce préférable ?

    – Pour vous, Mademoiselle.

    – Je n’admets pas de conversation que mon père ne puisseentendre.

    – Il faut pourtant bien que vous admettiez celle-ci.

    Ils se levèrent l’un et l’autre, les yeux croisés.

    Et elle dit :

    – Parlez, Monsieur.

    Toujours debout, il commença :

    – Vous me pardonnerez si je me trompe sur certains pointssecondaires. Ce que je garantis, c’est l’exactitude générale desincidents que j’expose.

    – Pas de phrases, je vous prie. Des faits.

    À cette interruption, lancée brusquement, il sentit que la jeunefemme était sur ses gardes, et il reprit :

    – Soit, j’irai droit au but. Donc il y a cinq ans, Monsieurvotre père a eu l’occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond,lequel s’est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, jene saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s’est prisd’affection pour ce jeune homme, et, comme l’état de sa santé nelui permettait plus de s’occuper de ses affaires, il confia à M.Bermond l’exécution de quelques commandes qu’il avait acceptées dela part d’anciens clients, et qui semblaient en rapport avec lesaptitudes de son collaborateur.

    Herlock s’arrêta. Il lui parut que la pâleur de la jeune filles’était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu’elleprononça :

    – Je ne connais pas les faits dont vous m’entretenez, Monsieur,et surtout je ne vois pas en quoi ils peuvent m’intéresser.

    – En ceci, Mademoiselle, c’est que M. Maxime Bermond s’appellede son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, ArsèneLupin.

    Elle éclata de rire.

    – Pas possible ! Arsène Lupin ? M. Maxime Bermonds’appelle Arsène Lupin ?

    – Comme j’ai l’honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisquevous refusez de me comprendre à demi-mot, j’ajouterai qu’ArsèneLupin a trouvé ici, pour l’accomplissement de ses projets, uneamie, plus qu’une amie, une complice aveugle et… passionnémentdévouée.

    Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peud’émotion que Sholmès fut frappé d’une telle maîtrise, elle déclara:

    – J’ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veuxl’ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortird’ici.

    – Je n’ai jamais eu l’intention de vous imposer ma présenceindéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu’elle. Seulementj’ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel.

    – Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ?

    – Vous !

    – Moi ?

    – Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, etvous me suivrez, sans une protestation, sans un mot.

    Ce qu’il y avait d’étrange dans cette scène, c’était le calmeabsolu des deux adversaires. Plutôt qu’un duel implacable entredeux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton deleurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas dumême avis.

    Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M.Destange qui maniait ses livres avec des gestes mesurés.

    Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlocktira sa montre.

    – Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nouspartons.

    – Sinon ?

    – Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte…

    – Quoi ?

    – La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond,et je lui raconte la double vie de sa complice.

    – De sa complice ?

    – Oui, de celle que l’on appelle la Dame blonde, de celle quifut blonde.

    – Et quelles preuves lui donnerez-vous ?

    – Je l’emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passagequ’Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction,a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passagequi vous a servi à tous les deux, l’avant-dernière nuit.

    –Après ?

    – Après, j’emmènerai M. Destange chez Maître Detinan, nousdescendrons l’escalier de service par lequel vous êtes descendueavec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercheronstous deux la communication sans doute analogue qui existe avec lamaison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard desBatignolles et non sur la rue Clapeyron ?

    – Après ?

    – Après, j’emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il luisera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par ArsèneLupin lors de la restauration de ce château, de découvrir lespassages secrets qu’Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes.Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde des’introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d’yprendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plustard, de s’introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et decacher ce diamant bleu au fond d’un flacon… acte assez bizarre, jel’avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, celan’importe point.

    – Après ?

    – Après, fit Herlock d’une voix plus grave, j’emmènerai M.Destange au 134 avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment leBaron d’Hautrec…

    – Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec uneffroi soudain… je vous défends ! … Alors vous osez dire quec’est moi… vous m’accusez…

    – Je vous accuse d’avoir tué le Baron d’Hautrec.

    – Non, non, c’est une infamie.

    – Vous avez tué le Baron d’Hautrec, Mademoiselle. Vous étiezentrée à son service sous le nom d’Antoinette Bréhat, dans le butde lui ravir le diamant bleu, et vous l’avez tué.

    De nouveau elle murmura, brisée, réduite à la prière :

    – Taisez-vous, Monsieur, je vous en supplie. Puisque vous saveztant de choses, vous devez savoir que je n’ai pas assassiné leBaron.

    – Je n’ai pas dit que vous l’aviez assassiné, Mademoiselle. LeBaron d’Hautrec était sujet à des accès de folie que, seule, lasœur Auguste pouvait maîtriser. Je tiens ce détail d’elle-même. Enl’absence de cette personne, il a dû se jeter sur vous, et c’est aucours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l’avez frappé.Épouvantée par un tel acte, vous avez sonné et vous vous êtesenfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleuque vous étiez venue prendre. Un instant après vous rameniez un descomplices de Lupin, domestique dans la maison voisine, voustransportiez le Baron sur son lit, vous remettiez la chambre enordre… mais toujours sans oser prendre le diamant bleu. Voilà cequi s’est passé. Donc, je le répète, vous n’avez pas assassiné leBaron. Cependant ce sont bien vos mains qui l’ont frappé.

    Elle les avait croisées sur son front, ses longues mains fineset pâles, et elle les garda longtemps ainsi, immobiles. Enfin,déliant ses doigts, elle découvrit son visage douloureux etprononça :

    – Et c’est tout cela que vous avez l’intention de dire à monpère ?

    – Oui, et je lui dirai que j’ai comme témoins Mlle Gerbois, quireconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtraAntoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme deRéal. Voilà ce que je lui dirai.

    – Vous n’oserez pas, dit-elle, recouvrant son sang-froid devantla menace d’un péril immédiat.

    Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l’arrêta:

    – Un instant, Monsieur.

    Elle réfléchit, maîtresse d’elle-même maintenant, et, fortcalme, lui demanda :

    – Vous êtes Herlock Sholmès, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Que voulez-vous de moi ?

    – Ce que je veux ? J’ai engagé contre Arsène Lupin un dueldont il faut que je sorte vainqueur. Dans l’attente d’un dénouementqui ne saurait tarder beaucoup, j’estime qu’un otage aussi précieuxque vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable.Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu’unde mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre.

    – C’est tout ?

    – C’est tout, je ne fais pas partie de la police de votre pays,et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier.

    Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment derépit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, sitranquille soudain, presque indifférente aux dangers quil’entouraient.

    « Et même, songeait l’Anglais, se croit-elle en danger ?Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vousatteindre. Lupin est tout-puissant, Lupin est infaillible. »

    – Mademoiselle, dit-il, j’ai parlé de cinq minutes, il y en aplus de trente.

    – Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d’yprend mes affaires ?

    – Si vous le désirez, Mademoiselle, j’irai vous attendre rueMontchanin. Je suis un excellent ami du concierge Jeanniot.

    – Ah ! vous savez… fit-elle avec un effroi visible.

    – Je sais bien des choses.

    – Soit. Je sonnerai donc.

    On lui apporta son chapeau et son vêtement, et Sholmès lui dit:

    – Il faut que vous donniez à M. Destange une raison qui expliquenotre départ, et que cette raison puisse au besoin expliquer votreabsence pendant quelques jours.

    – C’est inutile. Je serai ici tantôt.

    De nouveau ils se défièrent du regard, ironiques tous deux etsouriants.

    – Comme vous êtes sûre de lui dit Sholmès.

    – Aveuglément.

    – Tout ce qu’il fait est bien, n’est-ce pas ? Tout ce qu’ilveut se réalise. Et vous approuvez tout, et vous êtes prête à toutpour lui.

    – Je l’aime, dit-elle, frissonnante de passion.

    – Et vous croyez qu’il vous sauvera ?

    Elle haussa les épaules et, s’avançant vers son père, elle leprévint.

    – Je t’enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèquenationale.

    – Tu rentres déjeuner ?

    – Peut-être… ou plutôt non… mais ne t’inquiète pas…

    Et elle déclara fermement à Sholmès :

    – Je vous suis, Monsieur.

    – Sans arrière-pensée ?

    – Les yeux fermés.

    – Si vous tentez de vous échapper, j’appelle, je crie, on vousarrête, et c’est la prison. N’oubliez pas que la Dame blonde estsous le coup d’un mandat.

    – Je vous jure sur l’honneur que je ne ferai rien pourm’échapper.

    – Je vous crois. Marchons.

    Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrentl’hôtel.

    Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sensopposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette querecouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmèsentendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, priaClotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

    La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs,l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

    Herlock, pensif, combinait ses plans.

    « Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre sesmains… lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il lamènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, jeconsulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Etcette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimardcomme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande…»

    Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à saportée et de voir qu’aucun obstacle sérieux ne l’en séparait. Et,cédant à un besoin d’expansion qui contrastait avec sa nature, ils’écria :

    – Excusez-moi, Mademoiselle, si je montre tant de satisfaction.La bataille fut pénible, et le succès m’est particulièrementagréable.

    – Succès légitime, Monsieur, et dont vous avez le droit de vousréjouir.

    – Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nousprenons ! Le chauffeur n’a donc pas entendu ?

    À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Quediable pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors desfortifications.

    Sholmès baissa la glace.

    – Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… ruePergolèse !…

    L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

    – Je vous dis d’aller rue Pergolèse.

    L’homme ne répondit point.

    – Ah ! ça, mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettezde la mauvaise volonté… nous n’avons rien à faire par ici… ruePergolèse ! Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plusvite.

    Toujours le même silence. L’Anglais frémit d’inquiétude. Ilregarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres dela jeune fille.

    – Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… cet incident n’a aucunrapport… cela ne change rien aux choses…

    – Absolument rien, répondit-elle.

    Tout à coup une idée le bouleversa. Se levant à moitié, ilexamina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège.Les épaules étaient plus minces, l’attitude plus dégagée… une sueurfroide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la pluseffroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme, c’étaitArsène Lupin.

    – Eh bien, Monsieur Sholmès, que dites-vous de cette petitepromenade ?

    – Délicieuse, cher Monsieur, vraiment délicieuse, ripostaSholmès.

    Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effortplus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissementdans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de toutson être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, unflot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et,d’un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur MlleDestange.

    – À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feusur Mademoiselle.

    – Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindrela tempe, répondit Lupin sans tourner la tête.

    Clotilde prononça :

    – Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant, et jesuis très peureuse.

    Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la routese hérissait devant la voiture.

    – Qu’il arrête ! Qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès,fou de colère, vous voyez bien que je suis capable detout !

    Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

    Elle murmura :

    – Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là noussommes sûrs de déraper.

    Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de laportière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareilacte.

    Clotilde lui dit :

    – Prenez garde, Monsieur, il y a une automobile derrièrenous.

    Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouched’aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommesen peau de bête qui la montaient.

    « Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons. »

    Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumissionorgueilleuse de ceux qui s’inclinent et qui attendent quand ledestin se tourne contre eux. Et tandis que l’on traversait la Seineet que l’on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné,maître de sa colère et sans amertume ; il ne songeait plusqu’à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s’était substitué auchauffeur. Que le brave garçon qu’il avait choisi le matin sur leboulevard pût être un complice placé là d’avance, il ne l’admettaitpas. Pourtant il fallait bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, etil ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès avaitmenacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait sonprojet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s’étaient pointquittés.

    Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandéepar la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et tout desuite il comprit. Avant même qu’il n’eût parlé, à la seule annoncede l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M.Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but duvisiteur, et, froidement, naturellement, comme si elleaccomplissait bien en réalité l’acte qu’elle semblait accomplir,elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’unfournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

    Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile enstation, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte, commentil avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce quipassionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’étaitl’évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse ilest vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisantles traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux,avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

    Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui,par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme detelles provisions d’audace et d’énergie ?

    On franchit la Seine et l’on escalada la côte deSaint-Germain ; mais, à cinq cents mètres au-delà de cetteville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, ettoutes deux s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

    – Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer devéhicule. Le nôtre est vraiment d’une lenteur !…

    – Comment donc ! s’écria Sholmès, d’autant plus empresséqu’il n’avait pas le choix.

    – Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, carnous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si,si, acceptez, qui sait quand vous dînerez !

    Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, etcomme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmèsreconnut le Monsieur en redingote du restaurant hongrois. Lupin luidit :

    – Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l’ai loué. Ilattend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre.Vous lui ferez le second versement de mille francs promis.Ah ! j’oubliais, veuillez donner vos lunettes à M.Sholmès.

    Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant etpartit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de seshommes.

    Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ».Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait àleur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et ildisparaissait à l’instant comme absorbé par un abîme vers lequeld’autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, seprécipitaient avec la hâte tumultueuse d’un torrent qui sentl’approche du gouffre.

    Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus deleurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit devagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et lesvilles s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline àl’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port,ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade.Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrentles ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf.Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, àl’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yachtsobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutesde fumée noire.

    La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus dequarante lieues.

    Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’oret salua.

    – Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu ladépêche ?

    – Je l’aie reçue.

    – L’Hirondelle est prête ?

    – L’Hirondelle est prête.

    – En ce cas, Monsieur Sholmès ?

    L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à laterrasse d’un café, un autre plus près, un instant, puis comprenantqu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié àfond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans lacabine du capitaine.

    Elle était vaste, d’une propreté méticuleuse, et toute claire duvernis de ses lambris et de l’étincellement de ses cuivres.

    Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement,il dit à Sholmès :

    – Que savez-vous au juste ?

    – Tout.

    – Tout ? Précisez.

    Il n’y avait plus dans l’intonation de sa voix cette politesseun peu ironique qu’il affectait à l’égard de l’Anglais. C’étaitl’accent impérieux du maître qui a l’habitude de commander etl’habitude que tout le monde plie devant lui, fût-ce un HerlockSholmès.

    Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemisdéclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit :

    – Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur monchemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdremon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviensdonc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Quesavez-vous au juste ?

    – Tout, Monsieur, je vous le répète.

    Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé :

    – Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que,sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisonsconstruites par M. Destrange.

    – Oui.

    – Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

    – Oui.

    – Et vous avez la liste des onze autres.

    – Oui.

    – Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sansdoute.

    – Oui.

    – Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y ena fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pourceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettreen campagne et de découvrir ma retraite.

    – Non.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre,seul, en campagne.

    – Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mesmains.

    – Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vosmains.

    – C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

    – Non.

    Arsène Lupin se rapprocha encore de l’Anglais, et lui posanttrès doucement la main sur l’épaule :

    – Écoutez, Monsieur, je ne suis pas en humeur de discuter, etvous n’êtes pas, malheureusement pour vous, en état de me faireéchec. Donc, finissons-en.

    – Finissons-en.

    – Vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas chercherà vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eauxanglaises.

    – Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous lesmoyens à m’échapper, répondit Sholmès, indomptable.

    – Mais, sapristi, vous savez pourtant que je n’ai qu’un mot àdire pour vous réduire à l’impuissance. Tous ces hommes m’obéissentaveuglément. Sur un signe de moi, ils vous mettent une chaîne aucou…

    – Les chaînes se cassent.

    – … Et vous jettent par-dessus bord à dix milles des côtes.

    – Je sais nager.

    – Bien répondu, s’écria Lupin en riant. Dieu me pardonne,j’étais en colère. Excusez-moi, maître… et concluons. Admettez-vousque je cherche les mesures nécessaires à ma sécurité et à celle demes amis ?

    – Toutes les mesures. Mais elles sont inutiles.

    – D’accord. Cependant vous ne m’en voudrez pas de lesprendre.

    – C’est votre devoir. Allons-y.

    Lupin ouvrit la porte et appela le capitaine et deux matelots.Ceux-ci saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé luificelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette ducapitaine.

    – Assez ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination,Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour quej’ose me permettre…

    Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

    – Capitaine, un homme d’équipage restera ici à la disposition deM. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant quepossible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas unprisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre,capitaine ?

    – Deux heures cinq.

    Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à lacloison de la cabine.

    – Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien detemps vous faut-il pour aller à Southampton ?

    – Neuf heures, sans nous presser.

    – Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terreavant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et quiarrive au Havre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-cepas, capitaine ? Je me répète : comme il serait infinimentdangereux pour nous tous que Monsieur revînt en France par cebateau, il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant uneheure du matin.

    – C’est compris.

    – Je vous salue, Maître. À l’année prochaine, dans ce monde oudans l’autre.

    – À demain.

    Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile quis’éloignait, et tout de suite, aux profondeurs de L’Hirondelle, lavapeur haleta plus violemment. Le bateau démarrait.

    Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine etl’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette oùil était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

    Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagéepar les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait cedélicieux entrefilet :

    « Hier un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contreHerlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décretétait exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a étédébarqué à Southampton. »

     

    Chapitre 6 La seconde arrestation d’Arsène Lupin

    Dès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent larue Crevaux, entre l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenueBugeaud. M. Félix Davey quittait l’appartement qu’il occupait auquatrième étage du n° 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni enun seul appartement le cinquième étage de la même maison et lecinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour– pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas –les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondantsétrangers lui rendaient quotidiennement visite.

    Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parlaque plus tard, aucune des douze voitures ne portait le nom etl’adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaientne s’attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bienqu’à onze heures tout était fini. Il ne restait plus rien que cesmonceaux de papiers et de chiffons qu’on laisse derrière soi, auxcoins des chambres vides.

    M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plusraffinée, mais qui portait à la main une canne d’entraînement dontle poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, M.Félix Davey s’en alla tranquillement et s’assit sur le banc del’allée transversale qui coupe l’avenue du Bois, en face de la ruePergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise,lisait son journal, tandis qu’un enfant jouait à creuser avec sapelle un tas de sable.

    Au bout d’un instant Félix Davey dit à la femme, sans tourner latête :

    – Ganimard ?

    – Parti depuis ce matin neuf heures.

    – Où ?

    – À la Préfecture de police.

    – Seul ?

    – Seul.

    – Pas de dépêche cette nuit ?

    – Aucune.

    – On a toujours confiance en vous dans la maison ?

    – Toujours. Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elleme raconte tout ce que fait son mari… nous avons passé la matinéeensemble.

    – C’est bien. Jusqu’à nouvel ordre, continuez à venir ici,chaque jour, à onze heures.

    Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillonchinois où il prit un repas frugal, deux œufs, des légumes et desfruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge :

    – Je jette un coup d’œil là-haut, et je vous rends lesclefs.

    Il termina son inspection par la pièce qui lui servait decabinet de travail. Là, il saisit l’extrémité d’un tuyau de gazdont le coude était articulé et qui pendait le long de la cheminéeenleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petitappareil en forme de cornet, et souffla.

    Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sabouche, il murmura :

    – Personne, Dubreuil ?

    – Personne.

    – Je peux monter ?

    – Oui.

    Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant :

    « Jusqu’où va le progrès ? Notre siècle fourmille depetites inventions qui rendent vraiment la vie charmante etpittoresque. Et si amusante ! … Surtout quand on sait jouer àla vie comme moi. »

    Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. Laplaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontaitglissa sur d’invisibles rainures, démasquant une ouverture béanteoù reposaient les premières marches d’un escalier construit dans lecorps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fontesoigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche.

    Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de lacheminée. M. Dubreuil attendait.

    – C’est fini, chez vous ?

    – C’est fini.

    – Tout est débarrassé ?

    – Entièrement.

    – Le personnel ?

    – Il n’y a plus que les trois hommes de garde.

    – Allons-y.

