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    Les Héroïdes d'Ovide

     

    LIVRES - Les Héroïdes d'Ovide - Catégorie Pièces de théâtre et tragédies

     

    Les Héroïdes

    d’ 

    ÉPÎTRE I PÉNÉLOPE À ULYSSE

     

    Ta Pénélope t’envoie cette lettre, trop tardif Ulysse. Ne me réponds rien, mais viens toi-même. Elle est certainement tombée, cette Troie, odieuse aux filles de la Grèce.Priam et Troie tout entière valent à peine tout ce qu’ils me coûtent. Oh ! Que n’a-t-il été enseveli dans les eaux courroucées, le ravisseur adultère, alors que sa flotte le portait vers La cédémone ! Je n’aurais pas, sur une couche froide et solitaire, pleuré l’absence d’un époux. Je n’accuserais pas, loin de lui, la lenteur des jours, et, dans ses efforts pour remplir le vide des nuits, ta veuve ne verrait point une toile toujours inachevée pendre à ses mains fatiguées.

    Quand m’est-il arrivé de ne pas craindre des périls plus grands que la réalité ? L’amour s’inquiète et craint sans cesse. Je me figurais les Troyens fondant sur toi avec violence. Le nom d’Hector me faisait toujours pâlir. M’apprenait-on qu’Antiloque avait été vaincu par Hector, Antiloque était le sujet de mes alarmes ; que le fils de Ménoete avait succombé, malgré ses armes trompeuses, je pleurais en songeant que le succès pouvait manquer à la ruse. Tlépolème avait rougi de son sang la lance d’un Lycien, la mort de Tlépolème renouvela mes frayeurs. Enfin, quelque fût, dans le camp des Grecs, le guerrier qui eût succombé, le cœur de ton amante devenait plus froid que la glace.

    Mais un dieu équitable a servi mon chaste amour. Troie est réduite en cendres, et mon époux existe. Les chefs d’Argos sont de retour. L’encens fume sur les autels. La dépouille des barbares est déposée aux pieds des dieux de la patrie. Les jeunes épouses y apportent les dons de la reconnaissance, pour le salut de leurs maris, et ceux-ci chantent les destins de Troie vaincus par les leurs. Les vieillards expérimentés et les jeunes filles tremblantes les admirent. L’épouse est suspendue aux lèvres de son époux qui parle. Quelques-uns retracent sur une table l’image des combats affreux, et, dans quelques gouttes de vin,figurent Pergame tout entière :

    « Là coule le Simoïs. Ici est lepromontoire de Sigée. C’est là que s’élevait le superbe palais duvieux Priam. C’est ici que campait le fils d’Éaque, ici Ulysse.Plus loin Hector défiguré effraya les chevaux qui letraînaient. »

    Le vieux Nestor avait tout raconté à ton fils,envoyé à ta recherche, et ton fils me l’avait redit. Il me ditencore Rhésus et Dolon égorgés par le fer, comment l’un fut trahidans les bras du sommeil, l’autre par une ruse. Tu as osé, beaucouptrop oublieux des tiens, pénétrer la nuit, par la fraude, dans lecamp des Thraces, et, secondé par un seul guerrier, en immoler ungrand nombre à la fois. Était-ce là de la prudence ? Était-cese souvenir de moi ? La crainte a fait battre mon sein jusqu’àce qu’on m’eût dit que, vainqueur, tu avais traversé des bataillonsarmés sur les coursiers d’Ismare.

    Mais que me sert qu’Ilion ait été renverséepar vos bras, et que ses antiques remparts soient au niveau du sol,si je reste ce que j’étais lorsque Troie résistait à vos armes, sil’absence de mon époux ne doit point avoir de terme ? Détruitepour les autres, pour moi seule Pergame est encore debout, etcependant des bœufs captifs y promènent la charrue d’un étrangervainqueur. Déjà croît la moisson dans les champs où fut Troie, etla terre, engraissée du sang phrygien, offre au tranchant de lafaux une riche culture. Le soc recourbé heurte les ossements à demiensevelis des guerriers. L’herbe couvre les maisons ruinées.Vainqueur, tu restes absent, et je ne puis apprendre ni la cause dece retard ni dans quel lieu du monde tu te caches, insensible à meslarmes. Quiconque dirige vers ces rivages sa poupe étrangère, nes’en éloigne qu’après que je l’ai pressé de nombreuses questionssur ta destinée. Je confie à ses mains un écrit tracé de la mienne,et qu’il doit te remettre, si toutefois il parvient à te voirquelque part. Nous avons envoyé à Pylos, où règne le fils de Nélée,le vieux Nestor. Des nouvelles incertaines nous ont été rapportéesde Pylos. Nous avons envoyé à Sparte. Sparte ignore aussi lavérité. Quelle terre habites-tu, et en quel lieu prolonges-tu tonabsence ? J’aurais gagné davantage à ce que les remparts deTroie subsistassent encore (hélas ! inconséquente, je m’irritecontre mes propres vœux !). Je saurais où tu combats, je necraindrais que la guerre, et ma crainte serait commune à beaucoupd’autres. Je ne sais ce que je crains. Cependant je crains toutdans mon égarement, et un vaste champ est ouvert à mes inquiétudes.Tous les périls que recèle la mer, tous ceux que recèle la terre,je les soupçonne d’être la cause de si longs retards. Tandis que jeme livre follement à ces pensées, peut-être, car quels ne sont pasvos caprices, peut-être es-tu retenu par l’amour sur une riveétrangère. Peut-être parles-tu avec mépris de la rusticité de tonépouse, qui ne sait que dégrossir la laine des troupeaux.

    Mais que ce soit une erreur, et que cetteaccusation s’évanouisse dans les airs : libre de revenir, tune veux pas être absent. Mon père Icare me contraint d’abandonnerune couche que tu as désertée, et condamne cette absence éternelle.Qu’il t’accuse, s’il le veut. Je ne suis, je veux n’être qu’à toi.Pénélope sera toujours l’épouse d’Ulysse. Cependant mon père,vaincu par ma tendresse et mes prières pudiques, modère la force deson autorité. Mais une foule d’amants de Dulichium, de Samos et dela superbe Zacinthe, s’attache sans cesse à mes pas. Ils règnentdans ta cour, sans que personne s’y oppose. Ils se disputent moncœur et tes richesses. Te nommerai-je Pisandre, Poybe, Médon lecruel, Eurimaque, Antinoüs aux mains avides, et tant d’autresencore, que ta honteuse absence laisse se repaître des biens acquisau prix de ton sang ? L’indigent Irus et Mélanthe, qui mèneles troupeaux aux pâturages, mettent le comble à ta honte et à taruine.

     

    Nous ne sommes que trois ici, bien faiblescontre eux : une épouse sans force, le vieillard Laërte etTélémaque enfant. Celui-ci, des embûches me l’ont presque enlevénaguère. Il prépare, malgré tous, à aller à Pylos. Fasse les dieuxque, selon l’ordre accoutumé des destins, il ferme mes paupières etles tiennes. C’est le vœu que font aussi et le gardien de nosbœufs, et la vieille nourrice, et celui dont la fidélité veille surl’étable immonde. Mais Laërte incapable de supporter le poids desarmes, ne peut tenir le sceptre au milieu de ces ennemis. Avecl’âge, Télémaque, pourvu seulement qu’il vive, acquerra des forces,mais sa faiblesse aurait maintenant besoin du secours de son père.Je ne suis pas assez puissante pour repousser nos ennemis du palaisqu’ils assiègent. Viens, viens au plus tôt, toi, notre port desalut, notre asile. Tu as, et puisses-tu avoir longtemps, un filsdont la jeunesse doit se former à l’exemple de la sagessepaternelle ! Songe à Laërte, dont il te faudra bientôt fermerles yeux. Il attend avec résignation le jour suprême du destin.Pour moi, jeune à ton départ, quelque prompt que soit ton retour,je te paraîtrai vieille.

     

    ÉPÎTRE II PHYLLIS À DÉMOPHOON

     

    Ta Phyllis, ton hôtesse du Rhodope, se plaint,Démophoon, que ton absence ait dépassé le terme promis à mon amour.Quand les croissants de la lune auraient, en se rapprochant, ferméquatre fois son orbite, l’ancre de ton vaisseau devait toucher nosrivages. Quatre fois la lune a disparu, j’ai vu quatre fois sondisque se remplir, et l’onde de Sithonie ne ramène point de naviresde l’Attique. À compter les instants, et les amants savent compter,ma plainte n’est pas prématurée. L’espérance aussi fut lente àm’abandonner. On croit tardivement ce qui fait mal à croire, etmaintenant que ton amante s’afflige, c’est encore malgré elle.Souvent je me suis fait, pour t’excuser, une illusion mensongère.Souvent j’ai pensé que les autans orageux ramenaient tes voilesblanches. J’ai maudit Thésée, parce qu’il s’opposait à ton départ.Peut-être aussi n’a-t-il point retenu tes pas. J’ai craintquelquefois qu’en te dirigeant vers les ondes de l’Hèbre, tonvaisseau ne pérît submergé dans l’abîme des eaux. Souvent j’ai,pour ta santé, cruel, adressé aux dieux des prières, et fait, àgenoux, fumer l’encens sur leurs autels. Souvent, en voyant lesvents favorables au ciel et sur la mer, je me suis dit àmoi-même : s’il vit encore, il vient sans doute. Enfin, tousles obstacles que peut rencontrer une marche empressée, mon fidèleamour les a imaginés ; j’ai été ingénieuse à trouver desraisons. Mais ton absence se prolonge, et ni les dieux par lesquelstu as juré, ne te ramènent, ni l’idée de mon amour ne te faitrevenir. Démophoon, tu as livré aux vents et tes paroles et tesvoiles. Je me plains de ne voir ni revenir tes voiles nis’accomplir tes paroles.

    Qu’ai-je fait, dis-moi, que de t’avoirfollement aimé ? Ma faute a donc pu me faire démériter près detoi ? Mon seul crime, ingrat, est de t’avoir accueilli, maisce crime doit être mon excuse et un mérite à tes yeux. Où estmaintenant la foi jurée ? Où la main qui serrait mamain ? Où sont les dieux sans nombre attestés par ta boucheparjure ? Où est cet hyménée promis par elle, qui devaitenchaîner nos vies l’une à l’autre, qui était le gage et la cautionde notre union ? Tu jurais par la mer, jouet des vents et desondes, par celle que tu avais souvent parcourue, par celle que tudevais parcourir encore, par ton aïeul, comme s’il n’était paslui-même un trompeur, par cet aïeul qui calme les flots qu’ontsoulevés les vents, par Vénus et ses traits trop puissants sur moi,par les traits de son arc, par ceux de ses flambeaux, par Junon,dont la divinité préside au lit nuptial, par les mystères sacrés dela déesse armée d’une torche. Si de tant de divinités, chacunevenge son honneur outragé, non, tu ne pourras suffire auxchâtiments.

    Mais n’ai-je pas, dans mon délire, réparé tapoupe brisée, raffermi la carène qui devait t’aider àm’abandonner ! Je t’ai donné des rameurs pour servir ta fuite.Je souffre, hélas ! des blessures que mes traits ont faites.J’ai cru aux douces paroles dont ta bouche est prodigue. J’ai cru àta naissance et aux dieux dont tu descends. J’ai cru à tes larmes.Ont-elles donc aussi appris à feindre ? Sont-elles aussicapables d’artifice, et coulent-elles au gré de ta volonté ?J’ai cru encore aux dieux que tu attestais. Que m’ont servi tant depromesses ? Une seule eût suffi pour me séduire. Non, je neregrette pas de t’avoir ouvert un port et un asile. Ce devait êtrele plus grand de mes bienfaits. Je me repens, je rougis d’avoir misle comble au bienfait de l’hospitalité en t’associant à ma couche,et d’avoir pressé mon sein contre ton sein. Que ne fut-elle ladernière, la nuit qui précéda celle-là ! Phyllis pourraitmourir innocente. J’espérais mieux, parce que je croyais avoirmieux mérité. Toute espérance qui naît du mérite est légitime.

    C’est une bien faible gloire que de tromperune jeune fille crédule. Ma candeur était digne de récompense. Tesparoles n’ont abusé qu’une amante et qu’une femme. Fassent lesdieux que ce soit là le dernier de tes exploits ! Qu’unestatue te soit érigée parmi les Égides, au milieu de laville ! Qu’on voie en face celle de ton père avec ses titrespompeux ! Quand on aura lu les noms de Sciron, du faroucheProcuste, de Sinis et du monstre à la double forme de taureau etd’homme, celui de Thèbes conquise par ses armes, des centauresdéfaits par son bras, du sombre empire du noir Pluton forcé par savaleur, que ton image, après les leurs, soit consacrée par cetteinscription : Ici est celui qui eut recours à la ruse pourséduire l’amante dont il fut l’hôte. De tant de hauts faits etd’exploits de ton père, ton esprit ne s’est arrêté que sur cettefemme de Crète qu’il abandonna. La seule action qu’il se reprocheest la seule que tu admires en lui. Perfide ! De l’héritage deton père tu ne veux pour toi que la fraude. Quant à elle, et je nelui porte pas envie, elle possède un époux meilleur, et s’assiedavec orgueil sur un char tiré par des tigres domptés. Les Thraces,que je dédaignais, fuient aujourd’hui mon alliance, parce qu’on mereproche d’avoir préféré aux miens un étranger. « Qu’elle aille,maintenant, dit-on, dans la docte Athènes. Un autre se trouverapour gouverner la Thrace belliqueuse. L’événement, ajoute-t-on,justifie l’entreprise. » Ah ! Puisse le succès manquer àquiconque veut qu’on juge une action par l’issue qu’elle a !Si nos mers blanchissent sous les coups de ta rame, alors on diraque je fus bien inspirée pour moi, pour les miens. Mais je ne l’aipas été. Mon palais ne te voit plus, et l’onde bistonienne nelavera pas tes membres fatigués.

    J’ai encore présent devant les yeux lespectacle de ton départ. Je vois ta flotte, prête à voguer,stationnant dans mes ports. Tu osas m’embrasser, et, penché sur lecou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longsbaisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de lafaveur des vents qui enflaient tes voiles, et m’adresser, ent’éloignant, cette dernière parole :

    « Phyllis, attends tonDémophoon. »

    T’attendrai-je, toi qui partis pour ne jamaisme revoir ? Attendrai-je des voiles refusées à nos mers ?Et cependant j’attends. Reviens vers ton amante ! Tu as déjàtant tardé ! Puisse ta foi n’avoir failli que sur letemps !

    Que demandé-je, infortunée ! Déjàpeut-être es-tu retenu par une autre épouse, et par l’amour, quim’a si mal servi. Depuis que ton cœur a répudié mon souvenir, tu neconnais plus Phyllis, sans doute. Hélas ! tu demandes s’il estune Phyllis et d’où elle est. C’est la même, Démophoon, qui offrità tes vaisseaux, depuis longtemps ballottés sur les mers, les portsde la Thrace et l’hospitalité. C’est celle dont la générosité tesecourut, qui, riche lorsque tu étais pauvre, te combla deprésents, et voulait t’en combler encore, qui soumit à ton empirele vaste royaume de Lycurgue, que peut gouverner à peine le sceptred’une femme, cette région, où le Rhodope glacial s’étend jusqu’auxforêts de l’Hémus, et où le fleuve sacré de l’Hèbre verse les eauxqu’il a reçues. C’est celle enfin qui te sacrifia sa virginité sousde sinistres auspices, et dont ta main trompeuse détacha la chasteceinture. Tisiphone présida à cet hymen et le consacra par deshurlements. Un oiseau de malheur y fit entendre un chant detristesse. Alecto y fut présente avec son collier de courtesvipères, et la torche sépulcrale fut le seul flambeau qu’on y vitbriller. Cependant triste et désespérée, je foule sous mes piedsles récifs et la grève du rivage, et, jetant les yeux sur la vasteétendue des mers, soit que le soleil ouvre le sein de la terre,soit que les astres brillent dans la fraîcheur de la nuit, jeregarde quel vent agite les flots. Quelques voiles que je voies’avancer dans le lointain, j’augure aussitôt qu’elles apportentmes dieux. Je m’avance au milieu des ondes, à peine retenue parelles, jusqu’à l’endroit où le mobile élément m’oppose sespremières vagues. Plus la voile approche et moins je me possède. Jeme sens défaillir, et je tombe dans les bras de mes suivantes. Ilest un golfe dont la courbe insensible décrit un demi-cercle. Unmôle domine et hérisse l’extrémité des deux pointes. Il me vint àl’esprit de me précipiter de là dans les ondes qui en baignent labase, et puisque ta trahison m’y pousse, j’exécuterai mon dessein.Que les flots portent ma dépouille vers les rivages que tu habites,et que mon corps sans sépulture aille s’offrir à tes yeux.Fusses-tu plus dur que le fer et que le diamant, plus dur quetoi-même.

    « Ce n’est pas ainsi, diras-tu, que tudevais me suivre, ô Phyllis. »

    Souvent j’ai soif de poison. Souvent jevoudrais périr par une mort cruelle, par le fer d’un glaive. Ce couque tes bras infidèles ont entouré, je voudrais l’étreindre d’unlacet. Ma résolution est prise. Une mort prématurée vengera majeunesse abusée. Le choix du trépas m’arrêtera peu. Tu seras nommésur mon sépulcre, comme la cause odieuse de ma mort. Par cetteinscription ou une autre semblable, ton crime sera connu :

    « Démophoon, y lira-t-on, donna la mort àPhyllis ; il était son hôte, elle fut son amante. C’est luiqui causa son trépas, elle qui le consomma. »

     

    ÉPÎTRE III BRISÉIS À ACHILLE

     

     

    La lettre que tu lis vient de Briséis que l’ont’enleva. Une main barbare put à peine en bien former lescaractères grecs. Les taches que tu y verras, ce sont mes larmesqui les ont faites, mais les larmes ont tout le poids de la parole.S’il est permis à une esclave, à une épouse de se plaindre un peude toi, je dois m’en plaindre un peu, mon maître et mon époux. Quej’aie été livrée sur-le-champ au roi qui me réclamait, ce n’est pasta faute, bien que tu ne sois pas innocent de la promptitude aveclaquelle je fus remise entre les mains d’Eurybate et de Talthybius,aussitôt qu’ils m’eurent demandée. Jetant les yeux l’un surl’autre, ils se demandaient silencieusement où était notreamour.

    On pouvait différer. Ce délai eût été pour moiune faveur dans mon chagrin. Je partis, hélas, sans te donner aucunbaiser, mais je versai des larmes sans fin, et je m’arrachai lescheveux. Infortunée ! Il me sembla qu’on me faisait pour laseconde fois prisonnière. Souvent je voulus, trompant la vigilancede mes gardiens, revenir sur mes pas, mais l’ennemi était là, prêtà saisir une femme timide. Je craignais, si je me fusse avancée,d’être prise pendant la nuit, et conduite, comme esclave, à quelquebru de Priam. Mais j’ai été livrée. Il fallait sans doute que je lefusse. Malgré tant de nuits passées loin de moi, tu ne me réclamespas. Tu attends, et ta colère est lente à éclater. Le fils deMénoete lui-même, témoin de mon départ, me dit tout bas :

    « Pourquoi pleurer ? tu serasbientôt de retour. »

    C’est peu de ne m’avoir pas réclamée. Tut’opposes à ce qu’on me rende, Achille. Va, maintenant porte le nomd’amant passionné. Les fils de Télamon et d’Amyntor sont venus tetrouver. L’un t’est attaché par les liens du sang, l’autre est toncompagnon. À eux s’était joint le fils de Laërte. Ils devaientaccompagner mon retour. De douces prières ont relevé le prix demagnifiques présents : vingt bassins d’airain d’un travailachevé, et sept trépieds où l’art le dispute à la matière. On yajouta dix talents d’or, douze chevaux accoutumés à vaincre, et, cequi était superflu, de jeunes Lesbiennes d’une grande beauté, dontla captivité avait suivi la ruine de leur patrie. Avec tous cesprésents, on t’offrit pour épouse – mais qu’as-tu besoind’épouse ? – une des trois filles d’Agamemnon. Si tu avaisvoulu me racheter des fils d’Atrée à prix d’argent, ce que tuaurais dû donner, tu refuses de le recevoir ? Par quellefaute, Achille, ai-je mérité ton mépris ? Où a fui si tôt loinde moi ton volage amour ? Une fortune contraire poursuit-ellesans relâche les malheureux ? Un vent plus favorable nesoufflera-t-il pas pour moi ?

    J’ai vu s’écrouler sous tes armes les rempartsde Lyrnesse, et cependant j’étais une grande partie de ma patrie.J’ai vu tomber trois guerriers, dont la naissance, dont la mort futsemblable. Leur mère était aussi la mienne. J’ai vu mon vaillantépoux couvrir de son corps la terre ensanglantée, et rejeter desflots de sang de sa poitrine. Cependant à tant de pertes tu fus maseule compensation. Tu étais mon maître, mon époux, mon frère.Jurant par la divinité de ta mère qui se plaît sur les ondes, tu medisais que ma captivité serait mon bonheur. Je devais sans doute tevoir me repousser, malgré la dot que j’apporte, et me fuir ainsique les richesses qu’on te présente.

    On dit même que demain, lorsque brilleral’aurore, tu dois livrer tes voiles au souffle des vents. Dès quecette funeste nouvelle eut frappé mes oreilles effrayées, mon sangse glaça dans mon sein, et le sentiment m’échappa. Tu partiras,mais à qui donc, cruel, laisseras-tu le soin de ta malheureuseamante ? Qui consolera Briséis abandonnée ? Oui, que laterre s’entrouvre soudain et me dévore, que la foudre, tombant surmoi, me consume de ses feux resplendissants, avant que, sans moi,les mers blanchissent sous les rames de Phtie, avant que je voietes vaisseaux partir et m’abandonner. Si tu veux retourner déjàvers le foyer paternel, je ne suis pas un pesant fardeau pour taflotte. Je serai l’esclave qui suit un vainqueur, et non l’épousequi suit un époux. Mes mains sauront filer la laine. Choisie parmiles plus belles femmes achéennes, ton épouse entrera dans ta couchenuptiale, et puisse-t-elle y entrer ! La bru est digne dubeau-père, du petit-fils de Jupiter et d’Égine, digne de la parentédu vieux Nérée. Moi, servante humble et soumise, je m’acquitteraide la tâche qui me sera imposée. L’épais fuseau s’amincira quand mamain tiendra la traîne. Je demande seulement que ton épouse ne mepersécute pas. Je crains, je ne sais pourquoi, qu’elle ne me soitpoint favorable. Ne souffre pas qu’on me rase la tête en taprésence, et ne dis pas d’un ton léger :

    « Elle aussi fut à moi. »

    Ou plutôt souffre-le, pourvu que tu nem’abandonnes pas avec dédain. Hélas ! Malheureuse, cettecrainte agite tous mes membres.

    Qu’attends-tu pourtant ? Agamemnon serepent de son emportement, et la Grèce affligée est à tes genoux.Partout vainqueur, sache aussi vaincre ta colère et tonressentiment. Pourquoi l’infatigable Hector démembre-t-il lapuissance des Grecs ? Prends tes armes, fils d’Éaque, maisauparavant que je retourne auprès de toi. Conduit par le dieu Mars,poursuis des guerriers déjà en désordre. Allumé pour moi, que pourmoi ton courroux s’apaise ! Que je sois et la cause et leterme de ces ressentiments ! Ne crois pas qu’il soit humiliantpour toi de céder à mes instances. Le fils d’Œnéus a pris les armesà la prière d’une épouse. Je l’ai ouï dire et tu le sais aussi.Privée de deux frères, une mère maudit l’avenir et les jours de sonfils. La guerre était déclarée. Ce fils, dans sa colère, dépose lesarmes et se retire. Il refuse obstinément à sa patrie le secours deson bras. Son épouse seule put le fléchir. Elle fut plus heureuse,elle ! Mais moi, mes paroles sont sans pouvoir, et tombentinutiles. Je ne m’en indigne pas toutefois. Je ne suis pas regardéecomme ton épouse, et c’est comme esclave que j’ai été le plussouvent appelée à partager la couche de mon maître. Une femmecaptive, il m’en souvient, me donnait le titre demaîtresse :

    « À la servitude, lui dis-je, tu ajoutesle poids d’un nom. »

    Et pourtant, par les ossements d’un époux querecouvre mal un sépulcre élevé à la hâte, par ces ossementstoujours vénérables à mes yeux, par les âmes courageuses de mestrois frères, que j’adore comme des dieux et qui ont péri pour leurpatrie et péri avec elle, par ta tête et par la mienne, que l’amourrapprocha, par ton épée, arme connue des miens, aucun Mycénien, jele jure, ne partagea ma couche. Si je te trompe je consens à ce quetu m’abandonnes. Si maintenant je te disais :

    « Jure aussi, vaillant guerrier, que tun’as goûté sans moi aucun plaisir ! » tu ne pourraisl’affirmer.

    Mais les Grecs pensent que tu pleures monabsence. On charme tes oreilles par les sons de la lyre. Une douceamie te réchauffe sur son sein, et si quelqu’un cherche à savoirpourquoi tu refuses de combattre :

    « C’est que la guerre est l’ennemie de lacithare, que la nuit et l’amour ont mille charmes, qu’il est plussûr de rester étendu sur un lit, de tenir dans ses bras une jeunefille, de faire résonner sous ses doigts une lyre de Thrace, que desoutenir sur son bras le bouclier et la lance au fer acéré, et sursa tête un casque pesant. »

    Mais tu préférais le courage et l’honneur àdes jours tranquilles et sûrs, et tu te montrais jaloux de lagloire acquise dans les combats. N’était-ce donc que pour me faireta captive, que tu aimais la guerre homicide ? Et ta gloireest-elle restée ensevelie sous les ruines de ma patrie ? T’enpréservent les dieux ! Ah ! Que plutôt ta lance du montPélias, brandie par un bras vigoureux, traverse le flancd’Hector.

    Grecs, envoyez-moi vers lui. Députée par vous,je prierai mon maître, je mêlerai à mes discours des baisers sansnombre, je ferai plus que Phénix, plus que l’éloquent Ulysse, plusaussi, croyez-moi, que le frère de Teucer. Des bras entourant uncou habitué à leurs étreintes ne sont pas sans pouvoir, non plusque le sein que j’offrirai alors à ses yeux charmés. Quoiquebarbare et plus cruel que les ondes de ta mère, tu seras, sans queje parle, attendri par mes larmes.

    Maintenant encore, et puisse à ce prix Pélée,ton père, compléter le nombre de ses années, et Pyrrhus débutersous tes auspices dans la carrière des armes ! vois Briséiséplorée, valeureux Achille, et ne laisse pas une infortunée seconsumer dans une attente éternelle. Ou si ton amour a fait placeau dédain, celle que tu contrains à vivre sans toi, contrains-la àmourir. Poursuis, et tu l’y contraindras. Mes grâces, les couleursde mon visage ont disparu. Cependant l’unique espoir de te possédersoutient ce qui me reste de vie. S’il me faut y renoncer, j’irairejoindre mes frères et mon époux, et il ne sera pas glorieux pourtoi d’avoir voulu la mort d’une femme. Mais pourquoi lavouloir ? Plonge dans mon sein ton épée nue. J’ai du sang quijaillira quand tu perceras ma poitrine. Ouvre-la avec ce glaivequi, si une déesse l’eût permis, devait traverser le tueur Atride.Mais plutôt, conserve ma vie, qui est un de tes bienfaits. Ce que,vainqueur, tu accordas à une ennemie, c’est une amie qui ledemande. Pergame, ouvrage de Neptune, offre à ton courroux desvictimes plus dignes de le satisfaire. La défaite d’un ennemiapaisera mieux ta soif de carnage. Mais soit que tu te disposes àlivrer ta flotte aux efforts de la rame, soit que tu restes,rappelle-moi, comme un maître son esclave.

     

    ÉPÎTRE IV PHÈDRE À HIPPOLYTE

     

     

    La jeune fille que la Crète a vue naîtreenvoie au fils de l’Amazone le salut qui lui manquera à elle-même,si tu ne le lui donnes. Quelle qu’elle soit, lis ma lettre enentier. Quel mal crains-tu de cette lecture ? Peut-être mêmetrouveras-tu quelque charme à la faire. À l’aide de ces signes, unsecret parcourt et la terre et les mers. L’ennemi examine la lettrequ’il a reçue de son ennemi. Trois fois je résolus de m’entreteniravec toi, trois fois s’arrêta ma langue impuissante, trois fois leson vint expirer sur mes lèvres. La pudeur doit, autant qu’il estpossible, se mêler à l’amour. Ce que je n’osai pas dire, l’amourm’a ordonné de l’écrire, et les ordres qu’amour donne, il estdangereux de les dédaigner. Il règne, il étend ses droits sur lesdieux souverains. C’est lui qui, me voyant hésiter d’abord, m’adit :

    « Écris ; ce cœur de fer, selaissant vaincre, reconnaîtra des lois. »

    Qu’il me protège, et comme il embrase mesveines d’un feu dévorant, qu’il rende aussi ton cœur favorable àmes vœux.

    Ne crois pas que ce soit par corruption decœur que je romps les liens qui m’enchaînent. Nulle faute, et tupeux t’en enquérir, n’a terni ma renommée. L’amour exerce d’autantplus d’empire qu’on le connaît plus tard. Je brûle intérieurement,je brûle, et une blessure cruelle fait saigner mon cœur. Comme lesjeunes taureaux se sentent blessés par le premier joug qu’on leurimpose, comme un poulain tiré du troupeau ne peut d’abord supporterle frein, ainsi un cœur novice subit difficilement et avec peineles premières atteintes de l’amour, et le mien succombe sous cefardeau qui l’accable. Le crime devient un art, lorsqu’il estappris dès un âge tendre. Celle qui aime tard aime avec plus deviolence. Tu raviras les prémices d’un honneur resté intact, et lafaute entre nous deux sera égale. C’est quelque chose que decueillir à pleines mains des fruits dans un verger, que de détacherd’un doigt délicat la rose qui vient d’éclore. Si toutefois cettepureté native d’un cœur qui ne connut jamais le crime doit êtresouillée d’une tache inaccoutumée, je suis heureuse de brûler d’unfeu digne de moi. Je n’ai pas fait un choix honteux, pire quel’adultère. Oui, si Junon m’offrait le dieu, son frère et sonépoux, il me semble qu’à Jupiter je préférerais Hippolyte.

    Déjà même, pourras-tu le croire ? je suisentraînée vers un art jusqu’alors inconnu pour moi. Je veux, d’unecourse rapide, suivre aussi les bêtes fauves. Déjà ma premièredivinité est celle de Délos, dont la parure est un arc recourbé.Tes goûts sont devenus ma loi. Je voudrais parcourir l’étendue desforêts, presser le cerf dans les toiles, exciter, sur la cime desmonts, l’ardeur d’une meute. Je voudrais, d’un bras vigoureux,lancer le javelot tremblant, ou reposer mon corps sur un fraisgazon. Souvent je me plais à diriger un char léger à travers lapoussière, et à faire sentir le frein à la bouche d’un coursierdocile. Tantôt je m’élance, semblable à la prêtresse de Bacchusqu’agitent les fureurs de ce dieu, semblable à celles qui, sur lemont Ida, font résonner les tambourins, à celles à qui les dryades,ces demi déesses, et les faunes à la double corne, ont soufflé unenthousiasme inconnu. Car on me redit tout, lorsque mon transportest calmé. Moi seule je connais l’amour secret qui me brûle.

    Peut-être me faut-il éprouver cet amourfatalement attaché à ma race, et Vénus doit-elle lever ce tributsur ma famille entière. Jupiter (et c’est là l’origine première denotre maison), Jupiter aima Europe. Un taureau cachait le dieu soussa forme. Pasiphaë, ma mère, livrée à un taureau abusé, rejeta deses flancs son crime et son fardeau. Le fils ingrat d’Égée, ensuivant le fil libérateur que tenait la main de ma sœur, parcourutsans danger les détours du Labyrinthe. Moi-même à mon tour, afinque l’on me reconnaisse pour la fille de Minos, je subis ladernière les lois communes à ma famille. Le destin l’a encorevoulu, deux femmes ont trouvé des chaînes dans la même maison. Tabeauté m’a séduite, ma sœur s’est éprise de ton père. Thésée et sonfils ont ravi les deux sœurs. Marquez par un double trophée cetriomphe sur notre maison.

    Au temps où tu vins à Éleusis la ville deCérès, j’aurais voulu que la terre de Gnos eût pu me retenir. Jet’aimais déjà. Tu me plus alors bien davantage. Un amour brûlantpénétra jusque dans la moelle de mes os. Ton vêtement était d’uneéclatante blancheur. Des fleurs entouraient ta chevelure. Unechaste rougeur colorait tes joues d’un noble incarnat. Ce visage,que les autres femmes appellent dur et farouche, n’était point durau jugement de Phèdre, il était mâle. Loin de moi ces jeunes gensparés comme une femme. Une beauté virile n’aime que de modestesajustements. Cette fierté même, ces cheveux flottants sans art etune légère poussière répandue sur ton front, tout cela sied bien àsa noblesse. Soit que tu rendes flexible l’encolure rebelle d’uncoursier frémissant, j’admire tes pieds qui se rapprochent en uncercle étroit ; soit que d’un bras nerveux, tu brandisses unpesant javelot, la vigueur qu’il déploie attire tous mes regards.J’aime encore à te voir la main armée d’épieux de cornouillergarnie d’un large fer. Tout, oui, tout ce que tu fais charme mesyeux.

    Laisse dans les forêts ta rudesse sauvage. Mamort ne peut pas t’honorer. Que te sert de te livrer aux exercicesde la légère Diane, si tu ravis ses droits à Vénus ? Ce qui sefait sans alternative de repos ne peut durer longtemps, c’est lerepos qui répare les forces et délasse les membres fatigués. L’arc(et règle-toi sur les armes de la déesse objet de ton culte), l’arcque tu ne cesserais jamais de tendre deviendrait lâche. Céphaleétait fameux dans les forêts, et sa main avait jonché de bêtesl’herbe qui les tapisse. Il sut cependant se prêter à l’amour del’Aurore. Pour le visiter, la sage déesse quittait son vieil époux.Souvent, sous les yeuses, le premier gazon qui s’offrait, fut foulépar Vénus et par le fils de Cinyra, étendus l’un près de l’autre.Le fils d’Œnéus brûla pour Atalante du mont Ménale, et celle-ci apour gage d’amour la dépouille d’une bête fauve.

    Que l’on nous compte bientôt aussi parmi cettefoule heureuse. Si tu dédaignes Vénus, tes bois restent sauvages.Moi-même je serai ta compagne. Je ne reculerai ni devant les rochescaverneuses ni devant la dent oblique du sanglier redoutable. Deuxmers entourent de leurs flots un isthme qu’elles assiègent. Unétroit défilé entend leurs doubles mugissements. C’est là, qu’avectoi j’habiterai Trézène, royaume de Pithée. Ces lieux me sont déjàplus chers que ma patrie.

    Le héros, fils de Neptune, est maintenantabsent, et il le sera longtemps. Il est retenu dans le pays de soncher Pirithoüs. Thésée, nous n’en pouvons douter, préfère Pirithoüsà Phèdre, Pirithoüs à toi-même. Ce n’est pas le seul affront quinous vienne de lui. Nous en avons reçu tous deux de bien gravesblessures. Sa massue à trois nœuds brisa les os de mon frère, etles dispersa sur le sol. Ma sœur fut laissée par lui en proie auxbêtes féroces. Celle que son courage éleva au premier rang parmiles filles qui portent la hache, t’a enfanté, toi qui héritas de lavaleur de ta mère. Si tu veux savoir où elle est, Thésée luitraversa le flanc de son épée. Un tel gage d’amour ne put mettre tamère à l’abri de ses coups. Elle ne fut pas même son épouse. Leflambeau nuptial ne s’alluma point pour elle. Pourquoi ? Sinonpour que tu fusses, comme fils illégitime, exclu du trônepaternel ? Il t’associa les frères que je t’ai donnés, et lesang qu’ils ont, ce n’est pas à moi qu’ils le doivent, mais à lui.Oh ! Puisqu’il devait t’être funeste, à toi le plus beau desmortels, pourquoi ce sein n’a-t-il pas été déchiré au milieu desefforts de l’enfantement ? Va, maintenant, révère la couched’un père si digne qu’on la lui garde pure, une couche qu’il fuit,qu’il abdique par de coupables actions.

    Que l’union d’une belle-mère avec sonbeau-fils n’offre pas à ton esprit les terreurs qu’inspirent devains préjugés. Ce scrupule suranné, qui devait disparaître dansles âges suivants, appartenait à celui qui vit Saturne gouvernerson rustique royaume. Jupiter a légitimé tout ce qui peut plaire,et l’hymen de la sœur avec le frère rend tout licite. L’allianceforme une chaîne indissoluble de parenté, lorsque à ces nœuds,Vénus elle-même a ajouté les siens. Il ne sera pas difficile deceler le mystère de notre amour. Que la parenté nous serve à lecacher, elle pourra couvrir notre faute de son nom. Si, nous tenantembrassés, nous sommes vus de quelqu’un, on nous en louera tous lesdeux. On dira que la belle-mère a de l’amitié pour son beau-fils.Tu n’auras pas à te faire ouvrir, pendant les ténèbres, la ported’un mari redoutable. Tu n’auras pas de gardiens à tromper. Le mêmetoit qui nous a réunis pourra nous réunir encore. Tu me donnaispubliquement des baisers, tu m’en donneras publiquement. Avec moitu seras en sûreté. Ta faute te méritera des éloges, fusses-tu mêmeaperçu dans mon lit. Seulement bannis tout retard, et hâte lemoment de cette union. Qu’à ce prix, amour, maintenant cruel pourmoi, t’épargne les tourments qu’il cause.

    Je ne dédaigne pas de descendre à d’humblesprières. Hélas ! Où est maintenant le faste ? Où estl’orgueil de mes paroles ? J’avais résolu de combattrelongtemps, et de ne pas céder à ma passion. Comme si l’amour netriomphait pas de nos résolutions ! Vaincue et suppliante, jepresse tes genoux de mes mains royales. Nul amant ne voit cequ’exige la dignité. Je ne rougis plus, la pudeur une fois bannierenonce à son empire. Pardonne à ces aveux, et dompte un cœurcruel. Que me sert d’avoir pour père Minos qui tient des mers sousson sceptre ? Que me sert que la foudre s’échappe enserpentant des mains de mon aïeul ? Que mon grand-père, lefront ceint de rayons étincelants, ramène sur son axe brillant ladouce chaleur du jour ? La noblesse disparaît devant l’amour.Prends pitié de mes ancêtres, et si tu ne veux m’épargner, épargneau moins les miens. J’ai pour dot la Crète, île de Jupiter. Quetoute ma cour obéisse à mon Hippolyte.

    Laisse fléchir ton orgueil. Ma mère a puséduire un taureau. Seras-tu plus cruel qu’un taureaufarouche ? Par Vénus qui me possède, prends pitié de moi, jet’en conjure. Puisses-tu, à ce prix, n’aimer jamais qui pourraitdédaigner ton amour ! Qu’à ce prix la déesse des forêts teprotège dans ses retraites solitaires ! Que les bois touffusoffrent à ton gras de nombreuses victimes ! Qu’à ce prix, lessatyres et les pans, divinités des montagnes, te soient favorables,et que le sanglier tombe percé du fer de ta lance ! Qu’à ceprix les nymphes, quoiqu’on dise que tu hais leur sexe, présententà ta soif brûlante une onde qui l’apaise ! C’est au milieu deslarmes que je te fais ces prières. Tu lis jusqu’au bout ces parolessuppliantes, et mes larmes, tu peux te les représenter.

     

    ÉPÎTRE V ŒNONE À PARIS

     

     

    Me lis-tu ou ta nouvelle épouse s’yoppose-t-elle ? Lis : cette lettre n’a pas été écrite parune main de Mycènes. C’est Œnone, la naïade célèbre dans les boisde la Phrygie, qui, offensée, se plaint de toi, mon époux, si tuveux me le permettre. Quel dieu a opposé à mes vœux sa divinitéennemie ? Pour ne plus être à toi, quel crime ai-jecommis ? On doit, quand on l’a mérité, supporter le malheuravec constance, mais la peine dont on ne s’est pas rendu digne, onla ressent douloureusement.

    Tu n’étais pas célèbre comme aujourd’huilorsque je me contentai de toi pour époux, moi nymphe et fille d’ungrand fleuve. Maintenant le fils de Priam, alors (ne craignons pasde dire la vérité), alors, tu étais esclave. Nymphe, j’ai daigném’unir à un esclave. Souvent, au milieu de nos troupeaux, nous nousreposions ensemble à l’ombre d’un arbre, et le gazon mêlé aufeuillage naissant nous offrait un lit de verdure. Souvent, étendussur la mousse ou sur la paille épaisse, une humble cabane nousdéfendit contre les blancs frimas. Qui te montrait les boispropices à la chasse, et la roche où la bête fauve tenait sespetits cachés ? Ta compagne assidue, j’ai tendu des filets auxmille mailles, et dirigé les limiers rapides sur la cime desmontagnes. Les hêtres conservent sur leur écorce le nom d’Œnone queton fer a tracé.

    Ces troncs le verront croître en même tempsqu’ils grandiront eux-mêmes. Croissez, et que mes titres s’élèventavec votre tige superbe. Il est, je m’en souviens, un peuplierplanté sur la rive du fleuve. Tu y gravas des mots qui rappellentnotre amour. Peuplier, vis longtemps, toi qui, planté sur le borddu rivage, portes ces mots sur ton écorce ridée :

    Quand Pâris pourra respirer loin d’Œnone,l’eau du Xanthe, changeant son cours, remontera vers sasource.

    Xanthe, remonte maintenant vers elle. Ondes,retournez sur vous-mêmes, Pâris peut vivre et avoir abandonnéŒnone.

    Ce jour a marqué la destinée de ta malheureuseamante, et commencé pour elle les funestes orages que soulève unamour inconstant, ce jour où Vénus et Junon, et la déesse à quisied mieux une armure, Minerve nue, vinrent se soumettre à tonjugement. La crainte, dès que tu me l’eus dit, fit palpiter monsein, et un froid tremblement parcourut mes membres raidis. Jeconsultai, dans le trouble violent qui m’agitait, et les femmesâgées et les vieillards les plus avancés dans la vie. Mon malheurme parut certain. Le pin fut abattu, le bois façonné, la flottebientôt prête, et l’onde azurée reçut les vaisseaux enduits decire. Tu pleuras en partant. Ne me fais pas le chagrin de le nier.Ce n’est pas de ces premières, mais de tes nouvelles amours que tuas à rougir. Tu pleuras, et tu vis des larmes couler de mes yeux.Nous mêlions nos pleurs, nous souffrions tous deux. La vigne n’estpas attachée aussi étroitement à l’ormeau que tes bras, dans leurétreinte, l’étaient à mon cou. Ah ! combien de fois ai-jesurpris le rire sur les lèvres de tes compagnons, lorsque tu teplaignais d’être retenu par le vent ! Il était propice. Decombien de baisers tu me couvris en me quittant ! Ta langueeut à peine le courage de dire : « Adieu. » Unebrise légère enfle la voile pendante au mât dressé, et l’ondeblanchit bientôt sous la rame qui l’agite. Je suis des yeux,malheureuse, ta voile qui s’éloigne. Je la suis autant que je lepuis. Le sable du rivage est arrosé de mes pleurs. Je prie lesverdoyantes néréides de te ramener bientôt. Elles devaient bientôtte ramener, mais pour mon malheur. Mes vœux t’ont donc rappelé afinque tu revinsses pour une autre ? Hélas ! je voulaisainsi le bonheur d’une rivale qui m’a ravi le mien.

    Un môle naturel domine sur la profondeurimmense de l’abîme. C’est une montagne, contre laquelle viennent sebriser les eaux de la mer. De là je reconnus la première les voilesde tes vaisseaux, et je voulus, à travers les flots, m’élancer àleur rencontre. Tandis que je balance encore, je vois des ornementsde pourpre briller au sommet de ta proue. Je frémis. Cette paruren’était pas la tienne. Ton navire approche, et, poussé par un ventrapide, il aborde au rivage. Je vois alors, le cœur tout tremblant,un visage de femme. N’était-ce pas assez ? Pourquoi aussi,insensée que j’étais, demeurai-je en ces lieux ? Ton indigneamante se pressait contre ton sein. Alors je me meurtris le mien,je me frappe la poitrine, je déchire, du bout de mes ongles, mesjoues trempées de larmes, je remplis de mes hurlements plaintifs lemont sacré d’Ida. De là je vais cacher mes pleurs dans les antresqui me sont chers. Puisse ainsi gémir et pleurer Hélène, épouseabandonnée ! Qu’elle éprouve elle-même les tourments qu’ellem’a causés la première.

    Ce qui te convient maintenant, ce sont desfemmes qui te suivent à travers l’étendue des mers, et désertentpour toi une couche légitime.

    Mais lorsque tu étais pauvre, lorsque, encoreberger, tu conduisais les troupeaux, Œnone était l’unique épouse dupauvre pasteur. Ce n’est pas l’éclat de tes richesses quim’éblouit, ni ton palais qui me touche, non plus que l’honneurd’être appelée l’une des brus de Priam qui en a tant. Non pourtantque Priam puisse refuser le titre de beau-père d’une nymphe ouHécube rougir de m’avouer pour sa belle-fille. Je suis digne dedevenir l’épouse d’un homme puissant et j’y aspire. Le sceptre peutbien aller à mes mains. L’humble lit que je partageais avec toisous le feuillage du hêtre ne te donne pas le droit de me mépriser.Une couche de pourpre me convient mieux encore.

    Enfin, mon amour est pour toi sans dangers.Avec moi aucune guerre ne te menace, et l’onde ne doit pas porterde vaisseaux vengeurs. La fille fugitive de Tyndare est redemandéepar des ennemis en armes. Voilà la dot que l’orgueilleuse apporte àson époux. Te faut-il la rendre aux Grecs ? Demande-le à tonfrère Hector ou à Déiphobe ou à Polydamas. Consulte, pourl’apprendre d’eux, et le grave Anténor et Priam lui-même. L’âge futleur maître à tous deux. C’est faire de l’honneur un honteuxapprentissage que de préférer à la patrie une femme qu’on a ravie.Ta cause doit te faire rougir, et l’époux poursuit une justevengeance. Et ne te promets pas, s’il te reste quelque sagesse, lafidélité de cette Lacédémonienne, qui s’est jetée si promptementdans tes bras. Comme le plus jeune des Atrides, crie maintenant àl’outrage fait à la foi conjugale, ainsi tu crieras à ton tour. Lapudeur une fois bannie, nul art n’en peut réparer la perte. Ellepérit et ne revit plus. Cette femme brûle d’amour pour toi. De mêmeelle aima Ménélas, et maintenant, crédule époux, il se voit seulsur sa couche abandonnée. Heureuse est Andromaque, que des nœudslégitimes unissent à un époux fidèle ! Tu devais, à l’exemplede ton frère, devenir le mien. Ah ! ton cœur est plus légerque la feuille qui, privée du pouls de la sève, voltige, desséchée,au gré des vents mobiles ; il est plus léger que l’extrémitédu frêle épi, brûlé chaque jour par un soleil ardent.

    Un jour, il m’en souvient, ta sœur prophétisama destinée. Voici l’oracle qu’elle prononça, la chevelure endésordre :

    « Que fais-tu, Œnone ? Pourquoisemer sur le sable ? Tes bœufs labourent le rivage, et ne tedonneront rien à moissonner. Je vois venir de la Grèce une génissequi vous perdra, toi, ta patrie, ta maison. Que le ciel détourne cemalheur ! Je vois venir de la Grèce une génisse. Tandis quevous le pouvez encore, dieux, engloutissez dans la mer ce fatalvaisseau ! Hélas ! Que de sang phrygien il porte dans sesflancs ! »

    Elle dit. Ses suivantes l’enlèvent au milieude ses transports. Mes blonds cheveux se sont dressés d’épouvante.Ah ! Tes prédictions n’ont été pour moi que tropvéritables ! Oui, cette génisse est aujourd’hui maîtresse dece que je possédais.

    Qu’importe l’éclat de sa beauté, si elle estadultère ? Elle a, séduite par son hôte, abandonné les dieuxde l’hyménée. Thésée, si je ne me trompe de nom, je ne sais quelThésée enfin, l’avait avant toi enlevée à sa patrie. Jeune etpassionné, crois-tu qu’il l’ait rendue vierge encore ? Commentai-je pu m’instruire aussi bien ? Tu le demandes ?J’aime. Appelle sa fuite un rapt, et voile de ce nom la fautequ’elle a commise. On n’est pas enlevée si souvent, sans que l’ons’y prête soi-même. Œnone cependant reste fidèle à un époux qui latrahit, et l’exemple que tu donnes pouvait l’autoriser à tetromper.

    Une troupe lascive de légers satyres (j’erraisalors, cachée dans les forêts), me poursuivit d’un pas rapide,ainsi que Faune au front armé de cornes, et hérissé d’une couronnede pins, sur cette chaîne immense de monts que domine l’Ida. Ledieu de la lyre, le dieu qui fonda Troie, m’aima. Il a unedépouille de ma virginité, mais il ne la doit qu’à la violence. Demes mains je lui arrachai les cheveux, et mes doigts ont laissé surses joues plus d’une meurtrissure. Pour prix de mon déshonneur, jene demandai ni des pierres précieuses ni de l’or. Il est honteux devendre un corps libre pour des présents. Me jugeant digne d’êtreinitiée à ses secrets, il m’enseigna l’usage des plantesmédicinales, et fit servir mes mains à sa science bienfaisante.Toute herbe secourable, toute racine qui, née sur le globe, estutile à l’art de guérir, m’est aujourd’hui connue. Malheureuse, queles simples n’aient point de remède pour l’amour ! Habile dansmon art, c’est à moi que cet art fait faute. Le dieu qui trouva cesremèdes salutaires a mené paître, dit-on, les génisses du roi dePhère, et fut consumé des feux dont je l’embrasai. Le soulagementque n’ont pu me procurer ni un dieu ni la terre, dont le seinfécond produit toutes sortes de plantes, tu peux, toi, me ledonner. Tu le peux, et je le mérite. Accorde ta pitié à une jeunefille qui en est digne. Je n’apporte point avec les Grecs toutesles fureurs de la guerre, mais je suis à toi. C’est avec toi quej’ai passé mes plus jeunes années. Ah ! Que je sois encore àtoi pour le reste de mes jours.

     

    ÉPÎTRE VI HYPSIPYLE À JASON

     

     

    On dit que, maintenant de retour, tonvaisseau, riche de la toison du bélier d’or, a touché les rivagesde la Thessalie. Je te félicite, autant que tu le permets, del’heureuse issue de ton expédition. Cependant, j’aurais dû en êtreinformée par un écrit de ta main. Les vents peuvent bien avoircontrarié ton désir d’aborder dans mes états, selon ta promesse,mais les vents opposés n’empêchent pas d’écrire une lettre.Hypsipyle était digne que tu lui envoyasses ton salut.

    Pourquoi faut-il que la renommée, et non unelettre de toi, m’ait appris la première que les taureaux consacrésà Mars avaient plié sous le joug ? Qu’une semence disperséepar ta main avait produit des moissons de guerriers, et que, pourpérir, ils n’avaient pas eu besoin de ton bras ? Qu’un dragonvigilant gardait la dépouille du bélier, et que ta main intrépideavait néanmoins enlevé la précieuse toison ? À ceux quidoutaient de cet exploit, si j’avais pu dire : « Il mel’a écrit lui-même ! », ah que je serais fière !Mais pourquoi me plaindre du retard qu’a mis un époux à remplir sondevoir ? J’ai obtenu, si tu n’as pas cessé d’être le mien, ungrand acte de complaisance.

    On dit que tu ramènes avec toi uneenchanteresse barbare, qui usurpera dans ta couche la place quim’est due. L’amour est crédule. Fassent les dieux qu’on dise quej’ai témérairement accusé mon époux de crimes imaginaires !Naguère, des côtes de l’Hémonie, un hôte thessalien était venu mevisiter. À peine avait-il touché le seuil de ma demeure :

    « Que fait, lui dis-je, le fils d’Aeson,mon époux ? »

    Interdit, il hésite à me répondre, et ses yeuxrestent fixés sur la terre. Soudain je m’élance, et déchirant latunique qui couvre mon sein :

    « Vit-il, m’écriai-je, ou le destinm’appelle-t-il vers ses mânes ? »

    « Il vit, » dit-il.

    J’exigeai qu’il jurât ce que me disait sa voixtimide. J’osai à peine croire à ta vie, attestée par le nom d’undieu. Dès que j’eus repris mes sens, je lui demandai le récit detes exploits. Il me raconta alors comment les taureaux de Mars, auxpieds d’airain, ont labouré la terre, comment les dents du dragon,jetées sur le sol comme une semence, ont soudain donné naissance àdes guerriers tout armés, comment ce peuple, enfant de la terre,accomplit, en périssant par la guerre civile, les destins de sa vieéphémère. Enfin le monstre est vaincu. Je m’informe de nouveau siJason vit encore. La foi que j’accorde à ses paroles flotte entrel’espérance et la crainte. À travers les détails de la vivenarration qu’il se plaît à me faire, il me découvre les blessuresque ton cœur fit au mien.

    Hélas ! Où est la foi promise ? Oùsont les droits de l’hyménée ? Où ce flambeau plus digned’embraser un bûcher ? Ce n’est pas un amour furtif qui m’aliée à toi, c’est sous les yeux de Junon, qui préside au mariage,et de l’Hymen couronné de guirlandes, qu’il fut consacré. Mais non,ce n’est ni Junon ni l’Hymen, mais la triste Erinys qui, toutensanglantée, l’éclaira de ses torches sinistres. Qu’avais-jeaffaire aux Argonautes ? Qu’avais-je affaire au vaisseau deMinerve ? Nautonier Tiphys, que t’importait ma patrie ?Là n’étaient point le bélier à l’éclatante toison d’or, ni Lemnos,la royale demeure du vieil Aetas.

    J’avais résolu d’abord, mais ma destinéem’entraînait, de repousser cette cohorte étrangère à l’aide de mesbataillons féminins. Les femmes de Lemnos ne savent que tropvaincre des hommes. Avec d’aussi courageux soldats, je pouvaisdéfendre ma vie. Je vis le héros dans nos murs. Je lui donnai unasile dans mon palais et dans mon cœur. Là s’écoulèrent pour toideux étés et deux hivers. Le temps de la troisième moisson étaitvenu, lorsque, forcé de mettre à la voile, tu m’adressas cesparoles, en versant un torrent de larmes :

    « On m’entraîne, Hypsipyle, mais, que lesdestins m’accordent seulement de revenir ! Je m’éloigne. Tonépoux, je le serai toujours. Tu portes dans ton sein un gage denotre union. Qu’il vive, qu’il soit notre enfant à tousdeux. »

    À ces mots, des larmes coulèrent sur tonvisage trompeur, et je me souviens que tu ne pus en dire davantage.L’Argo te vit monter le dernier de tes compagnons sur son bordsacré. Il vole à travers les flots. Le vent a enflé ses voiles.L’onde azurée se dérobe sous la carène qui fuit. Tes yeux restentfixés sur la terre, et les miens sur les eaux. Une tour, d’où lavue s’étend au loin, domine les ondes. J’y monte. Des pleursinondent mon visage et mon sein. Je regarde à travers ces larmes,et, servant l’ardeur de mes désirs, mes yeux ont alors une portéequi leur était inconnue. Je fais de chastes prières. Craintive,j’adresse au ciel des vœux, que maintenant encore je doisacquitter, puisque tu es sauvé. Moi acquitter ces vœux ! Médéeprofiter de mes vœux ! Mon cœur souffre, et l’amour, pour leremplir, s’y joint au ressentiment. Je porterai aux temples desoffrandes, parce que Jason vivant est perdu pour moi. Le sang d’unevictime immolée sera le prix de mon malheur !