    L’un après l’autre ils montèrent par le même chemin jusqu’àl’étage des domestiques, et débouchèrent dans une mansarde où setrouvaient trois individus dont l’un regardait par la fenêtre.

    – Rien de nouveau ?

    – Rien, patron.

    – La rue est calme ?

    – Absolument.

    – Encore dix minutes et je pars définitivement… vous partirezaussi. D’ici là, au moindre mouvement suspect dans la rue,avertissez-moi.

    – J’ai toujours le doigt sur la sonnerie d’alarme, patron.

    – Dubreuil, vous aviez recommandé à nos déménageurs de ne pastoucher aux fils de cette sonnerie ?

    – Certes, elle fonctionne à merveille.

    – Alors je suis tranquille.

    Ces deux messieurs redescendirent jusqu’à l’appartement de FélixDavey. Et celui-ci, après avoir rajusté la moulure de marbre,s’exclama joyeusement :

    – Dubreuil, je voudrais voir la tête de ceux qui découvrironttous ces admirables trucs, timbres d’avertissement, réseau de filsélectriques et de tuyaux acoustiques, passages invisibles, lames deparquets qui glissent, escaliers dérobés… une vraie machinationpour féerie !

    – Quelle réclame pour Arsène Lupin !

    – Une réclame dont on se serait bien passé. Dommage de quitterune pareille installation. Tout est à recommencer, Dubreuil… et surun nouveau modèle, évidemment, car il ne faut jamais se répéter.Peste soit du Sholmès !

    – Toujours pas revenu, le Sholmès ?

    – Et comment ? De Southampton, un seul paquebot, celui deminuit. Du Havre, un seul train, celui de huit heures du matin quiarrive à onze heures onze. Du moment qu’il n’a pas pris le paquebotde minuit – et il ne l’a pas pris, les instructions données aucapitaine étant formelles – il ne pourra être en France que cesoir, via Newhaven et Dieppe.

    – S’il revient !

    – Sholmès n’abandonne jamais la partie. Il reviendra, mais troptard. Nous serons loin.

    – Et Mlle Destange ?

    – Je dois la retrouver dans une heure.

    – Chez elle ?

    – Oh ! Non, elle ne rentrera chez elle que dans quelquesjours, après la tourmente… et lorsque je n’aurai plus à m’occuperque d’elle. Mais, vous, Dubreuil, il faut vous hâter.L’embarquement de tous nos colis sera long, et votre présence estnécessaire sur le quai.

    – Vous êtes sûr que nous ne sommes pas surveillés ?

    – Par qui ? Je ne craignais que Sholmès.

    Dubreuil se retira. Félix Davey fit un dernier tour, ramassadeux ou trois lettres déchirées, puis, apercevant un morceau decraie, il le prit, dessina sur le papier sombre de la salle àmanger un grand cadre, et inscrivit, ainsi que l’on fait sur uneplaque commémorative :

    « ICI HABITA, DURANT CINQ ANNÉES, AU DÉBUT DU XXème SIÈCLE,ARSÈNE LUPIN, GENTILHOMME-CAMBRIOLEUR. »

    Cette petite plaisanterie parut lui causer une vivesatisfaction. Il la contempla en sifflotant un air d’allégresse, ets’écria :

    – Maintenant que je suis en règle avec les historiens desgénérations futures, filons. Dépêchez-vous, maître Herlock Sholmès,avant trois minutes j’aurai quitté mon gîte, et votre défaite seratotale… encore deux minutes ! Vous me faites attendre,maître !… Encore une minute ! Vous ne venez pas ? Ehbien, je proclame votre déchéance et mon apothéose. Sur quoi, jem’esquive. Adieu, royaume d’Arsène Lupin ! Je ne vous verraiplus. Adieu les cinquante-cinq pièces des six appartements surlesquels je régnais ! Adieu, ma chambrette, mon austèrechambrette !

    Une sonnerie coupa net son accès de lyrisme, une sonnerie aiguë,rapide et stridente, qui s’interrompit deux fois, reprit deux foiset cessa. C’était la sonnerie d’alarme.

    Qu’y avait-il donc ? Quel danger imprévu ?Ganimard ? Mais non…

    Il fut sur le point de regagner son bureau et de s’enfuir. Maisd’abord il se dirigea du côté de la fenêtre. Personne dans la rue.L’ennemi serait-il donc déjà dans la maison ? Il écouta etcrut discerner des rumeurs confuses. Sans plus hésiter, il courutjusqu’à son cabinet de travail, et, comme il en franchissait leseuil, il distingua le bruit d’une clef que l’on cherchait àintroduire dans la porte du vestibule.

    – Diable, murmura-t-il, il n’est que temps. La maison estpeut-être cernée… l’escalier de service, impossible. Heureusementque la cheminée…

    Il poussa vivement la moulure : elle ne bougea pas. Il fit uneffort plus violent : elle ne bougea pas.

    Au même moment il eut l’impression que la porte s’ouvrait là-baset que des pas résonnaient.

    – Sacré nom, jura-t-il, je suis perdu si ce fichu mécanisme…

    Ses doigts se convulsèrent autour de la moulure. De tout sonpoids il pesa. Rien ne bougea. Rien ! Par une malchanceincroyable, par une méchanceté vraiment effarante du destin, lemécanisme, qui fonctionnait encore un instant auparavant, nefonctionnait plus !

    Il s’acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte,immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstaclestupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il lefrappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l’injuria…

    – Eh bien, quoi, Monsieur Lupin, il y a donc quelque chose quine marche pas comme il vous plaît ?

    Lupin se retourna, secoué d’épouvante. Herlock Sholmès étaitdevant lui !

    Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, commegêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! HerlockSholmès qu’il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu’uncolis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux etlibre ! Ah ! pour que cet impossible miracle se fûtréalisé malgré la volonté d’Arsène Lupin, il fallait unbouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui estillogique et anormal ! Herlock Sholmès en face delui !

    Et l’Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cettepolitesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l’avait sisouvent cinglé :

    – Monsieur Lupin, je vous avertis qu’à partir de cette minute,je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m’avez fait passerdans l’hôtel du Baron d’Hautrec, plus jamais aux mésaventures demon ami Wilson, plus jamais à mon enlèvement en automobile, et nonplus à ce voyage que je viens d’accomplir, ficelé par vos ordressur une couchette peu confortable. Cette minute efface tout. Je neme souviens plus de rien. Je suis payé. Je suis royalementpayé.

    Lupin garda le silence. L’Anglais reprit :

    – N’est-ce pas votre avis ?

    Il avait l’air d’insister comme s’il eût réclamé unacquiescement, une sorte de quittance à l’égard du passé.

    Après un instant de réflexion, durant lequel l’Anglais se sentitpénétré, scruté jusqu’au plus profond de son âme, Lupin déclara:

    – Je suppose, Monsieur, que votre conduite actuelle s’appuie surdes motifs sérieux ?

    – Extrêmement sérieux.

    – Le fait d’avoir échappé à mon capitaine et à mes matelotsn’est qu’un incident secondaire de notre lutte. Mais le fait d’êtreici, devant moi, seul, vous entendez, seul en face d’Arsène Lupin,me donne à croire que votre revanche est aussi complète quepossible.

    – Aussi complète que possible.

    – Cette maison ?

    – Cernée.

    – Les deux maisons voisines ?

    – Cernées.

    – L’appartement au-dessus de celui-ci ?

    – Les trois appartements du cinquième que M. Dubreuil occupait,cernés.

    – De sorte que…

    – De sorte que vous êtes pris, Monsieur Lupin, irrémédiablementpris.

    Les mêmes sentiments qui avaient agité Sholmès au cours de sapromenade en automobile, Lupin les éprouva, la même fureurconcentrée, la même révolte – mais aussi, en fin de compte – lamême loyauté le courba sous la force des choses. Tous deuxégalement puissants, ils devaient pareillement accepter la défaitecomme un mal provisoire auquel on doit se résigner.

    – Nous sommes quittes, Monsieur, dit-il nettement.

    L’Anglais sembla ravi de cet aveu. Ils se turent. Puis Lupinreprit, déjà maître de lui et souriant :

    – Et je n’en suis pas fâché ! Cela devenait fastidieux degagner à tous coups. Je n’avais qu’à allonger le bras pour vousatteindre en pleine poitrine. Cette fois, j’y suis. Touché,maître !

    Il riait de bon cœur.

    – Enfin on va se divertir ! Lupin est dans la souricière.Comment va t-il sortir de là ? Dans la souricière ! …Quelle aventure … ah maître, je vous dois une rude émotion. C’estcela, la vie !

    Il se pressa les tempes de ses deux poings fermés, comme pourcomprimer la joie désordonnée qui bouillonnait en lui, et il avaitaussi des gestes d’enfant qui décidément s’amuse au-delà de sesforces.

    Enfin il s’approcha de l’Anglais.

    – Et maintenant, qu’attendez-vous ?

    – Ce que j’attends ?

    – Oui, Ganimard est là, avec ses hommes. Pourquoi n’entre-t-ilpas ?

    – Je l’ai prié de ne pas entrer.

    – Et il a consenti ?

    – Je n’ai requis ses services qu’à la condition formelle qu’ilse laisserait guider par moi. D’ailleurs il croit que M. FélixDavey n’est qu’un complice de Lupin !

    – Alors je répète ma question sous une autre forme. Pourquoiêtes-vous entré seul ?

    – J’ai voulu d’abord vous parler.

    – Ah ! Ah ! Vous avez à me parler.

    Cette idée parut plaire singulièrement à Lupin. Il y a tellescirconstances où l’on préfère de beaucoup les paroles auxactes.

    – Monsieur Sholmès, je regrette de n’avoir point de fauteuil àvous offrir. Cette vieille caisse à moitié brisée vousagrée-t-elle ? Ou bien le rebord de cette fenêtre ? Jesuis sûr qu’un verre de bière serait le bienvenu… brune oublonde ?… Mais asseyez-vous, je vous en prie…

    – Inutile. Causons.

    – J’écoute.

    – Je serai bref. Le but de mon séjour en France n’était pasvotre arrestation. Si j’ai été amené à vous poursuivre, c’estqu’aucun autre moyen ne se présentait d’arriver à mon véritablebut.

    – Qui était ?

    – De retrouver le diamant bleu !

    – Le diamant bleu !

    – Certes, puisque celui qu’on a découvert dans le flacon duconsul Bleichen n’était pas le vrai.

    – En effet. Le vrai fut expédié par la Dame blonde, je le fiscopier exactement, et comme, alors, j’avais des projets sur lesautres bijoux de la comtesse, et que le consul Bleichen était déjàsuspect, la susdite Dame blonde, pour n’être point soupçonnée à sontour, glissa le faux diamant dans les bagages du susdit consul.

    – Tandis que vous, vous gardiez le vrai.

    – Bien entendu.

    – Ce diamant-là, il me le faut.

    – Impossible. Mille regrets.

    – Je l’ai promis à la comtesse de Crozon. Je l’aurai.

    – Comment l’aurez-vous, puisqu’il est en mapossession ?

    – Je l’aurai précisément parce qu’il est en votrepossession.

    – Je vous le rendrai donc ?

    – Oui.

    – Volontairement ?

    – Je vous l’achète.

    Lupin eut un accès de gaieté.

    – Vous êtes bien de votre pays. Vous traitez ça comme uneaffaire.

    – C’est une affaire.

    – Et que m’offrez-vous ?

    – La liberté de Mlle Destange.

    – Sa liberté ? Mais je ne sache pas qu’elle soit en étatd’arrestation.

    – Je fournirai à M. Ganimard les indications nécessaires. Privéede votre protection, elle sera prise, elle aussi.

    Lupin s’esclaffa de nouveau.

    – Cher Monsieur, vous m’offrez ce que vous n’avez pas. MlleDestange est en sûreté et ne craint rien. Je demande autrechose.

    L’Anglais hésita, visiblement embarrassé, un peu de rouge auxpommettes. Puis, brusquement, il mit la main sur l’épaule de sonadversaire :

    – Et si je vous proposais…

    – Ma liberté ?

    – Non… mais enfin je puis sortir de cette pièce, me concerteravec M. Ganimard…

    – Et me laisser réfléchir ?

    – Oui.

    – Eh ! Mon Dieu, à quoi cela me servira-t-il ! Cesatané mécanisme ne fonctionne plus, dit Lupin en poussant avecirritation la moulure de la cheminée.

    Il étouffa un cri de stupéfaction cette fois, caprice deschoses, retour inespéré de la chance, le bloc de marbre avait bougésous ses doigts !

    C’était le salut, l’évasion possible. En ce cas, à quoi bon sesoumettre aux conditions de Sholmès ?

    Il marcha de droite et de gauche, comme s’il méditait saréponse. Puis, à son tour, il posa sa main sur l’épaule del’Anglais.

    – Tout bien pesé, Monsieur Sholmès, j’aime mieux faire mespetites affaires seul.

    – Cependant…

    – Non, je n’ai besoin de personne.

    – Quand Ganimard vous tiendra, ce sera fini. On ne vous lâcherapas.

    – Qui sait !

    – Voyons, c’est de la folie. Toutes les issues sontoccupées.

    – Il en reste une.

    – Laquelle ?

    – Celle que je choisirai.

    – Des mots ! Votre arrestation peut être considérée commeeffectuée.

    – Elle ne l’est pas.

    – Alors ?

    – Alors je garde le diamant bleu.

    Sholmès tira sa montre.

    – Il est trois heures moins dix. À trois heures j’appelleGanimard.

    – Nous avons donc dix minutes devant nous pour bavarder.Profitons-en, Monsieur Sholmès, et, pour satisfaire la curiositéqui me dévore, dites-moi comment vous vous êtes procuré mon adresseet mon nom de Félix Davey.

    Tout en surveillant attentivement Lupin dont la bonne humeurl’inquiétait, Sholmès se prêta volontiers à cette petiteexplication où son amour-propre trouvait son compte, et repartit:

    – Votre adresse ? Je la tiens de la Dame blonde.

    – Clotilde !

    – Elle-même. Rappelez-vous… hier matin… quand j’ai voulul’enlever en automobile, elle a téléphoné à sa couturière.

    – En effet.

    – Eh bien, j’ai compris plus tard que la couturière, c’étaitvous. Et, dans le bateau, cette nuit, par un effort de mémoire, quiest peut-être une des choses dont il me sera permis de tirervanité, je suis parvenu à reconstituer les deux derniers chiffresde votre numéro de téléphone… 73. De la sorte, possédant la listede vos maisons « retouchées », il m’a été facile, dès mon arrivée àParis, ce matin, à onze heures, de chercher et de découvrir dansl’annuaire du téléphone le nom et l’adresse de M. Félix Davey. Cenom et cette adresse connus, j’ai demandé l’aide de M.Ganimard.

    – Admirable ! De premier ordre ! Je n’ai qu’àm’incliner. Mais ce que je ne saisis pas, c’est que vous ayez prisle train du Havre. Comment avez-vous fait pour vous évader deL’Hirondelle ?

    – Je ne me suis pas évadé.

    – Cependant…

    – Vous aviez donné l’ordre au capitaine de n’arriver àSouthampton qu’à une heure du matin. On m’a débarqué à minuit. J’aidonc pu prendre le paquebot du Havre.

    – Le capitaine m’aurait trahi ? C’est inadmissible.

    – Il ne vous a pas trahi.

    –Alors ?

    – C’est sa montre.

    – Sa montre ?

    – Oui, sa montre que j’ai avancée d’une heure.

    – Comment ?

    – Comme on avance une montre, en tournant le remontoir. Nouscausions, assis l’un près de l’autre, je lui racontais deshistoires qui l’intéressaient… ma foi, il ne s’est aperçu derien.

    – Bravo, bravo, le tour est joli, je le retiens. Mais lapendule, qui était accrochée à la cloison de sa cabine ?

    – Ah la pendule, c’était plus difficile, car j’avais les jambesliées, mais le matelot qui me gardait pendant les absences ducapitaine a bien voulu donner un coup de pouce aux aiguilles.

    – Lui ? Allons donc ! Il a consenti ?…

    – Oh ! Il ignorait l’importance de son acte ! Je luiai dit qu’il me fallait à tout prix prendre le premier train pourLondres, et… il s’est laissé convaincre…

    – Moyennant…

    – Moyennant un petit cadeau… que l’excellent homme d’ailleurs al’intention de vous transmettre loyalement.

    – Quel cadeau ?

    – Presque rien.

    – Mais encore ?

    – Le diamant bleu.

    – Le diamant bleu !

    – Oui, le faux, celui que vous avez substitué au diamant de lacomtesse, et qu’elle m’a confié…

    Ce fut une explosion de rire, soudaine et tumultueuse. Lupin sepâmait, les yeux mouillés de larmes.

    – Dieu, que c’est drôle ! Mon faux diamant repassé aumatelot ! Et la montre du capitaine ! Et les aiguilles dela pendule ! …

    Jamais encore Sholmès n’avait senti la lutte aussi violenteentre Lupin et lui. Avec son instinct prodigieux, il devinait, souscette gaieté excessive, une concentration de pensée formidable,comme un ramassement de toutes les facultés.

    Peu à peu Lupin s’était rapproché. L’Anglais recula et,distraitement, glissa les doigts dans la poche de son gousset.

    – Il est trois heures, Monsieur Lupin.

    – Trois heures déjà ? Quel dommage !… On s’amusaittellement !…

    – J’attends votre réponse.

    – Ma réponse ? Mon Dieu que vous êtes exigeant ! Alorsc’est la fin de la partie que nous jouons. Et comme enjeu, maliberté !

    – Ou le diamant bleu.

    – Soit… jouez le premier. Que faites-vous ?

    – Je marque le roi, dit Sholmès, en jetant un coup derevolver.

    – Et moi le point, riposta Arsène en lançant son poing versl’Anglais.

    Sholmès avait tiré en l’air, pour appeler Ganimard dontl’intervention lui semblait urgente. Mais le poing d’Arsène jaillitdroit à l’estomac de Sholmès qui pâlit et chancela. D’un bond Lupinsauta jusqu’à la cheminée, et déjà la plaque de marbre s’ébranlait…trop tard ! La porte s’ouvrit.

    – Rendez vous, Lupin. Sinon…

    Ganimard, posté sans doute plus près que Lupin n’avait cru,Ganimard était là, le revolver braqué sur lui. Et derrièreGanimard, dix hommes, vingt hommes se bousculaient, de cesgaillards solides et sans scrupules, qui l’eussent abattu comme unchien au moindre signe de résistance.

    Il fit un geste, très calme.

    – Bas les pattes ! Je me rends.

    Et il croisa ses bras sur sa poitrine.

    Il y eut comme une stupeur. Dans la pièce dégarnie de sesmeubles et de ses tentures, les paroles d’Arsène Lupin seprolongeaient ainsi qu’un écho. « Je me rends ! » Parolesincroyables ! On s’attendait à ce qu’il s’évanouît soudain parune trappe, ou qu’un pan de mur s’écroulât devant lui et le dérobâtune fois de plus à ses agresseurs. Et il se rendait !

    Ganimard s’avança, et, très ému, avec toute la gravité quecomportait un tel acte, lentement, il étendit la main sur sonadversaire, et il eut la jouissance infinie de prononcer :

    – Je vous arrête, Lupin.

    – Brrr, frissonna Lupin, vous m’impressionnez, mon bon Ganimard.Quelle mine lugubre ! On dirait que vous parlez sur la tombed’un ami. Voyons, ne prenez pas ces airs d’enterrement.

    – Je vous arrête.

    – Et ça vous épate ? Au nom de la loi dont il est le fidèleexécuteur, Ganimard, inspecteur principal, arrête le méchant Lupin.Minute historique, et dont vous saisissez toute l’importance… etc’est la seconde fois que pareil fait se produit. Bravo, Ganimard,vous irez loin dans la carrière !

    Et il offrit ses poignets au cabriolet d’acier…

    Ce fut un événement qui s’accomplit d’une manière un peusolennelle. Les agents, malgré leur brusquerie ordinaire etl’âpreté de leur ressentiment contre Lupin, agissaient avecréserve, étonnés qu’il leur fût permis de toucher à cet êtreintangible.

    – Mon pauvre Lupin, soupira-t-il, que diraient tes amis du noblefaubourg s’ils te voyaient humilié de la sorte ?

    Il écarta les poignets avec un effort progressif et continu detous ses muscles. Les veines de son front se gonflèrent. Lesmaillons de la chaîne pénétrèrent dans sa peau.

    – Allons-y, fit-il.

    La chaîne sauta, brisée.

    – Une autre, camarades, celle-ci ne vaut rien.

    On lui en passa deux. Il approuva :

    – À la bonne heure ! Vous ne sauriez prendre trop deprécautions.

    Puis, comptant les agents :

    – Combien êtes-vous, mes amis ? Vingt-cinq ?Trente ? C’est beaucoup… rien à faire. Ah ! Si vousn’aviez été que quinze !

    Il avait vraiment de l’allure, une allure de grand acteur quijoue son rôle d’instinct et de verve, avec impertinence etlégèreté. Sholmès le regardait, comme on regarde un beau spectacledont on sait apprécier toutes les beautés et toutes les nuances. Etvraiment il eut cette impression bizarre que la lutte était égaleentre ces trente hommes d’un côté, soutenus par tout l’appareilformidable de la justice, et de l’autre côté, cet être seul, sansarmes et enchaîné. Les deux partis se valaient.

    – Eh bien, maître, lui dit Lupin, voilà votre œuvre. Grâce àvous, Lupin va pourrir sur la paille humide des cachots. Avouez quevotre conscience n’est pas absolument tranquille, et que le remordsvous ronge ?

    Malgré lui l’Anglais haussa les épaules, avec l’air de dire « Ilne tenait qu’à vous… »

    – Jamais ! Jamais s’écria Lupin… Vous rendre le diamantbleu ? Ah ! non, il m’a coûté trop de peine déjà. J’ytiens. Lors de la première visite que j’aurai l’honneur de vousfaire à Londres, le mois prochain sans doute, je vous dirai lesraisons… mais serez-vous à Londres, le mois prochain ?Préférez-vous Vienne ? Saint-Pétersbourg ?

    Il sursauta. Au plafond, soudain, résonnait un timbre. Et cen’était plus la sonnerie d’alarme, mais l’appel du téléphone dontles fils aboutissaient à son bureau, entre les deux fenêtres, etdont l’appareil n’avait pas été enlevé.

    Le téléphone ! Ah qui donc allait tomber dans le piège quetendait un abominable hasard ! Arsène Lupin eut un mouvementde rage vers l’appareil, comme s’il avait voulu le briser, leréduire en miettes, et, par là même, étouffer la voix mystérieusequi demandait à lui parler. Mais Ganimard décrocha le récepteur etse pencha.

    – Allô… allô… le numéro 648.73… oui, c’est ici.

    Vivement, avec autorité, Sholmès l’écarta, saisit les deuxrécepteurs et appliqua son mouchoir sur la plaque pour rendre plusindistinct le son de sa voix.

    À ce moment il leva les yeux sur Lupin. Et le regard qu’ilséchangèrent leur prouva que la même pensée les avait frappés tousdeux, et que tous deux ils prévoyaient jusqu’aux dernièresconséquences de cette hypothèse possible, probable, presquecertaine : c’était la Dame blonde qui téléphonait. Elle croyaittéléphoner à Félix Davey, ou plutôt à Maxime Bermond, et c’est àSholmès qu’elle allait se confier !

    Et l’Anglais scanda :

    – Allô ! … allô ! …

    Un silence, et Sholmès :

    – Oui, c’est moi, Maxime.

    Tout de suite le drame se dessinait, avec une précisiontragique. Lupin, l’indomptable et railleur Lupin, ne songeait mêmepas à cacher son anxiété, et, la figure pâlie d’angoisse, ils’efforçait d’entendre, de deviner. Et Sholmès continuait, enréponse à la voix mystérieuse :

    – Allô… allô… mais oui, tout est terminé, et je m’apprêtaisjustement à vous rejoindre, comme il était convenu… où ?… Maisà l’endroit où vous êtes. Ne croyez-vous pas que c’est encorelà…

    Il hésitait, cherchant ses mots, puis il s’arrêta. Il étaitclair qu’il tâchait d’interroger la jeune fille sans trop s’avancerlui-même et qu’il ignorait absolument où elle se trouvait. En outrela présence de Ganimard semblait le gêner… Ah ! Si quelquemiracle avait pu couper le fil de cet entretien diabolique !Lupin l’appelait de toutes ses forces, de tous ses nerfstendus !

    Et Sholmès prononça :

    – Allô !… Allô !… Vous n’entendez pas ?… Moi nonplus… très mal… c’est à peine si je distingue… vous écoutez ?Eh bien, voilà… en réfléchissant… il est préférable que vousrentriez chez vous…

    – Quel danger ? Aucun…

    – Mais il est en Angleterre ! j’ai reçu une dépêche deSouthampton, me confirmant son arrivée.

    L’ironie de ces mots ! Sholmès les articula avec unbien-être inexprimable. Et il ajouta :

    – Ainsi donc, ne perdez pas de temps, chère amie, je vousrejoins. Il accrocha les récepteurs.

    – Monsieur Ganimard, je vous demanderai trois de vos hommes.

    – C’est pour la Dame blonde, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Vous savez qui c’est, où elle est ?

    – Oui.

    – Bigre ! Jolie capture. Avec Lupin… la journée estcomplète. Folenfant, emmenez deux hommes, et accompagnezMonsieur.

    L’Anglais s’éloigna, suivi des trois agents.

    C’était fini. La Dame blonde, elle aussi, allait tomber aupouvoir de Sholmès. Grâce à son admirable obstination, grâce à lacomplicité d’événements heureux, la bataille s’achevait pour lui envictoire, pour Lupin, en un désastre irréparable.

    – Monsieur Sholmès !

    L’Anglais s’arrêta.

    – Monsieur Lupin ?

    Lupin semblait profondément ébranlé par ce dernier coup. Desrides creusaient son front. Il était las et sombre. Il se redressapourtant en un sursaut d’énergie. Et malgré tout, allègre, dégagé,il s’écria :

    – Vous conviendrez que le sort s’acharne après moi. Tout àl’heure, il m’empêche de m’évader par cette cheminée et me livre àvous. Cette fois, il se sert du téléphone pour vous faire cadeau dela Dame blonde. Je m’incline devant ses ordres.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que je suis prêt à rouvrir lesnégociations.

    Sholmès prit à part l’inspecteur et sollicita, d’un tond’ailleurs qui n’admettait point de réplique, l’autorisationd’échanger quelques paroles avec Lupin. Puis il revint verscelui-ci. Colloque suprême ! Il s’engagea sur un ton sec etnerveux.

    – Que voulez-vous ?

    – La liberté de Mlle Destange.

    – Vous savez le prix ?

    – Oui.

    – Et vous acceptez ?

    – J’accepte toutes vos conditions.

    – Ah ! fit l’Anglais, étonné… mais… vous avez refusé… pourvous…

    – Il s’agissait de moi, Monsieur Sholmès. Maintenant il s’agitd’une femme… et d’une femme que j’aime. En France, voyez-vous, nousavons des idées très particulières sur ces choses-là. Et ce n’estpas parce que l’on s’appelle Lupin que l’on agit différemment… aucontraire !

    Il dit cela très calmement. Sholmès eut une imperceptibleinclinaison de la tête et murmura :

    – Alors le diamant bleu ?

    – Prenez ma canne, là, au coin de la cheminée. Serrez d’une mainla pomme, et, de l’autre, tournez la virole de fer qui terminel’extrémité opposée du bâton.

    Sholmès prit la canne et tourna la virole, et, tout en tournant,il s’aperçut que la pomme se dévissait. À l’intérieur de cettepomme se trouvait une boule de mastic. Dans cette boule undiamant.

    Il l’examina. C’était le diamant bleu.

    – Mlle Destange est libre, Monsieur Lupin.

    – Libre dans l’avenir comme dans le présent ? Elle n’a rienà craindre de vous ?

    – Ni de personne.

    – Quoi qu’il arrive ?

    – Quoi qu’il arrive. Je ne sais plus son nom ni son adresse.

    – Merci. Et au revoir. Car on se reverra, n’est-ce pas, MonsieurSholmès ?

    – Je n’en doute pas.

    Il y eut entre l’Anglais et Ganimard une explication assezagitée à laquelle Sholmès coupa court avec une certainebrusquerie.

    – Je regrette beaucoup, Monsieur Ganimard, de n’être point devotre avis. Mais je n’ai pas le temps de vous convaincre. Je parspour l’Angleterre dans une heure.

    – Cependant… la Dame blonde ?…

    – Je ne connais pas cette personne.

    – Il n’y a qu’un instant…

    – C’est à prendre ou à laisser. Je vous ai déjà livré Lupin.Voici le diamant bleu… que vous aurez le plaisir de remettrevous-même à la comtesse de Crozon. Il me semble que vous n’avez pasà vous plaindre.

    – Mais la Dame blonde ?

    – Trouvez-la.

    Il enfonça son chapeau sur sa tête et s’en alla rapidement,comme un Monsieur qui n’a pas coutume de s’attarder lorsque sesaffaires sont finies.

    – Bon voyage, maître, cria Lupin. Et croyez bien que jen’oublierai jamais les relations cordiales que nous avonsentretenues. Mes amitiés à M. Wilson.

    Il n’obtint aucune réponse et ricana :

    – C’est ce qui s’appelle filer à l’anglaise. Ah ! Ce digneinsulaire ne possède pas cette fleur de courtoisie par laquellenous nous distinguons. Pensez un peu, Ganimard, à la sortie qu’unFrançais eût effectuée en de pareilles circonstances, sous quelsraffinements de politesse il eût masqué son triomphe ! … Mais,Dieu me pardonne, Ganimard, que faites-vous ? Allons bon, uneperquisition ! Mais il n’y a plus rien, mon pauvre ami, plusun papier. Mes archives sont en lieu sûr.

    – Qui sait ! Qui sait !

    Lupin se résigna. Tenu par deux inspecteurs, entouré par tousles autres, il assista patiemment aux diverses opérations. Mais aubout de vingt minutes il soupira :

    – Vite, Ganimard, vous n’en finissez pas.

    – Vous êtes donc bien pressé ?

    – Si je suis pressé ! Un rendez-vous urgent !

    – Au Dépôt ?

    – Non, en ville.

    – Bah ! Et à quelle heure ?

    – À deux heures.

    – Il en est trois.

    – Justement, je serai en retard, et il n’est rien que je détestecomme d’être en retard.

    – Me donnez-vous cinq minutes ?

    – Pas une de plus.

    – Trop aimable… je vais tâcher…

    – Ne parlez pas tant… encore ce placard ? Mais il estvide !

    – Cependant voici des lettres.

    – De vieilles factures !

    – Non, un paquet attaché par une faveur.

    – Une faveur rose ? Oh ! Ganimard, ne dénouez pas,pour l’amour du ciel !

    – C’est d’une femme ?

    – Oui.

    – Une femme du monde ?

    – Du meilleur.

    – Son nom ?

    – Mme Ganimard.

    – Très drôle ! Très drôle ! s’écria l’inspecteur d’unton pincé.

    À ce moment, les hommes envoyés dans les autres piècesannoncèrent que les perquisitions n’avaient abouti à aucunrésultat. Lupin se mit à rire.

    – Parbleu est-ce que vous espériez découvrir la liste de mescamarades, ou la preuve de mes relations avec l’empereurd’Allemagne ? Ce qu’il faudrait chercher, Ganimard, ce sontles petits mystères de cet appartement. Ainsi ce tuyau de gaz estun tuyau acoustique. Cette cheminée contient un escalier. Cettemuraille est creuse. Et l’enchevêtrement des sonneries !Tenez, Ganimard, pressez ce bouton…

    Ganimard obéit.

    – Vous n’entendez rien ? interrogea Lupin.

    – Non.

    – Moi non plus. Pourtant vous avez averti le commandant de monparc aérostatique de préparer le ballon dirigeable qui va nousenlever bientôt dans les airs.

    – Allons, dit Ganimard, qui avait terminé son inspection, assezde bêtises, et en route !

    Il fit quelques pas, les hommes le suivirent.

    Lupin ne bougea point d’une semelle.

    Ses gardiens le poussèrent. En vain.

    – Eh bien, dit Ganimard, vous refusez de marcher ?

    – Pas du tout.

    – En ce cas…

    – Mais ça dépend.

    – De quoi ?

    – De l’endroit où vous me conduirez.

    – Au Dépôt, parbleu.

    – Alors je ne marche pas. Je n’ai rien à faire au Dépôt.

    – Mais vous êtes fou ?

    – N’ai-je pas eu l’honneur de vous prévenir que j’avais unrendez-vous urgent ?

    – Lupin !

    – Comment, Ganimard, la Dame blonde attend ma visite, et vous mesupposez assez grossier pour la laisser dans l’inquiétude ? Ceserait indigne d’un galant homme.

    – Écoutez, Lupin, dit l’inspecteur que ce persiflage commençaità irriter, j’ai eu pour vous jusqu’ici des prévenances excessives.Mais il y a des limites. Suivez-moi.

    – Impossible. J’ai un rendez-vous, je serai à cerendez-vous.

    – Une dernière fois ?

    – Im-pos-sible.

    Ganimard fit un signe. Deux hommes enlevèrent Lupin sous lesbras. Mais ils le lâchèrent aussitôt avec un gémissement de douleur: de ses deux mains Arsène Lupin enfonçait dans la chair deuxlongues aiguilles.

    Fous de rage, les autres se précipitèrent, leur haine enfindéchaînée, brûlant de venger leurs camarades et de se vengereux-mêmes de tant d’affronts, et ils frappèrent, et ils cognèrent àl’envi. Un coup plus violent l’atteignit à la tempe. Il tomba.

    – Si vous l’abîmez, gronda Ganimard, furieux, vous aurez affaireà moi.

    Il se pencha, prêt à le soigner. Mais, ayant constaté qu’ilrespirait librement, il ordonna qu’on le prît par les pieds et parla tête, tandis que lui-même le soutiendrait par les reins.

    – Allez doucement surtout… pas de secousses… ah les brutes, ilsme l’auraient tué. Eh ! Lupin, comment ça va ?

    Lupin ouvrait les yeux. Il balbutia :

    – Pas chic, Ganimard… vous m’avez laissé démolir.

    – C’est de votre faute, nom d’un chien… avec votre entêtementrépondit Ganimard, désolé… mais vous ne souffrez pas ?

    On arrivait au palier. Lupin gémit :

    – Ganimard… l’ascenseur… ils vont me casser les os…

    – Bonne idée, excellente idée, approuva Ganimard. D’ailleursl’escalier est si étroit… il n’y aurait pas moyen…

    Il fit monter l’ascenseur. On installa Lupin sur le siège avectoutes sortes de précautions. Ganimard prit place auprès de lui etdit à ses hommes :

    – Descendez en même temps que nous. Vous m’attendrez devant laloge du concierge. C’est convenu ?

    Il tira la porte. Mais elle n’était pas fermée que des crisjaillirent. D’un bond, l’ascenseur s’était élevé comme un ballondont on a coupé le câble. Un éclat de rire retentit,sardonique.

    – Nom de D…, hurla Ganimard, cherchant frénétiquement dansl’ombre le bouton de descente.

    Et comme il ne trouvait pas, il cria :

    – Le cinquième ! Gardez la porte du cinquième.

    Quatre à quatre les agents grimpèrent l’escalier. Mais il seproduisit ce fait étrange : l’ascenseur sembla crever le plafond dudernier étage, disparut aux yeux des agents, émergea soudain àl’étage supérieur, celui des domestiques, et s’arrêta. Trois hommesguettaient qui ouvrirent la porte. Deux d’entre eux maîtrisèrentGanimard, lequel, gêné dans ses mouvements, abasourdi, ne songeaitguère à se défendre. Le troisième emporta Lupin.

    – Je vous avais prévenu, Ganimard… l’enlèvement en ballon… etgrâce à vous ! Une autre fois, soyez moins compatissant. Etsurtout rappelez-vous qu’Arsène Lupin ne se laisse pas frapper etmettre à mal sans des raisons sérieuses. Adieu…

    La cabine était déjà refermée et l’ascenseur, avec Ganimard,réexpédié vers les étages inférieurs. Et tout cela s’exécuta sirapidement que le vieux policier rattrapa les agents près de laloge de la concierge.

    Sans même se donner le mot, ils traversèrent la cour en toutehâte et remontèrent l’escalier de service, seul moyen d’arriver àl’étage des domestiques par où l’évasion s’était produite.

    Un long couloir à plusieurs coudes et bordé de petites chambresnumérotées, conduisait à une porte, que l’on avait simplementrepoussée. De l’autre côté de cette porte, et par conséquent dansune autre maison, partait un autre couloir, également à anglesbrisés et bordé de chambres semblables. Tout au bout, un escalierde service. Ganimard le descendit, traversa une cour, un vestibuleet s’élança dans une rue, la rue Picot. Alors il comprit : les deuxmaisons, bâties en profondeur, se touchaient, et leurs façadesdonnaient sur deux rues, non point perpendiculaires, maisparallèles, et distantes l’une de l’autre de plus de soixantemètres.

    Il entra dans la loge de la concierge et montrant sa carte :

    – Quatre hommes viennent de passer ?

    – Oui, les deux domestiques du quatrième et du cinquième, etdeux amis.

    – Qu’est-ce qui habite au quatrième et au cinquième ?

    – Ces messieurs Fauvel et leurs cousins Provost… ils ontdéménagé aujourd’hui. Il ne restait que ces deux domestiques… ilsviennent de partir.

    – Ah pensa Ganimard, qui s’effondra sur un canapé de la loge,quel beau coup nous avons manqué ! Toute la bande occupait cepâté de maisons.

    Quarante minutes plus tard, deux messieurs arrivaient en voitureà la gare du Nord et se hâtaient vers le rapide de Calais, suivisd’un homme d’équipe qui portait leurs valises.

    L’un d’eux avait le bras en écharpe, et sa figure pâle n’offraitpas l’apparence de la bonne santé. L’autre semblait joyeux.

    – Au galop, Wilson, il ne s’agit pas de manquer le train… ahWilson, je n’oublierai jamais ces dix jours.

    – Moi non plus.

    – Ah les belles batailles !

    – Superbes.

    – À peine, çà et là, quelques petits ennuis…

    – Bien petits.

    – Et finalement, le triomphe sur toute la ligne. Lupinarrêté ! Le diamant bleu reconquis !

    – Mon bras cassé.

    – Quand il s’agit de pareilles satisfactions, qu’importe un brascassé !