    Je ne fus jamais sans trouble, il est vrai.Toujours je craignais que ton père ne se choisît une bru dans unedes villes d’Argos. J’ai craint les femmes de la Grèce. C’est uneconcubine barbare qui m’a nui. C’est d’une ennemie que je nesoupçonnais pas que me vient ma blessure. Ce n’est du moins ni sabeauté ni son mérite qui peuvent plaire. Elle t’a séduit par sesenchantements. Sa faux magique moissonne des plantes funestes. Ellea appris à faire descendre, malgré elle, la lune du char qui laporte, et à plonger dans les ténèbres les coursiers du soleil. Ellesait imposer un frein aux ondes, arrêter les fleuves dans leurcours oblique, déplacer les forêts et faire mouvoir les rochersqu’elle anime. Elle erre parmi les tombeaux, la chevelure flottanteet en désordre. Elle enlève aux bûchers encore tièdes les ossementsqu’elle a choisis. Son infernal pouvoir s’étend sur les absents.Elle pique des images de cire, et enfonce d’imperceptibles traitsdans un foie qu’elle tourmente. Son art a d’autres secrets que jepréfère ignorer. Un philtre est un odieux moyen de faire naîtrel’amour, qui ne se doit accorder qu’aux vertus et qu’à labeauté.

    Peux-tu la presser dans tes bras ?Peux-tu, étendu sur la même couche, goûter, dans le silence desnuits, un sommeil tranquille ? Le joug qu’on impose auxtaureaux, elle te l’a fait subir. Le pouvoir qui assoupit le dragonféroce, c’est celui-là qui t’a charmé. Ajoute qu’elle se flatted’avoir partagé la gloire de tes exploits et de ceux de tescompagnons. Cette épouse est une rivale qui détruit les titres deson époux. Des partisans de Pélias imputent tes succès à sesenchantements, et le peuple le croit d’après eux. Ce n’est pas lefils d’Aeson, mais la fille d’Aetes, des bords du Phase, qui enlevala toison d’or du bélier de Phryxus. Tu n’es approuvé ni d’Alcimèdeta mère (consulte-la plutôt), ni de ton père, qui voit venir uneépouse des régions glaciales. Ah ! qu’elle se cherche un épouxprès du Tanaïs, dans les marais de l’humide Scythie, et jusqu’auxsources du Phase, sa patrie.

    Fils volage d’Aeson, plus inconstant que labrise printanière, pourquoi tes promesses ne sont-elles d’aucunpoids ? Tu étais mon époux en quittant ces bords, tu ne l’esplus en les revoyant. Que je sois ta femme à ton retour, comme jel’étais à ton départ ! Si la noblesse et des noms glorieux tetouchent, eh bien ! tu vois en moi la fille de Thoas,descendant de Minos. J’ai Bacchus pour aïeul. L’épouse de Bacchusefface par l’éclat de la couronne qu’elle porte celui des astresmoindres qu’elle. La dot que je t’apporterai sera Lemnos, terre sifavorable à qui la cultive. Parmi de tels avantages, je puis mecompter aussi.

    Maintenant même je suis mère. Félicite-noustous deux, Jason. L’auteur de ma grossesse m’en avait rendu lepoids bien doux. Le nombre même ajoute à mon bonheur, et par lafaveur de Lucine, j’ai donné le jour à des jumeaux, double gage denotre tendresse. Si tu demandes à qui ils ressemblent, on tereconnaît en eux. Ils ne savent pas tromper. Le reste, ils letiennent de leur père. Je voulais qu’on te les portât comme enambassade au nom de leur mère, mais la crainte d’une marâtrecruelle m’a retenue au moment de ce départ. J’ai redouté Médée.Médée est plus qu’une marâtre. Les mains de Médée sont exercées àtous les crimes. Elle qui a pu disperser dans les champs lesmembres déchirés d’un frère épargnerait-elle mes enfants ?

    Cette femme cependant, ô insensé qu’ont égaréles poisons de Colchos ! tu la préfères, dit-on, à Hypsipyle.Vierge adultère, c’est par l’infamie qu’elle s’est fait connaître àson époux. Une flamme pudique m’a donnée à toi, comme toi à moi.Elle a trahi son père. J’ai dérobé Thoas à la mort. Elle a fuiColchos. Lemnos, ma patrie, est mon séjour. Qu’importe la vertu sila scélératesse peut triompher d’elle, si des forfaits sont sa dotet lui méritent un époux ? Je réprouve le crime des femmes deLemnos, mais il ne m’étonne pas, Jason. Le ressentiment fait unearme de tout a ceux qu’il transporte. Dis-moi, si, poussés par desvents furieux, comme ils eussent dû l’être, vous fussiez entrésdans mon port, ta compagne et toi, et si j’étais allée à tarencontre avec nos deux enfants à mes côtés, la terre n’eût-ellepas dû, à ta prière, s’ouvrir sous tes pas ? De quel œil,époux criminel, aurais-tu vu ces enfants, m’aurais-tu vuemoi-même ? Quelle mort n’avais-tu pas méritée pour prix de taperfidie ? Près de moi, tu aurais été en sûreté. J’eusseépargné tes jours, non que tu en sois digne, mais je ne sais pasêtre cruelle. J’eusse assouvi dans le sang de cette concubine mesregards et ceux de l’homme que m’ont ravi ses poisons. Pour Médéeje serais une autre Médée.

    Si, du séjour où il règne, Jupiter daigneentendre et exaucer mes vœux, que celle qui a usurpé ma coucheéprouve le malheur dont gémit Hypsipyle ! Qu’elle-mêmesanctionne ses lois, et que, comme j’ai été délaissée, malgré montitre d’épouse et de mère de deux enfants, elle en pleure un nombreégal, et perde son époux !

    Qu’elle ne conserve pas longtemps celui quelui soumit son art odieux ! Qu’elle en soit abandonnée, et quede plus grands malheurs la poursuivent ! Qu’elle soit exilée,et cherche un asile dans tout le globe ! Que, redevenant ceque cette sœur fut pour son frère, ce que cette fille fut pour sonmalheureux père, elle soit, autant que pour eux, cruelle pour sesenfants et pour son époux ! Qu’après avoir lassé et les merset la terre, elle tente le chemin des airs ! Qu’elle erreainsi sans secours, sans espoir, partout couverte du sang dessiens. Voilà ce que demande la fille de Thoas, dépouillée de sesdroits d’épouse. Vivez, époux dignes l’un de l’autre, sur unecouche que les dieux maudissent.

     

    ÉPÎTRE VII DIDON À ÉNÉE

     

     

    Tel, penché sur les humides roseaux, le cygneau blanc plumage chante aux bords du Méandre, quand les destinsl’appellent. Ce n’est pas dans l’espoir de te fléchir par maprière, que je t’adresse ces mots : j’y suis poussée par undieu qui m’est contraire. Mais après avoir perdu pour un ingrat lefruit de mes bienfaits, mon honneur, un corps chaste et une âmepudique, c’est peu de perdre des paroles. Tu as résolu det’éloigner cependant et d’abandonner la malheureuse Didon. Tu vaslivrer au souffle des vents tes voiles et tes serments. Tu asrésolu, Énée, de délier et ton ancre et ta foi, de chercher unroyaume d’Italie, que tu ne sais pas même où trouver. Peut’importent et la naissante Carthage, et ses murs qui s’élèvent, etle pouvoir confié à ton sceptre. Tu fuis ce qui est fait, tupoursuis ce qui est à faire. Il te faut chercher dans le monde uneautre terre. Que tu la trouves, cette terre, qui t’en livrera lapossession ? Qui cédera, pour qu’ils s’y établissent, sonterritoire à des inconnus ? Il te reste à avoir un autre amouret une autre Didon, et, pour la violer de nouveau, à engager denouveau ta foi. Quand viendra le jour où tu pourras élever uneville semblable à Carthage, et voir du haut de ta citadelle lespeuples soumis à tes lois ?

    Que tout te réussisse, que tes vœux nerencontrent point d’obstacles, où trouveras-tu une épouse quit’aime comme moi ? Je brûle comme ces torches de cire,enduites de soufre, comme l’encens sacré jeté sur le brasierfumant. Énée est toujours, pendant que je veille, comme attaché àmes yeux. La nuit et le jour retracent sans cesse Énée à monesprit. C’est un ingrat pourtant, que mes bienfaits ne touchentpas, et que je devrais oublier, si je n’étais insensée, etcependant, bien qu’il songe à me trahir, je ne hais pas Énée, maisje me plains de l’infidèle, et ma plainte me le fait aimerdavantage. Vénus, prends pitié de ta bru, et toi, Amour, embrase detous tes feux un frère cruel. Qu’il combatte sous tes drapeaux, etqu’à ce prix, j’y consens, celui que j’ai commencé à aimer donne àmon amour de nouveaux sujets de tourments !

    Je m’abuse, et une illusion mensongère se jouede moi. Que son cœur est différent de celui de sa mère ! Oui,c’est la pierre, ce sont les montagnes, c’est le chêne qu’on voitcroître sur la cime des rochers, ce sont de cruelles bêtes sauvagesqui t’ont donné le jour ou bien c’est la mer que maintenant même tuvois agitée par les vents, et dont tu t’apprêtes à traverser lesflots furieux. La tempête te ferme le chemin de la fuite. Que latempête me serve et me favorise ! Vois comme l’Eurus soulèveet agite les eaux. Ce que j’eusse préféré te devoir, permets que jele doive aux orages. Le vent et l’onde sont plus justes que toncœur.

    Je ne suis pas d’un assez grand prix, quoiqueta perfidie te rende digne de ce sort, pour que tu périsses dans tafuite à travers le vaste océan. Tu nourris une haine qui doitcoûter bien cher, si, pourvu que tu sois privé de moi, la mort nete semble rien. Les vents se calmeront bientôt, et sur les ondesdevenues tranquilles et unies, Triton sillonnera la mer, emportépar ses coursiers d’azur. Que n’es-tu toi-même mobile comme lesvents ! Et tu le seras, si tu ne surpasses en dureté leschênes. Ignorerais-tu donc ce que peuvent les flots encourroux ? Tu te confies à cet élément dont tu as tant de foiséprouvé les perfides caprices ? Que, séduit par l’aspect de lamer, tu lèves l’ancre qui te retient encore, combien de dangers temenacent sur le sein des abîmes ? Avoir violé sa foi et s’enremettre à celle des ondes, est dangereux. Elles punissent lesinfidèles. Elles vengent surtout l’Amour blessé, parce qu’à sanaissance, la mère de l’Amour sortit nue, dit-on, de celles deCythère.

    Perdue moi-même, j’en crains d’en perdre unautre, et de nuire à qui me nuit. Je crains que les eaux de la mern’engloutissent mon ennemi naufragé. Vis, je t’en conjure. J’aimemieux te perdre ainsi que d’avoir ta mort à pleurer. Sois plutôttoi-même la cause de mon trépas.

    Voyons, imagine-toi (puisse ce présage ne pass’accomplir !) qu’un tourbillon rapide t’a saisi dans sesflancs. Quelles seront tes pensées ? Soudain se présenteront àtoi les parjures d’une bouche mensongère, et Didon forcée demourir, victime de la perfidie phrygienne. Devant tes yeux l’ombrede ton épouse trompée se dressera triste, sanglante et les cheveuxépars.

    « Tout ce qui m’arrive, diras-tu alors,je l’ai mérité ! Dieux, pardonnez ! »

    Et la foudre qui tombera, tu la croiras lancéecontre toi. Accorde aux rigueurs de la mer et aux tiennes uninstant de relâche. Une sûre navigation doit être l’inestimableprix de ce délai.

    Et ne m’épargne pas, épargne Iule, ton enfant.C’est assez pour toi de pouvoir t’attribuer ma mort. Mais qu’a faitton fils Ascagne ? Qu’ont fait tes dieux pénates ? Cesdieux arrachés aux flammes, l’onde les engloutira. Mais non, tu neles portes pas avec toi. Non, quoique tu t’en vantes à moi,perfide, ni les objets sacrés du culte ni ton père n’ont chargé tesépaules. Tout cela n’est que mensonge, et ce n’est pas moi que talangue a commencé à tromper. Je ne suis pas la première que tu aiesfait gémir. Si tu cherches où est la mère du charmant Iule, elle apéri, laissée seule, abandonnée par son cruel époux. Tu me l’avaisraconté. Mais ai-je craint pour moi ? Brûle-moi, je le mérite.Ce supplice sera trop doux encore pour ma faute. Je ne doute pasque tes dieux ne se vengent de toi. Depuis sept hivers, un destincontraire te fait errer sur la terre et sur les mers. Les flotst’ont jeté sur mes rivages. Je t’ai reçu, je t’ai offert un asilesûr, et à peine eus-je entendu ton nom, que je t’ai donné unroyaume.

    Plût aux dieux que j’eusse borné là mesbienfaits, et que le bruit de notre union fût resté enseveli !Ce fut un jour fatal que celui où l’orage nous fit chercher, dansun antre profond, un abri contre une pluie soudaine ! J’avaisentendu une voix. Je la pris pour le cri des nymphes :c’étaient les Euménides, qui donnaient le signal à ma destinée.Pudeur outragée, venge Sichée de la violation de ma foi, enm’accablant de tortures, au-devant desquelles, malheureuse etpleine de honte, j’irai bientôt moi-même. Dans un temple de marbreest l’image sacrée de Sichée. Des guirlandes de feuillage et deblancs tissus la protègent et la recouvrent. De là il m’a sembléque sa bouche, qui m’est connue, m’avait appelée quatre fois. Il medisait même d’une voix faible : « Élise, viens. »Plus de retard, je viens, je viens à toi, moi l’épouse quit’appartient, mais toutefois d’un pas que ralentit la honte de ceque j’ai fait. Pardonne à ma honte. L’auteur en est séduisant, etm’a trompée. Il ôte à ma faute ce qu’elle a d’odieux. La déesse, samère, son vieux père, le pieux fardeau d’un fils, voilà ce qui m’adonné l’espoir d’une union légitime et durable. Si je devais errer,mon erreur à d’honorables motifs, joins-y la foi donnée, et jen’aurai plus à rougir de rien.

    L’influence du destin qui pesait auparavantsur moi se fait sentir, jusqu’à la fin, et me poursuit jusqu’auxderniers instants de ma vie. Mon époux périt immolé aux pieds desautels de son palais, et c’est un frère qui obtient le prix d’untel forfait. Je m’exile. J’abandonne les cendres d’un époux et mapatrie. Je fuis, à travers des routes périlleuses, mon ennemi quime poursuit. J’aborde sur des plages inconnues. Échappée à monfrère et aux ondes, j’achète le rivage dont je te fis présent,perfide. Je fonde une ville, je l’entoure d’une vaste enceinte demurailles, objet d’envie pour les contrées voisines. Des guerres memenacent. Étrangère et femme, on essaie mes forces dans la guerre.Je fais à la fois et fermer les portes à peine achevées de ma villeet préparer les armes. Je plais à mille prétendants, qui viennentse plaindre à moi que je leur aie préféré pour époux je ne saisquel étranger. Que balances-tu à me livrer enchaînée au GétuleIarbas ? Je prêterais mes bras à ton crime. J’ai aussi unfrère, dont la main impie, arrosée du sang de mon époux, peut sebaigner dans le mien. Laisse là tes dieux et les objets sacrés quetu profanes en les touchant : l’hommage rendu aux immortelspar une main indigne d’eux est une injure. Si c’est pour que tuleur rendes un tel culte que les dieux ont été sauvés del’incendie, ils regrettent d’avoir échappé aux flammes.

    Peut-être, barbare, laisses-tu Didonenceinte ? Peut-être recelé-je, enfermée dans mon sein, unepartie de toi-même ? Un malheureux enfant partagera lesdestinées de sa mère, et tu seras, avant sa naissance, l’artisan desa mort. Avec sa mère mourra le frère d’Iule, et un seul suppliceenveloppera deux victimes.

    Mais un dieu t’ordonne de partir ! Jevoudrais qu’il t’eût défendu de venir, et que le sol carthaginoisn’eût pas été foulé par des Troyens. N’es-tu pas, sous la conduitede ce dieu, le jouet des vents orageux, et ne passes-tu point unelongue suite de jours sur la mer impétueuse ? À peine autantde fatigues devraient-elles être le prix de ton retour à Pergame,si cette ville était aussi florissante que du vivant d’Hector. Cen’est pas le Simoïs de ta patrie que tu cherches, mais les ondes duTibre. Ne seras-tu donc, pour parvenir au but de tes désirs, qu’unhôte étranger ? Et, comme la terre que tu poursuis se cache etse dérobe à tes vaisseaux, à peine pourras-tu la toucher dans tavieillesse. Renonçant à ces détours, accepte plutôt en dot et cespeuples et les richesses de Pygmalion, que j’ai emportées.Transporte, sous de plus heureux auspices, Ilion dans la ville desTyriens, et là, monte sur le trône et saisis le sceptre sacré. Siton âme est avide de combats, si le jeune Iule cherche un triomphedont la gloire ne se puisse attribuer qu’à ses armes, pour que rienne manque à ses vœux, nous lui donnerons à vaincre un ennemi :ce royaume peut faire ou des traités de paix ou la guerre.

    Seulement, au nom de ta mère, au nom des armesfraternelles, au nom des dieux adorés dans la Dardanie, et quiaccompagnèrent ta fuite (et puissent, à ce prix, triompher tousceux de ta nation que tu traînes à ta suite ! Cette guerrecruelle être le terme de tes malheurs ! Ascagne parcourirheureusement la suite de ses années, et les os du vieil Anchisereposer mollement !) épargne, je t’en conjure, une maison quise livre et se donne à toi. Quel crime me reproches-tu, que d’avoiraimé ? Je ne suis pas de Phtie. Mycènes la grande ne m’a pasvue naître. Ni mon époux ni mon père n’ont porté contre toi lesarmes. Si tu crains de m’avouer pour ton épouse, que ce ne soientpas les liens du mariage, mais ceux de l’hospitalité qui paraissentnous unir. Pourvu qu’elle t’appartienne, Didon consentira à êtrequoi que ce soit. Je connais la mer qui se brise contre la plageafricaine. C’est à des époques déterminées qu’elle offre ou qu’ellerefuse une navigation sûre. Lorsque les vents permettront del’entreprendre, tu livreras tes voiles à leur souffle. Maintenantl’algue légère arrête le vaisseau déjà lancé. Confie-moi le soind’observer le temps, tu t’éloigneras en sûreté, et, quand tu ledésirerais toi-même, je ne souffrirai pas que tu restes. D’ailleurstes compagnons réclament du repos, la flotte endommagée et à peineréparée exige quelques délais. Pour prix de mes services et de ceuxque je puis te rendre encore, par l’espoir de notre hymen, jedemande un peu de temps. Attends que les flots aient perdu de leurcourroux, l’amour de sa violence, et que j’aie appris à supportercourageusement le malheur.

    Sinon, j’ai résolu de renoncer à la vie. Tu nepeux être longtemps encore cruel envers moi. Que n’as-tu devant lesyeux la triste image de celle qui t’écrit. Je t’écris, et l’épéetroyenne est près de mon sein. Des larmes coulent de mes joues surcette épée nue, qui bientôt, au lieu de larmes, sera trempée desang. Que ton présent convient bien à ma destinée, et que letombeau que tu m’élèves t’aura peu coûté ! Ce n’est pas lepremier trait qui perce mon sein. Le cruel Amour y a déjà fait uneblessure. Anne ma sœur, ma sœur Anne, toi, hélas ! laconfidente de ma faute, tu vas bientôt offrir à ma cendre les donssuprêmes. Quand le feu du bûcher m’aura consumée, on ne gravera passur ma tombe le nom d’Élise, épouse de Sichée. Mais on lira cetteinscription sur le marbre funéraire :

    Énée, l’auteur de son trépas, en fournitaussi l’instrument. Didon périt frappée de sa propre main.

     

    ÉPÎTRE VIII HERMIONE À ORESTE

     

     

    Hermione adresse ces mots à celui qui, naguèreson frère et son époux, n’est plus aujourd’hui que son frère :un autre a le titre d’époux. Pyrrhus, fils d’Achille, qu’anime lamémoire de son père, me retient prisonnière au mépris des loisdivines et humaines. J’ai résisté autant que j’ai pu, pour ne pasêtre volontairement sa captive : les mains d’une femme n’ontpas eu d’autre pouvoir.

    « Que fais-tu, fils d’Éaque ? luidis-je ; je ne suis pas sans vengeur. Cette jeune fille que turetiens, Pyrrhus, a son maître. »

    Plus sourd que la mer, ce ravisseur, pendantque j’invoquais le nom d’Oreste, me traîna échevelée jusque dansson palais. Esclave dans Lacédémone, livrée à des vainqueurs, quelsort plus cruel eussé-je éprouvé, si leur troupe barbare eût enlevéles femmes grecques ? La Grèce victorieuse a traité Andromaqueavec plus de ménagement, lorsque des soldats consumèrent dans lesflammes les richesses de la Phrygie.

    Mais, si une tendre sollicitude pour moi tetouche, Oreste, soutiens tes droits d’un bras que rien n’intimide.Eh quoi ! si quelqu’un enlevait tes troupeaux enfermés dansleurs étables, ne prendrais-tu pas les armes ? On te ravit tonépouse, pourrais-tu différer ta vengeance ? Que l’exemple deton beau-père te serve. Il réclama sa fiancée qu’on lui avaitenlevée, et une jeune fille fut pour lui un motif légitime deguerre. Si ton beau-père s’était lâchement reposé dans sa courdéserte, ma mère serait encore l’épouse de Pâris, comme elle le futauparavant. Tu n’as à rassembler ni des milliers de vaisseaux, nileurs voiles flottantes, ni des armées de soldats grecs. Vienstoi-même. Toutefois c’était ainsi que tu devais me redemander. Unépoux ne peut rougir d’affronter les périls de la guerre pour uneunion qui lui est chère. N’avons-nous donc pas pour aïeul Atrée,fils de Pélops ? Et si déjà tu n’étais pas mon époux, neserais-tu pas mon frère ? Époux, prends, je t’en conjure, ladéfense de ton épouse. Frère, prends celle de ta sœur. Ce doublenom te trace ton devoir.

    Tyndare, dont les vertus et l’âge donnent à cequ’il fait une grave autorité, m’a livrée à toi. Un aïeul avait cedroit sur sa petite-fille. Mais si mon père, ignorant cetengagement, m’a promise au fils d’Éaque, mon aïeul, dont le choix aprécédé le sien, pouvait aussi plus que lui. Lorsque je t’épousai,mon hymen ne nuisit à personne. Si l’on m’unit à Pyrrhus, on tefait une offense. D’ailleurs, Ménélas, mon père, nous pardonneranotre amour. Lui-même succomba sous les traits du dieu ailé !L’amour qu’il s’est permis, il le permettra à son gendre. Celuiqu’il eut pour ma mère sera un exemple utile. Ce qu’il fut pour mamère, tu l’es pour moi. Le rôle que joua autrefois l’étrangerDardanien, Pyrrhus le joue maintenant. Que les hauts faits de sonpère, vantés sans cesse, le rendent superbe. Tu as aussi lesexploits d’un père à citer. Le petit-fils de Tantale commandait àtous, à Achille lui-même. L’un faisait partie de l’armée, l’autreétait le chef des chefs. Tu as aussi pour bisaïeul Pélops et lepère de Pélops, et en comptant mieux encore, tu es le cinquièmedescendant de Jupiter.

    Ce n’est pas non plus le courage qui temanque. Tes armes t’ont servi dans une circonstance odieuse, maisque pouvais-tu faire ? Un père armait ton bras. J’aurais vouluque ta valeur eût eu un objet plus noble. Tu n’as pas choisi cettecause, mais on te l’a imposée comme un devoir. Tu l’as remplitoutefois, tu as ouvert le flanc d’Égisthe, et il a ensanglanté lemême palais que ton père. Pyrrhus t’en fait un crime. Ta gloire, ill’appelle un forfait, et cependant il soutient mes regards.J’éclate en sanglots, mon visage et mon cœur se gonflent, et un feuintérieur embrase ma poitrine brûlante. Adresser, devant Hermione,un reproche à Oreste ! Et je suis sans forces, et je n’ai pasun fer vengeur ! Au moins je puis pleurer. La colère se calmequand on verse des larmes, et elles inondent mon sein comme untorrent. Je n’ai qu’elles sans cesse, et sans cesse j’en répands.Leur source intarissable baigne mes joues décolorées.

    C’est le destin de ma race, qui s’étend jusquesur mon existence. Femmes du sang de Tantale, nous sommes une proieofferte aux ravisseurs. Je ne rappellerai pas l’imposture du cygneglissant sur les eaux. Je ne me plaindrai pas que Jupiter se soitcaché sous un plumage. Au milieu de l’isthme qui sépare deux vastesmers, Hippodamie fut emportée sur un char étranger. La sœur deTyndare fut rendue par la ville de Mopsope aux Amycléens, Castor etPollux. La fille de Tyndare, que l’hôte du mont Ida emmena au-delàdes mers, vit les Grecs prendre les armes pour elle. Je m’ensouviens à peine. Je m’en souviens cependant. Tout était plein dedeuil, plein d’inquiétude et d’alarmes. Mon aïeul pleurait, ainsique Phébé ma sœur, et les deux frères jumeaux. Léda invoquait lesdieux et Jupiter son époux. Moi-même, bien jeune encore, jem’arrachais les cheveux, et m’écriais :

    « Tu pars sans moi, ma mère, sansmoi ! »

    Son époux était absent. Pour ne point démentirle sang de Pélops, je devins aussitôt la proie de Néoptolème.

    Plût aux dieux que le fils de Pélée se fûtsoustrait aux flèches d’Apollon ! Père, il condamnerait lacoupable audace de son fils. Achille n’approuva pas jadis, et iln’approuverait pas aujourd’hui, qu’un époux pleurât, dans leveuvage, l’enlèvement de son épouse. Quel crime attire sur moi lacolère céleste ? Quel astre funeste accuserai-je de mesmalheurs ? Encore enfant, je me vis sans mère, mon pèreportait les armes. Tous deux vivaient, et j’étais cependant privéede tous deux. Dans ses jeunes années, ta fille, ô ma mère ! nete fit pas entendre les mots caressants d’une bouche qui s’essaie àles dire. Je n’ai pas entouré ton cou de mes bras enfantins. Je neme suis pas, doux fardeau, assise sur tes genoux. Tu n’as puprendre soin de me parer. Fiancée à un époux, je ne suis pasentrée, conduite par ma mère, dans la nouvelle chambre nuptiale.Lorsque, à ton retour, j’allai à ta rencontre, j’avouerai lavérité, les traits de ma mère m’étaient inconnus. Cependant jedevinai, en te voyant la plus belle, que tu étais Hélène. Tucherchais, toi, qui pouvait être ta fille.

    Il ne me reste pour tout bien qu’Oreste monépoux. Lui aussi, s’il ne combat pour lui-même, me sera enlevé. Leravisseur Pyrrhus me possède, et mon père est de retourvictorieux ! Voilà le présent que m’a fait Troie détruite.Cependant, lorsque Titan, dans sa carrière sublime, presse sescoursiers radieux, mon mal me laisse quelque liberté, mais, quandla nuit me conduit à ma couche, que je cherche en poussant des criset de lugubres gémissements, quand je me suis étendue sur le lit,témoin de ma tristesse, mes yeux, que ne ferme plus le sommeil, seremplissent de larmes. Je le fuis, autant que je le puis, comme unépoux qui serait mon ennemi. Souvent mes maux me rendentinsensible. J’oublie et ce que je fais, et où je suis, et ma mainégarée touche les membres du héros de Scyros. À peine me suis-jeaperçue de cette coupable méprise, que je m’éloigne de ce corpsdont le contact m’est odieux, et il me semble que j’ai les mainssouillées. Souvent, au lieu du nom de Néoptolème, c’est le nomd’Oreste que je prononce, et j’aime, comme un présage heureux,cette erreur de ma bouche. Je le jure par ma race infortunée, parl’auteur de cette race, qui fait mouvoir les mers, la terre et lecéleste empire, par les os de ton père, mon oncle, qui, vengés parton courage, te doivent la tombe où ils reposent. Ou je mourraijeune, et serai moissonnée à la fleur de mes ans ou, fille deTantale, je serai l’épouse du fils de Tantale.

     

    ÉPÎTRE IX DÉJANIRE À HERCULE

     

     

    Je te félicite de joindre Aechalie à testitres de gloire ; je me plains qu’un vainqueur ait cédé àcelle qu’il avait vaincue. Ce bruit injurieux s’est subitementrépandu dans les villes de la Grèce, et semble démenti par teshauts faits : celui que n’ont jamais pu abattre Junon et uneimmense série de travaux aurait subi le joug d’Iole ! Que cesoit le vœu d’Eurysthée, que ce soit le vœu de la sœur de Jupiter,et celui d’une belle-mère heureuse de voir une tache sur ta vie, cen’est pas le vœu du dieu à qui, dit-on, la nuit n’a pas suffi seulepour l’enfantement d’un héros tel que toi. Vénus t’a plus nui queJunon. Celle-ci, en t’opprimant, t’a élevé, celle-là tient sous sespieds ta tête humiliée.