    – Surtout le mien.

    – Eh oui ! Rappelez-vous, Wilson, c’est au moment même oùvous étiez chez le pharmacien, en train de souffrir comme un héros,que j’ai découvert le fil qui m’a conduit dans les ténèbres.

    – Quelle heureuse chance !

    Des portières se fermaient.

    – En voiture, s’il vous plaît. Pressons-nous, Messieurs.

    L’homme d’équipe escalada les marches d’un compartiment vide etdisposa les valises dans le filet, tandis que Sholmès hissaitl’infortuné Wilson.

    – Mais qu’avez-vous, Wilson ? Vous n’en finissezpas !… Du nerf, vieux camarade…

    – Ce n’est pas le nerf qui me manque.

    – Mais quoi ?

    – Je n’ai qu’une main de disponible.

    – Et après ! s’exclama joyeusement Sholmès… en voilà deshistoires. On croirait qu’il n’y a que vous dans cet état ! Etles manchots ? Les vrais manchots ? Allons, ça y est-il,ce n’est pas dommage.

    Il tendit à l’homme d’équipe une pièce de cinquantecentimes.

    – Bien, mon ami. Voici pour vous.

    – Merci, Monsieur Sholmès.

    L’Anglais leva les yeux : Arsène Lupin.

    – Vous !… vous ! balbutia-t-il, ahuri.

    Et Wilson bégaya, en brandissant son unique main avec des gestesde quelqu’un qui démontre un fait :

    – Vous ! Vous ! Mais vous êtes arrêté ! Sholmèsme l’a dit. Quand il vous a quitté, Ganimard et ses trente agentsvous entouraient…

    Lupin croisa ses bras et, d’un air indigné :

    – Alors vous avez supposé que je vous laisserais partir sansvous dire adieu ? Après les excellents rapports d’amitié quenous n’avons jamais cessé d’avoir les uns avec les autres !Mais ce serait de la dernière incorrection. Pour qui meprenez-vous ?

    Le train sifflait.

    – Enfin, je vous pardonne… mais avez-vous ce qu’il vousfaut ? Du tabac, des allumettes… oui… et les journaux dusoir ? Vous y trouverez des détails sur mon arrestation, votredernier exploit, maître. Et maintenant, au revoir, et enchantéd’avoir fait votre connaissance… enchanté vraiment !… Et sivous avez besoin de moi, je serai trop heureux…

    Il sauta sur le quai et referma la portière.

    – Adieu, fit-il encore, en agitant son mouchoir. Adieu… je vous écrirai… vous aussi, n’est-ce pas ? Et votre bras cassé, Monsieur Wilson ? J’attends de vos nouvelles à tous deux… une carte postale de temps à autre… comme adresse : Lupin, Paris… c’est suffisant… inutile d’affranchir… adieu… à bientôt…

    Partie 2
    La Lampe Juive

     

     

    Chapitre 7

     

    Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche dela grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu decoke.

    La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d’argent,s’éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l’alluma,ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit desa pipe de longues bouffées qu’il s’ingéniait à lancer au plafonden petits anneaux de fumée.

    Wilson le regardait. Il le regardait, comme le chien couché encercle sur le tapis du foyer regarde son maître, avec des yeuxronds, sans battements de paupières, des yeux qui n’ont d’autreespoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il romprele silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerieactuelle et l’admettre dans le royaume de la méditation dont ilsemblait à Wilson que l’entrée lui était interdite ?

    Sholmès se taisait.

    Wilson risqua :

    – Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous ladent.

    Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux defumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilsoneût observé qu’il en tirait cette profonde satisfaction que nousdonnent ces menus succès d’amour-propre, aux heures où le cerveauest complètement vide de pensées.

    Wilson, découragé, se leva et s’approcha de la fenêtre.

    La triste rue s’étendait entre les façades mornes des maisons,sous un ciel noir d’où tombait une pluie méchante et rageuse. Uncab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur soncalepin. Sait-on jamais ?

    – Tiens, s’écria-t-il, le facteur.

    L’homme entra, conduit par le domestique.

    – Deux lettres recommandées, Monsieur… si vous voulezsigner ?

    Sholmès signa le registre, accompagna l’homme jusqu’à la porteet revint tout en décachetant l’une des lettres.

    – Vous avez l’air tout heureux, nota Wilson au bout d’uninstant.

    – Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vousqui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez…

    Wilson lut :

    « Monsieur,

    « Je viens vous demander le secours de votre expérience. J’aiété victime d’un vol important, et les recherches effectuéesjusqu’ici ne semblent pas devoir aboutir.

    « Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journauxqui vous renseigneront sur cette affaire, et, s’il vous agrée de lapoursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous pried’inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu’ilvous plaira de fixer pour vos frais de déplacement.

    « Veuillez avoir l’obligeance de me télégraphier votre réponse,et croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de hauteconsidération.

    « Baron Victor d’Imblevalle, 18, rue Murillo. »

    – Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s’annonce àmerveille… un petit voyage à Paris, ma foi pourquoi pas ?Depuis mon fameux duel avec Arsène Lupin, je n’ai pas eu l’occasiond’y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du mondedans des conditions un peu plus tranquilles.

    Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson,dont le bras n’avait pas recouvré son ancienne souplesse,prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la secondeenveloppe.

    Tout de suite, un mouvement d’irritation lui échappa, un plibarra son front pendant toute la lecture, et, froissant le papier,il en fit une boule qu’il jeta violemment sur le parquet.

    – Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria Wilson effaré.

    Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeurcroissante :

    « Mon cher Maître,

    « Vous savez l’admiration que j’ai pour vous et l’intérêt que jeprends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, ne vous occupez pointde l’affaire à laquelle on vous sollicite de concourir. Votreintervention causerait beaucoup de mal, tous vos effortsn’amèneraient qu’un résultat pitoyable, et vous seriez obligé defaire publiquement l’aveu de votre échec.

    « Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation,je vous conjure, au nom de l’amitié qui nous unit, de rester bientranquillement au coin de votre feu.

    « Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître,le respectueux hommage de votre dévoué.

    « Arsène Lupin. »

    – Arsène Lupin répéta Wilson, confondu…

    Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing.

    – Ah ! Mais, il commence à m’embêter, cet animal-là Il semoque de moi comme d’un gamin ! L’aveu public de monéchec ! Ne l’ai-je pas contraint à rendre le diamantbleu ?

    – Il a peur, insinua Wilson.

    – Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n’a jamais peur, etla preuve c’est qu’il me provoque.

    – Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoiele Baron d’Imblevalle ?

    – Qu’est-ce que j’en sais ? Vous me posez des questionsstupides, mon cher !

    – Je pensais… je m’imaginais…

    – Quoi ? Que je suis sorcier ?

    – Non, mais je vous ai vu faire de tels prodiges !

    – Personne ne fait de prodiges… moi pas plus qu’un autre. Jeréfléchis, je déduis, je conclus, mais je ne devine pas. Il n’y aque les imbéciles qui devinent.

    Wilson prit l’attitude modeste d’un chien battu, et s’efforça,afin de n’être pas un imbécile, de ne point deviner pourquoiSholmès arpentait la chambre à grands pas irrités. Mais Sholmèsayant sonné son domestique et lui ayant commandé sa valise, Wilsonse crut en droit, puisqu’il y avait là un fait matériel, deréfléchir, de déduire et de conclure que le maître partait envoyage.

    La même opération d’esprit lui permit d’affirmer, en homme quine craint pas l’erreur :

    – Herlock, vous allez à Paris.

    – Possible.

    – Et vous y allez plus encore pour répondre à la provocation deLupin que pour obliger le Baron d’Imblevalle.

    – Possible.

    – Herlock, je vous accompagne.

    – Ah ! Ah vieil ami, s’écria Sholmès, en interrompant sapromenade, vous n’avez donc pas peur que votre bras gauche nepartage le sort de votre bras droit ?

    – Que peut-il m’arriver ? Vous serez là.

    – À la bonne heure, vous êtes un gaillard ! Et nous allonsmontrer à ce Monsieur qu’il a peut-être tort de nous jeter le gantavec tant d’effronterie. Vite, Wilson, et rendez-vous au premiertrain.

    – Sans attendre les journaux dont le Baron vous annoncel’envoi ?

    – À quoi bon !

    – J’expédie un télégramme ?

    – Inutile, Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n’y tienspas. Cette fois, Wilson, il faut jouer serré.

    L’après-midi, les deux amis s’embarquaient à Douvres. Latraversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmèss’offrit trois heures du sommeil le plus profond, tandis que Wilsonfaisait bonne garde à la porte du compartiment et méditait, l’œilvague.

    Sholmès s’éveilla heureux et dispos. La perspective d’un nouveauduel avec Arsène Lupin le ravissait, et il se frotta les mains del’air satisfait d’un homme qui se prépare à goûter des joiesabondantes.

    – Enfin, s’exclama Wilson, on va se dégourdir !

    Et il se frotta les mains du même air satisfait.

    En gare, Sholmès prit les plaids, et, suivi de Wilson quiportait les valises – chacun son fardeau – il donna les tickets etsortit allégrement.

    – Beau temps, Wilson… du soleil !… Paris est en fête pournous recevoir.

    – Quelle foule !

    – Tant mieux, Wilson ! Nous ne risquons pas d’êtreremarqués. Personne ne nous reconnaîtra au milieu d’une tellemultitude !

    – Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ?

    Il s’arrêta, quelque peu interloqué. Qui diable pouvait ainsi ledésigner par son nom ?

    Une femme se tenait à ses côtés, une jeune fille, dont la misetrès simple soulignait la silhouette distinguée, et dont la joliefigure avait une expression inquiète et douloureuse.

    Elle répéta :

    – Vous êtes bien Monsieur Sholmès ?

    Comme il se taisait, autant par désarroi que par habitude deprudence, elle redit une troisième fois :

    – C’est bien à Monsieur Sholmès que j’ai l’honneur deparler ?

    – Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à unerencontre douteuse.

    Elle se planta devant lui.

    – Écoutez-moi, Monsieur, c’est très grave, je sais que vousallez rue Murillo.

    – Que dites-vous ?

    – Je sais… je sais… rue Murillo… au numéro 18. Eh bien, il nefaut pas… non, vous ne devez pas y aller… je vous assure que vousle regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j’y aiequelque intérêt. C’est par raison, c’est en toute conscience.

    Il essaya de l’écarter, elle insista :

    – Oh je vous en prie, ne vous obstinez pas… ah ! si jesavais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi,tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent lavérité.

    Elle offrait ses yeux éperdument, de ces beaux yeux graves etlimpides, où semble se réfléchir l’âme elle-même. Wilson hocha latête :

    – Mademoiselle a l’air bien sincère.

    – Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance…

    – J’ai confiance, Mademoiselle, répliqua Wilson.

    – Oh comme je suis heureuse ! et votre ami aussi, n’est-cepas ? Je le sens… j’en suis sûre ! Quel bonheur !Tout va s’arranger !… Ah ! la bonne idée que j’aieue !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingtminutes… eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin estde ce côté, et vous n’avez que le temps…

    Elle cherchait à l’entraîner. Sholmès lui saisit le bras etd’une voix qu’il cherchait à rendre aussi douce que possible :

    – Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votredésir, mais je n’abandonne jamais une tâche que j’aientreprise.

    – Je vous en supplie… je vous en supplie… ah si vous pouviezcomprendre !

    Il passa outre et s’éloigna rapidement.

    Wilson dit à la jeune fille :

    – Ayez bon espoir… il ira jusqu’au bout de l’affaire… il n’y apas d’exemple qu’il ait encore échoué…

    Et il rattrapa Sholmès en courant.

    HERLOCK SHOLMES – ARSENE LUPIN

    Ces mots, qui se détachaient en grosses lettres noires lesheurtèrent aux premiers pas. Ils s’approchèrent ; une théoried’hommes sandwich déambulaient les uns derrière les autres, portantà la main de lourdes cannes ferrées dont ils frappaient le trottoiren cadence, et, sur le dos, d’énormes affiches où l’on pouvait lire:

    « LE MATCH HERLOCK SHOLMÈS-ARSÈNE LUPIN. ARRIVÉE DU CHAMPIONANGLAIS. LE GRAND DÉTECTIVE S’ATTAQUE AU MYSTÈRE DE LA RUE MURILLO.LIRE LES DÉTAILS DANS L’ÉCHO DE FRANCE ».

    Wilson hocha la tête :

    – Dites donc, Herlock, nous qui nous flattions de travaillerincognito ! Je ne serais pas étonné que la garde républicainenous attendît rue Murillo, et qu’il y eût réception officielle,avec toasts et champagne.

    – Quand vous vous mettez à avoir de l’esprit, Wilson, vous envalez deux, grinça Sholmès.

    Il s’avança vers l’un de ces hommes avec l’intention très nettede le prendre entre ses mains puissantes et de le réduire enmiettes, lui et son placard. La foule cependant s’attroupait autourdes affiches. On plaisantait et l’on riait.

    Réprimant un furieux accès de rage, il dit à l’homme :

    – Quand vous a-t-on embauchés ?

    – Ce matin.

    – Vous avez commencé votre promenade ?…

    – Il y a une heure.

    – Mais les affiches étaient prêtes ?

    – Ah ! Dame, oui… lorsque nous sommes venus ce matin àl’agence, elles étaient là.

    Ainsi donc, Arsène Lupin avait prévu que lui, Sholmès,accepterait la bataille. Bien plus, la lettre écrite par Lupinprouvait qu’il désirait cette bataille, et qu’il entrait dans sesplans de se mesurer une fois de plus avec son rival.Pourquoi ? Quel motif le poussait à recommencer lalutte ?

    Herlock eut une seconde d’hésitation. Il fallait vraiment queLupin fût bien sûr de la victoire pour montrer tant d’insolence, etn’était-ce pas tomber dans le piège que d’accourir ainsi au premierappel ?

    – Allons-y, Wilson. Cocher, 18, rue Murillo, s’écria-t-il en unréveil d’énergie.

    Et les veines gonflées, les poings serrés comme s’il allait selivrer à un assaut de boxe, il sauta dans une voiture.

    La rue Murillo est bordée de luxueux hôtels particuliers dont lafaçade postérieure a vue sur le parc Monceau. Une des plus bellesparmi ces demeures s’élève au numéro 18, et le Baron d’Imblevalle,qui l’habite avec sa femme et ses enfants, l’a meublée de la façonla plus somptueuse, en artiste et en millionnaire. Une courd’honneur précède l’hôtel, et des communs le bordent à droite et àgauche. En arrière, un jardin mêle les branches de ses arbres auxarbres du parc.

    Après avoir sonné, les deux Anglais franchirent la cour etfurent reçus par un valet de pied qui les conduisit dans un petitsalon situé sur l’autre façade.

    Ils s’assirent et inspectèrent d’un coup d’œil rapide les objetsprécieux qui encombraient ce boudoir.

    – De jolies choses, murmura Wilson, du goût et de la fantaisie…on peut déduire que ceux qui ont eu le loisir de dénicher cesobjets sont des gens d’un certain âge… cinquante ans peut-être…

    Il n’acheva pas. La porte s’était ouverte, et M. d’Imblevalleentrait, suivi de sa femme.

    Contrairement aux déductions de Wilson, ils étaient tous deuxjeunes, de tournure élégante, et très vifs d’allure et de paroles.Tous deux ils se confondirent en remerciements.

    – C’est trop gentil à vous ! Un pareil dérangement !Nous sommes presque heureux de l’ennui qui nous arrive, puisquecela nous procure le plaisir…

    « Quels charmeurs que ces Français ! » pensa Wilson qu’uneobservation profonde n’effrayait pas.

    – Mais la temps est de l’argent, s’écria le Baron… le vôtresurtout, Monsieur Sholmès. Aussi, droit au but ! Quepensez-vous de l’affaire ? Espérez-vous la mener àbien ?

    – Pour la mener à bien, il faudrait d’abord la connaître.

    – Vous ne la connaissez pas ?

    – Non, et je vous prie de m’expliquer les choses par le menu etsans rien omettre. De quoi s’agit-il ?

    – Il s’agit d’un vol.

    – Quel jour a-t-il eu lieu ?

    – Samedi dernier, répliqua le Baron, dans la nuit de samedi àdimanche.

    – Il y a donc six jours. Maintenant je vous écoute.

    – Il faut dire d’abord, Monsieur, que ma femme et moi, tout ennous conformant au genre de vie qu’exige notre situation, noussortons peu. L’éducation de nos enfants, quelques réceptions, etl’embellissement de notre intérieur, voilà notre existence, ettoutes nos soirées, ou à peu près, s’écoulent ici, dans cette piècequi est le boudoir de ma femme et où nous avons réuni quelquesobjets d’art. Samedi dernier donc, vers onze heures, j’éteignisl’électricité, et, ma femme et moi, nous nous retirâmes commed’habitude dans notre chambre.

    – Qui se trouve ?…

    – À côté, cette porte que vous voyez. Le lendemain, c’est-à-diredimanche, je me levai de bonne heure. Comme Suzanne ma femmedormait encore, je passai dans ce boudoir aussi doucement quepossible pour ne pas la réveiller. Quel fut mon étonnement enconstatant que cette fenêtre était ouverte, alors que, la veille ausoir, nous l’avions laissée fermée !

    – Un domestique…

    – Personne n’entre ici le matin avant que nous n’ayons sonné. Dureste je prends toujours la précaution de pousser le verrou decette seconde porte, laquelle communique avec l’antichambre. Doncla fenêtre avait bien été ouverte du dehors. J’en eus d’ailleurs lapreuve le second carreau de la croisée de droite – près del’espagnolette – avait été découpé.

    – Et cette fenêtre ?…

    – Cette fenêtre, comme vous pouvez vous en rendre compte, donnesur une petite terrasse entourée d’un balcon de pierre. Nous sommesici au premier étage, et vous apercevez le jardin qui s’étendderrière l’hôtel, et la grille qui le sépare du parc Monceau. Il ya donc certitude que l’homme est venu du parc Monceau, a franchi lagrille à l’aide d’une échelle, et est monté jusqu’à laterrasse.

    – Il y a certitude, dites-vous ?

    – On a trouvé de chaque côté de la grille, dans la terre molledes plates-bandes, des trous laissés par les deux montants del’échelle, et les deux mêmes trous existaient au bas de laterrasse. Enfin le balcon porte deux légères éraflures, causéesévidemment par le contact des montants.

    – Le parc Monceau n’est-il pas fermé la nuit ?

    – Fermé, non, mais en tout cas, au numéro 14, il y a un hôtel enconstruction. Il était facile de pénétrer par là.

    Herlock Sholmès réfléchit quelques moments et reprit :

    – Arrivons au vol. Il aurait donc été commis dans la pièce oùnous sommes ?

    – Oui. Il y avait, entre cette Vierge du XIIème siècle et cetabernacle en argent ciselé, il y avait une petite lampe juive.Elle a disparu.

    – Et c’est tout ?

    – C’est tout.

    – Ah … et qu’appelez-vous une lampe juive ?

    – Ce sont de ces lampes en cuivre dont on se servait autrefois,composées d’une tige et d’un récipient où l’on mettait l’huile. Dece récipient s’échappaient deux ou plusieurs becs destinés auxmèches.

    – Somme toute, des objets sans grande valeur.

    – Sans grande valeur en effet. Mais celles-ci contenait unecachette où nous avions l’habitude de placer un magnifique bijouancien, une chimère en or, sertie de rubis et d’émeraudes qui étaitd’un très grand prix.