    Vois le monde pacifié par ta force vengeresse,aussi loin que Nérée entoure la terre d’un cercle d’azur. La terrete doit la paix, les mers leur sécurité. L’orient et l’occidentsont pleins de ta gloire. Tu as le premier porté le ciel qui doitte porter un jour. Lorsque Atlas étaya les astres, Hercule en futle support. Qu’as-tu fait, que publier ta honte, et ajouter ledéshonneur à tes premiers exploits ? Est-ce bien toi que l’oncite pour avoir avec vigueur étouffé deux serpents, toi, cet enfantqui, dès le berceau, était déjà digne de Jupiter ? Tu as mieuxcommencé que tu ne finis : tes derniers pas le cèdent auxpremiers. L’homme d’aujourd’hui et l’enfant d’autrefois ne seressemblent pas. Celui que mille monstres, que le fils deSthénélée, ton ennemi, que Junon même, n’ont pu vaincre, amour entriomphe.

    Mais on vante mon hymen, parce que je me nommel’épouse d’Hercule, et que mon beau-père est le dieu qui faitgronder le tonnerre du haut de son char rapide. Autant deux jeunesbœufs de taille inégale vont mal à la charrue qu’ils traînent,autant une épouse inférieure à son époux est écrasée par sa gloire.Ce n’est pas un honneur, mais un fardeau, un masque fait pourblesser ceux qui le portent. Si vous voulez qu’une union vouspuisse convenir, unissez-vous à votre pareil. Mon époux esttoujours loin de moi. Il m’est plus connu comme hôte que commeépoux. Il est sans cesse à la poursuite des monstres et d’animauxterribles. Veuve dans mon palais, j’y forme de chastes vœux, et jetremble que mon époux ne tombe sous les coups d’un cruel ennemi. Jeme représente des serpents, des sangliers, des lions avides, jevois des chiens prêts à se disputer tes os. Les fibres desvictimes, les vains fantômes d’un songe, et les mystérieux présagesde la nuit, tout m’épouvante. J’épie, dans mon malheur, les bruitsd’une vague renommée. La crainte, dans mon cœur incertain, faitplace à l’espoir, et l’espoir à la crainte. Ta mère est absente, etgémit d’avoir plu à un dieu puissant. Ton père Amphitryon, Hyllus,notre enfant, sont loin de ces lieux. Eurysthée, ministre desvengeances de la cruelle Junon, me poursuit, ainsi que l’implacablecourroux de la déesse.

    C’est peu de ces tourments. Tu y ajoutes tesamours étrangères. Par toi, toute femme peut devenir mère. Je nerappellerai ni Augé, violée dans les vallons du Parthénus ni tonenfantement, ô nymphe, fille d’Urménus. Je ne te reprocherai pascette troupe de sœurs, petites filles de Theutra, peuple de femmes,dont aucune ne fut dédaignée de toi. Je rappellerai une adultèredont le crime est récent. Par elle, je suis devenue belle-mère duLydien Lamas. Le Méandre, qui s’égare tant de fois dans les mêmescontrées, qui replie souvent sur lui-même ses ondes fatiguées, a vudes colliers suspendus au cou d’Hercule, à ce cou pour lequel leciel fut un fardeau léger. Il n’a pas eu honte d’enchaîner dans desliens d’or ses bras robustes, et de couvrir de pierreries sesdoigts nerveux. Sous ces bras cependant expira le monstre de Némée.Sa dépouille recouvre-t-elle encore ton épaule gauche ? Tun’as pas craint de cacher sous une coiffure recherchée tes cheveuxhérissés. Le blanc peuplier ornait bien mieux le front d’Hercule.Tu n’as pas rougi en ceignant la ceinture méonienne, à la manièred’une jeune fille lascive. As-tu oublié l’aspect terrible du féroceDiomède, qui nourrissait ses cavales de chair humaine ? SiBusiris t’eût vu sous cette parure, le vaincu n’eût-il point rougidu vainqueur ? Antée arracherait ces ornements du couvigoureux qui les porte, pour n’avoir pas la honte d’être tombésous un homme efféminé.

    On dit que, parmi les jeunes filles del’Ionie, tu as tenu la corbeille, et craint les menaces d’unemaîtresse. Tu ne dédaignes pas, Alcide, de tomber des corbeilleslégères ta main victorieuse dans mille travaux ? Tes doigtsrobustes filent une trame grossière, et tu distribues des tâcheségales, au nom d’une beauté qui t’en fait un devoir !Ah ! tandis que tes doigts inexpérimentés tordaient le fil,combien de fois s’est brisé le fuseau sous tes mainspesantes ! Alors, on le dit, malheureux ! Tout tremblantsous les coups du fouet, tu tombais aux pieds de ta maîtresse.

    Tu parlais alors du pompeux appareil quiembellissait la gloire de tes triomphes, tu racontais tes exploits,qu’il te fallait faire, tu disais sans doute que d’énormes serpentsavaient enveloppé dans les replis de leur queue ton bras enfantinqui les étouffa, comment le sanglier de Tégée tomba sous les cyprèsd’Érymanthe, et fit, sous son poids, gémir au loin la terre. Tun’omets ni ces têtes exposées dans les palais de la Thrace, ni cescavales engraissées du carnage des hommes, ni le triple monstre, nile possesseur des troupeaux ibériens, Géryon, qui, malgré ses troisformes, n’en avait qu’une, ni Cerbère, qui, d’un tronc unique, separtage en autant de chiens, dont les têtes sont entrelacées decouleuvres menaçantes, ni l’hydre, qui de ses blessures fécondantesrenaissait en rejetons fertiles, et que ses pertes mêmeenrichissaient, ni cet ennemi qui, pressé par la gorge entre tonflanc gauche et ton bras gauche, y resta ainsi suspendu comme unpesant fardeau, ni le bataillon équestre qui, malgré la rapidité desa course, et sa double forme, se vit chassé des monts de laThessalie. Peux-tu, décoré de la pourpre de Sidon, redire cesexploits ? Cette parure ne condamne pas ta langue ausilence ? La nymphe, fille de Iardanus, s’est aussi ornée detes armes, et les trophées si connus d’un héros, maintenant sonprisonnier, sont devenus les siens.

    Va maintenant, glorifie-toi. Énumère tes hautsfaits. Tu as abdiqué le rôle qui t’appartenait. C’est elle qui futun homme. Tu es d’autant plus au-dessous d’elle, ô le plus granddes mortels ! qu’il lui était plus glorieux de te vaincre queceux que tu as vaincus. C’est pour elle que s’agrandit la mesure detes actions. Renonce à ton bien, ta maîtresse est l’héritière de tagloire. Ô honte ! la peau arrachée aux côtes d’un lionhorrible et son poil hérissé ont couvert un corps délicat. Tu tetrompes, tu t’abuses. Cette dépouille n’est pas celle du lion, maisla tienne. Si tu fus le vainqueur du monstre, elle fut le tien. Unefemme a porté les armes trempées dans les noirs poisons de Lerne,une femme à peine capable de soutenir le fuseau chargé delaine ! Sa main a touché la massue qui dompta les bêtesféroces, et elle a vu dans une glace l’armure de son époux.

    On me l’avait dit toutefois, et je refusaisd’en croire la renommée. Ces bruits, qui trouvaient mon oreilleincrédule, sont venus affliger mes sens. Une concubine étrangèreest amenée sous mes yeux, et je ne puis plus dissimuler ce que jesouffre. Tu ne permets pas qu’on l’éloigne. Captive, elle traversela ville, et vient s’offrir à mes regards indignés. Et elle nevient pas les cheveux en désordre, à la manière des captives nid’un air timide et convenable au malheur. Elle s’avance, étalantfastueusement l’or dont l’éclat se fait voir au loin, parée commetu l’étais toi-même en Phrygie. Elle montre au peuple un visagesuperbe, et l’on croirait qu’Hercule est vaincu, Aechalie encoredebout et son père plein de vie. Peut-être, quand tu auras chassél’Étolienne Déjanire, cette femme quittera-t-elle son nom deconcubine pour celui d’épouse. Peut-être un hymen honteuxunira-t-il les ignobles corps d’Iole, la fille d’Eurytus, et del’insensé Alcide. À ce pressentiment, mon esprit s’égare, lefrisson parcourt mes membres, et ma main, devenue languissante,tombe sans mouvement sur mes genoux.

    Tu m’as aussi aimée avec beaucoup d’autres,mais ce fut sans crime. Deux fois, n’en rougis pas, je fus pour toiune cause de combats. Achéloüs, en pleurant, recueillit ses cornessur ses rives humides, et plongea son front mutilé dans une eaulimoneuse. Nessus, ce demi homme, trouva la mort dans l’Evénus quila donne, et son sang de cheval en infecta les eaux. Mais queservent ces souvenirs ? J’écrivais encore lorsque la renomméem’annonça que mon époux périt sous la tunique empoisonnée qu’il areçue de moi. Hélas ! qu’ai-je fait ? Où la fureura-t-elle emporté ton amante ? Impie Déjanire, qu’hésites-tu àmourir ? Quoi ! ton époux sera déchiré au milieu del’Œta, et toi, la cause d’un tel forfait, tu lui survivras ?Que me reste-t-il à faire, pour qu’on me croie l’époused’Hercule ? Oui, la mort sera le gage de notre union. Et toiaussi, Méléagre, en moi tu reconnaîtras une sœur. Impie Déjanire,qu’hésites-tu à mourir ? Ô famille maudite ! Agrius estorgueilleusement assis sur le trône, Œneus délaissé traîne savieillesse dans l’indigence, Tydée, mon frère, est exilé sur desplages inconnues. L’autre voyait son existence attachée à un fataltison. Ma mère enfonça un poignard dans son propre sein. ImpieDéjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Je ne demande qu’une chose,au nom des liens sacrés qui nous unissent, c’est de ne point passerpour avoir attenté à tes jours. Nessus, lorsqu’une de tes flèchesfrappa son cœur avide, s’écria :

    « Ce sang a la vertu de ranimerl’amour. »

    Je t’ai envoyé le tissu chargé du venin deNessus. Impie Déjanire, qu’hésites-tu à mourir ? Adieu, monvieux père, Gorgé, ma sœur ; adieu ma patrie, et toi, monfrère, qui fus enlevé à la tienne, et toi, lumière de ce jour, ledernier que verront mes yeux, et toi, mon époux, oh !puisses-tu vivre ! et toi Hyllus, mon enfant, adieu.

     

    ÉPÎTRE X ARIANE À THÉSÉE

     

     

    J’ai trouvé la race entière des animaux plusdouce que toi, et je n’avais à redouter d’aucun être plus de mauxque tu m’en causes. Ce que tu lis, je te l’envoie, Thésée, durivage d’où les voiles emportèrent sans moi ton vaisseau, du lieuoù je fus indignement trahie, et par mon sommeil, et par toi qui enprofitas, dans ton odieuse perfidie.

    C’était le moment où la terre est couverte dela transparente rosée du matin, où les oiseaux gazouillent sous lefeuillage qui les couvre. Dans cet instant d’un réveil incertain,toute languissante de sommeil, j’étendais, pour toucher Thésée, desmains encore appesanties ; personne à côté de moi ; jeles étends de nouveau, je cherche encore ; j’agite mes bras àtravers ma couche ; personne. La crainte m’arrache ausommeil ; je me lève épouvantée, et me précipite hors de celit solitaire. Ma poitrine résonne aussitôt sous mes mains qui lafrappent, et ma chevelure, que la nuit a mise en désordre, estbientôt arrachée. La lune m’éclairait ; je regarde si je puisapercevoir autre chose que le rivage ; à mes yeux ne s’offrerien que le rivage. Je cours de ce côté, d’un autre, partout, d’unpas incertain. Un sable profond retient mes pieds de jeune fille.Cependant, tout le long du rivage, ma voix crie :« Thésée ! » Les antres creux répétaient ton nom.Les lieux où j’errais t’appelaient autant de fois que moi-même, etsemblaient vouloir secourir une infortunée.

    Il est une montagne au sommet de laquelleapparaissent des arbustes en petit nombre. De là pend un rocherminé par les eaux qui grondent à ses pieds. J’y monte (le courageme donnait des forces), et je mesure ainsi la vaste étendue desmers que je domine. De ce point, car les vents cruels me servirentalors, je vis tes voiles enflées par l’impétueux Notus. Soit que jeles visse en effet, soit que je crusse les voir, je devins plusfroide que la glace, et la vie fut près de m’échapper. Mais ladouleur ne me laisse pas longtemps immobile, elle m’excite bientôt,elle m’excite, et j’appelle Thésée de toute la force de mavoix.

    « Où fuis-tu ? m’écrié-je ;reviens, barbare Thésée, tourne de ce côté ton vaisseau ; iln’emporte pas tous ceux qui le doivent monter. »

    Telles furent mes prières ; les sanglotssuppléaient à ce qui manquait à ma voix. Des coups accompagnaientles paroles que je prononçais.

    Comme tu ne m’entendais pas, j’étendis verstoi, pour que tu pusses au moins m’apercevoir, mes bras qui tefaisaient des signaux. J’attachai à une longue verge un voileblanc, pour rappeler mon souvenir à ceux qui m’oubliaient. Déjàl’espace te dérobait à ma vue. Alors enfin je pleurai, car ladouleur avait arrêté jusque-là le cours de mes larmes. Quepouvaient faire de mieux mes yeux, que de me pleurer moi-même,puisqu’ils avaient cessé de voir ton navire ? Ou j’errai seuleet les cheveux en désordre, semblable à une bacchante agitée par ledieu qu’adore le peuple d’Ogygès, ou, les regards attachés sur lamer, je m’assis sur un rocher, aussi froide, aussi insensible quela pierre même qui me servait de siège. Je foule souvent la couchequi nous avait reçus tous deux, et ne devait plus nous voir réunis.Je touche, autant que je le puis, tes traces au lieu de toi, et laplace qu’ont échauffée tes membres. Je m’y jette, et inondant celit des larmes que je répands :

    « Nous t’avons foulé deux,m’écrié-je ; deux reçois-nous encore. Nous sommes venus iciensemble ; pourquoi ne pas nous en aller ensemble ? Litperfide, où est la meilleure partie de moi même ? »

    Que faire ? Où porter seule mespas ? L’île est sans culture. Je n’aperçois ni les travaux deshommes ni ceux des bœufs. La mer baigne dans toutes leurs partiesles côtes de cette terre. Aucun vaisseau, aucun n’est là prêt às’ouvrir des routes incertaines. Suppose que des compagnons, desvents favorables et un navire me soient accordés : oùfuir ? La terre paternelle me refuse tout accès. Quand maproue heureuse sillonnerait des mers tranquilles, quand Éolerendrait les vents propices, je serais une exilée. Crète, aux centvilles superbes, pays connu de Jupiter au berceau, je ne te verraiplus, car j’ai trahi mon père, j’ai trahi le royaume soumis à sonsceptre équitable, j’ai manqué à ces deux noms si chers, le jouroù, pour te soustraire à la mort qui eût suivi ta victoire dansl’enceinte aux mille détours, je te donnai pour guide un fil quedevaient suivre tes pas. Tu me disais alors :

    « J’en jure par ces périls mêmes, tuseras à moi tant que nous vivrons l’un et l’autre. »

    Nous vivons, et je ne suis pas à toi, Thésée,si toutefois tu vis, femme qu’a ensevelie la trahison d’un parjureépoux.

    Que ne m’as-tu aussi immolée, barbare, de lamême massue qui frappa mon frère ? Cette mort eût délié la foique tu m’avais donnée. Maintenant je me représente non seulementles maux que je dois supporter, mais tous ceux que peut souffrirune femme abandonnée. La mort s’offre à mon esprit sous milleaspects divers. On souffre moins de la recevoir que de l’attendre.Je vois déjà venir à moi, d’un côté ou d’un autre, des loups dontla dent avide déchirera mes entrailles. Peut-être aussi le solnourrit-il des lions à la fauve crinière. Qui sait si cette îlen’est pas infestée de tigres féroces ? On dit aussi que la mery vomit d’énormes phoques. Qui empêche que des glaives ne metraversent le flanc ? Seulement, puissé-je n’avoir pas, commeune captive, à gémir sous le poids cruel des chaînes ; ne pasvoir, comme une esclave, mes mains condamnées à une tâcheaccablante, moi, dont le père est Minos, et la mère une fille dePhébus, moi, et c’est ce que j’ai oublié le moins, moi qui fus safiancée ! Si, je regarde les ondes, la terre et les rivageslointains, la terre et les ondes me font d’égales et d’innombrablesmenaces. Restait le ciel : je crains des dieux jusqu’à leursimages. Je suis une proie, une pâture livrée sans défense aux bêtesfurieuses. Ou si des hommes cultivent et habitent ce lieu, je medéfie d’eux. Mes malheurs m’ont trop appris à craindre lesétrangers.

    Plût au ciel qu’Androgée vécût, et que tun’eusses pas expié, terre de Cécrops, un meurtre impie par tesfunérailles ! Que ton bras cruel, armé d’une noueuse massue,n’eût pas, ô Thésée, immolé le monstre, homme en partie, en partietaureau ! Que je n’eusse pas, pour diriger ton retour, confiéà tes mains un fil qu’elles attiraient vers toi !

    Je ne m’étonne pas, au reste, que la victoirete soit restée, et que le monstre ait teint de son sang la terre deCrète. Sa corne ne pouvait percer un cœur de fer. Sans bouclier, tapoitrine suffisait pour ta défense. Tu portais là le caillou, là lediamant, et tu es là Thésée, plus dur que le caillou.

    Sommeil cruel, pourquoi m’as-tu retenue danscet engourdissement ? Je devais cette fois rester enseveliedans la nuit éternelle ! Vous aussi, vents cruels, tropofficieux alors, vous qui l’avez servi aux dépens de meslarmes ; toi, main cruelle, qui as frappé de mort mon frère etmoi ; foi accordée à mes prières et qui fut un vain nom ;tout a conspiré contre moi, sommeil, vent, foi jurée ; seule,une jeune fille fut la victime d’une triple trahison.

    Prête à mourir, je ne verrai donc pas leslarmes d’une mère, et nul doigt ne me fermera les yeux ? Monâme infortunée s’envolera sous un ciel étranger, et une main amiene parfumera pas mes membres inanimés. Des oiseaux marinss’abattront sur mes ossements qu’on n’aura pas inhumés. Est-ce donccette sépulture qu’avaient méritée mes bienfaits ? Tu entrerasdans le port de Cécrops. Quand tu seras reçu dans ta patrie, que,de ta demeure élevée, tu verras la foule se presser pourt’entendre, que tu auras pompeusement raconté la mort du monstremoitié taureau moitié homme, comment tu as parcouru les routessinueuses du palais souterrain, raconte aussi que tu m’asabandonnée sur une plage solitaire : je ne dois pas êtreoubliée parmi tes titres de gloire.

    Tu n’as point pour père Égée ni pour mèreÉthra, fille de Pitthée ; les rochers et la mer sont lesauteurs de tes jours.

    Que ne m’as-tu vue du sommet de tapoupe ! Un si triste spectacle eût attendri ton cœur.Maintenant encore, vois-moi, non plus des yeux, mais en idée, si tule peux ; vois-moi attachée à un rocher où vient se briser lavague inconstante ; vois le désordre de mes cheveux, attestantma douleur, et ma tunique inondée de larmes comme si la pluie l’eûttrempée. Mon corps frissonne comme les épis qu’agite l’aquilon, etma lettre frémit sous ma main tremblante. Je ne te supplie pas aunom d’un bienfait qui m’a si mal réussi ; qu’aucunereconnaissance ne soit due au service que je t’ai rendu, maisaucune peine non plus. Si je n’ai pas été la cause qui t’a sauvé lavie, pourquoi serais-tu celle qui me donne la mort ?

    Malheureuse ! Je tends vers toi, dont mesépare la vaste mer, ces mains fatiguées à meurtrir ma lugubrepoitrine. Je te montre, tout éplorée, les cheveux qui ont échappé àma fureur. Je t’en conjure par les larmes que m’arrache ta cruauté,Thésée, tourne vers moi la proue de ton vaisseau ! Reviens,que les vents te ramènent ! Si je succombe avant ton retour,au moins tu enseveliras mes os.

     

    ÉPÎTRE XI CANACÉ À MACÉRÉE

     

     

    Si des taches dérobent à ta vue troubléequelque chose de cet écrit, c’est que cette lettre aura étécouverte du sang de ta maîtresse. La main droite tient uneplume ; l’autre tient un fer nu ; sur mes genoux est unefeuille déroulée. Telle est l’image de la fille d’Éole écrivant àson frère ; c’est ainsi sans doute que je puis contenter unpère inexorable.

    Je voudrais qu’il fût lui-même témoin de montrépas, et que le coup fût porté sous les yeux de celui qui lecommande. Barbare comme il l’est, et plus cruel que les vents qu’ildéchaîne, il aurait d’un œil sec contemplé mes blessures. C’estquelque chose que de vivre avec les vents furieux : sonnaturel s’accorde avec celui de son peuple. Il commande au Notus,au Zéphyr, à l’aquilon de Sithonie ; il dirige ton vol, Euruscapricieux. Il commande, hélas ! aux vents, et ne commande pasà sa colère orgueilleuse. Son royaume est moins grand que sesvices. À quoi me sert que les noms de mes ancêtres me rapprochentdu ciel, et de pouvoir compter Jupiter au nombre de mesparents ? Un présent de mort, un glaive fatal, une arme quin’est point faite pour moi, en est-elle moins dans la main d’unefemme ?

    Plût aux dieux, Macarée, que l’heure qui nousenchaîna l’un à l’autre fût venue plus tard que celle de mamort ! Pourquoi, ô mon frère ! m’as-tu jamais aimée plusqu’un frère ? Pourquoi ai-je été pour toi ce qu’une sœur nedoit pas être ? Moi-même je me suis enflammée, et le dieu quej’avais entendu dépeindre, ce dieu, je ne sais lequel, je l’aisenti dans mon cœur brûlant. Les couleurs avaient fui monvisage ; la maigreur avait alangui mes membres ; mabouche ne consentait qu’avec peine à prendre quelquesaliments ; mon sommeil était pénible ; la nuit meparaissait une année ; je gémissais sans éprouver aucunedouleur. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui se passait ainsien moi ; je ne savais pas ce que c’était que l’amour ;mais j’aimais.

    Ma nourrice, instruite par l’âge, fut lapremière qui pressentit le mal ; la première elle medit :

    « Fille d’Éole, tu aimes. »

    Je rougis ; la pudeur me fit baisser lesyeux sur mon sein : ce langage muet était un aveu suffisant.Déjà s’arrondissaient mes flancs coupables ; ce poids furtifchargeait mes membres malades. Quels herbages, quels médicaments manourrice ne m’apporta-t-elle pas ? Combien m’en fit prendre samain audacieuse, pour détacher entièrement de mes entrailles – etnous ne t’avons caché que cela – le fardeau qui y croissait !Ah ! trop plein de vie, l’enfant résista aux efforts de l’art,et fut protégé contre son ennemi secret.

    Déjà neuf fois s’était levée la sœur charmantede Phébus, et la dixième lune conduisait ses coursiers lumineux.J’ignorais la cause des douleurs soudaines que j’éprouvais ;j’étais sans expérience pour l’enfantement ; j’étais comme unsoldat novice. Je ne pus retenir mes cris :

    « Pourquoi, dit-elle, trahir toncrime ? »

    Et ma vieille complice, en me fermant labouche, étouffa mes clameurs. Que faire, malheureuse ! Ladouleur m’arrache des gémissements ; mais la peur, manourrice, la honte, les compriment à la fois. Je les retiens ainsique les paroles qui m’échappent, et je suis forcée de dévorer meslarmes. La mort était devant mes yeux ; Lucine me refusait sonassistance ; la mort, si je fusse morte, était aussi un grandcrime. Alors te précipitant sur moi, arrachant ta tunique et tachevelure, tu réchauffes ma poitrine en la pressant contre latienne, et tu me dis :

    « Vis, ma sœur, ô ma sœur bienaimée ! Vis, et ne perds pas deux êtres avec le corps d’unseul. Que l’espoir te donne des forces ; car le mariage doitt’unir à ton frère : celui par qui tu es mère sera tonépoux. »

    J’étais morte, crois-moi ; toutefois cesmots me firent revivre, et je me vis délivrée du crime et dufardeau que recelaient mes flancs.

    Pourquoi t’en réjouir ? Éole siège aumilieu du palais : il faut soustraire mon crime aux yeux d’unpère. Ma nourrice attentive cache l’enfant sous le feuillage, sousles rameaux d’un blanc olivier, sous de légères bandelettes. Ellesimule un sacrifice, et prononce des mots de prière. Le peuple, monpère lui-même, donnent passage au pieux cortège. Déjà l’on touchaitpresque au seuil ; un vagissement arrive jusqu’aux oreilles demon père ; l’enfant s’est trahi et dénoncé lui-même. Éole lesaisit et dévoile l’imposture du sacrifice ; le palaisretentit de ses clameurs insensées. Comme la mer devienttremblante, quand une brise légère en ride la surface, comme latige du frêne est agitée par la tiède haleine du Notus, ainsi tuaurais vu frissonner mes membres d’où le sang s’était retiré ;le lit sur lequel reposait mon corps était ébranlé. Il s’élance, etses cris divulguent mon déshonneur ; à peine si sa mains’arrête devant mon visage. Je ne puis, dans ma stupeur, querépandre des larmes ; ma langue, glacée par l’effroi, étaitrestée muette.

    Déjà il avait ordonné qu’on livrât sonpetit-fils à la rage des chiens et des oiseaux de proie, qu’onl’abandonnât dans un lieu solitaire. L’enfant, dans ce malheur,pousse un vagissement ; il semblait comprendre son sort, etpriait son grand-père, dans le langage qu’il pouvait employer.Songe, ô mon frère ! quel fut alors mon désespoir, car tupeux, d’après ton cœur, t’en former une idée, lorsque, sous mesyeux, un ennemi emportait dans le fond des forêts le fruit de mesentrailles, pâture destinée aux loups des montagnes ! Mon pères’était éloigné de ma couche ; ce fut enfin alors que je pusme meurtrir le sein, et imprimer sur mon visage la trace de mesongles.

    Cependant un satellite de mon père vient versmoi d’un air consterné, et prononce ces cruelles paroles :

    « Éole t’envoie cette épée (il me remetl’épée), et t’ordonne de savoir à quel usage tu mérites qu’elleserve. »

    Je le sais ; je me servirai avec couragede cette arme violente : j’enfouirai dans mon sein le donpaternel. Voilà donc, ô mon père les présents de noces que tu mefais ! Voilà la dot dont s’enrichit ta fille, ô monpère ! Hymen, trompé dans ton attente, emporte loin de moi leflambeau nuptial, et fuis, d’un pied épouvanté, une infâme demeure.Noires furies, dirigez contre moi les torches que vousportez ; que leur flamme allume mon bûcher. Que les Parquesplus propices rendent, ô mes sœurs ! vos mariagesheureux ; toutefois souvenez-vous de mon crime. Mais quel estcelui de mon enfant, lui qui respire depuis si peu d’heures ?Par quelle action, lui qui est né à peine, a-t-il blessé sonaïeul ? S’il a pu mériter la mort, qu’on dise qu’il l’améritée. Ah ! il porte, le malheureux, la peine de mafaute.

    Mon fils, ô toi la douleur de ta mère, laproie des bêtes féroces ! toi, hélas ! qu’on déchire lejour même de ta naissance, mon fils, gage déplorable d’un amour sipeu fortuné, ce jour fut le premier, fut le dernier de ta vie. Ilne m’a pas été permis de répandre sur toi de justes larmes ni deporter sur ton sépulcre le tribut de ma chevelure. Je ne me suispas jetée sur toi, je ne t’ai pas pris de froids baisers. Desmonstres avides déchirent mes entrailles. Moi-même, je vais suivre,avec ma blessure, l’ombre de mon fils : on ne dira pas quej’ai été mère et longtemps privée de mon enfant.

    Et toi, toi qu’espéra en vain une sœurmalheureuse, recueille, je t’en supplie, les membres dispersés deton fils ; rapporte-les près de sa mère ; qu’ils reposentdans un tombeau commun, et qu’une même urne, si petite qu’ellesoit, renferme nos cendres à tous deux. Vis en gardant monsouvenir ; répands des larmes sur ma blessure ; amant, neredoute pas le corps de ton amante. Accomplis, je t’en conjure, lesvolontés d’une sœur trop infortunée : j’exécuterai moi-mêmecelles de mon père.

     

    ÉPÎTRE XII MÉDÉE À JASON

     

     

    Je me suis, quoique reine de Colchos, mise, ilm’en souvient, à ta disposition, lorsque tu imploras le secours demon art. Alors les sœurs qui dispensent aux mortels leurs destinéesauraient dû rompre la trame de mes jours. Alors Médée eût pu mourirdignement ; tout ce qui, depuis ce temps, s’est écoulé de mavie, a été un supplice.

    Hélas ! pourquoi l’arbre de Pélionvogua-t-il, conduit par de jeunes bras, contre le bélier dePhryxus ? Pourquoi avons-nous vu à Colchos l’Argo deMagnésie ? Pourquoi vous êtes-vous, troupe de Grecs, abreuvéeaux eaux du Phase ? Pourquoi ai-je été, plus que je ne devaisl’être, charmée par ta blonde chevelure, par ta beauté, par lesgrâces de tes discours mensongers ? Ou bien, puisque sur noscôtes avait abordé un vaisseau nouveau pour elles, et qu’il y avaitapporté des mortels audacieux, que n’a-t-il été, le fils ingratd’Aeson, affronter sans défense et la flamme qu’exhalaient lestaureaux et leur mufle recourbé ! Que n’a-t-il jeté lasemence, et soulevé contre lui autant d’ennemis qu’il en naquitd’hommes, pour qu’il tombât victime de l’ouvrage même dont il étaitl’auteur ! Que de perfidie eût péri avec toi, barbare !Combien de maux n’eussent point pesé sur ma tête !

    Il y a quelque plaisir à reprocher un bienfaità un ingrat ; je veux goûter ce plaisir : c’est la seulejouissance qui me viendra de toi. Forcé de diriger, sansexpérience, un vaisseau vers Colchos, tu abordas aux rivagesfortunés de ma patrie. Là, Médée fut pour toi ce qu’est ici tanouvelle épouse. Autant son père a de richesses, autant en avait lemien : l’un règne sur Éphyre que baigne une double mer ;l’autre, sur toute la contrée qui s’étend depuis la rive gauche duPont jusqu’à la neigeuse Scythie. Æétès donne l’hospitalité à lajeunesse grecque, et vos corps foulent des lits ornés de peintures.Ce fut alors que je te vis, alors que j’appris à teconnaître ; ce fut la première atteinte portée à mon âme. Jete vis, je défaillis ; je brûlai d’une flamme inconnue, commebrûle aux autels des grands dieux la torche de pin. Tu étais beau,et ma destinée m’entraînait : tes yeux avaient attiré mesregards. Perfide, tu l’as senti : qui peut facilement cacherl’amour ? La flamme, en s’élevant, se trahit et se dénonceelle-même.

    Cependant le roi t’avait dit d’assujettir à unjoug inaccoutumé le cou rebelle d’indomptables taureaux. Consacrésà Mars, ces taureaux n’étaient pas seulement redoutables par laforce de leurs cornes ; leur haleine terrible était de feu, etleurs pieds d’airain massif ; leurs naseaux étaient recouvertsd’airain noirci par la vapeur de leur souffle. On t’ordonne enoutre de répandre au loin, dans les campagnes, d’une mainobéissante, les semences qui doivent engendrer des peuples destinésà t’attaquer toi-même, avec des traits nés en même tempsqu’eux : moisson formidable pour celui dont les soins l’ontproduite. Ta dernière épreuve est de tromper, à l’aide de quelqueruse, les yeux du gardien, qui ont appris à ne pas succomber ausommeil.

    Æétès avait parlé : vous vous levez tousconsternés, et la table surchargée de mets quitte bientôt les litsde pourpre. Que tu étais loin alors et du royaume, la dot deCréüse, et de ton beau-père, et de la fille du grand Créon !Tu pars en proie à la tristesse ; mes yeux mouillés de larmessuivent tes pas ; et, dans un faible murmure, ma langue tedit : « Adieu. » Lorsque, blessée d’un trait fatal,j’eus touché le lit dressé dans mon appartement, la nuit, danstoute sa durée, se passa pour moi au milieu des pleurs. Devant mesyeux se présentaient et les taureaux farouches, et cette horriblemoisson ; devant mes yeux s’offrait le dragon vigilant. Jem’abandonnais tantôt à l’amour, et tantôt à la crainte ; lacrainte même augmentait mon amour. C’était le matin ; et masœur chérie, introduite dans mon appartement, me trouve les cheveuxépars, et le visage attaché sur ma couche, que j’inondais toutentière de mes larmes. Elle demande protection pour lesMinyens : ce que l’une demande, une autre devaitl’avoir : ce qu’elle sollicite, nous l’accordons au jeune filsd’Æson.

    Il est un bois dont les sapins et les yeusestouffues font une obscure retraite : les rayons du soleilpeuvent à peine y pénétrer. Il y a dans ce bois, et depuis un longtemps, un temple consacré à Diane ; une main barbare a faitd’or l’image qu’on y voit de cette déesse. Te rappelles-tu ceslieux, ou bien en as-tu perdu le souvenir avec le mien ? Noustous y rendîmes, et ta bouche perfide parla ainsi lapremière :

    « La fortune t’a donné le droit de réglerà ton gré ma destinée ; ma vie et ma mort sont dans tes mains.Pouvoir perdre un mortel, c’est assez pour l’orgueil de qui possèdeune telle puissance ; mais me sauver te donnera plus degloire. Je t’en conjure par nos maux que tu peux alléger ; parta race et la divinité de ton aïeul, dont le regard embrassetout ; par le triple visage et les mystères sacrés deDiane ; par les autres dieux de ce pays, s’il en révèreencore, ô vierge ! prends pitié de moi, prends pitié de mescompagnons ! Que tes bienfaits m’enchaînent à toi pour tout letemps de notre vie ! Que si tu ne dédaignes pas un Grec pourépoux (mais comment les dieux pourraient-ils m’être aussifavorables ?), mon dernier souffle s’exhalera dans les airs,avant qu’une autre que toi partage ma couche comme épouse. J’enprends à témoin Junon, qui préside à la sainteté du mariage, et ladéesse qui nous voit dans son temple de marbre. »

    Ces mots (et ils furent le moindre de tesartifices) touchèrent le cœur d’une jeune fille naïve, et ta mainfut jointe à ma main. J’ai vu jusqu’à tes larmes couler :savent-elles donc tromper aussi ? Je fus ainsi bientôt prise àtes paroles. Tu domptes les taureaux aux pieds d’airain, sans queton corps soit brûlé par leurs feux ; tu fends avec la charruele sol dur qu’on t’a prescrit d’ouvrir, et tu remplis les sillons,en guise de semence, de dents envenimées : il en naît dessoldats avec des glaives et des boucliers. Moi-même, moi quit’avais donné le préservatif, je devins pâle et immobile, quand jevis ces guerriers naître tout armés, jusqu’à ce que ces enfants dela terre eussent tourné les uns contre les autres leurs épéesfratricides.

    Mais voici que le dragon vigilant, hérisséd’écailles retentissantes, siffle, et creuse avec son poitrail quise replie, un sillon dans la terre. Où étaient alors tes richessesdotales ? Où étaient ta royale épouse, et l’isthme qui sépareles eaux d’une double mer ? Moi qui, à tes yeux, suismaintenant devenue une barbare, moi qui maintenant te parais pauvreet coupable, j’ai soumis au sommeil, par la puissance de mescharmes, ses yeux flamboyants ; tu as pu, grâce à moi, enleversans danger la toison. J’ai trahi mon père ; j’ai quitté monroyaume et ma patrie : l’exil, où que ce fût, je l’ai acceptécomme une faveur. Ma virginité est devenue la proie d’un ravisseurétranger ; avec une mère chérie, j’ai abandonné la meilleuredes sœurs. Mais, en fuyant, ô mon frère ! je ne t’ai paslaissé sans moi ; et là seulement ma lettre s’arrête : ceque ma main a osé exécuter, elle n’ose l’écrire ; j’aurais dûmoi-même, mais avec toi, être aussi déchirée.

    Je n’ai pas craint cependant (que pouvais-jeen effet craindre après cela ?) de me confier à la mer, moifemme et déjà coupable. Où est la divinité ? Où sont lesdieux ? Subissons dans l’abîme le châtiment que nous méritons,toi pour ta perfidie, moi pour ma crédulité. Que n’avons-nous étébrisés, écrasés par les Symplégades ! Mes os seraient alorsrestés collés à tes os. Plût au ciel que l’avide Scylla nous eûtdonné à dévorer à ses chiens ! Scylla devait tirer vengeancede l’ingratitude des hommes. Et celle qui vomit autant de flotsqu’elle en engloutit, que ne nous a-t-elle aussi précipités dansles ondes trinacriennes ! Tu retournes sain et sauf etvainqueur dans les villes de l’Hémonie ; la laine d’or estofferte aux dieux de ta patrie. Pourquoi rappellerai-je les fillesde Pélias, criminelles par piété, et les membres d’un père coupéspar une main virginale ? Que les autres m’accusent ; ilte faut me louer, toi, pour qui j’ai été si souvent forcée d’êtrecoupable.

    Tu as osé (les paroles manquent à mon justeressentiment), tu as osé me dire :

    « Quitte le palais d’Aeson. »

    J’ai obéi, j’ai quitté le palais, accompagnéede mes deux enfants et de ton amour, qui me suit partout. Aussitôtque les chants de l’hymen vinrent frapper mes oreilles, que brillala flamme des torches allumées, que la flûte célébra votre unionpar des sons plus lamentables pour moi que ceux de la trompettefunéraire, je fus saisie d’épouvante, sans toutefois penser encoreque le crime fût aussi odieux ; cependant ma poitrine étaitglacée. La foule accourt : « Hymen ! »s’écrie-t-on, « Hyménée ! » répète-t-on à l’envi.Plus les voix approchent, plus mon mal est cruel. Mes serviteurss’éloignaient pour pleurer, et me cachaient leurs larmes. Qui eûtvoulu m’annoncer un malheur aussi grand ? Mieux valait pourmoi que j’ignorasse ce qui se passait, mais, comme si je le savais,mon âme était attristée. Alors le plus jeune de mes fils,s’arrêtant, par mon ordre et par curiosité, sur le seuil de laporte ouverte à deux battants :

    « Quitte ces lieux, me dit-il, ô mamère ! C’est Jason mon père qui préside à la pompe, et qui,tout couvert d’or, presse les coursiers attelés à sonchar. »

    Soudain je déchirai mes vêtements, je mefrappai la poitrine ; mon visage même ne fut pas à l’abri demes coups. Je voulais, n’écoutant que mon ressentiment, fendre lesflots de la foule, et arracher les festons qui servaient d’ornementà ma chevelure. Je pus à peine me contenir assez pour ne pasm’écrier ainsi échevelée :

    « C’est mon époux, » et pour ne point teretenir avec mes mains.

    Ô mon père ! que j’ai outragé,réjouis-toi ; réjouissez-vous, Colchos que j’aiabandonnée ; ombre de mon frère, recevez-moi comme victimeexpiatoire. On m’abandonne, et j’ai perdu mon royaume, ma patrie,mon palais, un époux, qui seul était tout pour moi. Un dragon etdes taureaux furieux, je les ai domptés, et je ne puis rien contreun seul homme ! Moi qui, par de savants breuvages, ai repoussédes feux terribles, je ne saurais échapper à ma propreflamme ! Mes enchantements, mes simples, mon art, me laissentsans pouvoir ; et je n’ai rien à espérer de la déesse, riendes mystères sacrés de la puissante Hécate ! Le jour n’a plusd’attraits pour moi ; mes nuits, mes veilles sont amères. Monâme infortunée ne goûte plus les douceurs du repos. Je ne puis medonner à moi-même le sommeil dont j’ai pu endormir un dragon ;mon art me sert mieux pour les autres que pour moi. Celui dont j’aiprotégé la vie, une rivale l’embrasse : c’est elle quirecueille le fruit de mes peines.

    Peut-être même, tandis que tu cherches à tefaire valoir auprès de la compagne superbe, et que tu parles à sescoupables oreilles un langage digne d’elles, peut-être inventes-tude nouvelles accusations contre ma figure et mes mœurs. Qu’ellerie, et qu’elle soit joyeuse de mes vices. Qu’elle rie, et que,fière, elle s’étale sur la pourpre de Tyr : elle pleurera, etelle brûlera de feux qui surpasseront les miens. Tant qu’il y auradu fer, de la flamme et des sucs vénéneux, aucun ennemi de Médéen’échappera à sa vengeance.

    Si les prières ne peuvent toucher ton cœur defer, écoute maintenant des paroles bien humiliantes pour une âmefière. Je suis avec toi suppliante, autant que tu le fus souventavec moi, et je n’hésite pas à tomber à tes pieds. Si je te sembleméprisable, songe à nos enfants communs ; une marâtre cruellepoursuivra de ses rigueurs ce que mes flancs ont porté. Ils ne teressemblent que trop ; cette ressemblance me touche ; etchaque fois que je les regarde, mes yeux se mouillent de larmes. Aunom des dieux, par la flamme et la lumière que répand mon aïeul,par mes bienfaits, par mes deux enfants, ces gages de notre amour,rends-moi, je t’en conjure, cette couche pour laquelle,insensée ! j’ai abandonné tant de choses. Que je croie à lavérité de tes paroles, et reçoive à mon tour des secours de toi. Cen’est pas contre des taureaux ni des guerriers que je t’implore, nipour qu’un dragon sommeille, vaincu par ton art. Je te réclame, toique j’ai mérité, toi qui t’es donné à moi ; c’est par toi queje suis devenue mère, en même temps que je te rendais père.

    Tu demandes où est ma dot ? Je l’aicomptée dans ce champ qu’il te fallait labourer, pour enlever latoison. Ce bélier d’or, tout brillant de cette riche toison, voilàma dot. Si je te dis : « Rends-la moi ! » tu mela refuseras. Ma dot, c’est la vie que je t’ai conservée ; madot, c’est la jeunesse grecque. Va maintenant, perfide, compare àces dons l’opulence du fils de Sisyphe. Si tu vis, si tu as uneépouse, un beau-père puissant, si même tu peux être ingrat, c’est àmoi que tu le dois. Je veux bientôt… Mais que sert d’annoncerd’avance les châtiments ? La colère enfante d’effroyablesmenaces ; j’irai où me conduira la colère. Peut-être merepentirai-je de ce que j’aurai fait ; mais je me repens aussid’avoir veillé sur les jours d’un époux infidèle. Je laisse à faireau dieu qui maintenant agite mon cœur ; je ne sais quel projetaffreux médite mon âme.

     

    ÉPÎTRE XIII LAODAMIE À PROTÉSILAS

     

     

    Laodamie l’Émonienne, envoie le salut à sonépoux l’Émonien qu’elle aime, et souhaite que ce salut parvienne oùelle l’adresse. La renommée publie que, retenu par les vents, turestes à Aulis : ah ! quand tu me fuyais, où était-il cevent ? C’est alors que la mer aurait dû résister à vosrames : c’était le temps où m’eût servi la fureur des ondes.J’aurais donné plus de baisers, fait plus de prières à monépoux ; et il est beaucoup de choses que je voulais te direencore. Tu as précipitamment quitté ces lieux ; le ventappelait tes voiles ; c’était celui que désiraient lesmatelots, mais non pas moi ; ce vent, favorable pour lesnautoniers, ne l’était point pour une amante. Je m’arrache à tesembrassements, Protésilas ; et ma langue laisse inachevées lesprières que je t’adressais. Elle put à peine te dire un tristeadieu.

    L’impétueux Borée avait soulevé et tendu lesvoiles : déjà mon cher Protésilas était loin de moi.

    Tant que j’ai pu regarder mon époux, j’ai prisplaisir à le regarder, et mes yeux n’ont pas cessé de suivre lestiens. Je ne pouvais plus t’apercevoir, et je pouvais encoreapercevoir tes voiles ; mes regards restèrent longtempsattachés sur elles. Mais, quand je ne vis plus ni toi ni tes voilesfugitives ; quand je n’eus plus rien à contempler que la mer,et que la lumière se fut enfuie avec toi, on dit qu’au sein desténèbres qui m’environnaient, je tombai, privée de sentiment, surmes genoux fléchissant. À peine mon beau-père Iphiclus, à peine levieil Acaste, à peine ma mère éplorée, purent-ils, avec de l’eauglacée, parvenir à me ranimer. Ils me rendirent un pieux maisinutile service. Je leur reproche de n’avoir pas permis à uneinfortunée de mourir.

    Avec l’usage de mes sens revint aussi lesentiment de mes douleurs : un légitime amour dévore monchaste cœur. Je ne donne plus aucun soin aux apprêts de machevelure ; je n’aime plus à me couvrir d’un vêtement tissud’or. Semblable à ceux que l’on croit qu’a frappés de son thyrse ledieu à la double corne, je vais, çà et là, où me pousse mon délire.Les mères de Phylacé viennent à moi et me crient :

    « Revêts, Laodamie, ton manteauroyal. »

    Moi, que je porte des vêtements chargés depourpre, tandis qu’il porte la guerre sous les rempartsd’Ilion ! Moi, que je peigne ma chevelure, tandis qu’un casquepèse sur sa tête ! Moi, que je prenne de nouveaux vêtements,et mon époux de lourdes armes ! Je tâcherai qu’on puisse direque j’ai, par ce désordre, imité tes peines ; et c’est dans latristesse que je passerai ces temps de guerre.

    Prince du sang de Priam, Pâris, dont la beautéfit le malheur des tiens, sois un ennemi aussi impuissant que tufus un hôte ingrat. Je voudrais ou que tu eusses haï les traits deton épouse de Ténare ou que les tiens lui eussent déplu. Ménélas, ôtoi qu’agite trop le souvenir d’un rapt, que ta vengeance,hélas ! fera couler de larmes ! Dieux, je vous enconjure, éloignez de nous ce présage sinistre, et que mon épouxconsacre ses armes à Jupiter, qui aura permis son retour.Cependant, je vis dans la crainte, et chaque fois que je songe àcette fatale guerre, mes larmes coulent comme la neige qui fond ausoleil. Ilion, Ténédos, le Simoïs, le Xanthe, l’Ida, sont des nomsqui me font peur presque par le son même.

    Non, il n’eût pas osé ravir ce qu’il n’eût pudéfendre, cet hôte perfide ; il connaissait ses forces. Ilétait venu, dit-on, tout couvert d’or, et portait sur son corpstoutes les richesses de la Phrygie. Il était puissant par sa flotteet par ses soldats, instruments des guerres terribles ; etpourtant quelle faible partie de leur empire les rois y entraînentavec eux ? Voilà, fille de Léda, sœur des jumeaux, voilà sansdoute ce qui a triomphé de toi ; voilà, je le crois, ce qui apu être si funeste aux Grecs. Je crains je ne sais quelHector : Pâris a dit qu’Hector dirigeait de sa mainsanguinaire les cruelles batailles. Garde-toi, si je te suis chère,de cet Hector, quel qu’il soit ; conserve ce nom gravé danston souvenir. Dès que tu l’auras évité, n’oublie pas d’éviter lesautres ; pense qu’il y a là beaucoup d’Hectors ; et tâchede te dire, toutes les fois que tu te disposeras àcombattre :

    « Laodamie m’a recommandé d’avoir pitiéd’elle. »

    S’il faut que Troie succombe sous les effortsdu soldat grec, qu’elle tombe sans qu’il t’en coûte une seuleblessure. Que Ménélas combatte et qu’il marche au-devant desennemis, pour enlever à Pâris celle que Pâris lui a ravie. Qu’il sejette dans la mêlée, et que, déjà son vainqueur par la justice desa cause, il le soit encore par ses armes. C’est à un époux d’allerau milieu de l’ennemi ressaisir son épouse. Ta cause estdifférente ; ne combats que pour défendre ta vie, et pouvoirrevenir dans les bras fidèles de ta maîtresse. Dardaniens, je vousen conjure, de tant d’ennemis, n’en épargnez qu’un ; que monsang ne coule pas de ce corps. Ce n’est pas à lui qu’il sied biende combattre un fer nu à la main, et d’opposer aux coups desguerriers un cœur intrépide. Son ardeur se signale bien mieux dansl’amour que dans les batailles. Que d’autres fassent laguerre ; Protésilas doit aimer. Je l’avoue maintenant, j’aivoulu te rappeler, et mon cœur m’y portait ; mais la crainted’un mauvais augure arrêta ma langue. Lorsque, partant pour Troie,tu voulus franchir la porte de ton père, ton pied, heurtant leseuil, fut un présage de malheur. À cette vue, je gémis, et je medis en secret dans mon cœur :

    « Que ce soit là, ô dieux ! leprésage du retour de mon époux ! »

    Je te fais aujourd’hui cet aveu, pour que tune te laisses pas emporter à la fureur des armes : fais quetoutes mes alarmes s’évanouissent dans les airs.

    Le sort a marqué aussi pour une fin déplorablele guerrier, quel qu’il doive être, qui, le premier des Grecs,touchera le sol troyen. Malheureuse celle qui aura, la première, àpleurer la mort d’un époux ! Fassent les dieux que tun’aspires pas à te montrer intrépide ! Parmi les millevaisseaux des Grecs, que ta poupe aborde la dernière ; que ladernière elle fende les ondes déjà fatiguées. Je te donne aussi cetavertissement : sors du vaisseau le dernier ; cetteterre, pour que tu t’empresses d’y descendre, n’est point celle detes pères. Quand tu reviendras, que la rame et la voile donnent àta carène une impulsion rapide, et arrête ta course hâtive aurivage de ta patrie.

    Soit que Phébus se cache, soit qu’il fournissesa carrière au-dessus de la terre, tu es pour moi, pendant le jour,tu es pour moi, pendant la nuit, un sujet de douleur ; il esttoutefois plus grand la nuit que le jour. La nuit a des charmespour la jeune fille dont le cou repose sur un bras qui l’entoure.Je poursuis dans une couche solitaire des songes mensongers :tandis que me manquent les joies véritables, les fausses meplaisent. Mais pourquoi ton image s’offre-t-elle pâle à mapensée ? Pourquoi de ta bouche ne me vient-il souvent que desreproches ? Je m’arrache au sommeil, et j’adore toutefois lessimulacres de la nuit. Je n’oublie de faire fumer aucun autel de laThessalie : je prodigue l’encens, je l’arrose de mes larmes,et la flamme s’étend et brille, comme on la voit s’élever de lalibation d’un vin pur. Quand donc, à ton retour, te pressant dansmes bras avec amour, m’évanouirai-je, languissante de joie ?Quand viendra le jour où, enfin réuni à moi dans une même couche,tu me raconteras tes brillants exploits du champ de bataille ?Tandis que tu me les diras, quelque plaisir que j’éprouve àt’écouter, tu prendras cependant beaucoup de baisers, tu endonneras beaucoup. Il y a toujours, un grand charme à suspendreainsi les paroles d’un récit : cette douce interruptiondispose bien la langue à le reprendre. Mais quand je songe à Troie,je songe aussi aux vents et à la mer : et l’espérance, bientôtvaincue, cède aux anxiétés de la crainte.

    Ce qui m’alarme encore, c’est que les ventsinterdisent la mer aux vaisseaux ; et vous vous disposez àbraver les ondes. Qui voudrait, lorsque le vent s’y oppose,retourner dans sa patrie ? Et vous, malgré les menaces de lamer, vous faites voile loin de la vôtre. Neptune ne vous ouvre pasune route vers la ville qu’il a bâtie. Où allez-vous ?Regagnez chacun vos demeures. Grecs, où allez-vous ? Entendezles vents qui refusent de vous servir : ce n’est pas un hasardsoudain, c’est une divinité qui cause ce retard. Queredemande-t-on, une infâme adultère, dans cette guerreterrible ? Tandis qu’il en est temps encore, vaisseauxd’Inachus, que les voiles vous ramènent ! Mais pourquoi lesrappeler ? Loin le présage de ma bouche qui lesrappelle ! Qu’une brise favorable caresse les flotsapaisés !

    J’envie le sort des Troyennes, qui pourrontassister, en pleurant, aux funérailles des leurs, et voir l’ennemiprès d’elles. La nouvelle fiancée placera de ses propres mains lecasque sur la tête de son vaillant époux, et lui donnera des armeshomicides ; elle lui donnera des armes, et, en les donnant,lui prendra des baisers (soins qui seront bien doux pour tousdeux) ; elle accompagnera le guerrier, lui prescrira derevenir, et lui dira :

    « Fais en sorte de rapporter ces armes àJupiter. »

    Celui-ci, emportant les recommandationsrécentes de sa maîtresse, ne combattra qu’avec prudence, ettournera sa vue vers ses foyers. À son retour, elle lui ôtera sonbouclier, lui enlèvera son casque, et recevra sur son sein sapoitrine fatiguée. Nous vivons, nous, dans l’incertitude ;nous, l’anxiété, la crainte nous forcent à regarder comme réel toutce qui est possible.

    Toutefois, tant que tu combattras, que tuporteras les armes dans une autre partie du monde, une image encire, que je possède, me retracera ton visage. C’est à elle quej’adresse les mots tendres, les discours qui te sontdestinés ; c’est elle qui reçoit mes embrassements. Crois-moi,cette image est plus que ce qu’elle paraît : prête à la cirela parole, ce sera Protésilas. Je la considère, je la presse contremon sein, comme mon époux véritable ; et, comme si ellepouvait répondre à mes paroles, je me plains à elle. Je le jure parton retour et par toi-même, qui es ma divinité, par les doublesflambeaux de l’Amour et de l’Hymen, par cette tête que je voudraisvoir blanchir, que je voudrais que tu rapportasses ; j’irai,comme ta compagne, partout où tu m’appelleras, soit qu’il t’arrivece qu’hélas ! je redoute, soit que tu survives à la guerre.Une dernière et courte prière terminera ma lettre : si tu esjaloux du soin de ma personne, sois-le du soin de la tienne.

     

    ÉPÎTRE XIV HYPERMNESTRE À LYNCÉE

     

     

    Hypermnestre envoie cette lettre au seul quilui reste de tous les frères que naguère elle avait : la fouledes autres a péri par le crime de leurs épouses. On me tientenfermée dans une prison, et chargée de chaînes pesantes. La causede ces tortures, c’est ma vertu. Parce que ma main a craint deplonger un glaive dans une poitrine, je suis coupable ; on melouerait, si j’avais osé ce forfait. Mieux vaut être coupable, qued’avoir, à ce prix, plu à mon père. Je ne puis rougir d’avoir lesmains pures d’un meurtre. Que mon père me brûle des feux que jen’ai point voulu profaner, qu’il agite contre mon visage lestorches qui servirent aux cérémonies nuptiales ou qu’il m’égorgeavec l’inutile glaive qu’il me livra, afin que la mort que n’apoint reçue mon époux, moi épouse, je la reçoive ; iln’obtiendra cependant point que ma bouche mourante dise :

    « Je me repens. »

    Tu ne peux pas, toi, regretter d’avoir étévertueuse. Que Danaüs et d’inhumaines sœurs éprouvent le remords deleur forfait ; c’est la suite, la conséquence inévitable desactions criminelles.

    Mon cœur reste épouvanté au souvenir de cettenuit marquée de sang, et un tremblement soudain vient arrêter mamain. Celle que tu croirais capable d’avoir consommé le meurtre deson mari craint de retracer un meurtre qu’elle n’a point commis. Jel’entreprendrai pourtant. Le crépuscule venait de poindre sur laterre : c’étaient les derniers instants de la nuit et lespremiers du jour. On nous conduit, petites-filles d’Inachus, sousle toit du puissant Pélage, et le beau-père reçoit dans son palaisses brus armées. De toutes parts étincellent des flambeaux enrichisd’or ; on jette un sacrilège encens sur les brasiers, quil’exhalent à regret. La foule crie : « Hyménée !Hyménée ! » L’hymen fuit ces invocations ; l’épousemême de Jupiter a quitté sa ville. Alors, ivres et chancelants, lesépoux accourent ensemble à la voix de leurs compagnons ; lesfleurs du matin couronnent leurs cheveux parfumés ; on lesconduit pleins de joie dans leurs chambres nuptiales, dans ceschambres leurs tombeaux ; et leurs membres foulent bientôt descouches funéraires. Chargés de mets et de vin, ils étaient déjàplongés dans le sommeil ; un calme profond régnait dans latranquille Argos. Il me semblait entendre autour de moi les voixplaintives des mourants, et je les entendais en effet ; mesappréhensions étaient réelles. Mon sang se retire, et la chaleurabandonne mon esprit et mon corps ; je reste immobile etglacée sur ma couche nuptiale. Comme un léger zéphyr balance lesfrêles épis, comme un vent frais agite la tête des peupliers,ainsi, et plus encore, je tremblais moi-même. Toi, tusommeillais ; les vins que je t’avais donnés étaientsoporifiques.