    – Pourquoi cette habitude ?

    – Ma foi, Monsieur, je ne saurais trop dire. Peut-être le simpleamusement d’utiliser une cachette de ce genre.

    – Personne ne la connaissait ?

    – Personne.

    – Sauf, évidemment, le voleur de la chimère, objecta Sholmès…sans quoi il n’eût pas pris la peine de voler la lampe juive.

    – Évidemment. Mais comment pouvait-il la connaître, puisquec’est le hasard qui nous a révélé le mécanisme secret de cettelampe ?

    – Le même hasard a pu le révéler à quelqu’un… un domestique… unfamilier de la maison… mais continuons : la justice a étéprévenue ?

    – Sans doute. Le juge d’instruction a fait son enquête. Leschroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ontfait la leur. Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, il ne semble pasque le problème ait la moindre chance d’être jamais résolu.

    Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée,la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deuxéraflures de la pierre, et pria M. d’Imblevalle de le conduire dansle jardin.

    Dehors, Sholmès s’assit tout simplement sur un fauteuil d’osieret regarda le toit de la maison d’un œil rêveur. Puis il marchasoudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles onavait recouvert, afin d’en conserver l’empreinte exacte, les trouslaissés au pied de la terrasse par les montants de l’échelle. Ilenleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond,le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures.Même opération le long de la grille, mais moins longue.

    C’était fini.

    Tous deux s’en retournèrent au boudoir où les attendait Mmed’Imblevalle.

    Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononçaces paroles :

    – Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j’ai étéfrappé par le côté vraiment trop simple de l’agression. Appliquerune échelle, couper un carreau, choisir un objet et s’en aller,non, les choses ne se passent pas aussi facilement. Tout cela esttrop clair, trop net.

    – De sorte que ?…

    – De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous ladirection d’Arsène Lupin…

    – Arsène Lupin ! s’exclama le Baron.

    – Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personneentrât dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu desa mansarde sur la terrasse, le long d’une gouttière que j’aiaperçue du jardin.

    – Mais sur quelles preuves ?…

    – Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mainsvides.

    – Les mains vides… et la lampe ?

    – Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cettetabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales.Il lui suffisait de deux gestes en plus. S’il ne les a pasaccomplis, c’est qu’il ne l’a pas vu.

    – Cependant les traces relevées ?

    – Comédie ! Mise en scène pour détourner lessoupçons !

    – Les éraflures de la balustrade ?

    – Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier deverre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’airecueillis.

    – Les marques laissées par les montants de l’échelle ?

    – De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires dubas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille.Leur forme est semblable, mais, parallèles ici, ils ne le sont pluslà-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin,l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse il est de 23centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres.

    – Et vous en concluez ?

    – J’en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatretrous ont été faits à l’aide d’un seul et unique bout de boisconvenablement taillé.

    – Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même.

    – Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous lacaisse d’un laurier.

    Le Baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglaisavait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus riende tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même desfaits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait,fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnementd’un Herlock Sholmès.

    – L’accusation que vous lancez contre notre personnel est biengrave, Monsieur, dit la Baronne. Nos domestiques sont d’anciensserviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de noustrahir.

    – Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer quecette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le mêmecourrier que celle que vous m’avez écrite ?

    Il tendit à la Baronne la lettre que lui avait adressée ArsèneLupin.

    Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.

    – Arsène Lupin… comment a-t-il su ?

    – Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?

    – Personne, dit le Baron, c’est une idée que nous avons euel’autre soir à table.

    – Devant les domestiques ?

    – Il n’y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie etHenriette n’étaient plus à table, n’est-ce pas, Suzanne ?

    Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :

    – En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle.

    – Mademoiselle ? interrogea Sholmès.

    – La gouvernante, Mlle Alice Demun.

    – Cette personne ne prend donc pas ses repas avecvous ?

    – Non, on la sert à part, dans sa chambre.

    Wilson eut une idée.

    – La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à laposte.

    – Naturellement.

    – Qui donc la porta ?

    – Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit leBaron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.

    – On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilsonsentencieusement.

    La première enquête était terminée. Sholmès demanda lapermission de se retirer.

    Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, lesdeux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et desix ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du Baron etde sa femme d’un air si rébarbatif qu’ils se résolurent au silence.On servit le café. Sholmès avala le contenu de sa tasse et seleva.

    À ce moment un domestique entra, qui apportait un messagetéléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut :

    « Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenuspar vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suisconfondu.

    « Arpin Lusène. »

    Il eut un geste d’agacement, et montrant la dépêche au Baron:

    – Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeuxet des oreilles ?

    – Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle abasourdi.

    – Moi non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas unmouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot nese prononce qu’il ne l’entende.

    Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’unhomme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne quede s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves levisitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait àl’arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuiteétait si nette qu’il se réveilla.

    Quelqu’un frôlait son lit. Il saisit son revolver.

    – Un geste encore, Lupin, et je tire.

    – Diable ! Comme vous y allez, vieux camarade !

    – Comment, c’est vous, Sholmès ! Vous avez besoin demoi ?

    – J’ai besoin de vos yeux. Levez-vous…

    Il le mena vers la fenêtre.

    – Regardez… de l’autre côté de la grille…

    – Dans le parc ?

    – Oui. Vous ne voyez rien ?

    – Je ne vois rien.

    – Si, vous voyez quelque chose.

    – Ah ! En effet, une ombre… deux même.

    – N’est-ce pas ? Contre la grille… tenez, elles remuent. Neperdons pas de temps.

    À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l’escalier,et arrivèrent dans une pièce qui donnait sur le perron du jardin. Àtravers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettesà la même place.

    – C’est curieux dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dansla maison.

    – Dans la maison ? Impossible ! Tout le mondedort.

    – Écoutez cependant…

    À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de lagrille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir del’hôtel.

    – Les d’Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C’est leurchambre qui est au-dessus de nous.

    – C’est eux sans doute que nous avons entendus, fit Wilson.Peut-être sont-ils en train de surveiller la grille.

    Un second coup de sifflet, plus discret encore.

    – Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit Sholmès,agacé.

    – Moi non plus, confessa Wilson.

    Sholmès tourna la clef de la porte, ôta le verrou et poussadoucement le battant.

    Un troisième coup de sifflet, un peu plus fort celui-ci, etmodulé d’autre sorte. Et au-dessus de leur tête, le bruits’accentua, se précipita.

    – On croirait plutôt que c’est sur la terrasse du boudoir,souffla Sholmès.

    Il passa la tête dans l’entrebâillement, mais aussitôt recula enétouffant un juron. À son tour, Wilson regarda. Tout près d’eux,une échelle se dressait contre le mur, appuyée au balcon de laterrasse.

    – Eh parbleu, fit Sholmès, il y a quelqu’un dans leboudoir ! Voilà ce qu’on entendait. Vite, enlevonsl’échelle.

    Mais à cet instant, une forme glissa du haut en bas, l’échellefut enlevée, et l’homme qui la portait courut en toute hâte vers lagrille, à l’endroit où l’attendaient ses complices. D’un bond,Sholmès et Wilson s’étaient élancés. Ils rejoignirent l’homme alorsqu’il posait l’échelle contre la grille. De l’autre côté, deuxcoups de feu jaillirent.

    – Blessé ? cria Sholmès.

    – Non, répondit Wilson.

    Il saisit l’homme par le corps et tenta de l’immobiliser. Maisl’homme se retourna, l’empoigna d’une main, et de l’autre luiplongea son couteau en pleine poitrine. Wilson exhala un soupir,vacilla et tomba.

    – Damnation ! hurla Sholmès, si on me l’a tué, je tue.

    Il étendit Wilson sur la pelouse et se rua sur l’échelle. Troptard… l’homme l’avait escaladée et, reçu par ses complices,s’enfuyait parmi les massifs.

    – Wilson, Wilson, ce n’est pas sérieux, hein ? Une simpleégratignure.

    Les portes de l’hôtel s’ouvrirent brusquement. Le premier, M.d’Imblevalle survint, puis des domestiques, munis de bougies.

    – Quoi ! Qu’y a-t-il, s’écria le Baron, M. Wilson estblessé ?

    – Rien, une simple égratignure, répéta Sholmès, cherchant às’illusionner.

    Le sang coulait en abondance, et la face était livide.

    Le docteur, vingt minutes après, constatait que la pointe ducouteau s’était arrêtée à quatre millimètres du cœur.

    – Quatre millimètres du cœur ! Ce Wilson a toujours eu dela chance, conclut Sholmès d’un ton d’envie.

    – De la chance… de la chance… grommela le docteur.

    – Dame ! Avec sa robuste constitution, il en seraquitte…

    – Pour six semaines de lit et deux mois de convalescence.

    – Pas davantage ?

    – Non, à moins de complications.

    – Pourquoi diable voulez-vous qu’il y ait descomplications ?

    Pleinement rassuré, Sholmès rejoignit le Baron au boudoir. Cettefois le mystérieux visiteur n’y avait pas mis la même discrétion.Sans vergogne, il avait fait main basse sur la tabatière enrichiede diamants, sur le collier d’opales et, d’une façon générale, surtout ce qui pouvait prendre place dans les poches d’un honnêtecambrioleur.

    La fenêtre était encore ouverte, un des carreaux avait étéproprement découpé, et, au petit, jour, une enquête sommaire, enétablissant que l’échelle provenait de l’hôtel en construction,indiqua la voie que l’on avait suivie.

    – Bref, dit M. d’Imblevalle avec une certaine ironie, c’est larépétition exacte du vol de la lampe juive.

    – Oui, si l’on accepte la première version adoptée par lajustice.

    – Vous ne l’adoptez donc pas encore ? Ce second voln’ébranle pas votre opinion sur le premier ?

    – Il la confirme, Monsieur.

    – Est-ce croyable ! Vous avez la preuve irréfutable quel’agression de cette nuit a été commise par quelqu’un du dehors, etvous persistez à soutenir que la lampe juive a été soustraite parquelqu’un de notre entourage ?

    – Par quelqu’un qui habite cet hôtel.

    – Alors comment expliquez-vous ?…

    – Je n’explique rien, Monsieur, je constate deux faits qui n’ontl’un avec l’autre que des rapports d’apparence, je les jugeisolément, et je cherche le lien qui les unit.

    Sa conviction semblait si profonde, ses façons d’agir fondéessur des motifs si puissants, que le Baron s’inclina :

    – Soit. Nous allons prévenir le commissaire…

    – À aucun prix ! s’écria vivement l’Anglais, à aucunprix ! J’entends ne m’adresser à ces gens que quand j’aibesoin d’eux.

    – Cependant, les coups de feu ?…

    – Il n’importe !

    – Votre ami ? …

    – Mon ami n’est que blessé… obtenez que le docteur se taise.Moi, je réponds de tout du côté de la justice.

    Deux jours s’écoulèrent, vides d’incidents, mais où Sholmèspoursuivit sa besogne avec un soin minutieux et un amour-proprequ’exaspérait le souvenir de cette audacieuse agression, exécutéesous ses yeux, en dépit de sa présence, et sans qu’il en pûtempêcher le succès. Infatigable, il fouilla l’hôtel et le jardin,s’entretint avec les domestiques, et fit de longues stations à lacuisine et à l’écurie. Et bien qu’il ne recueillît aucun indice quil’éclairât, il ne perdait pas courage.

    – Je trouverai, pensait-il, et c’est ici que je trouverai. Il nes’agit pas, comme dans l’affaire de la Dame blonde, de marcher àl’aventure, et d’atteindre, par des chemins que j’ignorais, un butque je ne connaissais pas. Cette fois, je suis sur le terrain mêmede la bataille. L’ennemi n’est plus seulement l’insaisissable etinvisible Lupin, c’est le complice en chair et en os qui vit et quise meut dans les bornes de cet hôtel. Le moindre petit détail, etje suis fixé.

    Ce détail, dont il devait tirer de telles conséquences, et avecune habileté si prodigieuse que l’on peut considérer l’affaire dela lampe juive comme une de celles où éclate le plusvictorieusement son génie de policier, ce détail, ce fut le hasardqui le lui fournit.

    L’après-midi du troisième jour, comme il entrait dans une piècesituée au-dessus du boudoir, et qui servait de salle d’études auxenfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Ellecherchait ses ciseaux.

    – Tu sais, dit-elle à Sholmès, j’en fais aussi des papiers commecelui que t’as reçu l’autre soir.

    – L’autre soir ?

    – Oui, à la fin du dîner. Tu as reçu un papier avec des bandesdessus… tu sais, un télégramme… eh bien, j’en fais aussi, moi.

    Elle sortit. Pour tout autre, ces paroles n’eussent riensignifié que l’insignifiante réflexion d’un enfant, et Sholmès,lui-même, les écouta d’une oreille distraite et continua soninspection. Mais tout à coup il se mit à courir après l’enfant dontla dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au hautde l’escalier et lui dit :

    – Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur papier ?

    Henriette, très fière, déclara :

    – Mais oui, je découpe des mots et je les colle.

    – Et qui t’a montré ce petit jeu ?

    – Mademoiselle… ma gouvernante… je lui en ai vu faire autant.Elle prend des mots sur des journaux et les colle…

    – Et qu’est-ce qu’elle en fait ?

    – Des télégrammes, des lettres qu’elle envoie.

    Herlock Sholmès rentra dans la salle d’études, singulièrementintrigué par cette confidence et s’efforçant d’en extraire lesdéductions qu’elle comportait.

    Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il lesdéplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes quimanquaient, régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffitde lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constaterque les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard desciseaux, par Henriette évidemment. Il se pouvait que, dans laliasse des journaux, il y en eût un que Mademoiselle eût découpéelle-même. Mais comment s’en assurer ?

    Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empiléssur la table, puis d’autres qui reposaient sur les rayons d’unplacard. Et soudain il eut un cri de joie. Dans un coin de ceplacard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un albumpour enfants, un alphabet orné d’images, et, à l’une des pages decet album, un vide lui était apparu.

    Il vérifia. C’était la nomenclature des jours de la semaine.Lundi, mardi, mercredi, etc. Le mot samedi manquait. Or, le vol dela lampe juive avait eu lieu dans la nuit d’un samedi.

    Herlock éprouva ce petit serrement du cœur qui lui annonçaittoujours, de la manière la plus nette, qu’il avait touché au nœudmême d’une intrigue. Cette étreinte de la vérité, cette émotion dela certitude, ne le trompait jamais.

    Fiévreux et confiant, il s’empressa de feuilleter l’album. Unpeu plus loin, une autre surprise l’attendait.

    C’était une page composée de lettres majuscules, suivies d’uneligne de chiffres.

    Neuf de ces lettres, et trois de ces chiffres avaient étéenlevés soigneusement.

    Sholmès les inscrivit sur son carnet, dans l’ordre qu’ilseussent occupé, et obtint le résultat suivant :

    CDEHNOPRZ-237

    – Fichtre… murmura-t-il, à première vue cela ne signifie pasgrand-chose.

    Pouvait-on, en mêlant ces lettres et en les employant toutes,former un, ou deux, ou trois mots complets ?

    Sholmès le tenta vainement.

    Une seule solution s’imposait à lui, qui revenait sans cessesous son crayon, et qui, à la longue, lui parut la véritable, aussibien parce qu’elle correspondait à la logique des faits que parcequ’elle s’accordait avec les circonstances générales.

    Étant donné que la page de l’album ne comportait qu’une seulefois chacune des lettres de l’alphabet, il était probable, il étaitcertain qu’on se trouvait en présence de mots incomplets et que cesmots avaient été complétés par des lettres empruntées à d’autrespages. Dans ces conditions, et sauf erreur, l’énigme se posaitainsi :

    REPOND.Z – CH – 237

    Le premier mot était clair : répondez, un E manquant parce quela lettre E, déjà employée, n’était plus disponible.

    Quant au second mot inachevé, il formait indubitablement, avecle nombre 237, l’adresse que donnait l’expéditeur au destinatairede la lettre. On proposait d’abord de fixer le jour au samedi, etl’on demandait une réponse à l’adresse CH.237.

    Ou bien CH.237 était une formule de poste restante, ou bien leslettres C H faisaient partie d’un mot incomplet. Sholmès feuilletal’album : aucune autre découpure n’avait été effectuée dans lespages suivantes. Il fallait donc, jusqu’à nouvel ordre, s’en tenirà l’explication trouvée.

    – C’est amusant, n’est-ce pas ?

    Henriette était revenue. Il répondit :

    – Si c’est amusant ! Seulement, tu n’as pas d’autrespapiers ?… Ou bien des mots déjà découpés et que je pourraiscoller ?

    – Des papiers. ?… Non… et puis, Mademoiselle ne serait pascontente.

    – Mademoiselle ?

    – Oui, elle m’a déjà grondée.

    – Pourquoi ?

    – Parce que je vous ai dit des choses… et qu’elle dit qu’on nedoit jamais dire des choses sur ceux qu’on aime bien.

    – Tu as absolument raison.

    Henriette sembla ravie de l’approbation, tellement ravie qu’elletira d’un menu sac de toile, épinglé à sa robe, quelques loques,trois boutons, deux morceaux de sucre, et, finalement, un carré depapier qu’elle tendit à Sholmès.

    – Tiens, je te le donne tout de même. C’était un numéro defiacre, le 8279.

    – D’où vient-il, ce numéro ?

    – Il est tombé de son porte-monnaie.

    – Quand ?

    – Dimanche, à la messe, comme elle prenait des sous pour laquête.

    – Parfait. Et maintenant je vais te donner le moyen de n’êtrepas grondée. Ne dis pas à Mademoiselle que tu m’as vu.

    Sholmès s’en alla trouver M. d’Imblevalle et nettementl’interrogea sur Mademoiselle.

    Le Baron eut un haut-le-corps.

    – Alice Demun ! Est-ce que vous penseriez ?… C’estimpossible.

    – Depuis combien de temps est-elle à votre service ?

    – Un an seulement, mais je ne connais pas de personne plustranquille et en qui j’aie plus de confiance.

    – Comment se fait-il que je ne l’aie pas encoreaperçue ?

    – Elle s’est absentée deux jours.

    – Et actuellement ?

    – Dès son retour elle a voulu s’installer au chevet de votreami. Elle a toutes les qualités de la garde-malade… douce…prévenante… M. Wilson en paraît enchanté.

    – Ah fit Sholmès qui avait complètement négligé de prendre desnouvelles du vieux camarade.

    Il réfléchit et s’informa :

    – Et le dimanche matin, est-elle sortie ?

    – Le lendemain du vol ?

    – Oui.

    Le Baron appela sa femme et lui posa la question. Elle répondit:

    – Mademoiselle est partie comme à l’ordinaire pour aller à lamesse de onze heures avec les enfants.

    – Mais, auparavant ?

    – Auparavant ? Non… ou plutôt… mais j’étais si bouleverséepar ce vol !… Cependant je me souviens qu’elle m’avait demandéla veille l’autorisation de sortir le dimanche matin… pour voir unecousine de passage à Paris, je crois. Mais je ne suppose pas quevous la soupçonniez ?…

    – Certes, non… cependant je voudrais la voir.

    Il monta jusqu’à la chambre de Wilson. Une femme, vêtue, commeles infirmières, d’une longue robe de toile grise, était courbéesur le malade et lui donnait à boire. Quand elle se tourna, Sholmèsreconnut la jeune fille qui l’avait abordé devant la gare duNord.