    Les ordres affreux d’un père ont banni lacrainte ; je me lève et je prends mon arme d’une maintremblante. Je ne le cacherai pas : trois fois ma main leva leglaive homicide, trois fois elle retomba avec glaive levé pour lecrime. J’approchai de ta gorge (permets-moi de t’avouer la vérité),j’approchai de ta gorge l’arme que m’avait donnée mon père ;mais la crainte et la pitié s’opposèrent à cette cruelle audace, etmon chaste bras se refusa à l’exécution d’un tel ordre. Je déchirema poitrine, d’où coule le sang ; je m’arrache les cheveux, etje prononce ces mots à voix basse :

    « Tu as, Hypermnestre, un pèrecruel ; fais ce qu’il t’a ordonné : que ton épouxaccompagne ses frères. Mais je suis femme et vierge encore :mon naturel et mon âge me conseillent la douceur ; une armesanguinaire ne convient pas à de faibles mains. N’importe ;allons, et tandis qu’il repose, imite le courage de tessœurs : il est croyable qu’elles ont toutes égorgé leursépoux. Si cette main pouvait commettre quelque meurtre, c’est celuide sa maîtresse qui devrait l’ensanglanter. Comment ont-ils méritéla mort pour occuper la place de leur oncle, un trône qu’il eûtcependant fallu donner à des gendres étrangers ? En supposantque nos époux aient mérité la mort, qu’avons-nous faitnous-mêmes ? Quel crime ai-je déjà commis, pour qu’il ne mesoit plus permis d’être vertueuse ? Qu’ai-je à faire d’unglaive ? Pourquoi des armes guerrières dans les mains d’unejeune fille ? la laine et le fuseau conviennent mieux à mesdoigts. »

    Je parlais ainsi. Pendant ce discoursplaintif, des larmes en accompagnent tous les mots, et ellestombent de mes yeux sur ton corps. Tandis que tu cherches mesembrassements, et que tu agites tes bras encore engourdis, l’arme apresque blessé ta main. Déjà je craignais et mon père, et sesserviteurs, et la lumière. Ces paroles que je prononçai chassèrentde tes yeux le sommeil :

    « Lève-toi, descendant de Bélus, le seulqui survives de tant de frères : cette nuit, si tu ne tehâtes, sera pour toi éternelle. »

    Épouvanté, tu te lèves ; toute lalangueur du sommeil se dissipe. Tu aperçois dans ma timide mainl’arme du guerrier ; tu m’interroges :

    « Tandis que la nuit le permet, fuis, »te dis-je.

    Tandis que le permettent les ténèbres de lanuit, tu fuis ; moi, je reste.

    C’était le matin. Danaüs compte le nombre deses gendres ; des victimes que le massacre a faites, tumanques seul pour compléter le crime. Il ne peut supporter l’idéequ’un seul des époux de ses filles ait échappé à la mort ; etil se plaint que si peu de sang ait coulé. On m’arrache des piedsde mon père ; on m’entraîne par les cheveux, et (tel est leprix qu’a mérité ma tendresse) on me jette en prison.

    Le ressentiment de Junon n’est sans doute pasencore apaisé, depuis le jour où une femme devint génisse, et degénisse déesse ; mais c’est être assez vengée, qu’une jeunefille ait mugi, et que, belle naguère, elle ne puisse plus charmerJupiter. La génisse nouvelle s’arrêta sur les rives du fleuve sonpère, et vit dans les eaux paternelles des cornes qui n’avaient pasencore chargé son front. Elle s’efforce de parler ; sa bouchepousse un mugissement plaintif ; elle est épouvantée de saforme, épouvantée de sa voix. Pourquoi cette fureur,malheureuse ? Pourquoi te contempler dans l’onde ?Pourquoi compter les pieds destinés à soutenir tes nouveauxmembres ? Toi, l’amante du grand Jupiter ; toi,redoutable à sa sœur, tu soulages avec du gazon et des feuilles tafaim devenue insatiable ; tu bois à une source, tu considèresavec stupeur ta figure ; et tu crains qu’elles ne te blessent,ces armes que tu portes. Toi naguère assez riche pour paraîtredigne même de Jupiter, tu reposes nue sur la terre nue. Tu cours àtravers les mers, à travers les terres, et les fleuves tesparents ; la mer, les fleuves, la terre te livrent un passage.Qui te fait fuir ainsi ? Pourquoi, Io, errer sur la vasteétendue des mers ? Tu ne pourras te dérober à ta propre vue.Fille d’Inachus, où cours-tu ? Tu ne fais, en te fuyant, quete suivre ; tu es le guide qui t’accompagne, tu es la compagnequi te guide. Le Nil, qui, par sept embouchures, va se jeter dansla mer, rend à la génisse furieuse le visage qui l’a faitaimer.

    Pourquoi rappeler le passé, que m’a raconté lavieillesse caduque ? Ma seule vie peut me fournir des sujetsde plaintes. Mon père et mon oncle se font la guerre ; noussommes chassés de notre patrie, de notre palais ; on nousrepousse jusqu’aux limites du monde. L’usurpateur féroce est seulmaître du trône et du sceptre ; et nous, troupe indigente,nous errons avec un vieillard indigent. D’un peuple de frères, tues le moindre reste ; je pleure et ceux à qui fut donnée lamort, et celles qui la donnèrent : car autant j’ai perdu defrères, autant aussi j’ai perdu de sœurs ; que les uns et lesautres acceptent mes larmes. Moi, maintenant, parce que tu vis, onme réserve pour les tortures du supplice : coupable, que meferait-on, puisque, digne d’éloges, on m’accuse ! La centièmede cette foule de parents, moi, infortunée, me faudra-t-il bientôtmourir, ne laissant qu’un frère ?

    Mais toi, Lyncée, si tu rends à ta sœur un peude l’attachement qu’elle te porte, si tu es digne du don que jet’ai fait, viens ou me secourir ou me donner la mort, et place moncorps privé de vie sur un bûcher furtif ; ensevelis ensuitemes os baignés de tes larmes fidèles, et que cette courteinscription soit gravée sur ma tombe :

    Exilée, et ce fut là l’indigne prix de savertu, Hypermnestre subit elle même la mort dont elle préserva sonfrère.

    Je voudrais en écrire davantage ; mais lepoids de ma chaîne a fatigué ma main, et la crainte m’enlève mesforces.

     

    ÉPÎTRE XV SAPHO À PHAON

     

     

    Tes yeux, à la vue de cette lettre, écrite parune main dévouée, ont-ils aussitôt reconnu la mienne ; oubien, si tu n’avais pas lu le nom de Sapho, qui l’a tracée, nepourrais-tu savoir d’où part un écrit de si peu d’étendue ?Peut-être aussi te demanderas-tu pourquoi j’ai choisi des versd’une mesure inégale, quand je suis plus propre aux accents de lalyre. Il me faut pleurer sur mon amour ; l’élégie est un chantplaintif ; aucun luth ne convient à mes larmes. Je brûle commele champ fertile dans lequel le souffle de l’indomptable Eurusentretient l’incendie d’une moisson embrasée. Phaon habite lescampagnes lointaines où l’Etna pèse sur Tiphée ; ehbien ! je brûle de feux non moins ardents que ceux de l’Etna.Il ne me vient pas de vers que je puisse marier aux savants accordsde ma lyre ; les vers sont l’œuvre d’un esprit libre. Ni lesfemmes de Pyrrha, ni celles de Méthymne, ni toutes les beautés deLesbos ne peuvent me plaire : Anactorie est à mes yeux sanscharmes, la blanche Cydno sans charmes aussi ; Atthis ne meparaît plus belle comme auparavant ; ainsi de cent autresobjets d’un amour criminel. Ingrat, ce qu’ont désiré tant defemmes, tu le possèdes seul.

    Ta beauté, ton âge, sont faits pour lesplaisirs de l’amour. Ô beauté perfide pour mes yeux ! Prendsla lyre et le carquois, et tu deviens aussitôt Apollon ; quedes cornes s’élèvent sur ta tête, et tu es Bacchus. Phébus aimaDaphné ; Bacchus, la fille de Gnosse ; ni l’une nil’autre, cependant, ne savaient tirer des sons de la lyre ;mais moi, les Muses m’inspirent les chants les plus suaves ;déjà mon nom est fameux dans le monde entier ; et Alcée, qui,né dans ma patrie, chante comme moi sur la lyre, n’a pas plus degloire, quoiqu’il prenne un ton plus sublime. Si la naturerigoureuse m’a refusé la beauté, je répare ce tort par mongénie ; ma taille est petite, mais j’ai un nom qui peutremplir toute la terre : je porte en moi-même ce qui doit enétendre la renommée. Si je ne suis pas blanche, Andromède, fille deCéphée sut plaire à Persée, quoique le ciel ardent de sa patrie eûtbruni son visage. Souvent aussi de blanches colombes s’unissent àd’autres dont le plumage diffère du leur, et la noire tourterelleest aimée d’un oiseau vert. Si, à moins de paraître digne de toipar sa beauté, nulle femme ne peut devenir la tienne, nulle ne ledeviendra.

    Cependant, lorsque tu lisais mes vers, je tesemblais belle aussi ; tu jurais qu’il ne convenait qu’à moide toujours parler. Je chantais ; et, il m’en souvient (lesamants se souviennent de tout), tu aimais, pendant mes chants, à meravir, à me donner des baisers. Tu les vantais aussi ; je teplaisais en tout, mais principalement dans l’œuvre de l’amour.Alors, tu trouvais un charme plus qu’ordinaire dans mes jeuxlascifs, dans la rapidité de mes mouvements, dans l’agaçantbadinage de mes propos, et, lorsque nous avions tous deux épuisé lavolupté, dans la molle langueur d’un corps fatigué.

    Les Siciliennes t’offrent maintenant denouvelles conquêtes. Qu’ai-je à faire à Lesbos, te dis-tu ? jeveux rester Sicilien. Renvoyez un infidèle de votre territoire, ôfemmes, ô filles de Nisée. Ne vous laissez pas tromper par les douxmensonges de sa bouche. Ce qu’il vous dit, il me l’avait ditauparavant. Et toi, déesse de l’Éryx, qui fréquentes les montsSicaniens, protège, car je te suis vouée, protège celle qui t’achantée.

    La fortune, qui a commencé à peser sur moi,continue-t-elle à m’accabler, et poursuit-elle, pour ne plusl’interrompre, le cours de ses rigueurs ? Le jour de manaissance n’était revenu que six fois, lorsque les ossements de mamère, recueillis avant le temps, furent imbibés de mes larmes. Déjàpauvre, mon frère, cédant aux charmes d’une esclave, brûla pourelle, et ne retira de cet amour que la ruine jointe audéshonneur ; réduit à l’indigence, il parcourt, à l’aide de sarame agile, les plaines azurées de la mer, et ses richesses perduesdans la honte, il cherche dans la honte à les reconquérir ;moi-même il me hait, parce que mon amitié lui donna de nombreux etsages conseils : voilà ce que ma franchise, voilà ce que detendres paroles m’ont valu. Et, comme si quelque chose manquait auxmaux sans fin qui m’assiègent, une fille, enfant encore, met lecomble à mes chagrins. Enfin tu viens t’ajouter toi même à tous messujets de plainte. Ce n’est pas un vent propice qui fait voguer mabarque.

    Mes cheveux flottent maintenant épars et sansordre sur mon cou ; la pierre brillante ne presse plus mesdoigts : un vêtement grossier me couvre ; il n’y a pasd’or dans mes cheveux ; les parfums de l’Arabie ne sont plusrépandus en rosée sur ma chevelure. Pour qui me parerais-je,infortunée que je suis ? À qui m’étudierais-je à plaire ?Il est absent, celui qui, seul, me faisait aimer la parure. Moncœur est tendre, il est vulnérable aux traits légers del’amour ; et toujours il est une cause pour que j’aimetoujours. Soit que les trois sœurs m’aient, à ma naissance, imposécette loi, tels sont les jours qu’elles me filent, dans leurrigueur : soit que le sujet de mes vers, et les arts quim’asservissent, me donnent les mœurs qu’ils peignent, Thaliedispose mon esprit aux tendres impressions.

    Faut-il s’étonner qu’un âge où paraît lepremier duvet, et que des années où l’homme peut aimer, aient eu uncharme qui m’a ravie ? Je craignais, Aurore, que tu nel’enlevasses au lieu de Céphale, et tu l’aurais fait ; mais tapremière conquête te captive. S’il était vu de Phébé, qui voittout, Phaon serait contraint par elle à un sommeil éternel. Vénusl’aurait emporté dans le ciel sur son char d’ivoire ; maiselle voit qu’il pourrait plaire aussi à Mars, son amant. Ô toi quin’es pas encore jeune homme et qui n’es plus enfant, âgeprécieux ! Ô toi ! l’honneur et la gloire incomparable deton siècle, accours, et repose, bel enfant, sur mon sein : situ n’aimes pas, de grâce, au moins laisse-toi aimer. J’écris, etmes yeux sont noyés dans d’abondantes larmes : vois combien ily a de taches à cet endroit de ma lettre. Puisque tu étais sidécidé à quitter ces lieux, ton départ m’eût été moins cruel, si tum’avais seulement dit : « fille de Lesbos, adieu. »Tu n’as emporté avec toi ni mes pleurs ni mes baisers ; enfinje n’ai pas même pu craindre ce qui m’a tant affligée. Il ne m’estrien resté de toi, que mon malheur ; et toi, tu n’as pas ungage qui te rappelle une amante. Je ne t’ai pas fait deprières ; hélas ! je ne t’aurais prié que de ne pasm’oublier.

    Je le jure par l’Amour, par ce dieu qui jamaisne s’envole bien loin, par les neuf déesses, mes divinités, lorsqueje ne sais qui vint me dire : « Ton bonheur s’enfuit, »je ne pus ni pleurer longtemps ni parler. Mes yeux ne purenttrouver de larmes, ni ma bouche de paroles ; un froid glacialresserra mon cœur. Quand la douleur fut moins vive, je ne craignispas de meurtrir ma poitrine, et de pousser des hurlements, enm’arrachant les cheveux, semblable alors à une mère qui voit portersur le bûcher funèbre le corps inanimé du fils chéri qu’elle aperdu. Mon frère Charaxus se réjouit et triomphe de monaffliction ; il passe et revient sous mes yeux ; et, pourrévéler la cause honteuse de ma douleur :

    « Qu’a-t-elle à pleurer ?dit-il ; sa fille vit certainement. »

    La pudeur et l’amour sontinconciliables : tout le peuple me voyait ; ma poitrinedécouverte laissait voir mon sein déchiré.

    C’est toi, Phaon, qui sans cesse occupes mapensée ; c’est toi que lui offrent mes songes, mes songes plusbeaux qu’un beau jour. Là je te retrouve, malgré la distance qui tesépare de moi ; mais le sommeil n’a pas de joies assezlongues : souvent il me semble que tes bras soutiennent matête, souvent aussi que la tienne est appuyée sur les miens ;quelquefois je te caresse, et je prononce des paroles qui ont toutel’apparence de la réalité : ma bouche veille pour mes sens. Jecrois sentir les baisers de ta langue voluptueuse, ces baisers quetu savais si bien recevoir, si bien donner. Je n’ose décrire lesplaisirs qui suivent ceux-là, mais je les éprouve tous. Il m’estdoux et il m’est défendu de n’être pas sans toi.

    Mais, lorsque Titan, se montrant à nous, nousfait voir en même temps tous les objets, je me plains que lesommeil fuie si tôt mes paupières. Je cherche et les grottes et lesbois, comme si les bois et les grottes pouvaient pour moi quelquechose : ils furent les confidents de mon bonheur. Là, éperdue,semblable à celle que transporte la furie Érichto, et les cheveuxflottants sur mon cou, j’erre à l’aventure. Je vois la grottetapissée du tuf mousseux, qui était pour moi comme le marbre deMygdonie. Je revois la forêt qui nous offrit souvent un lit deverdure, où la cime touffue des arbres nous couvrait de sonombre ; mais, dans cette forêt, je ne revois pas son maître etle mien : ce lieu n’est plus que de la vile terre ; c’estlui qui en faisait le prix. J’ai reconnu les herbes du gazon que jeme souviens d’avoir foulé ; les plantes, que notre poids avaitcourbées, l’étaient encore. Je m’y suis reposée, et j’ai touchédans ce lieu la place où tu étais ; l’herbe, naguère témoin demes plaisirs, a été humectée de mes larmes. Il semble même que lesrameaux aient, pour pleurer, laissé pendre leur feuillage ;aucun oiseau n’y fait entendre son doux ramage. Seul, celui deDaulis, mère éplorée, qui se vengea cruellement de son époux, a deschants pour Itys l’Ismarien : cet oiseau chante Itys, et Saphoson amour jusqu’à présent dédaigné ; le reste fait silencecomme au milieu de la nuit.

    Il est une source sacrée, plus limpide que lecristal le plus pur ; on pense qu’une divinité ypréside ; l’aquatique alisier étend ses rameaux au-dessusd’elle, et forme à lui seul un bois ; un tendre gazon ytapisse la terre : là, comme je reposais, toute en larmes, mesmembres fatigués, une naïade vient se présenter à mes yeux ;elle se présente et dit :

    « Puisque tu brûles d’un feu qui n’estpoint partagé, il te faut aller vers les rives d’Ambracie. Phébus,du haut de son temple, y voit la mer dans toute son étendue ;les peuples la nomment mer d’Actium et de Leucade : c’est delà que s’est précipité Deucalion, brûlant d’amour pourPyrrha ; et les eaux soutinrent et respectèrent soncorps ; soudain l’amour disparaît, et fuit le cœur, devenuinsensible, de celui que reçoivent les ondes ; Deucalion futdélivré du feu qui le dévorait. Telle est la propriété de cesflots : dirige-toi promptement vers le sommet de Leucade, etne crains pas de te précipiter de ce rocher. »

    Dès que j’eus reçu d’elle cet avis, je cessaide l’entendre et de la voir ; je me levai tout effrayée, etmes yeux, gros de larmes, ne purent les contenir. Oui, nymphe, jet’obéirai, et j’irai chercher le rocher que tu m’as indiqué :loin de moi la crainte, dont triomphait un fol amour. Mon sort,quoi qu’il arrive, sera plus doux que maintenant. Air,soutiens-moi : le poids de mon corps est léger. Et toi, tendreAmour, étends sur moi tes ailes pendant ma chute ; que ma mortne soit pas le crime des eaux de Leucade. Alors je consacrerai,comme un don, à Phébus ma lyre que je tiens de lui ; etau-dessous d’elle sera gravée cette inscription :

    Sapho, poète reconnaissante envers toi,Phébus, ta consacré sa lyre : elle convient à mes doigts, elleconvient aux tiens.

    Mais, pourquoi m’envoyer sur les côtesd’Actium, infortunée que je suis ! lorsque tu peux ramenerprès de moi tes pas fugitifs ? Tu peux, pour me guérir, plusque les ondes de Leucade ; par ta beauté, par ce bienfait, tuseras pour moi Phébus. Veux-tu, plus cruel que tes rochers et queles ondes, veux-tu, si je meurs, t’enorgueillir de montrépas ! Que mon cœur, hélas ! n’est-il uni au tien,plutôt que d’être précipité du haut des rochers ? C’est cecœur, ô Phaon ! que tu avais coutume de vanter, et dontl’esprit te charma tant de fois. Je voudrais maintenant êtreéloquente : la douleur est un obstacle à l’art, et mesmalheurs compriment tout mon génie : mes forces d’autrefois neme soutiennent plus dans mes poétiques chants ; la douleurimpose silence à mon luth, la douleur rend muette ma lyre.

    Femmes de la maritime Lesbos, soit vierges,soit épouses, femmes de Lesbos, dont la lyre éolienne a célébré lesnoms, femmes de Lesbos, dont l’amour a fait mon déshonneur, cessezde venir en foule à mes chants : Phaon m’a ravi tout ce quivous charmait naguère… Malheureuse ! j’allais presquel’appeler mon amant ! Faites qu’il revienne ; avec luireviendra aussi votre poète : c’est lui qui donne, c’est luiqui retire les forces à mon esprit.

    Mais pourquoi ces prières ? Son cœursauvage en peut-il être ému ? N’est-il pas insensible, et leszéphyrs n’emportent-ils pas mes inutiles paroles ? Ainsiqu’ils les emportent, je voudrais qu’ils ramenassent tesvoiles : si tu savais aimer, voilà, tardif amant, ce qu’il tefallait faire. Mais si tu reviens, si l’on prépare pour tonvaisseau les offrandes votives, pourquoi, par des délais, déchirermon cœur ? Quitte le rivage : Vénus, fille de la mer,ouvre la mer aux amants ; les vents favoriseront tacourse : seulement, quitte le rivage. Cupidon, assis à lapoupe, tiendra lui-même le gouvernail ; lui-même, de sa maindélicate, saura donner ou retirer les voiles. Mais si tu te plais àfuir au loin la pélagienne Sapho (et tu ne saurais trouver dejustes motifs pour t’éloigner de moi), qu’au moins une lettrecruelle le dise à une infortunée, afin que j’éprouve le fatal effetdes ondes de Leucade.

     

    ÉPÎTRE XVI PÂRIS À HÉLÈNE

     

     

    Le fils de Priam t’envoie, fille de Léda, unsalut qu’il attend de toi, que tu peux seule lui donner. Dois-jeparler ? ou bien ma flamme, qui est connue, a-t-elle encorebesoin de se déclarer, et mon amour s’est-il déjà manifesté plusque je ne voudrais ? J’aimerais mieux qu’il restât caché,jusqu’à ce qu’il me soit accordé des jours de bonheur, sans mélangede crainte.

    Mais je dissimule mal : qui pourrait eneffet cacher un feu que trahit toujours sa propre lumière ? Situ attends toutefois que la parole te confirme la vérité, jebrûle : tu vois ma passion dans ce mot qui te la révèle.Pardonne, je t’en conjure, à cet aveu, et ne lis pas ce qui suitd’un air sévère, mais avec celui qui sied à ta beauté.

    Il m’est doux d’espérer que, puisque tu asrelu ma lettre, tu pourras aussi me recevoir comme elle. Ratifiecet espoir, et que la mère de l’Amour, qui m’a conseillé ce voyage,ne t’ait pas en vain promise à mes vœux. Car, afin que tes torts neviennent pas d’ignorance, c’est un avertissement divin qui m’amène,et une déesse puissante préside à mon entreprise. Le prix que jesollicite est grand, je le sais, mais il m’est dû : Cythéréet’a promise à ma couche. Parti du rivage de Sigée, sous un telguide, j’ai, sur la nef de Phéréclès, parcouru, à travers lesvastes mers, des routes périlleuses. C’est à elle que je dus unebrise complaisante et des vents propices : la mer est sonempire, comme elle fut son berceau. Qu’elle persiste, et qu’elleseconde comme ceux de la mer, les mouvements de mon cœur ;qu’elle fasse arriver mes vœux au port où ils tendent.

    Cette flamme, je l’ai apportée, je ne l’ai pastrouvée ici ; c’est elle qui m’a fait entreprendre un si longvoyage. Car ce n’est ni la furie d’une tempête ni une erreur deroute qui nous a fait aborder à ce rivage : la terre de Ténareétait celle où se dirigeait ma flotte. Ne crois pas que je fendeles mers avec un vaisseau chargé de marchandises (que les dieux meconservent seulement les richesses que je possède !) Je neviens pas non plus, comme observateur, visiter les villesgrecques : celles de ma patrie sont plus opulentes. C’est toique je viens chercher, toi que la blonde Vénus a promise à maflamme ; je t’ai désirée avant de te connaître : tonvisage, mon imagination me l’a montré avant mes yeux ; larenommée fut la première qui me révéla tes traits.

    Atteint par les traits rapides d’un arcéloigné, il n’est cependant pas étonnant que j’aime ; je ledois. Tel fut l’arrêt du destin ; tu tenterais en vain de lechanger ; un récit véridique et fidèle te l’apprendra. J’étaisencore, par un retard de la délivrance, retenu dans les flancs dema mère ; déjà ils allaient être allégés du poids qui leschargeait. Il lui sembla, dans les apparitions d’un songe, qu’ilsortait de son sein une immense torche enflammée. Elle se lèveépouvantée, et raconte l’effrayante vision de la sombre nuit auvieux Priam, qui en transmet aux devins le récit. Les devinsdéclarent qu’Ilion sera embrasé par le feu de Pâris. Cette flammefut, comme elle l’est aujourd’hui, celle de mon cœur. Ma beauté etma force d’âme étaient déjà, bien que je parusse sorti des rangs dupeuple, l’indice de ma noblesse cachée.

    Il est, dans les vallons boisés de l’Ida, unlieu solitaire, et planté de sapins et d’yeuses, où ne vont paîtreni la paisible brebis, ni la chèvre amante des rochers, ni le bœufparesseux au mufle épais. De là, du haut d’un arbre, j’étendais mesregards sur les remparts de Troie, sur ses demeures superbes et surla mer. Tout à coup il me sembla que la terre tremblait, foulée pardes pas : ce que je vais dire est vrai, quoique à peinevraisemblable. Devant mes yeux s’arrête, porté sur des ailesrapides, le petit-fils du grand Atlas et de Pléione (il m’a étépermis de le voir ; qu’il me soit permis de rapporter ce quej’ai vu) ; dans la main du dieu était sa verge d’or. Troisdéesses, Vénus, Pallas et Junon, posèrent à la fois sur le gazonleurs pieds délicats. Je restai interdit, et l’effroi dont je fusglacé hérissa ma chevelure.

    « Bannis tes alarmes, me dit alors lemessager ailé ; tu es l’arbitre de la beauté ; mets finau débat des déesses ; dis laquelle efface en beauté les deuxautres. »

    Pour m’interdire tout refus, il commande aunom de Jupiter, et s’élève soudain jusqu’aux astres par la routeéthérée. Mon âme se rassure ; la hardiesse me vient aussitôt,et mes yeux ne craignent pas d’examiner chacune d’elles. Toutesétaient dignes de la victoire, et je craignais, comme juge, quetoutes elles ne pussent la remporter. Déjà cependant l’une d’ellesme plaisait davantage ; c’était, sache-le, la déesse quiinspire l’amour. Bientôt, tant elles brûlent de triompher, elles sehâtent d’influencer mon jugement par l’offre de dons magnifiques.L’épouse de Jupiter me promet un trône ; sa fille lavaleur ; je doute moi-même si je veux être puissant oucourageux. Vénus me dit alors avec un doux sourire :

    « Que ces présents, Pâris, ne teséduisent pas ; l’anxiété, la crainte les accompagnent. Je tedonnerai, moi, qui tu pourras aimer ; la fille de la belleLéda, plus belle encore que sa mère, je la livre à tesbaisers. »

    Elle dit ; j’applaudis également au donqu’elle me fait, et à sa beauté ; et elle remonte d’un piedvictorieux vers le ciel.

    Cependant mes destinées étant, je pense,devenues prospères, je suis, à des signes certains, reconnu pour unroyal enfant. Ma famille, joyeuse de revoir un fils après un longespace de temps, met, ainsi que Troie, ce jour au nombre de sesjours de fête. Comme je te désire aujourd’hui, ainsi m’ont désirédes jeunes filles ; tu peux posséder seule celui que tantd’autres ont aimé. Ce ne furent pas seulement des filles de rois etde chefs, qui me recherchèrent ; je fus aussi pour les nymphesun objet d’amour et de soucis. Dans quelle ville aurais-je àadmirer un plus beau visage que celui d’Énone ? Après toi,Priam n’aurait pas eu de belle-fille plus digne de lui. Mais jen’ai que du dédain pour toutes ces beautés, depuis que je nourrisl’espoir de t’avoir pour épouse, fille de Tyndare. C’est toi quevoyaient mes yeux pendant la veille, mon imagination pendant lanuit, lorsque les paupières cèdent au sommeil paisible qui lesvient clore. Que feras-tu présente, puisque, encore inconnue à mesyeux, tu me plaisais déjà ? Je brûlais, bien que le feu fûtloin de moi.

    Je n’ai pu garder plus longtemps l’espoir d’unbien qui m’est dû, sans faire franchir à mes vœux la route azuréedes ondes. Les pins des campagnes de Troie tombent sous la hachephrygienne ; et avec eux tous les arbres utiles sur le mobileélément. Les cimes du Gargare sont dépouillées de leurs vastesforêts, et le sommet de l’Ida me fournit des poutres sans nombre.On fait fléchir les chênes destinés à la construction des vaisseauxrapides, et la carène courbée est garnie de ses flancs. On placeensuite les antennes et les voiles, qui pendent le long desmâts ; la poupe arrondie est ornée de dieux peints ; surle vaisseau qui me porte, se fait voir, avec le petit Cupidon quil’accompagne, l’image de la déesse, caution de l’hymen qu’elle m’apromis. Quand on eut mis la dernière main à la confection de laflotte, elle reçut aussitôt l’ordre de sillonner les ondeségéennes. Mon père, ma mère, opposent leurs prières à mes vœux, etleur voix me retient près de la route que je voulais m’ouvrir. Masœur Cassandre accourt, les cheveux épars, au moment où déjà nosvaisseaux allaient mettre à la voile :

    « Où vas-tu ? s’écrie-t-elle ;tu rapporteras un incendie avec toi : tu ignores quel vasteembrasement tu vas chercher à travers ces flots. »

    Elle prophétisa vrai : j’ai trouvé lesfeux qu’elle m’a prédits ; un amour effréné brûle en montendre cœur.

    Je m’éloigne du port, et, à la faveur desvents qui me poussent, j’aborde sur tes rivages, nymphe del’Œbalie. Ton époux me reçoit comme son hôte : ainsi l’avaitencore arrêté la volonté suprême des dieux. Il me fait voirlui-même ce que Lacédémone entière offre de beau à voir et derare ; mais je n’aspirais qu’à contempler tes charmes tantvantés, et mes yeux ne trouvaient plus rien qui les pût captiver.Je t’aperçus, je restai ravi ; et, dans mon admiration, jesentis naître au fond de mes entrailles le feu d’une passionnouvelle ; elle avait, autant que je m’en souviens, des traitssemblables aux tiens, la déesse de Cythère, lorsqu’elle vint sesoumettre à mon jugement. Si tu te fusses aussi présentée danscette lutte, je ne sais si Vénus eût obtenu la palme. Aussi larenommée t’a-t-elle célébrée au loin ; aussi tes charmes nesont-ils ignorés dans aucune région. Nulle part dans la Phrygie, etdepuis les contrées qui voient se lever le soleil, il n’est defemme qui doive à ses attraits un nom égal au tien. M’encroiras-tu ? Oui, ta gloire est au-dessous de laréalité ; la renommée est presque calomnieuse sur ta beauté.Je trouve ici plus qu’elle n’avait promis, et ta gloire est vaincuepar son objet même.

    Aussi fut-elle légitime la flamme de Thésée,qui connaissait tous tes charmes, tu parus à ce héros une conquêtedigne de lui, lorsque, selon la coutume de ta nation, tu t’exerçasnue au jeu de la brillante palestre, et que, femme, tu te mêlas auxhommes nus comme toi. Il t’enleva, et je l’en applaudis ; jem’étonne qu’il t’ait jamais rendue : un larcin aussi précieux,il devait le garder toujours. On eût retranché cette tête de moncou sanglant, avant de t’enlever à ma couche. Que mes mainsconsentent jamais à te quitter ! Que je souffre qu’ont’arrache de mon sein, moi vivant ! S’il eût fallu te rendre,j’eusse du moins auparavant conquis sur toi quelque droit ;Vénus ne m’eût pas vu rester entièrement oisif ; je t’eusseravi ou ta virginité ou ce que l’on pouvait te ravir sans y porteratteinte.

    Livre-toi seulement, et tu apprendras quelleest la constance de Pâris. La flamme seule du bûcher verra finir maflamme. Je t’ai préférée aux royaumes que m’a promis naguère lasœur et l’épouse puissante de Jupiter ; afin de pouvoirenlacer mes bras à ton cou, j’ai dédaigné le don de la valeur queme faisait Pallas. Je n’en ai point de regret, et je ne croiraijamais avoir fait un choix insensé. Mon âme, ferme dans ses vœux, ypersiste encore. Seulement ne permets pas que mon espérance soitvaine, je t’en conjure, ô digne objet de tant de soins et depoursuites. L’hymen que je désire ne fera pas dégénérer ta noblefamille, et tu ne rougiras pas, crois-moi, en devenant mon épouse.Tu trouveras dans ma race, si tu la veux connaître, une Pléiade etJupiter, sans parler de mes ancêtres intermédiaires. Mon père tientle sceptre de l’Asie, région fortunée que nulle autre n’égale, etdont on peut à peine parcourir l’étendue immense. Tu verrasd’innombrables cités et des palais dorés, et des temples qui teparaîtront dignes de leurs dieux. Tu verras Ilion et ses rempartsque flanquent des superbes tours, et qu’éleva la lyre harmonieusede Phébus. Te parlerai-je de la foule et du nombre des habitantsqu’on y voit ? À peine cette terre peut-elle porter le peuplequi l’habite. Les femmes troyennes accourront à ta rencontre entroupes épaisses : notre palais ne pourra contenir les fillesde la Phrygie. Oh ! que de fois tu diras : « Combiennotre Achaïe est pauvre ! » Une seule maison, une seule,possèdera les richesses d’une ville.

    Ce n’est pas que j’aie le droit de mépriservotre Sparte : la terre où tu es née est heureuse à mes yeux.Mais Sparte est parcimonieuse ; tu es digne, toi, d’êtrerichement vêtue : cette terre ne convient pas à une tellebeauté. Il faut faire servir à tes charmes et les plus magnifiquesparures renouvelées sans fin, et ce que le luxe peut inventer deraffinements. Quand tu vois l’opulence qu’étalent les hommes denotre nation, quelle crois-tu que doive être celle des femmesdardaniennes ? Seulement, montre-toi facile à mes vœux :fille des campagnes de Thérapné, ne dédaigne pas un époux phrygien.Il était phrygien et issu de notre sang, celui qui, maintenant mêléaux dieux, leur verse le nectar dont ils s’abreuvent. Il étaitPhrygien, l’époux de l’Aurore ; elle l’enleva cependant, ladéesse qui marque à la nuit le terme de sa carrière. Il étaitPhrygien aussi cet Anchise, auprès duquel la mère des légers amoursaimait à se reposer sur le sommet de l’Ida.

    Je ne pense pas non plus que Ménélas, si tucompares nos traits et notre âge, puisse, à ton jugement, m’êtrepréféré. Je ne te donnerai certes pas un beau-père qui fasse fuirle brillant flambeau du soleil, qui en contraigne les coursierseffrayés à se détourner d’un festin ; Priam n’a pas un pèreensanglanté du meurtre de son beau-père, et qui ait marqué d’uncrime les ondes de Myrtos. Notre aïeul ne poursuit pas des fruitsdans celles du Styx, et ne cherche pas de l’eau dans le sein mêmedes eaux. Qu’importe cependant si leur descendant te possède, sidans cette famille Jupiter est forcé de porter le nom debeau-père ?

    Ô crime ! Cet indigne époux te presse desnuits entières dans ses bras, et jouit de tes faveurs. Moi,hélas ! je ne puis t’apercevoir que quand la table vientd’être enfin dressée ; et encore combien ce momentm’apporte-t-il d’angoisses ! Puissent mes ennemis assister àdes repas tels que ceux que je subis souvent, lorsque le vin estservi ! Je maudis cette hospitalité, lorsque, sous mes yeux,il passe autour de ton cou ses bras grossiers. La jalousie medéchire, faut-il tout dire enfin, lorsque, couvrant ton corps, ille réchauffe sous son vêtement. Quand vous vous donniez, en maprésence, de tendres baisers, je prenais ma coupe, et la plaçaisdevant mes yeux. Je les baisse, lorsqu’il te tient étroitementserrée ; et les aliments s’accumulent lentement dans ma bouchequi les refuse. Souvent j’ai poussé des soupirs, et j’ai remarquéqu’à ces soupirs tu ne retenais pas un rire folâtre. Souvent j’aivoulu éteindre dans le vin mon ardeur ; mais elle ne faisaitque s’accroître, et mon ivresse était du feu dans du feu. Pourn’être pas témoin de maintes caresses, je détourne et baisse latête ; mais tu rappelles aussitôt mes regards. Quefaire ? je l’ignore ; ce spectacle est pour moi untourment ; mais un tourment plus grand encore serait d’êtrebanni de ta présence. Autant que me le permettent mes forces, jetâche de cacher cette frénésie, mais il est cependant visible, cetamour que je veux dissimuler.

    Non, je ne t’en impose point : tu connaisma blessure, tu la connais, et plût au ciel qu’elle ne fût connueque de toi ! Ah ! que de fois, près de verser des larmes,j’ai détourné la vue, de peur qu’il ne me demandât la cause de mespleurs ! Ah ! que de fois, après avoir vidé ma coupe,j’ai raconté les amours de jeunes cœurs, en tournant, à chaque mot,mon visage vers le tien ! C’était moi que je désignais sous unnom supposé ; j’étais, si tu l’ignores, j’étais moi-mêmel’amant véritable. Bien plus, afin de pouvoir employer des termesplus passionnés, j’ai plus d’une fois simulé l’ivresse. La tuniqueflottante laissa, il m’en souvient, ton sein à découvert, et livraà mes yeux un accès vers ce sein nu, ce sein plus blanc que laneige éclatante, que le lait, et que Jupiter lorsqu’il embrassa tamère. Tandis que je m’extasie à cette vue, l’anse arrondie de lacoupe que je tenais par hasard s’échappe de mes doigts. Si tudonnais à ta fille un baiser, soudain je le prenais avec bonheursur la bouche de la pure Hermione. Tantôt mollement couché, jechantais les antiques amours ; tantôt j’empruntais au gesteson mystérieux langage. J’ai osé dernièrement adresser de doucesparoles à tes premières compagnes, Clymène et Ethra. Elles ne meparlèrent que de leurs craintes, et me laissèrent au milieu de mespressantes prières.

    Oh ! que les dieux, t’offrant pour prixd’une lutte solennelle, ne t’ont-ils promise à la couche duvainqueur ! Comme Hippomène emporta pour prix de la course lafille de Schœné, comme Hippodamie passa dans les bras d’unPhrygien, comme le fougueux Alcide brisa les cornes d’Achéloüs,quand il aspira, ô Déjanire, à tes faveurs, mon audace eût, auxmêmes conditions, produit des hauts faits, et tu saurais être pourmoi le gage d’une victoire difficile. Il ne me reste plusmaintenant, belle Hélène, qu’à te supplier, qu’à embrasser tesgenoux, si tu y consens. Ô toi ! l’honneur, ô toi !aujourd’hui la gloire des deux jumeaux ! Ô toi ! digned’avoir Jupiter pour époux, si tu n’étais la fille deJupiter ! Ou le port de Sigée me reverra avec toi mon épouseou, exilé sur la terre de Ténare, j’y serai enseveli. Le trait n’apas légèrement effleuré ma poitrine ; la blessure a pénétréjusqu’à mes os. C’était, je me le rappelle, une flèche céleste quidevait me percer ; cette prédiction de ma sœur s’est vérifiée.Garde-toi, Hélène, de mépriser un amour qu’autorisent lesdestins ; et puissent, à ce prix, les dieux exaucer tesvœux !

    Beaucoup de choses me viennent à lapensée ; mais pour que notre bouche en ait plus à dire,reçois-moi dans ta couche pendant le silence de la nuit. La pudeuret la crainte t’empêchent-elles de profaner l’amour conjugal, et devioler les chastes droits d’une union légitime ? Ah !dans ta simplicité que j’ai presque appelée grossière, penses-tu,Hélène, que ta beauté puisse ne pas faillir ? Il te fautcesser ou d’être belle ou d’être sévère. Une grande lutte estengagée entre la sagesse et la beauté. Ces larcins charmentJupiter ; ils charment la blonde Vénus. Ces larcins net’ont-ils pas d’ailleurs donné pour père le maître des dieux ?Si le sang de tes ancêtres a quelque vertu, fille de Jupiter et deLéda, tu peux à peine demeurer chaste. Sois-le cependant alors quema Troie te possédera ; ne sois, je t’en supplie, coupable quepour moi seul. Commettons maintenant une faute que le mariageexpiera, si toutefois Vénus ne m’a pas fait une vaine promesse.

    Mais ton époux t’y engage par sa conduite,sinon par ses discours, et il s’absente pour n’être pas un obstacleau furtif amour de son hôte. Il ne pouvait mieux choisir son tempspour visiter le royaume de Crète. Ô merveilleuse pénétration de cethomme ! Il partit, et dit en s’éloignant :

    « Prends soin à ma place, ô monépouse ! de l’hôte phrygien, que je te confie. »

    Tu négliges, je l’atteste, les recommandationsde ton mari absent. Tu n’as aucun soin de ton hôte. Crois-tu donc,fille de Tyndare, que cet homme imprudent soit capable d’apprécierle mérite de ta beauté ? Tu t’abuses, il le méconnaît ;et il n’abandonnerait pas à un étranger, s’il y attachait un grandprix, le trésor qu’il possède. Que si ma voix, que si mon ardeur nete peuvent déterminer, l’occasion qu’il nous offre nous oblige à enprofiter. Nous serons insensés, nous le serons plus que lui, sinous laissons s’échapper une occasion si sûre. C’est presque de sesmains qu’il te présente un amant ; profite de la simplicitéd’un époux qui m’a confié à toi.

    Tu reposes seule dans un lit solitaire,pendant la longueur des nuits ; seul aussi je repose dans macouche solitaire. Que des joies communes nous unissent l’un àl’autre : cette nuit-là sera plus belle que le jour à sonmidi. Alors je jurerai par les divinités qu’il te plaira, et je melierai par le serment solennel que tu m’auras dicté. Alors, si maconfiance n’est pas trompeuse, j’obtiendrai que tu viennes dans monroyaume. Si la pudeur et la crainte te retiennent, ce n’est pas toiqui paraîtras m’avoir suivi ; je serai coupable sans toi decet attentat : car j’imiterai le fils d’Égée et tesfrères ; tu ne peux te rendre à un exemple qui te touche deplus près. Tu fus enlevée par Thésée ; les deux filles deLeucippe le furent par eux ; je serai le quatrième exemple quel’on citera. La flotte troyenne est prête ; elle est garnied’armes et d’hommes ; la rame et le vent vont bientôt enaccélérer la course. Tu traverseras, comme une reine puissante, lescités dardaniennes, et les peuples croiront voir une diviniténouvelle. Partout où se porteront tes pas, la flamme exhalera lecinnamome, et la victime fera retentir, en tombant, la terreensanglantée. Mon père et mes frères, mes sœurs et ma mère, toutesles femmes d’Ilion, et Troie tout entière, t’offriront desprésents. Je te découvre, hélas ! à peine une faible partie del’avenir : tu recueilleras plus d’hommages que ne t’en préditma lettre.

    Ne crains pas, une fois ravie, que deterribles guerres nous poursuivent, et que la vaste Grèce armecontre nous ses forces. De tant de femmes qui se sont vues enlever,laquelle réclama-t-on les armes à la main ? Crois-moi, ceprojet t’inspire de vaines alarmes. Les Thraces, sous la conduitede Murée, enlevèrent la fille d’Érechtée ; et les rivagesbistoniens restèrent à l’abri de la guerre. Jason de Pagase emmenasur son vaisseau, invention nouvelle, la jeune fille duPhase ; et le sol thessalien ne fut pas en butte aux attaquesde Colchos. Thésée, qui t’enleva, avait enlevé aussi la fille deMinos ; Minos cependant n’appela pas les Crétois aux armes. Laterreur, dans ces circonstances, est d’ordinaire plus grande que lepéril ; et ce qu’on se plaît à craindre, on rougit de l’avoircraint.

    Toutefois, suppose, si tu le veux, qu’uneguerre formidable s’élève ; j’ai quelque force, et mes traitssont mortels. L’opulence de l’Asie ne le cède pas à celle de voscontrées ; elle est riche en hommes, riche en coursiers.Ménélas, ce fils d’Atrée, n’aura pas plus de valeur que Pâris, etne peut lui être préféré sous les armes. Presque enfant, j’aienlevé leurs troupeaux à des ennemis que j’avais immolés, et jedois à ces hauts faits le nom que je porte. Presque enfant, j’ai,dans divers combats, vaincu de jeunes hommes, au nombre desquelsétaient Ilionée et Déiphobe. Et ne pense pas que je ne soisredoutable que de près : ma flèche atteint le but qui lui estassigné. Peux-tu lui accorder des débuts et des exploitspareils ? Peux-tu attribuer au fils d’Atrée un art égal aumien ? Et quand tu lui donnerais tort, lui donneras-tu Hectorpour frère, Hector qui seul tient lieu d’une armée ? Tu nesais ni ce que je vaux ni ce que peut ma force ; tu ignores àquel époux tu dois être unie.

    Ainsi, ou tu ne seras pas réclamée par untumultueux armement, ou l’armée des Grecs devra céder à la nôtre.Je n’hésiterais pas cependant à porter le poids de la guerre pourune épouse aussi précieuse ; de grandes récompenses sontl’aiguillon des luttes. Et toi, si le monde entier se dispute taconquête, tu acquerras dans la postérité un nom immortel.Seulement, espère et ne crains pas ; et, quittant ce séjouravec la faveur des dieux, exige en pleine assurancel’accomplissement des mes promesses.

     

    ÉPÎTRE XVII HÉLÈNE À PÂRIS

     

     

    Maintenant que ta lettre a souillé mes yeux,je croirais n’avoir qu’un faible mérite en n’y répondant pas.Étranger ici, tu as osé, au mépris des droits de l’hospitalité,tenter la foi d’une épouse légitime ! C’est donc pour cela quetu as traversé des mers orageuses, et que la terre de Ténare t’areçu dans son port ? Notre palais, quoique tu vinsses d’unlointain pays, n’a pas tenu ses portes fermées devant toi ;était-ce pour que l’outrage fût la récompense d’un si grandbienfait ? En y entrant ainsi, étais-tu un hôte ou unennemi ? Je ne doute pas que ces reproches, tout justes qu’ilssoient, ne te paraissent de ridicules discours. Qu’ils soient ainsijugés, j’y consens, pourvu que je n’oublie pas la pudeur, et que mavie soit une suite de jours sans tache. Si mon visage hypocrite neprend pas un air triste, si, dans un maintien immobile, je ne faispas voir un front dur et farouche, je n’en ai pas moins uneréputation pure ; jusqu’ici j’ai vécu sans crime, et nuladultère ne tire vanité de moi.

    J’en admire d’autant plus ta confiance en tonentreprise, et le motif qui a pu te donner l’espoir de partager macouche. Quoi ! parce que le héros, petit-fils de Neptune, aporté sur moi des mains coupables, parce que j’ai été enlevée unefois, je parais digne de l’être deux !

    Ce crime devenait le mien, si je me fusselaissé séduire. Quand je fus enlevée, qu’ai-je fait, sinon de ne levouloir point ? Cependant, il n’a pas retiré de son attentatle fruit qu’il désirait ; excepté la peur, je suis revenuesans avoir rien éprouvé. Sa bouche téméraire m’a seulement dérobéquelques baisers, que je lui disputai ; il n’a de moi rien deplus. L’audace que tu montres ne se fût pas contentée de ceslarcins. Grâce aux dieux, il ne t’a pas ressemblé. Il m’a restituéeintacte, et sa continence atténue sa faute ; ce jeune héross’est évidemment repenti de son action. Thésée s’est repenti pouravoir dans Pâris un successeur ! Pour que mon nom ne cessâtd’être dans toutes les bouches ! Cependant je n’en ai pas decourroux (comment en effet s’irriter contre quelqu’un qui vousaime ?), pourvu que l’amour dont tu te vantes soit sincère,car j’en doute encore ; non que la confiance me manque ou quemes traits ne me soient pas bien connus, mais parce que lacrédulité porte d’ordinaire malheur aux jeunes filles, et que vosparoles passent pour mensongères.

    Mais, dira-t-on, d’autres femmes succombent,et il est rare d’en voir de chastes. Et qui empêche que mon nom nesoit cité à côté de ces rares modèles ? Car la faiblesse de mamère, dont l’exemple t’a paru propre à me pouvoir entraîner n’estque le résultat d’une erreur : ma mère se vit déçue par uneimage trompeuse : l’adultère s’était caché sous un plumage. Jene pourrai, moi, si je succombe, alléguer mon ignorance ; iln’y aura pas de méprise pour colorer l’odieux de mon crime.L’erreur de ma mère est excusable, et l’auteur de sa faute larachète. Où est le Jupiter qui fasse dire que j’aie été heureusedans la mienne ?

    Tu vantes ton origine, et tes aïeux, et tonnom royal ; ma famille a une illustration assez noble. Sansparler de Jupiter, le bisaïeul de mon beau-père, ni de toute larace de Tyndare et de Pélops, fils de Tantale, Léda, trompée par uncygne, me donna Jupiter pour père, lorsque, trop crédule, elleréchauffa dans son sein cet oiseau imposteur. Va, maintenant,rappelle à toute ta Phrygie l’origine de ta race, et Priam avecLaomédon son père. Je les révère, mais celui que tu es si glorieuxd’avoir pour cinquième aïeul est le premier de mon sang. Bien queje croie à la puissance du sceptre de Troie, ta patrie, je neregarde pas comme inférieur celui que je possède. S’il lui cède enrichesses et en population, assurément le tien est barbare.

    Ta lettre, riche en promesses, contientl’offre de si magnifiques présents qu’ils pourraient ébranler mêmedes déesses ; mais, si je voulais franchir enfin les limitesde la pudeur, tu ne pourrais, pour me rendre coupable, m’offrir deplus sûr attrait que toi-même. Ou je conserverai éternellement sanstache ma réputation ou je te préférerai à tes dons. Si je ne lesméprise pas, c’est que des présents, dont tout le prix vient decelui qui les fait, sont toujours bien reçus. Ce qui me touche biendavantage, c’est que tu m’aimes, c’est que je suis la cause de tespeines, c’est que ton espérance a traversé de si vastes mers.

    Les marques que tu donnes maintenant de tonamour audacieux, quand la table est dressée, ne m’échappent point,bien que je m’étudie à dissimuler. Tantôt tu me lances depassionnés et lascifs regards, dont les miens supportent à peineles importunités ; tantôt tu soupires ; tantôt tu prendsla coupe qui est près de moi, et tu bois à l’endroit même où j’aibu. Ah ! combien de fois ai-je remarqué les signes que mefaisaient tes doigts, combien de fois ceux de ton sourcil quiavait, pour ainsi dire, son langage ! Souvent aussi j’aicraint que mon époux ne les vît, et j’ai rougi de ces intelligencestrop peu cachées. Souvent, avec un léger mouvement de mes lèvres oud’une bouche immobile j’ai dit : « Il n’a honte derien !» et je ne me trompais pas. J’ai lu aussi sur le contourde la table, au-dessous de mon nom, j’ai lu, tracé avec du vin, lemot J’AIME. Cependant j’ai, d’un œil incrédule, refusé d’y croire.Hélas ! déjà j’ai appris qu’on pouvait parler de cettesorte.

    Voilà, si j’avais dû succomber, les séductionsqui me toucheraient : c’est à ces pièges que mon cœur pouvaitse laisser prendre. Tu as aussi, je l’avoue, des traits d’une rarebeauté, et une jeune fille peut bien vouloir de tes baisers. Qu’uneautre devienne heureuse, sans être criminelle, plutôt qu’un amourétranger triomphe de ma pudeur. Apprends, à mon exemple, à pouvoirte priver de la beauté : il y a de la vertu à s’abstenir d’unbien qui nous plaît. Combien penses-tu qu’il y ait de jeunes gensqui désirent ce que tu désires, sans cesser d’être sages ?Pâris est-il le seul qui ait des yeux ? Tu ne sais pas mieuxvoir ; mais ta témérité te fait oser davantage : ton cœurn’est pas plus tendre, mais ta bouche est moins timide. Je voudraisque tu fusses venu sur tes vaisseaux rapides, alors que milleprétendants aspiraient à ma main vierge encore. Si je t’avais vu,je t’eusse, entre mille, aimé le premier : mon époux lui-mêmepardonnera le choix que j’eusse fait. Tu es venu trop tard chercherdes plaisirs qu’on a goûtés, qu’on t’a soustraits : tonespérance fut tardive : ce que tu demandes, un autre l’aobtenu. Bien que j’eusse souhaité de devenir, à Troie, ton épouse,ne crois pas cependant que Ménélas me possède contre mon gré.Cesse, je t’en supplie, d’ébranler par tes discours un faible cœur,et ne nuis pas à celle que tu dis aimer. Laisse-moi garder l’étatoù m’a placé la fortune, et ne remporte pas mon honneur enhumiliant trophée.

    Mais Vénus t’a promis cette conquête, lorsque,dans les profondes vallées de l’Ida, trois déesses se présentèrentnues à toi. L’une t’offrait la royauté ; l’autre la gloire duguerrier ; la troisième te dit : « La fille deTyndare sera ton épouse. » J’ai peine à croire que descréatures célestes aient soumis leur beauté à ton arbitrage. Celafût-il vrai, l’autre partie est certainement inventée, quim’assigne et me donne comme le prix de ton jugement. Ce que je suisne m’inspire pas assez de présomption pour me croire, sur la foid’une déesse, le don le plus précieux. Il me suffit que ma beautéobtienne les suffrages des humains ; les louanges de Vénus medésignent à l’envie. Mais je n’infirme rien ; j’applaudis mêmeà ces éloges : car pourquoi ma bouche nierait-elle ce qu’elledésire ? N’aie point de courroux, si je t’ai cru avec trop depeine : d’ordinaire, pour les grandes choses la foi vientlentement.

    Ma première joie est donc d’avoir plu àVénus ; la dernière de t’avoir paru la plus belle desrécompenses, et de voir que tu n’as pas préféré, au bien que l’onte disait d’Hélène, les honneurs que t’offraient et Pallas etJunon. Ainsi, je suis pour toi la valeur ? Je suis pour toi unnoble royaume ? Mon cœur serait de fer, s’il n’en aimait pasun tel que le tien. Non, crois-moi, il n’est pas de fer, mais jerefuse d’aimer celui que je pense à peine pouvoir être à moi.Pourquoi fendre avec le soc de la charrue le sable humide durivage ? Pourquoi voudrais-je poursuivre l’espoir d’un bienque le sol même me dénie ? Je suis novice aux larcins deVénus, et, les dieux m’en soient témoins, je ne me suis jouée d’unépoux fidèle par aucun artifice. Maintenant même que je confie cesmots à des feuilles discrètes, cette lettre remplit un officenouveau pour moi. Heureux ceux à qui l’habitude vient enaide ! Pour moi, ignorante des choses, je soupçonne difficilela route du crime.

    La crainte même est un mal : je suis déjàtoute confuse, et je m’imagine que tous les yeux sont attachés surles miens. Et je n’ai pas tort de le croire ; je suis en butteaux malins propos du peuple, et Éthra m’en a rapporté certainesparoles. Mais tout dissimule, à moins que tu ne préfères renoncer àmoi. Que dis-je ? pourquoi y renoncerais-tu ? tu peuxdissimuler. Que ton jeu soit caché ; l’absence de Ménélas medonne une liberté plus grande, mais non pas entière.