    Il n’y eut pas entre eux la moindre explication. Alice Demunsourit doucement, de ses yeux charmants et graves, sans aucunembarras. L’Anglais voulut parler, ébaucha quelques syllabes et setut. Alors elle reprit sa besogne, évolua paisiblement sous leregard étonné de Sholmès, remua des flacons, déroula et roula desbandes de toile, et de nouveau lui adressa son clair sourire.

    Il pivota sur ses talons, redescendit, avisa dans la courl’automobile de M. d’Imblevalle, s’y installa et se fit mener àLevallois, au dépôt de voitures dont l’adresse était marquée sur lebulletin de fiacre livré par l’enfant. Le cocher Duprêt, quiconduisait le 8279 dans la matinée du dimanche, n’étant pas là, ilrenvoya l’automobile et attendit jusqu’à l’heure du relais.

    Le cocher Duprêt raconta qu’il avait en effet « chargé » unedame aux environs du parc Monceau, une jeune dame en noir qui avaitune grosse violette et qui paraissait très agitée.

    – Elle portait un paquet ?

    – Oui, un paquet assez long.

    – Et vous l’avez menée ?

    – Avenue des Ternes, au coin de la place Saint-Ferdinand. Elle yest restée une dizaine de minutes, et puis on s’en est retourné auparc Monceau.

    – Vous reconnaîtriez la maison de l’avenue des Ternes ?

    – Parbleu ! Faut-il vous y conduire ?

    – Tout à l’heure. Conduisez-moi d’abord au 36, quai desOrfèvres.

    À la Préfecture de police il eut la chance de rencontreraussitôt l’inspecteur principal Ganimard.

    – Monsieur Ganimard, vous êtes libre ?

    – S’il s’agit de Lupin, non.

    – Il s’agit de Lupin.

    – Alors je ne bouge pas.

    – Comment ! Vous renoncez…

    – Je renonce à l’impossible ! Je suis las d’une lutteinégale, où nous sommes sûrs d’avoir le dessous. C’est lâche, c’estabsurde, tout ce que vous voudrez… je m’en moque ! Lupin estplus fort que nous. Par conséquent, il n’y a qu’à s’incliner.

    – Je ne m’incline pas.

    – Il vous inclinera, vous comme les autres.

    – Eh bien, c’est un spectacle qui ne peut manquer de vous faireplaisir !

    – Ah ! Ça, c’est vrai, dit Ganimard ingénument. Et puisquevous n’avez pas votre compte de coups de bâtons, allons-y.

    Tous deux montèrent dans le fiacre. Sur leur ordre, le cocherles arrêta un peu avant la maison et de l’autre côté de l’avenue,devant un petit café à la terrasse duquel ils s’assirent, entre deslauriers et des fusains. Le jour commençait à baisser.

    – Garçon, fit Sholmès, de quoi écrire.

    Il écrivit, et rappelant le garçon :

    – Portez cette lettre au concierge de la maison qui est en face.C’est évidemment l’homme en casquette qui fume sous la portecochère.

    Le concierge accourut, et, Ganimard ayant décliné son titred’inspecteur principal, Sholmès demanda si, le matin du dimanche,il était venu une jeune dame en noir.

    – En noir ? Oui, vers neuf heures… celle qui monte ausecond.

    – Vous la voyez souvent ?

    – Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernièrequinzaine, presque tous les jours.

    – Et depuis dimanche ?

    – Une fois seulement… sans compter aujourd’hui.

    – Comment ! Elle est venue !

    – Elle est là.

    – Elle est là !

    – Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la placeSaint-Ferdinand, comme d’habitude. Elle, je l’ai croisée sous laporte.

    – Et quel est ce locataire du second ?

    – Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un Monsieur quia loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom deBresson.

    – Pourquoi dites-vous « sous le nom » ?

    – Une idée à moi que c’est un nom d’emprunt. Ma femme fait sonménage : eh bien, il n’a pas deux chemises avec les mêmesinitiales.

    – Comment vit-il ?

    – Oh ! Dehors presque. Des trois jours, il ne rentre paschez lui.

    – Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ?

    – Dans la nuit de samedi à dimanche ? Écoutez voir, que jeréfléchisse… oui, samedi soir, il est rentré et il n’a pasbougé.

    – Et quelle sorte d’homme est-ce ?

    – Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il estgrand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Jene le reconnais toujours pas.

    Ganimard et Sholmès se regardèrent.

    – C’est lui, murmura l’inspecteur, c’est bien lui.

    Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de troublequi se traduisit par un bâillement et par une crispation de sesdeux poings.

    Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinteau cœur.

    – Attention, dit le concierge, voici la jeune fille.

    Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte ettraversait la place.

    – Et voici M. Bresson.

    – M. Bresson ? Lequel ?

    – Celui qui porte un paquet sous le bras.

    – Mais il ne s’occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seulesa voiture.

    – Ah ! Ça, je ne les ai jamais vus ensemble.

    Les deux policiers s’étaient levés précipitamment. À la lueurdes réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, quis’éloignait dans une direction opposée à la place.

    – Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard.

    – Lui, parbleu ! C’est le gros gibier.

    – Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard.

    – Non, non, dit vivement l’Anglais, qui ne voulait rien dévoilerde l’affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… neme quittez pas.

    À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et deskiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite faciled’ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement,avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’ilfallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir, Ganimarddit :

    – Il fait semblant de boiter.

    Et il reprit :

    – Ah ! Si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents etsauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre.

    Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, lesfortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindresecours.

    – Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert.

    C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoiret s’avança selon la ligne des arbres.

    Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment oùLupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurentLupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelquessecondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes.Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrentcontre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avaitplus de paquet.

    Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’uneencoignure de maison et se glissa entre les arbres.

    Sholmès dit à voix basse :

    – Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.

    – Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.

    La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cetindividu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la portedes Ternes, et rentra dans la maison de la placeSaint-Ferdinand.

    Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.

    – Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

    – Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verroude sa porte.

    – Il n’y a personne avec lui ?

    – Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.

    – Il n’existe pas d’escalier de service ?

    – Non.

    Ganimard dit à Sholmès :

    – Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin,tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rueDemours. Je vais vous donner un mot.

    Sholmès objecta :

    – Et s’il s’échappe pendant ce temps ?

    – Puisque je reste ! …

    – Un contre un, la lutte est inégale avec lui.

    – Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas ledroit, la nuit surtout.

    Sholmès haussa les épaules.

    – Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas surles conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! Il s’agittout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.

    Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche dupalier. Ganimard sonna.

    Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.

    – Entrons, murmura Sholmès.

    – Oui, allons-y.

    Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme desgens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ilsredoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossiblequ’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloisonfragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ilsle connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettrequ’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille foisnon, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits,par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, etune fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allaitétreindre.

    Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autrecôté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurentl’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparéd’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’illes entendait.

    Que faire ? La situation était tragique. Malgré leursang-froid de vieux routiers de police, une telle émotion lesbouleversait qu’ils s’imaginaient percevoir les battements de leurcœur.

    Du coin de l’œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment,de son poing, il ébranla le battant de la porte.

    Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à sedissimuler…

    Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès,l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent àl’assaut.

    Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la piècevoisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombait…

    Quand ils entrèrent, ils virent l’homme étendu, la face contrele marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolverglissa de sa main.

    Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang lacouvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, etl’autre à la tempe.

    – Il est méconnaissable, murmura-t-il.

    – Parbleu ! fit Sholmès, ce n’est pas lui.

    – Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez même pasexaminé.

    L’Anglais ricana :

    – Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à setuer ?

    – Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…

    – Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet hommenous obsède.

    – Alors, c’est un de ses complices.

    – Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.

    – Alors, qui est-ce ?

    Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmèstrouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouvaquelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements nonplus.

    Dans les malles – une grosse malle et deux valises – rien quedes effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard lesdéplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive.

    Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ilsn’en savaient pas plus sur le singulier personnage que leurintervention avait acculé au suicide.

    Qui était-ce ? Pourquoi s’était-il tué ? Par quel liense rattachait-il à l’affaire de la lampe juive ? Qui l’avaitfilé au cours de sa promenade ? Autant de questions aussicomplexes les unes que les autres… autant de mystères…

    Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveilil reçut un pneumatique ainsi conçu :

    « Arsène Lupin a l’honneur de vous faire part de son tragique décès en la personne du sieur Bresson, et vous prie d’assister à ses convoi, service et enterrement, qui auront lieu aux frais de l’État, jeudi le 25 juin. »

     

    Chapitre 8

     

    – Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, enbrandissant le pneumatique d’Arsène Lupin, ce qui m’exaspère danscette aventure, c’est de sentir continuellement posé sur moi l’œilde ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes nelui échappe. J’agis comme un acteur dont tous les pas sont régléspar une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parceque le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous,Wilson ?

    Wilson eût certainement compris s’il n’avait dormi le profondsommeil d’un homme dont la température varie entre quarante etquarante et un degrés. Mais qu’il entendît ou non, cela n’avaitaucune importance pour Sholmès qui continuait :

    – Il me faut faire appel à toute mon énergie et mettre en œuvretoutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusementqu’avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d’épinglequi me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaied’amour-propre refermée, j’en arrive toujours à dire : « Amuse-toibien, mon bonhomme. Un moment ou l’autre, c’est toi-même qui tetrahiras. » Car enfin, Wilson, n’est-ce pas Lupin qui, par sapremière dépêche et par la réflexion qu’elle a suggérée à la petiteHenriette, n’est-ce pas lui qui m’a livré le secret de sacorrespondance avec Alice Demun ? Vous oubliez ce détail,vieux camarade.

    Il déambulait dans la chambre, à pas sonores, au risque deréveiller le vieux camarade.

    – Enfin ! Ça ne va pas trop mal, et si les chemins que jesuis sont un peu obscurs, je commence à m’y retrouver. Tout d’abordje vais être fixé sur le sieur Bresson. Ganimard et moi nous avonsrendez-vous au bord de la Seine, à l’endroit où Bresson a jeté sonpaquet, et le rôle du Monsieur nous sera connu. Pour le reste,c’est une partie à jouer entre Alice Demun et moi. L’adversaire estde mince envergure, hein, Wilson ? Et ne pensez-vous pasqu’avant peu je saurai la phrase de l’album, et ce que signifientces deux lettres isolées, ce C et ce H ? Car tout est là,Wilson.

    Mademoiselle entra au même instant, et apercevant Sholmès quigesticulait, elle lui dit gentiment :

    – Monsieur Sholmès, je vais vous gronder si vous réveillez monmalade. Ce n’est pas bien à vous de le déranger. Le docteur exigeune tranquillité absolue.

    Il la contemplait sans un mot, étonné comme au premier jour deson calme inexplicable.

    – Qu’avez-vous à me regarder, Monsieur Sholmès ?Rien ? Mais si… vous semblez toujours avoir unearrière-pensée… laquelle ? Répondez, je vous en prie.

    Elle l’interrogeait de tout son clair visage, de ses yeuxingénus, de sa bouche qui souriait, et de toute son attitude aussi,de ses mains jointes, de son buste légèrement penché en avant. Etil y avait tant de candeur en elle que l’Anglais en éprouva de lacolère. Il s’approcha et lui dit à voix basse :

    – Bresson s’est tué hier soir.

    Elle répéta, sans avoir l’air de comprendre :

    – Bresson s’est tué hier…

    En vérité aucune contraction n’altéra son visage, rien quirévélât l’effort du mensonge.

    – Vous étiez prévenue, lui dit-il avec irritation… sinon, vousauriez au moins tressailli… ah ! Vous êtes plus forte que jene croyais… mais pourquoi dissimuler ?

    Il saisit l’album à images qu’il venait de déposer sur une tablevoisine et, l’ouvrant à la page découpée :

    – Pourriez-vous me dire dans quel ordre on doit disposer leslettres qui manquent ici, pour connaître la teneur exacte du billetque vous avez envoyé à Bresson quatre jours avant le vol de lalampe juive ?

    – Dans quel ordre ?… Bresson ?… Le vol de la lampejuive ?…

    Elle redisait les mots, lentement, comme pour en dégager lesens.

    Il insista.

    – Oui. Voici les lettres employées… sur ce bout de papier. Quedisiez-vous à Bresson ?

    – Les lettres employées… ce que je disais…

    Soudain elle éclata de rire :

    – Ça y est ! Je comprends ! Je suis la complice duvol ! Il y a un M. Bresson qui a pris la lampe juive et quis’est tué. Et moi, je suis l’amie de ce Monsieur. Oh ! quec’est amusant !

    – Qui donc avez-vous été voir hier dans la soirée, au secondétage d’une maison de l’avenue des Ternes ?

    – Qui ? Mais ma modiste, Mlle Langeais. Est-ce que mamodiste et mon ami M. Bresson ne feraient qu’une seule et mêmepersonne ?

    Malgré tout, Sholmès douta. On peut feindre, de manière à donnerle change, la terreur, la joie, l’inquiétude, tous les sentiments,mais non point l’indifférence, non point le rire heureux etinsouciant.

    Cependant il lui dit encore :

    – Un dernier mot : pourquoi l’autre soir, à la gare du Nord,m’avez vous abordé ? Et pourquoi m’avez-vous supplié derepartir immédiatement sans m’occuper de ce vol ?

    – Ah vous êtes trop curieux, Monsieur Sholmès, répondit-elle enriant toujours de la façon la plus naturelle. Pour votre punition,vous ne saurez rien, et en outre vous garderez le malade pendantque je vais chez le pharmacien… une ordonnance pressée… je mesauve.

    Elle sortit.

    – Je suis roulé, murmura Sholmès. Non seulement je n’ai rientiré d’elle, mais c’est moi qui me suis découvert.

    Et il se rappelait l’affaire du diamant bleu et l’interrogatoirequ’il avait fait subir à Clotilde Destange. N’était-ce pas la mêmesérénité que la Dame blonde lui avait opposée, et ne se trouvait-ilpas de nouveau en face d’un de ces êtres qui, protégés par ArsèneLupin, sous l’action directe de son influence, gardaient dansl’angoisse même du danger le calme le plus stupéfiant ?

    – Sholmès… Sholmès…

    Il s’approcha de Wilson qui l’appelait, et s’inclina verslui.

    – Qu’y a-t-il, vieux camarade ? On souffre ?

    Wilson remua les lèvres sans pouvoir parler. Enfin, après degrands efforts, il bégaya :

    – Non.., Sholmès… ce n’est pas elle… il est impossible que cesoit elle…

    – Qu’est-ce que vous me chantez là ? Je vous dis que c’estelle, moi ! Il n’y a qu’en face d’une créature de Lupin,dressée et remontée par lui, que je perds la tête et que j’agisaussi sottement… la voilà maintenant qui connaît toute l’histoirede l’album… je vous parie qu’avant une heure Lupin sera prévenu.Avant une heure ? Que dis-je ! Mais tout de suite !Le pharmacien, l’ordonnance pressée… des blagues !

    Il s’esquiva rapidement, descendit l’avenue de Messine, et avisaMademoiselle qui entrait dans une pharmacie. Elle reparut, dixminutes plus tard, avec des flacons et une bouteille enveloppés depapier blanc. Mais, alors qu’elle remontait l’avenue, elle futaccostée par un homme qui la poursuivit, la casquette à la main etl’air obséquieux, comme s’il demandait la charité.

    Elle s’arrêta et lui fit l’aumône, puis reprit son chemin.

    – Elle lui a parlé, se dit l’Anglais.

    Plutôt qu’une certitude, ce fut une intuition, assez fortecependant pour qu’il changeât de tactique. Abandonnant la jeunefille, il se lança sur la piste du faux mendiant.

    Ils arrivèrent ainsi, l’un derrière l’autre, à la placeSaint-Ferdinand, et l’homme erra longtemps autour de la maison deBresson, levant parfois les yeux aux fenêtres du second étage, etsurveillant les gens qui pénétraient dans la maison.

    Au bout d’une heure, il monta sur l’impériale d’un tramway quise dirigeait vers Neuilly. Sholmès y monta également et s’assitderrière l’individu, un peu plus loin, et à côté d’un Monsieur quedissimulaient les feuilles ouvertes de son journal. Auxfortifications, le journal s’abaissa, Sholmès aperçut Ganimard, etGanimard lui dit à l’oreille en désignant l’individu :

    – C’est notre homme d’hier soir, celui qui suivait Bresson. Il ya une heure qu’il vagabonde sur la place.

    – Rien de nouveau pour Bresson ? demanda Sholmès.

    – Si, une lettre qui est arrivée ce matin à son adresse.

    – Ce matin ? Donc elle a été mise à la poste hier, avantque l’expéditeur ne sache la mort de Bresson.

    – Précisément. Elle est entre les mains du juge d’instruction.Mais j’en ai retenu les termes : « Il n’accepte aucune transaction.Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la secondeaffaire. Sinon, il agit. » Et pas de signature, ajouta Ganimard.Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère.

    – Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, cesquelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes.

    – Et pourquoi, mon Dieu !

    – Pour des raisons qui me sont personnelles, répondit Sholmèsavec le sans-gêne dont il usait envers son collègue.

    Le tramway s’arrêta rue du Château, au point terminus.L’individu descendit et s’en alla paisiblement.

    Sholmès l’escortait, et de si près que Ganimard s’en effraya:

    – S’il se retourne, nous sommes brûlés.

    – Il ne se retournera pas maintenant.

    – Qu’en savez-vous ?

    – C’est un complice d’Arsène Lupin, et le fait qu’un complice deLupin s’en va ainsi, les mains dans ses poches, prouve d’abordqu’il se sait suivi, et en second lieu qu’il ne craint rien.

    – Pourtant nous le serrons d’assez près !

    – Pas assez pour qu’il ne puisse nous glisser entre les doigtsavant une minute. Il est trop sûr de lui.

    – Voyons ! Voyons ! Vous me faites poser. Il y alà-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes. Si je décidede les requérir et d’aborder le personnage, je me demande commentil nous glissera entre les doigts.

    – Le personnage ne paraît pas s’émouvoir beaucoup de cetteéventualité. C’est lui-même qui les requiert !

    – Nom d’un chien, proféra Ganimard, il a de l’aplomb !

    L’individu en effet s’était avancé vers les deux agents aumoment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Illeur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisièmebicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s’éloignarapidement avec les deux agents.

    L’Anglais s’esclaffa.

    – Hein ! L’avais-je prévu ? Un, deux, trois,enlevé ! Et par qui ? Par deux de vos collègues, MonsieurGanimard. Ah ! Il se met bien, Arsène Lupin ! Des agentscyclistes à sa solde ! Quand je vous disais que notrepersonnage était beaucoup trop calme !

    – Alors quoi, s’écria Ganimard, vexé, que fallait-ilfaire ? C’est très commode de rire !

    – Allons, allons, ne vous fâchez pas. On se vengera. Pour lemoment, il nous faut du renfort.

    – Folenfant m’attend au bout de l’avenue de Neuilly.

    – Eh bien, prenez-le au passage et venez me rejoindre.

    Ganimard s’éloigna, tandis que Sholmès suivait les traces desbicyclettes, d’autant plus visibles sur la poussière de la route,que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et ils’aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de laSeine, et que les trois hommes avaient tourné du même côté queBresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contrelaquelle lui-même s’était caché avec Ganimard, et, un peu plusloin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouvaqu’on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait unepetite langue de terrain qui pointait dans la Seine et àl’extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée.

    C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’ill’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, laberge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étantbasse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que lestrois hommes n’eussent pris les devants.

    – Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quartd’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé parlà ?

    Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :

    – Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ?

    Le pêcheur fit signe que non.

    L’Anglais insista :

    – Mais si… trois hommes… ils viennent de s’arrêter à deux pas devous…

    Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche uncarnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit àSholmès.

    Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu,au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettresdéchirées de l’album.

    CDEHNOPRZEO-237

    Un lourd soleil pesait sur la rivière. L’homme avait repris sabesogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, saveste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement,tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.

    Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terriblesilence.

    – Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presquedouloureuse.

    Et la vérité l’éclairant :

    – C’est lui ! C’est lui ! Lui seul est capable derester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindrede ce qui va se passer… et quel autre saurait cette histoire del’album ? Alice l’a prévenu par son messager.

    Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre mainavait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaientsur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste,et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier seterminait misérablement.

    Le pêcheur ne bougea pas.

    Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche detirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte quidéplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini.

    – Ah pensa-t-il, qu’il se lève, qu’il se défende… sinon tant pispour lui… une seconde encore… et je tire…

    Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisaGanimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.

    Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dansla barque dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tombasur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deuxau fond du bateau.

    – Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ceque cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre àl’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoifaire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deuximbéciles…

    Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à ladérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, etLupin continuait :

    – Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu lanotion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge !Et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain !…

    Il réussit à se dégager.

    Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche.Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver.

    Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avironsafin de gagner le bord, tandis que Lupin s’acharnait après l’autre,afin de gagner le large.

    – L’aura… l’aura pas, disait Lupin… d’ailleurs ça n’a aucuneimportance… si vous avez votre rame, je vous empêche de vous enservir… et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s’efforced’agir… sans la moindre raison, puisque c’est toujours le sort quidécide… tenez, vous voyez, le sort… eh bien, il se décide pour sonvieux Lupin… victoire ! Le courant me favorise !

    Le bateau en effet tendait à s’éloigner.

    – Garde à vous, cria Lupin.

    Quelqu’un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête,une détonation retentit, un peu d’eau jaillit auprès d’eux. Lupinéclata de rire.

    – Dieu me pardonne, c’est l’ami Ganimard !… Mais c’est trèsmal ce que vous faites là, Ganimard. Vous n’avez le droit de tirerqu’en cas de légitime défense… ce pauvre Arsène vous rend doncféroce au point d’oublier tous vos devoirs ?… Allons bon, levoilà qui recommence !… Mais, malheureux, c’est mon chermaître que vous allez frapper.

    Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans labarque, face à Ganimard :

    – Bien ! Maintenant je suis tranquille… visez là, Ganimard,en plein cœur… plus haut… à gauche… c’est raté… fichu maladroit…encore un coup !… Mais vous tremblez, Ganimard… aucommandement, n’est-ce pas ? Et du sang-froid !… Une,deux, trois, feu !… Raté ! Sacrebleu, le gouvernementvous donne donc des joujoux d’enfant comme pistolets ?

    Il exhiba un long revolver, massif et plat, et, sans viser,tira.

    L’inspecteur porta la main à son chapeau : une balle l’avaittroué.

    – Qu’en dites-vous, Ganimard ? Ah ! cela vient d’unebonne fabrique. Saluez, Messieurs, c’est le revolver de mon nobleami, maître Herlock Sholmès !

    Et, d’un tour de bras, il lança l’arme aux pieds mêmes deGanimard.

    Sholmès ne pouvait s’empêcher de sourire et d’admirer. Queldébordement de vie. Quelle allégresse jeune et spontanée. Et commeil paraissait se divertir ! On eût dit que la sensation dupéril lui causait une joie physique, et que l’existence n’avait pasd’autre but pour cet homme extraordinaire que la recherche dedangers qu’il s’amusait ensuite à conjurer.

    De chaque côté du fleuve, cependant, des gens se massaient, etGanimard et ses hommes suivaient l’embarcation qui se balançait aularge, très doucement entraînée par le courant. C’était la captureinévitable, mathématique.

    – Avouez, maître, s’écria Lupin en se retournant vers l’Anglais,que vous ne donneriez pas votre place pour tout l’or duTransvaal ! C’est que vous êtes au premier rang desfauteuils ! Mais, d’abord et avant tout, le prologue… aprèsquoi nous sauterons d’un coup au cinquième acte, la capture oul’évasion d’Arsène Lupin. Donc, mon cher maître, j’ai une questionà vous poser, et je vous supplie, afin qu’il n’y ait pasd’équivoque, d’y répondre par un oui ou un non. Renoncez à vousoccuper de cette affaire. Il en est encore temps et je puis réparerle mal que vous avez fait. Plus tard je ne le pourrais plus. Est-ceconvenu ?

    – Non.

    La figure de Lupin se contracta. Visiblement cette obstinationl’irritait. Il reprit :

    – J’insiste. Pour vous encore plus que pour moi, j’insiste,certain que vous serez le premier à regretter votre intervention.Une dernière fois, oui ou non ?

    – Non.

    Lupin s’accroupit, déplaça une des planches du fond et, durantquelques minutes, exécuta un travail dont Sholmès ne put discernerla nature. Puis il se releva, s’assit auprès de l’Anglais, et luitint ce langage :

    – Je crois, maître, que nous sommes venus au bord de cetterivière pour des raisons identiques : repêcher l’objet dont Bressons’est débarrassé ? Pour ma part, j’avais donné rendez-vous àquelques camarades, et j’étais sur le point – mon costume sommairel’indique – d’effectuer une petite exploration dans les profondeursde la Seine, quand mes amis m’ont annoncé votre approche. Je vousconfesse d’ailleurs que je n’en fus pas surpris, étant prévenuheure par heure, j’ose le dire, des progrès de votre enquête. C’estsi facile. Dès qu’il se passe, rue Murillo, la moindre chosesusceptible de m’intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suisaverti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions…

    Il s’arrêta. La planche qu’il avait écartée se soulevaitmaintenant, et, tout autour, de l’eau filtrait par petits jets.

    – Diable, j’ignore comment j’ai procédé, mais j’ai tout lieu depenser qu’il y a une voie d’eau au fond de cette vieilleembarcation. Vous n’avez pas peur, maître ?

    Sholmès haussa les épaules. Lupin continua :

    – Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant paravance que vous rechercheriez le combat d’autant plus ardemment queje m’efforçais, moi, de l’éviter, il m’était plutôt agréabled’engager avec vous une partie dont l’issue est certaine puisquej’ai tous les atouts en main. Et j’ai voulu donner à notrerencontre le plus d’éclat possible, afin que votre défaite fûtuniversellement connue, et qu’une autre comtesse de Crozon ou unautre Baron d’Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votresecours contre moi. Ne voyez là d’ailleurs, mon cher maître…

    Il s’interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demifermées comme de lorgnettes, il observa les rives.

    – Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire deguerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, cesera l’abordage et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil :vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à lajustice de mon pays… ce programme vous plaît-il ?… À moins qued’ici là, nous n’ayons fait naufrage, auquel cas il ne nousresterait plus qu’à préparer notre testament. Qu’enpensez-vous ?

    Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s’expliqua lamanœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l’eaumontait.

    Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurspieds : ils ne firent pas un mouvement.

    Elle dépassa leurs chevilles : l’Anglais saisit sa blague àtabac, roula une cigarette et l’alluma.

    Lupin poursuivit :

    – Et ne voyez là, mon cher maître, que l’humble aveu de monimpuissance à votre égard. C’est m’incliner devant vous qued’accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise,afin d’éviter celles dont je n’aurais pas choisi le terrain. C’estreconnaître que Sholmès est l’unique ennemi que je craigne, etproclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de maroute. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire,puisque le destin m’accorde l’honneur d’une conversation avec vous.Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette conversation ait lieupendant que nous prenons un bain de pieds ! … Situation quimanque de gravité, je le confesse… et que dis-je un bain depieds ! … Un bain de siège plutôt !

    L’eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et deplus en plus la barque s’enfonçait.

    Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblaitabsorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en facede cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par lameute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pourrien au monde il n’eût consenti à montrer, lui, le plus léger signed’agitation.

    Quoi ! avaient-ils l’air de dire tous deux, s’émeut-on pourde telles futilités ? N’advient-il pas chaque jour que l’on senoie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritentqu’on y prête attention ? Et l’un bavardait, et l’autrerêvassait, tous deux cachant sous un même masque d’insouciance lechoc formidable de leurs deux orgueils.

    Une minute encore, et ils allaient couler.

    – L’essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous couleronsavant ou après l’arrivée des champions de la justice. Tout est là.Car, pour la question du naufrage, elle ne se pose même plus.Maître, c’est l’heure solennelle du testament. Je lègue toute mafortune à Herlock Sholmès, citoyen anglais, à charge pour lui…mais, mon Dieu, qu’ils avancent vite, les champions de lajustice ! Ah les braves gens ! Ils font plaisir à voir.Quelle précision dans le coup de rame ! Tiens, mais c’estvous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L’idée du navire deguerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs,brigadier Folenfant… est-ce la médaille que vous souhaitez ?Entendu… c’est chose faite. Et votre camarade Dieuzy, où est-ildonc ? Sur la rive gauche, n’est-ce pas, au milieu d’unecentaine d’indigènes ?… De sorte que, si j’échappe aunaufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses indigènes,ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly.Fâcheux dilemme…

    Il y eut un remous. L’embarcation vira sur elle-même, et Sholmèsdut s’accrocher à l’anneau des avirons.

    – Maître, dit Lupin, je vous supplie d’ôter votre veste. Vousserez plus à l’aise pour nager. Non ? Vous refusez ?Alors je remets la mienne.

    Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle deSholmès, et soupira :

    – Quel rude homme vous faites ! Et qu’il est dommage quevous vous entêtiez dans une affaire… où vous donnez certes lamesure de vos moyens, mais si vainement ! Vrai, vous gâchezvotre beau génie…

    – Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de sonmutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous péchez souvent parexcès de confiance et par légèreté.

    – Le reproche est sévère.

    – C’est ainsi que, sans le savoir, vous m’avez fourni, il y a uninstant, le renseignement que je cherchais.

    – Comment ! Vous cherchiez un renseignement et vous ne mele disiez pas !

    – Je n’ai besoin de personne. D’ici trois heures je donnerai lemot de l’énigme à M. et Mme d’Imblevalle. Voilà l’uniqueréponse…

    Il n’acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d’un coup, lesentraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque enl’air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silenceanxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragésavait reparu.

    C’était Herlock Sholmès.

    Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canotde Folenfant.

    – Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… nefaiblissez pas… on s’occupera de lui après… nous le tenons, allez…un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde…

    L’Anglais saisit une corde qu’on lui tendait. Mais, pendantqu’il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l’interpella :

    – Le mot de l’énigme, mon cher maître, parbleu oui, vousl’aurez. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas déjà… etaprès ? À quoi cela vous servira-t-il ? C’est justementalors que la bataille sera perdue pour vous…

    À cheval sur la coque dont il venait d’escalader les parois touten pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupinpoursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s’ilespérait convaincre son interlocuteur.

    – Comprenez-le bien, mon cher maître, il n’y a rien à faire,absolument rien… vous vous trouvez dans la situation déplorabled’un Monsieur…

    Folenfant l’ajusta :

    – Rendez-vous, Lupin.

    – Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m’avez coupéau milieu d’une phrase. Je disais donc…

    – Rendez-vous, Lupin.

    – Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l’onest en danger. Or vous n’avez pas la prétention de croire que jecours le moindre danger !

    – Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vousrendre.

    – Brigadier Folenfant, vous n’avez nullement l’intention de metuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que jem’échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non,mais pensez à vos remords, malheureux ! À votre vieillesseempoisonnée !…

    Le coup partit.

    Lupin chancela, se cramponna un instant à l’épave, puis lâchaprise et disparût.

    Il était exactement trois heures lorsque ces événements seproduisirent. À six heures précises, ainsi qu’il l’avait annoncé,Herlock Sholmès, vêtu d’un pantalon trop court et d’un veston tropétroit qu’il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coifféd’une casquette et paré d’une chemise de flanelle à cordelière desoie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir faitprévenir M. et Mme d’Imblevalle qu’il leur demandait unentretien.

    Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large. Et il leurparut si comique dans sa tenue bizarre qu’ils durent réprimer uneforte envie de rire. L’air pensif, le dos voûté, il marchait commeun automate, de la fenêtre à la porte, et de la porte à la fenêtre,faisant chaque fois le même nombre de pas, et pivotant chaque foisdans le même sens.

    Il s’arrêta, saisit un bibelot, l’examina machinalement, puisreprit sa promenade.

    Enfin, se plantant devant eux, il demanda :

    – Mademoiselle est-elle ici ?

    – Oui, dans le jardin, avec les enfants.

    – Monsieur le Baron, l’entretien que nous allons avoir étantdéfinitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât.

    – Est-ce que, décidément… ?

    – Ayez un peu de patience, Monsieur. La vérité sortiraclairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plusde précision possible.

    – Soit. Suzanne, veux-tu ?…

    Mme d’Imblevalle se leva et revint presque aussitôt, accompagnéed’Alice Demun. Mademoiselle, un peu plus pâle que de coutume, restadebout, appuyée contre une table et sans même demander la raisonpour laquelle on l’avait appelée.

    Sholmès ne parut pas la voir, et, se tournant brusquement versM. d’Imblevalle, il articula d’un ton qui n’admettait pas deréplique :

    – Après plusieurs jours d’enquête, Monsieur, et bien quecertains événements aient modifié un instant ma manière de voir, jevous répéterai ce que je vous ai dit dès la première heure : lalampe juive a été volée par quelqu’un qui habite cet hôtel.

    – Le nom du coupable ?

    – Je le connais.

    – Les preuves ?

    – Celles que j’ai suffiront à le confondre.

    – Il ne suffit pas qu’il soit confondu. Il faut encore qu’ilnous restitue…

    – La lampe juive ? Elle est en ma possession.

    – Le collier d’opales ? La tabatière ?…

    – Le collier d’opales, la tabatière, bref tout ce qui vous futdérobé la seconde fois est en ma possession.

    Sholmès aimait ces coups de théâtre et cette manière un peusèche d’annoncer ses victoires.

    De fait le Baron et sa femme semblaient stupéfiés, et leconsidéraient avec une curiosité silencieuse qui était la meilleuredes louanges.

    Il reprit ensuite par le menu le récit de ce qu’il avait faitdurant ces trois jours. Il dit la découverte de l’album, écrivitsur une feuille de papier la phrase formée par les lettresdécoupées, puis raconta l’expédition de Bresson au bord de la Seineet le suicide de l’aventurier, et enfin la lutte que lui, Sholmès,venait de soutenir contre Lupin, le naufrage de la barque et ladisparition de Lupin.

    Quand il eut terminé, le Baron dit à voix basse :

    – Il ne vous reste plus qu’à nous révéler le nom du coupable.Qui donc accusez-vous ?

    – J’accuse la personne qui a découpé les lettres de cetalphabet, et communiqué au moyen de ces lettres avec ArsèneLupin.

    – Comment savez-vous que le correspondant de cette personne estArsène Lupin ?

    – Par Lupin lui-même.

    Il tendit un bout de papier mouillé et froissé. C’était la pageque Lupin avait arrachée de son carnet, dans la barque, et surlaquelle il avait inscrit la phrase.

    – Et remarquez, nota Sholmès, avec satisfaction, que rien nel’obligeait à me donner cette feuille, et, par conséquent, à sefaire reconnaître. Simple gaminerie de sa part, et qui m’arenseigné.

    – Qui vous a renseigné…. dit le Baron. Je ne vois riencependant…

    Sholmès repassa au crayon les lettres et les chiffres.

    CDEHNOPRZEO-237.

    – Eh bien ? fit M. d’Imblevalle, c’est la formule que vousvenez de nous montrer vous-même.

    – Non. Si vous aviez tourné et retourné cette formule dans tousles sens, vous auriez vu du premier coup d’œil, comme je l’ai vu,qu’elle n’est pas semblable à la première.

    – Et en quoi donc ?

    – Elle comprend deux lettres de plus, un E et un O.

    – En effet, je n’avais pas observé…

    – Rapprochez ces deux lettres du C et du H qui nous restaient endehors du mot « répondez » et vous constaterez que le seul motpossible est ECHO.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie l’Écho de France, le journal deLupin, son organe officiel, celui auquel il réserve ses «communiqués ». Répondez à « l’Écho de France, rubrique dela petite correspondance, numéro 237 ». C’était là le mot del’énigme que j’ai tant cherché, et que Lupin m’a fourni avec tantde bonne grâce. J’arrive des bureaux de l’Écho deFrance.

    – Et vous avez trouvé ?

    – J’ai trouvé toute l’histoire détaillée des relations d’ArsèneLupin et de… sa complice.

    Et Sholmès étala sept journaux ouverts à la quatrième page etdont il détacha les sept lignes suivantes :

    1° ARS. LUP. Dame impl. protect. 540.

    2° 540. Attends explications. A. L.

    3° A. L. Sous domin. ennemie. Perdue.

    4° 540. Ecrivez adresse. Ferai enquête.

    5° A. L. Murillo.

    6° 540. Parc trois heures. Violettes.

    7° 237. Entendu sam. serai dim. mat. parc.

    – Et vous appelez cela une histoire détaillée ! s’écria M.d’Imblevalle…

    – Mon Dieu, oui, et pour peu que vous y prêtiez attention, vousserez de mon avis. Tout d’abord, une dame qui signe 540, implore laprotection d’Arsène Lupin, à quoi Lupin riposte par une demanded’explications. La dame répond qu’elle est sous la domination d’unennemi, de Bresson sans aucun doute, et qu’elle est perdue si l’onne vient à son aide. Lupin, qui se méfie, qui n’ose encores’aboucher avec cette inconnue, exige l’adresse et propose uneenquête. La dame hésite pendant quatre jours – consultez les dates– enfin pressée par les événements, influencée par les menaces deBresson, elle donne le nom de sa rue, Murillo. Le lendemain, ArsèneLupin annonce qu’il sera dans le parc Monceau à trois heures, etprie son inconnue de porter un bouquet de violettes comme signe deralliement. Là, une interruption de huit jours dans lacorrespondance. Arsène Lupin et la dame n’ont pas besoin des’écrire par la voie du journal : ils se voient ou s’écriventdirectement. Le plan est ourdi pour satisfaire aux exigences deBresson, la dame enlèvera la lampe juive. Reste à fixer le jour. Ladame qui, par prudence, correspond à l’aide de mots découpés etcollés, se décide pour le samedi et ajoute : « Répondez Écho 237. »Lupin répond que c’est entendu et qu’il sera en outre le dimanchematin dans le parc. Le dimanche matin, le vol avait lieu.

    – En effet, tout s’enchaîne, approuva le Baron, et l’histoireest complète.

    Sholmès reprit :

    – Donc le vol a lieu. La dame sort le dimanche matin, rendcompte à Lupin de ce qu’elle a fait, et porte à Bresson la lampejuive. Les choses se passent alors comme Lupin l’avait prévu. Lajustice, abusée par une fenêtre ouverte, quatre trous dans la terreet deux éraflures sur un balcon, admet aussitôt l’hypothèse du volpar effraction. La dame est tranquille.

    – Soit, fit le Baron, j’admets cette explication très logique.Mais le second vol…

    – Le second vol fut provoqué par le premier. Les journaux ayantraconté comment la lampe juive avait disparu, quelqu’un eut l’idéede répéter l’agression et de s’emparer de ce qui n’avait pas étéemporté. Et cette fois ce ne fut pas un vol simulé, mais un volréel, avec effraction véritable, escalade, etc.

    – Lupin, bien entendu…

    – Non, Lupin n’agit pas aussi stupidement. Lupin ne tire pas surles gens pour un oui ou un non.

    – Alors qui est-ce ?

    – Bresson, sans aucun doute, et à l’insu de la dame qu’il avaitfait chanter. C’est Bresson qui est entré ici, c’est lui que j’aipoursuivi, c’est lui qui a blessé mon pauvre Wilson.

    – En êtes-vous bien sûr ?

    – Absolument. Un des complices de Bresson lui a écrit hier,avant son suicide, une lettre qui prouve que des pourparlers furentengagés entre ce complice et Lupin pour la restitution de tous lesobjets volés dans votre hôtel. Lupin exigeait tout, « la premièrechose (c’est-à-dire la lampe juive) aussi bien que celles de laseconde affaire ». En outre il surveillait Bresson. Quand celui-cis’est rendu hier soir au bord de la Seine, un des compagnons deLupin le filait en même temps que nous.

    – Qu’allait faire Bresson au bord de la Seine ?

    – Averti des progrès de mon enquête…

    – Averti par qui ?

    – Par la même dame, laquelle craignait à juste titre que ladécouverte de la lampe juive n’amenât la découverte de sonaventure… donc, Bresson averti, réunit en un seul paquet ce quipeut le compromettre, et il le jette dans un endroit où il lui estpossible de le reprendre, une fois le danger passé. C’est au retourque, traqué par Ganimard et par moi, ayant sans doute d’autresforfaits sur la conscience, il perd la tête et se tue.

    – Mais que contenait le paquet ?

    – La lampe juive et vos autres bibelots.

    – Ils ne sont donc pas en votre possession ?

    – Aussitôt après la disparition de Lupin, j’ai profité du bainqu’il m’avait forcé de prendre, pour me faire conduire à l’endroitchoisi par Bresson, et j’ai retrouvé, enveloppé de linge et detoile cirée, ce qui vous fut dérobé. Le voici, sur cette table.

    Sans un mot le Baron coupa les ficelles, déchira d’un coup leslinges mouillés, en sortit la lampe, tourna un écrou placé sous lepied, fit effort des deux mains sur le récipient, le dévissa,l’ouvrit en deux parties égales, et découvrit la chimère en or,rehaussée de rubis et d’émeraudes.

    Elle était intacte.

    Il y avait dans toute cette scène, si naturelle en apparence, etqui consistait en une simple exposition de faits, quelque chose quila rendait effroyablement tragique, c’était l’accusation formelle,directe, irréfutable, que Sholmès lançait à chacune de ses parolescontre Mademoiselle. Et c’était aussi le silence impressionnantd’Alice Demun.

    Pendant cette longue, cette cruelle accumulation de petitespreuves ajoutées les unes aux autres, pas un muscle de son visagen’avait remué, pas un éclair de révolte ou de crainte n’avaittroublé la sérénité de son limpide regard. Que pensait-elle ?Et surtout qu’allait-elle dire à la minute solennelle où il luifaudrait répondre, où il lui faudrait se défendre et briser lecercle de fer dans lequel Herlock Sholmès l’emprisonnait sihabilement ?

    Cette minute avait sonné et la jeune fille se taisait.

    – Parlez ! Parlez donc ! s’écria M. d’Imblevalle.

    Elle ne parla point.

    Il insista :

    – Un mot vous justifierait… un mot de révolte, et je vouscroirai.

    Ce mot, elle ne le dit point.

    Le Baron traversa vivement la pièce, revint sur ses pas,recommença, puis s’adressant à Sholmès :

    – Eh bien non, Monsieur ! Je ne peux pas admettre que cesoit vrai ! Il y a des crimes impossibles ! Et celui-làest en opposition avec tout ce que je sais, tout ce que je voisdepuis un an.

    Il appliqua sa main sur l’épaule de l’Anglais.

    – Mais, vous-même, Monsieur, êtes-vous absolument etdéfinitivement certain de ne pas vous tromper ?

    Sholmès hésita, comme un homme qu’on attaque à l’improviste etdont la riposte n’est pas immédiate. Pourtant il sourit et dit:

    – Seule la personne que j’accuse pouvait, par la situationqu’elle occupe chez vous, savoir que la lampe juive contenait cemagnifique bijou.

    – Je ne veux pas le croire, murmura le Baron.

    – Demandez-le-lui.

    C’était, en effet, la seule chose qu’il n’eût point tentée, dansla confiance aveugle que lui inspirait la jeune fille. Pourtant iln’était plus permis de se soustraire à l’évidence.

    Il s’approcha d’elle, et, les yeux dans les yeux :

    – C’est vous, Mademoiselle ? C’est vous qui avez pris lebijou ? C’est vous qui avez correspondu avec Arsène Lupin etsimulé le vol ?

    Elle répondit :

    – C’est moi, Monsieur.

    Elle ne baissa pas la tête. Sa figure n’exprima ni honte nigêne.

    – Est-ce possible ! murmura M. d’Imblevalle… je n’auraisjamais cru… vous êtes la dernière personne que j’aurais soupçonnée…comment avez-vous fait, malheureuse ?

    Elle dit :

    – J’ai fait ce que M. Sholmès a raconté. La nuit du samedi audimanche, je suis descendue dans ce boudoir, j’ai pris la lampe,et, le matin, je l’ai portée… à cet homme.

    – Mais non, objecta le Baron, ce que vous prétendez estinadmissible.

    – Inadmissible ! Et pourquoi ?

    – Parce que le matin j’ai retrouvé fermée au verrou la porte dece boudoir.

    Elle rougit, perdit contenance et regarda Sholmès comme si ellelui demandait conseil.

    Plus encore que par l’objection du Baron, Sholmès sembla frappépar l’embarras d’Alice Demun. N’avait-elle donc rien àrépondre ? Les aveux qui consacraient l’explication que lui,Sholmès, avait fournie sur le vol de la lampe juive, masquaient-ilsun mensonge que détruisait aussitôt l’examen des faits ?

    Le Baron reprit :

    – Cette porte était fermée. J’affirme que j’ai retrouvé leverrou comme je l’avais mis la veille au soir. Si vous aviez passépar cette porte, ainsi que vous le prétendez, il eût fallu quequelqu’un vous ouvrit de l’intérieur, c’est-à-dire du boudoir ou denotre chambre. Or, il n’y avait personne à l’intérieur de ces deuxpièces… il n’y avait personne que ma femme et moi.

    Sholmès se courba vivement et couvrit son visage de ses deuxmains afin de masquer sa rougeur. Quelque chose comme une lumièretrop brusque l’avait heurté, et il en restait ébloui, mal à l’aise.Tout se dévoilait à lui ainsi qu’un paysage obscur d’où la nuits’écarterait soudain.

    Alice Demun était innocente.

    Alice Demun était innocente. Il y avait là une vérité certaine,aveuglante, et c’était en même temps l’explication de la sorte degêne qu’il éprouvait depuis le premier jour à diriger contre lajeune fille la terrible accusation. Il voyait clair maintenant. Ilsavait. Un geste, et sur le champ la preuve irréfutable s’offriraità lui.

    Il releva la tête et, après quelques secondes, aussinaturellement qu’il le put, il tourna les yeux vers Mmed’Imblevalle.

    Elle était pâle, de cette pâleur inaccoutumée qui vous envahitaux heures implacables de la vie. Ses mains, qu’elle s’efforçait decacher, tremblaient imperceptiblement.

    – Une seconde encore, pensa Sholmès, et elle se trahit.

    Il se plaça entre elle et son mari, avec le désir impérieuxd’écarter l’effroyable danger qui, par sa faute, menaçait cet hommeet cette femme. Mais à la vue du Baron, il tressaillit au plusprofond de son être. La même révélation soudaine qui l’avait éblouide clarté, illuminait maintenant M. d’Imblevalle. Le même travails’opérait dans le cerveau du mari. Il comprenait à son tour !Il voyait !

    Désespérément, Alice Demun se cabra contre la véritéimplacable.

    – Vous avez raison, Monsieur, je faisais erreur… en effet, je nesuis pas entrée par ici. J’ai passé par le vestibule et par lejardin, et c’est à l’aide d’une échelle…

    Effort suprême du dévouement… mais effort inutile ! Lesparoles sonnaient faux. La voix était mal assurée, et la doucecréature n’avait plus ses yeux limpides et son grand air desincérité. Elle baissa la tête, vaincue.

    Le silence fut atroce. Mme d’Imblevalle attendait, livide, touteraidie par l’angoisse et l’épouvante. Le Baron semblait se débattreencore, comme s’il ne voulait pas croire à l’écroulement de sonbonheur.

    Enfin il balbutia :

    – Parle ! Explique-toi ! …

    – Je n’ai rien à te dire, mon pauvre ami, fit-elle très bas etle visage tordu de douleur.

    – Alors… Mademoiselle…

    – Mademoiselle m’a sauvée… par dévouement… par affection… etelle s’accusait…

    – Sauvée de quoi ? De qui ?

    – De cet homme.

    – Bresson ?

    – Oui, c’est moi qu’il tenait par ses menaces… je l’ai connuchez une amie… et j’ai eu la folie de l’écouter… oh rien que tu nepuisses pardonner… cependant j’ai écrit deux lettres… des lettresque tu verras… Je les ai rachetées… tu sais comment. Oh ! Aiepitié de moi… j’ai tant pleuré !

    – Toi ! Toi ! Suzanne !

    Il leva sur elle ses poings serrés, prêt à la battre, prêt à latuer. Mais ses bras retombèrent, et il murmura de nouveau :

    – Toi, Suzanne !… Toi !… Est-ce possible !…

    Par petites phrases hachées, elle raconta la navrante et banaleaventure, son réveil effaré devant l’infamie du personnage, sesremords, son affolement, et elle dit aussi la conduite admirabled’Alice, la jeune fille devinant le désespoir de sa maîtresse, luiarrachant sa confession, écrivant à Lupin, et organisant cettehistoire de vol pour la sauver des griffes de Bresson.

    – Toi, Suzanne, toi… répétait M. d’Imblevalle, courbé en deux,terrassé… comment as-tu pu ?…

    Le soir de ce même jour, le steamer Ville-de-Londres qui fait leservice entre Calais et Douvres, glissait lentement sur l’eauimmobile. La nuit était obscure et calme. Des nuages paisibles sedevinaient au-dessus du bateau, et, tout autour, de légers voilesde brume le séparaient de l’espace infini où devait s’épandre lablancheur de la lune et des étoiles.

    La plupart des passagers avaient regagné les cabines et lessalons. Quelques-uns cependant, plus intrépides, se promenaient surle pont ou bien sommeillaient au fond de larges rocking-chairs etsous d’épaisses couvertures. On voyait çà et là des lueurs decigares, et l’on entendait, mêlé au souffle doux de la brise, lemurmure de voix qui n’osaient s’élever dans le grand silencesolennel.

    Un des passagers, qui déambulait d’un pas régulier le long desbastingages, s’arrêta près d’une personne étendue sur un banc,l’examina, et, comme cette personne remuait un peu, il lui dit:

    – Je croyais que vous dormiez, Mademoiselle Alice.

    – Non, non, Monsieur Sholmès, je n’ai pas envie de dormir. Jeréfléchis.

    – À quoi ? Est-ce indiscret de vous le demander ?

    – Je pensais à Mme d’Imblevalle. Elle doit être si triste !Sa vie est perdue.

    – Mais non, mais non, dit-il vivement. Son erreur n’est pas decelles qu’on ne pardonne pas. M. d’Imblevalle oubliera cettedéfaillance. Déjà, quand nous sommes partis, il la regardait moinsdurement.

    – Peut-être… mais l’oubli sera long… et elle souffre.

    – Vous l’aimez beaucoup ?

    – Beaucoup. C’est cela qui m’a donné tant de force pour sourirequand je tremblais de peur, pour vous regarder en face quandj’aurais voulu fuir vos yeux.

    – Et vous êtes malheureuse de la quitter ?

    – Très malheureuse. Je n’ai ni parents, ni amis… je n’avaisqu’elle.

    – Vous aurez des amis, dit l’Anglais, que ce chagrinbouleversait, je vous en fais la promesse… j’ai des relations…beaucoup d’influence… je vous assure que vous ne regretterez pasvotre situation.

    – Peut-être, mais Mme d’Imblevalle ne sera plus là…

    Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Herlock Sholmès fitencore deux ou trois tours sur le pont, puis revint s’installerauprès de sa compagne de voyage.

    Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient sedisjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent.

    Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra etfrotta successivement quatre allumettes sans réussir à lesenflammer. Comme il n’en avait pas d’autres, il se leva et dit à unMonsieur qui se trouvait assis à quelques pas :

    – Auriez-vous un peu de feu, s’il vous plaît ?

    Le Monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suiteune flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin.

    S’il n’y avait pas eu chez l’Anglais un tout petit geste, unimperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que saprésence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci restamaître de lui, et tellement fut naturelle l’aisance avec laquelleil tendit la main à son adversaire.

    – Toujours en bonne santé, Monsieur Lupin ?

    – Bravo ! s’exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-mêmearracha un cri d’admiration.

    – Bravo ?… Et pourquoi ?

    – Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devantvous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans laSeine – et par orgueil, par un miracle d’orgueil que je qualifieraide tout britannique, vous n’avez as un mouvement de stupeur, pas unmot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c’estadmirable !

    – Ce n’est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque,j’ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vousn’étiez pas atteint par la balle du brigadier.

    – Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ?

    – Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnescommandaient les deux rives sur un espace d’un kilomètre. Du momentque vous échappiez à la mort, votre capture était certaine.

    – Pourtant, me voici.

    – Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien nepeut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.

    La paix était conclue.

    Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contreArsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’ilfallait définitivement renoncer à saisir, si au cours desengagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais n’enavait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampejuive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette foisle résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue dupublic, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstancesdans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et deproclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme,de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait entoute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendreà d’égales victoires.

    Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leursarmes et qui s’estiment à leur juste valeur.

    Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.

    – Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion.Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’étaitdonné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après êtreresté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque,j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaientmon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mesamis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canotautomobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, deGanimard et de Folenfant.

    – Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !…Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ?

    – Oui, quelques règlements de comptes… mais j’oubliais… M.d’Imblevalle ?

    – Il sait tout.

    – Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le malest irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agirà ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bressonla lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle,et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’unauprès de l’autre. Au lieu de cela…

    – Au lieu de cela, ricana Sholmès, j’ai brouillé les cartes etporté la discorde au sein d’une famille que vous protégiez.

    – Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensablede toujours voler, duper et faire le mal ?

    – Alors, vous faites le bien aussi ?

    – Quand j’ai le temps. Et puis ça m’amuse. Je trouve extrêmementdrôle que, dans l’aventure qui nous occupe, je sois le bon géniequi secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte ledésespoir et les larmes.

    – Les larmes ! Les larmes ! protesta l’Anglais.

    – Certes ! Le ménage d’Imblevalle est démoli et Alice Demunpleure.

    – Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par ladécouvrir… et par elle on remontait jusqu’à Mme d’Imblevalle.

    – Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui lafaute ?

    Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d’unevoix dont le timbre semblait légèrement altéré :

    – Vous savez qui sont ces gentlemen ?

    – J’ai cru reconnaître le commandant du bateau.

    – Et l’autre ?

    – J’ignore.

    – C’est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe enAngleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis,votre chef de la Sûreté.

    – Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour meprésenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je seraisheureux d’en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett.

    Les deux gentlemen reparurent.

    – Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? ditSholmès en se levant.

    Il avait saisi le poignet d’Arsène Lupin et le serrait d’unemain de fer.

    – Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt àvous suivre.

    Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance.Les deux gentlemen s’éloignaient.

    Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair mêmede Lupin.

    – Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâtefiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plusvite que cela.

    Mais il s’arrêta net : Alice Demun les avait suivis.

    – Que faites-vous, Mademoiselle ! C’est inutile… ne venezpas !

    Ce fut Lupin qui répondit :

    – Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vientpas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergiesemblable à celle que vous déployez à mon égard.

    – Et pourquoi ?

    – Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi.Son rôle dans l’histoire de la lampe juive est encore plusimportant que le mien. Complice d’Arsène Lupin, complice deBresson, elle devra également raconter l’aventure de la Baronned’Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… etvous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante interventionjusqu’à ses dernières limites, généreux Sholmès.

    L’Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéraMademoiselle.

    Ils restèrent quelques secondes immobiles, les uns en face desautres. Puis Sholmès regagna son banc et s’assit. Lupin et la jeunefille reprirent leurs places.

    Un long silence les divisa. Et Lupin dit :

    – Voyez-vous, maître, quoi que nous fassions, nous ne seronsjamais du même bord. Vous êtes d’un côté du fossé, moi de l’autre.On peut se saluer, se tendre la main, converser un moment, mais lefossé est toujours là. Toujours vous serez Herlock Sholmès,détective, et moi Arsène Lupin, cambrioleur. Et toujours HerlockSholmès obéira, plus ou moins spontanément, avec plus ou moinsd’à-propos, à son instinct de détective, qui est de s’acharneraprès le cambrioleur et de le « fourrer dedans » si possible. Ettoujours Arsène Lupin sera conséquent avec son âme de cambrioleuren évitant la poigne du détective, et en se moquant de lui si fairese peut. Et cette fois, faire se peut ! Ah ! ah !ah !

    Il éclata de rire, un rire narquois, cruel et détestable…

    Puis, soudain grave, il se pencha vers la jeune fille.

    – Soyez sûre, Mademoiselle, que, même réduit à la dernièreextrémité, je ne vous eusse pas trahie. Arsène Lupin ne trahitjamais, surtout ceux qu’il aime et qu’il admire. Et vous mepermettrez de vous dire que j’aime et que j’admire la vaillante etchère créature que vous êtes.

    Il tira de son portefeuille une carte de visite, la déchira endeux, en tendit une moitié à la jeune fille, et, d’une même voixémue et respectueuse :

    – Si M. Sholmès ne réussit pas dans ses démarches, Mademoiselle,présentez-vous chez lady Strongborough (vous trouverez facilementson domicile actuel) et remettez-lui cette moitié de carte, en luiadressant ces deux mots « souvenir fidèle ». Lady Strongboroughvous sera dévouée comme une sœur.

    – Merci, dit la jeune fille, j’irai demain chez cette dame.

    – Et maintenant, maître, s’écria Lupin du ton satisfait d’unMonsieur qui a rempli son devoir, je vous souhaite une bonne nuit.Nous avons une heure encore de traversée. J’en profite.

    Il s’étendit tout de son long, et croisa ses mains derrière satête.

    Le ciel s’était ouvert devant la lune. Autour des étoiles et auras de la mer, sa clarté radieuse s’épanouissait. Elle flottaitdans l’eau, et l’immensité, où se dissolvaient les derniers nuages,semblait lui appartenir.

    La ligne des côtes se détacha de l’horizon obscur. Des passagersremontèrent. Le pont se couvrit de monde. M. Austin Gilett passa encompagnie de deux individus que Sholmès reconnut pour des agents dela police anglaise.

    Sur son banc, Lupin dormait…

     

     

     

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