    Il s’est vu forcé de partir loin d’ici ;la cause de ce subit voyage est grave et légitime. J’en ai du moinsainsi jugé. Comme il balançait à s’éloigner :

    « Fais en sorte, lui dis-je, de revenirpromptement. »

    Charmé du présage, il me donne unbaiser :

    « Je confie à tes soins, me dit-il, et monroyaume, et mon palais, et l’hôte troyen. »

    Je contins à peine mon rire ; et tandisque je m’efforçais de l’étouffer, je ne pus lui répondre que cesmots :

    « Il en sera ainsi. »

    Il a fait voile vers la Crète, secondé par lesvents ; ne pense pas pour cela que tout te soit permis. Monépoux est loin de nous ; mais, absent, il veille encore surmoi ; ne sais-tu pas que les rois ont le bras long ? Marenommée aussi m’est à charge ; car plus ta bouche persiste àme donner des louanges, plus il est fondé à craindre. La gloiredont je jouis maintenant, et qui fait ma joie, fait aussi monmalheur ; mieux eût valu que ma réputation eût provoqué desbruits injurieux. Ne sois pas surpris, parce qu’il s’est éloigné,qu’il m’ait ici laissée avec toi ; il m’a confiée à ma proprevertu, à l’honneur de ma vie. Il craignait, à cause de mafigure ; il s’est fié à cette vie ; et ma vertu lerassure en même temps que ma beauté t’alarme.

    Tu m’engages à ne pas perdre une occasion quis’offre d’elle-même, et à profiter de la complaisance d’un épouxtrop simple. Je le désire et je le crains : ma volonté estencore trop indécise, et mon cœur flotte au milieu du doute. Monépoux est loin de moi, et tu reposes sans épouse ; nous sommesréciproquement captivés, moi par tes charmes, toi par les miens.Les nuits sont longues, et déjà nos paroles nous ont unis. Tu esséduisant, hélas ! et nous habitons la même demeure. Que jepérisse si tout ne m’invite pas à devenir coupable ! Je nesais pourtant quelle crainte me retient encore.

    Celle que tu as difficilement persuadée, quene peux-tu facilement la contraindre ! C’est par la violencequ’il faudrait m’arracher mes scrupules. L’outrage est quelquefoisutile à ceux qui l’ont essuyé ; aussi voudrais-je devenirforcément heureuse. Tandis qu’il est nouveau, combattons plutôt unamour qui commence ; un peu d’eau répandue sur une flammerécente suffit pour l’éteindre. L’amour n’est pas stable chez ceuxqui ne sont que des hôtes ; il est errant comme eux, etlorsque vous comptez le plus sur sa constance, il n’est déjà plus.Témoin Hypsipyle, témoin la fille de Minos, toutes deux le jouetd’hymens qui ne furent pas accomplis. Toi-même, après avoirlongtemps aimé Énone, on dit, infidèle, que tu l’abandonnas. Tu nele nies pas non plus, et je me suis, si tu l’ignores, enquise avecle plus grand soin de tout ce qui te regarde. Tu voudrais demeurerconstant dans ton amour, que tu ne le pourrais même pas : déjàles Phrygiens déploient tes voiles. Tandis que tu t’entretiens avecmoi, tandis que s’avance la nuit désirée, déjà souffle le vent quite doit porter dans ta patrie. Tu abandonneras au milieu de leurcours des joies toutes nouvelles : avec les vents s’envoleranotre amour.

    Te suivrai-je comme tu me le conseilles ?Verrai-je Troie si vantée, et serai-je la bru du grandLaomédon ? Je ne méprise pas assez les louanges de la volagerenommée, pour la laisser remplir ces contrées du bruit de mahonte. Que diront de moi et Sparte et toute l’Achaïe, et lesnations de l’Asie, et ta Troie elle-même ? Que pensera de moiPriam ? Qu’en penseront et son épouse et tous tes frères, etles femmes dardaniennes ? Toi-même, comment pourras-tu espérerque je te sois fidèle, et ne pas trouver dans ton propre exempledes sujets d’inquiétude ? Tout étranger qui entrera dans leport d’Ilion sera pour toi le sujet d’une crainte soupçonneuse. Quede fois, dans ton courroux, me diras-tu :« Adultère ! » oubliant que mon crime est letien ! Tu seras devenu à la fois et le censeur et l’auteur dema faute. Ah ! puisse auparavant m’engloutir laterre !

    Mais je jouirai de l’opulence troyenne et desoins qui feront mon bonheur ; je recevrai de plus richesprésents qu’il ne m’en est promis ; on me donnera sans douteaussi et de la pourpre et de précieux tissus ; je me verrairiche d’énormes monceaux d’or ? Pardonne à mon aveu : tesprésents n’ont pas encore assez de prix ; je ne sais quelcharme me retient à cette terre. Quel bras, si l’on m’outrage, mepourra défendre sur les bords phrygiens ? Où trouver mesfrères ? Où l’appui d’un père ? Jason promit tout àMédée, et la trompa ; en fut-elle moins rejetée de la demeured’Éson ? Déshonorée, il n’y avait plus d’asile pour elleauprès d’Æétès ; il n’y en avait plus auprès d’Ipséa, sa mère,de Chalciope, sa sœur. Je ne crains rien de semblable ; Médéeaussi était sans crainte : un augure flatte souvent uneespérance qui sera déçue. Les vaisseaux, maintenant battus par latempête, on les a tous vus sortir du port sur une mer sansorage.

    Ce qui m’effraie encore, c’est cette torchesanglante que ta mère crut mettre au monde avant le jour del’enfantement. Je redoute aussi les avertissements des devins, quiannoncèrent, dit-on, que Troie périrait embrasée par la flamme desGrecs. Et comme Cythérée te favorise, parce qu’elle doit à tonarbitrage et son triomphe et un double trophée, je crains alors lesdeux autres déesses auxquelles ton jugement, si tu ne te glorifiespas en vain, fit perdre leur cause. Je ne doute pas non plus que,si je te suis, l’on ne prenne les armes. Hélas ! notre amourn’aura que des glaives autour de lui. Hippodamie d’Atracen’a-t-elle pas forcé les guerriers d’Hémonie à déclarer auxcentaures une guerre cruelle ? Et tu penses que Ménélas, etmes deux frères, et Tyndare soient lents à exercer une si justevengeance ?

    Tu me parles avec complaisance de tes preuvesde courage ; mais ton visage contredit tes discours : toncorps fut formé pour Vénus plutôt que pour Mars. Qu’ils fassent laguerre, ceux qui ont la force en partage ; ton devoir, Pâris,est de toujours aimer. Dis à Hector, que tu me vantes, de combattreà ta place ; cherche dans d’autres combats des succès dignesde toi.

    Je choisirais ce parti, si j’étais sage et unpeu plus hardie ; c’est celui que choisira toute fille sensée.Et même, dépouillant toute honte, je le prendrai peut-êtremoi-même, et, vaincue avec le temps, je porterai tes chaînes. Tudemandes que nous puissions nous voir et nous parler ensecret ; je sais ce que tu désires, et ce que tu appelles unentretien. Mais tu as trop de hâte, et ta moisson ne fait encoreque de poindre. Puisse ce retard être favorable au vœu que tuformes !

    Je m’arrête ; ma main déjà fatiguéetermine ici cette épître, muette confidente des secrets de mon âme.Le reste, je pourrai te l’apprendre par Clymène et Éthra mescompagnes, qui sont toutes deux ma société et mon conseil.

     

    ÉPÎTRE XVIII LÉANDRE À HÉRO

     

     

    Ton amant d’Abydos t’envoie le salut qu’ilaimerait mieux te porter, fille de Sestos, si le courroux des merss’apaisait. Si les dieux protègent et secondent mon amour, tes yeuxregretteront d’avoir à lire cet écrit ; mais les dieux ne mesont pas favorables. Pourquoi, en effet, retardent-ilsl’accomplissement de mes vœux, et ne permettent-ils point que jeprenne à travers les îlots ma course accoutumée ? Le ciel, tule vois, est plus noir que la poix ; et la mer, bouleverséepar les vents, est à peine praticable pour les vaisseaux rapides.Un seul nautonier, homme audacieux, a quitté le port ; c’estlui qui te remet ma lettre. Je me serais aussi embarqué, si, aumoment où il tranchait les liens de la proue, tout Abydos n’eût étéen observation. Je ne pouvais, comme auparavant, échapper auxauteurs de mes jours ; l’amour que je voulais tenir caché nefût pas resté secret. Aussitôt, écrivant ces lignes :

    « Pars, heureuse lettre, m’écriai-je,elle te tiendra bientôt sa belle main ; peut-être aussi tetouchera-t-elle du bout de ses lèvres, lorsque sa dent, aussiblanche que la neige, en voudra rompre les liens. »

    Tels sont les mots que je prononce d’un faibleson de voix ; le reste, ma main le confia à ces feuilles.Ah ! combien je préférerais, qu’au lieu d’écrire, elle pûtnager, et qu’elle aidât, comme auparavant, à me porter sur lesondes ! Elle est sans doute plutôt faite pour battre les flotspaisibles ; elle est cependant aussi l’interprète fidèle demes sentiments.

    Voilà sept nuits, espace plus long pour moiqu’une année, que bouillonnent et mugissent les eaux de la meragitée. Si, pendant toutes ces nuits, j’ai vu le sommeil calmer messens, que les ondes furieuses le soient longtemps encore. Assis surun rocher, je regarde tristement le rivage où tu es ; et, moncorps ne pouvant s’y transporter, je m’y élance en esprit ;mes yeux, fixés vers ce point, aperçoivent ou croient apercevoirles fanaux qui veillent sur le sommet de la tour. Trois fois jedéposai mon vêtement sur la plage aride ; trois fois je tentaide faire, nu, ce périlleux trajet ; la mer opposa son courrouxà ma téméraire jeunesse, et lança contre mon visage, pendant que jenageais, des flots qui l’inondèrent.

    Mais toi, le plus redoutable des ventsimpétueux, pourquoi as-tu ainsi résolu de me combattre ? C’estcontre moi, si tu ne le sais pas, et non contre les mers, ques’exerce ta fureur. Que ferais-tu si l’amour ne t’était pasconnu ? Malgré ta froidure, tu ne peux pas nier, cruel, qu’uneAthénienne t’ait jadis embrasé de ses feux ? Si, au momentd’enlever celle qui fait ton bonheur, on eût voulu fermer devanttoi la barrière des airs, comment l’eusses-tu souffert ?Épargne-moi, je t’en conjure ; modère et ralentisl’impétuosité de ton souffle ; qu’à ce prix le petit-filsd’Hippotas ne te commande rien qui t’attriste ! Vainedemande ! Mes prières n’obtiennent même de lui que desmurmures, et les eaux, toujours battues, ne sont nulle partapaisées. Oh ! que Dédale ne peut-il me donner maintenant sesailes audacieuses, quoique le rivage d’Icare soit près de ceslieux ! Je braverai tous les périls, pourvu seulement que jepuisse élever dans les airs ce corps qui fut souvent balancé,suspendu sur les flots. Mais, tandis que les vents, que la mer, quetout s’oppose à mes désirs, mon esprit se retrace les premierstemps de nos furtives amours.

    Lorsque commençait la nuit (ce souvenir m’estbien doux), ton amant quittait le foyer paternel. Bientôt, déposantmes vêtements, et toute crainte avec eux, j’agitais lentement mesbras dans l’humide élément. La lune semblait prêter à ma marche satremblante clarté, et se faire la compagne officieuse de mesvoyages. Levant mes yeux vers elle :

    « Favorise-moi, lui disais-je, déesse auxblanches lueurs, et rappelle-toi les rochers de Latmos. Tu n’aspas, grâce à Endymion, un cœur insensible. Tourne, je t’en conjure,tes regards vers un amant discret. Déesse, tu descendis du cielpour visiter un mortel ; si le langage de la vérité m’estpermis, celle que je poursuis est elle-même une déesse. Sans parlerde ses vertus, dignes d’une âme céleste, tant de grâcesn’appartiennent véritablement qu’aux déesses. Nulle, hormis Vénuset toi, ne la surpasse en beauté ; n’en crois pas mesdiscours, et contemple-la toi-même. Autant les purs rayons dontbrille ton disque argenté font céder à tes feux tous les astresensemble, autant par sa beauté elle efface les plus belles. Si tuen doutes, tu n’as, déesse du Cynthe, que d’aveuglesclartés. »

    Après ces paroles ou d’autres qui endifféraient peu, je me glissais, pendant la nuit, sur les eaux quis’ouvraient devant moi. L’onde rayonnait de l’image réfléchie de lalune, et l’éclat de la nuit silencieuse la faisait ressembler aujour. Nul autre son, nul autre bruit ne frappait mes oreilles, quecelui de l’eau séparée par mon corps. Les seuls alcyons, fidèles ausouvenir de Céyx tant aimé, me semblaient murmurer je ne saisquelle douce plainte. Déjà la fatigue a gagné mes bras et mesépaules ; un vigoureux effort m’élève à la surface de l’eau.Dès que j’eus aperçu de loin le fanal :

    « Là où brillent ces feux sont aussi lesmiens, m’écriai-je, et ce rivage possède la lumière de mavie. »

    Soudain mes bras fatigués recouvrent leursforces, et l’onde me paraît plus molle qu’auparavant. Je ne senspoint les glaces du froid abîme, grâce à l’amour qui embrase monardente poitrine. Plus j’avance, plus le rivage est proche, moinsest grand l’espace qui m’en sépare encore, et plus je me hâte de lefranchir. Mais, quand je puis enfin être aperçu de toi, ta présenceajoute aussitôt à mon courage et me fait trouver de l’énergie.Alors aussi je m’efforce en nageant de plaire à ma maîtresse, et,je montre à tes yeux la vigueur de mes bras. Ta nourrice peut àpeine t’empêcher de descendre vers la mer ; car je l’ai vue,tu ne m’en imposais pas. Elle ne peut faire cependant, quoiqu’elleretienne tes pas, que le premier flot ne vienne mouiller ton pied.Tu me reçois dans tes bras ; nous échangeons de voluptueuxbaisers, baisers, j’en atteste les dieux, dignes qu’on aille leschercher par delà les mers. Tu couvres mes épaules du manteau quetu as détaché des tiennes, et tu sèches ma chevelure que l’eau dela mer a trempée.

    Le reste est un mystère que connaissent avecnous la nuit, la tour, et le flambeau qui me guide dans ma route àtravers les ondes. Il n’est pas plus possible de compter les joiesde cette nuit, que les algues de la mer Hellespontique. Plus étaitborné le temps accordé à nos secrets ébats, plus nous avons prissoin qu’il ne fût pas perdu. Déjà l’épouse de Tithon allait chasserla nuit devant elle ; déjà s’était levé Lucifer, avant-coureurde l’Aurore. Nous précipitons à l’envi et nous entassons desbaisers hâtifs, et nous nous plaignons de la courte durée desnuits. Après ces délais, au triste avertissement de ta nourrice, jequitte la tour, me dirigeant vers le froid rivage. Je m’éloigne enpleurant, et je regagne la mer de la vierge, les regards attachéssur ma maîtresse, aussi longtemps qu’ils peuvent l’apercevoir.

    La vérité mérite quelque confiance : si,lorsque je vais vers toi, je suis un nageur, il me semble, quand jereviens, que je suis un naufragé. Si tu m’en crois encore, laroute, à mon départ, me paraît facile ; elle oppose à monretour comme une montagne d’eau stagnante. C’est à regret, quipourra le croire ? que je revois ma patrie. Oui, c’est àregret que je vis maintenant dans ma ville. Hélas ! pourquoi,puisque nos cœurs nous unissent, les ondes nousséparent-elles ? nous n’avons tous deux qu’une âme, pourquoin’avons-nous pas qu’une patrie ? Ou que ta Sestos m’adopte outoi mon Abydos. Ton pays me plaît autant qu’à toi le mien. Pourquoisuis-je en proie à l’agitation, toutes les fois que la mer estagitée ? Pourquoi le vent, cet obstacle si léger, peut-il endevenir un pour moi ?

    Déjà les dauphins, à la forme arrondie,n’ignorent plus nos amours, et je crois n’être pas inconnu auxhôtes de la mer. Déjà le sentier que je me creuse dans les ondesaccoutumées offre une trace aussi battue que l’ornière foulée pardes roues sans nombre. Je me plaignais autrefois de n’avoir pasd’autre chemin à suivre ; et je me plains aujourd’hui que lesvents m’enlèvent jusqu’à cette ressource. Le choc furieux des flotsblanchit la mer de la fille d’Athamas, et les vaisseaux sont àpeine en sûreté dans le port où ils séjournent. Cette mer quandelle prit son nom de la vierge qui y fut engloutie, offrait sansdoute un pareil spectacle. La catastrophe d’Hellé a valu à cesondes une triste célébrité : c’est assez ; qu’ellesm’épargnent ; elles doivent déjà leur nom à un crime.

    Je porte envie à Phryxus qui se vit, à l’abrides dangers, porté sur une mer périlleuse par le bélier à la toisond’or. Je ne réclame point cependant le secours d’un animal ou d’unvaisseau, pourvu qu’on m’accorde des eaux que je puisse sillonner.Tout art m’est superflu ; qu’on me laisse seulement la facultéde nager, je serai passager, navire et pilote à la fois. Je ne meguide pas sur Hélicé ou sur l’Arcture, constellation qui sert auxTyriens ; mon amour se soucie peu des astres que peuvent voirtous les yeux. Qu’un autre considère Andromède et sa couronneresplendissante, et l’Ourse de Parrhasie, qui brille dans un pôleglacé. Les beautés qu’aimèrent Persée, Jupiter, Bacchus, je ne lesveux point pour guides dans ma route incertaine. Il est un autreflambeau, bien plus sûr pour moi, que ces astres ; mon amour,en se guidant à sa clarté, ne saurait rester dans les ténèbres. Jepuis, en y fixant mes yeux, aller à Colchos, aux extrémités duroyaume de Pont, et jusqu’aux lieux où parvint le vaisseauthessalien ; je pourrais même surpasser à la nage le jeunePalémon, et celui dont une plante merveilleuse fit soudain undieu.

    Souvent, à force de se mouvoir, mes brasviennent à languir ; fatigués, ils se traînent à peine dansl’immensité des eaux. Si je leur dis : « Le prix de votrepeine est beau ; bientôt je vous livrerai, pour appui, le coude ma maîtresse ! » ils retrouvent aussitôt des forces,et tendent vers la récompense qui leur est promise, comme un promptcoursier de l’Élide qui a franchi la barrière. Fidèle à l’amour quibrûle en moi, c’est toi que je poursuis, jeune fille digne duciel ; oui, digne du ciel : mais reste encore sur laterre ou dis quel chemin peut me conduire jusqu’au séjour desdieux.

    Tu es près d’ici, et un malheureux amant jouitrarement de ta présence ; le trouble des flots se communique àson âme. À quoi me sert de n’être pas séparé de toi par une merétendue ? Un si court trajet en est-il moins un obstacle pourmoi ? Je ne sais si je n’aimerais pas mieux, relégué loin dumonde entier, savoir à une immense distance et ma maîtresse et monespoir avec elle. Plus tu es proche maintenant, plus est procheaussi la flamme qui me brûle ; je n’ai pas toujours laréalité, l’espérance me reste toujours. Je touche presque de lamain ce que j’aime, tant j’en suis voisin ! mais c’est ce motpresque qui fait souvent couler mes larmes. N’est-ce pas vouloirsaisir des fruits qui vous échappent sans cesse, et poursuivre deses lèvres l’espoir d’une onde fugitive ? Je ne te posséderaidonc jamais, que les eaux n’y consentent ; et toute tempêteviendra me ravir mon bonheur ? Rien n’étant moins constant quele vent et les flots, mon espoir devra donc toujours dépendre etdes flots et des vents ? Cependant l’orage dure encore. Quesera-ce, lorsque les Pléiades et le Bouvier et la Chèvre d’Olénus,conjurés contre moi, auront bouleversé les mers ? Ou je nesais pas de quoi est capable un amour téméraire ou il meprécipitera en aveugle dans les ondes.

    Et ne crois pas que je m’engage ainsi pour untemps encore éloigné ; je ne tarderai pas à te donner un gagede ma promesse. Que la mer garde son courroux quelques nuitsencore, et je tenterai d’en traverser les eaux menaçantes. Alors,ou je vivrai après le succès de mon heureuse audace ou la mortterminera les inquiétudes de mon amour. Puissé-je du moins êtrepoussé près des lieux où tu vis ! Puissent mes membresnaufragés aborder à ce port ! Car tu pleureras, tu daignerastoucher mon corps, et dire : « C’est moi qui ai causé samort. » Ce présage de mon trépas t’attriste sans doute, et cetendroit de ma lettre à blessé ton cœur.

    Je finis, épargne-toi la plainte ; mais,pour que la mer mette un terme à son courroux, unis, de grâce, unistes vœux aux miens. Il me suffit d’un peu de calme, pour metransporter près de toi ; lorsque j’aurai touché ton rivage,que la tempête continue. Là est le port qu’il faut à monnavire ; nulle anse ne convient mieux à ma poupe. Que Boréem’y emprisonne, il me sera doux d’y séjourner. Alors je deviendrainageur paresseux, alors je deviendrai prudent. Je n’adresseraiaucune plainte aux flots qui y restent sourds ; je n’accuseraipas la mer d’être impraticable pour qui la veut traverser à lanage. Que les vents et l’amour avec eux me retiennent dans tesbras, et que j’y trouve un double obstacle à mon départ.

    Quand le permettra la tempête, je ferai usagedes rames de mon corps ; seulement, tiens le fanal toujours envue. Qu’à ma place, jusque-là, cette lettre passe avec toi lanuit : ce que je désire, c’est de n’être pas un moment sans la suivre.

     

    ÉPÎTRE XIX HÉRO À LÉANDRE

     

     

    Le salut que tu m’as envoyé en paroles, que jepuisse, Léandre, le recevoir en réalité ; viens. Tout retardme paraît bien long, qui diffère mon bonheur. Pardonne à mon aveu,j’aime avec violence. Un même feu nous embrase ; mes forcestoutefois n’égalent bas les tiennes : les hommes sont doués,je le vois, d’une plus grande fermeté d’âme. Les jeunes filles ontl’esprit aussi faible que le corps. Je succomberai, si tu prolongesmon attente quelque temps encore. Pour vous, vous trouvez, soitdans la chasse, soit dans la culture de terres fertiles, despasse-temps agréables et variés.

    Ce sont ou les affaires publiques qui vousretiennent, ou les prix disputés par de souples lutteurs ; oubien vous dressez un coursier docile au frein. Tantôt vous prenezl’oiseau au lacet, et le poisson à l’hameçon ; et vous noyezles heures du soir dans un vin généreux.

    Privée de ces distractions, le feu qui meconsume fût-il moins vif, il ne me reste plus qu’à aimer. Je faisce qui me reste, et j’ai pour toi, ô mon unique volupté, plusd’amour même que tu ne pourrais m’en rendre. Ou je m’entretiens detoi tout bas avec ma chère nourrice, et m’étonne du motif quidiffère ton départ ; ou, promenant mes regards sur la mer, jegourmande, presque dans les mêmes termes que toi, les flotsqu’agite un vent odieux. Ou bien, quand l’onde courroucée a un peuralenti sa fureur, je me plains que, pouvant venir, tu ne le veuxcependant point. Et pendant que je profère ces plaintes, les yeuxde ton amante se mouillent de larmes, qu’essuie le doigt tremblantde ma vieille confidente. Souvent je regarde si tes pas sontmarqués sur le rivage, comme si le sable conservait les traces quis’y imprimèrent. Pour m’enquérir de toi ou pour t’écrire, jedemande s’il est venu quelqu’un d’Abydos ou si quelqu’un s’y rend.Te dirai-je combien de baisers je donne aux vêtements que tuquittes, quand tu te prépares à traverser les ondes deHellespont ?

    Dès que la lumière a disparu, et que le retourdésiré de la nuit a montré dans leur éclat les astres qui succèdentau jour, je me hâte de placer au sommet de la tour le vigilantfanal, dont la clarté doit guider ta route accoutumée. Déroulantalors la trame du fuseau mobile, nous charmons, par ces occupationsde femme, les ennuis de l’attente. Veux-tu savoir le sujet de mesentretiens pendant un temps aussi long ? Je n’ai à la boucheque le nom de Léandre.

    « Penses-tu donc, nourrice, que monbonheur ait déjà quitté la maison, ou bien y veille-t-on encore, etcraint-il ses parents ? Penses-tu qu’il dépouille déjà sesvêtements, que les dons onctueux de Pallas aient déjà coulé sur sesmembres ? »

    Celle-ci fait presque un signeaffirmatif ; non qu’elle se soucie de mes baisers ; maisc’est que le sommeil surprend et fait hocher sa tête vieillie.Après quelques instants de silence :

    « Il s’avance certainement déjà, luidis-je, et ses bras s’agitent lentement dans les ondes qu’ilsdivisent. »

    Puis, quand j’ai fait quelques points sur matoile que j’ai reprise, je demande si tu peux être au milieu de tonvoyage. Tantôt je regarde au loin ; tantôt, d’une voix timide,je prie les dieux de t’accorder un vent qui rende ton trajetfacile. Quelquefois je prête aux voix lointaines une oreilleavide ; et le moindre bruit de pas qui approchent, je croisque c’est celui des tiens.

    Après avoir passé dans ces illusions la plusgrande partie de la nuit, le sommeil vient furtivement fermer mespaupières fatiguées. C’est peut-être à regret, cruel, mais c’estcependant avec moi que tu dors, et tu viens à mes côtés sans yvouloir venir. Il me semble en effet te voir nager près de moi, etsentir tes bras humides s’appuyer sur mes épaules. Puis, je tedonne, comme d’habitude, des vêtements pour sécher tes membres, etje réchauffe ta poitrine sur mon sein qui la presse. Je passe biend’autres plaisirs que doit taire une bouche modeste, qu’on se plaîtà goûter et qu’on rougit de redire. Hélas ! cette félicité estaussi courte que trompeuse, car tu disparais toujours en même tempsque le sommeil.

    Oh ! amants pleins de désirs,unissons-nous par des liens plus solides, et que le charme de lafidélité ne manque pas à nos joies. Pourquoi ai-je passé dans leveuvage tant de froides nuits ? Pourquoi, tardif nageur, es-tusi souvent loin de moi ? La mer, j’en conviens, ne veut pas ence moment qu’on la passe à la nage ; mais, la nuit dernière,le vent était plus doux. Pourquoi n’en as-tu pas profité ?Pourquoi craindre ce qui ne devait pas arriver ? Pourquoias-tu laissé se dérober le chemin si sûr que t’offraient les flotsmobiles ? Dût la fortune te rendre bientôt une occasionsemblable, celle-là était la meilleure, parce qu’elle était lapremière. Mais l’aspect orageux de la mer avait subitement changé.Souvent, quand tu te hâtes, tu viens en moins de temps. Surpris icipar l’orage, tu n’aurais, je pense, aucun sujet de plainte ;dans mes bras, nulle tempête ne pourrait t’atteindre. Alorscertainement j’entendrais, sans en être émue, les vents mugir, etje n’appellerais jamais de mes vœux le calme des eaux.

    Qu’est-il donc arrivé, pour que tu sois plusen garde contre les ondes, et pour que tu redoutes maintenant cettemer qu’autrefois tu bravais ? Car je me souviens du temps oùtu venais, quand elle était furieuse et menaçante, autant oupresque autant qu’elle l’est aujourd’hui. Je te criaisalors :

    « Oui, sois téméraire, sans que toncourage coûte des larmes à une malheureuse amante. »

    D’où te vient cette crainte nouvelle ?Qu’est devenue ton audace ? Où est ce nageur intrépide quiaffrontait les flots ? Mais non, sois plutôt ce que tu es quece que tu fus alors, et traverse sans danger une mer paisible.Seulement, reste le même ; que je sois aimée ainsi que tu mel’écris, et que cette flamme ne devienne pas une froide cendre. Jecrains moins les vents qui retardent mon bonheur, que de voir tonamour, semblable au vent, changer comme lui, que de savoir monempire détruit, tes dangers estimés plus grands que le prix que tuen reçois, et ton amante regardée comme une récompense indigne detes fatigues.

    J’appréhende quelquefois que ma patrie ne mefasse tort, et d’être, comme une fille de la Thrace, jugée indigned’un époux d’Abydos. Cependant, je puis tout supporter pluspatiemment que l’idée qu’une rivale te captive et te retient, qued’autres bras que les miens entourent ton cou, et qu’un nouvelamour a mis fin au nôtre. Ah ! plutôt la mort que cetteindigne blessure ; et que mes destinées s’accomplissent avantton forfait. Ce n’est pas, si je parle ainsi, que tu m’aies, parquelque indice, fait pressentir cette cause de chagrin ni que desbruits récents aient éveillé mon inquiétude. Mais je crainstout : qui donc sut, dans l’amour, goûter la sécurité ?Le lieu où tu vis rend l’absence plus dangereuse aux amants.Heureuses les femmes que leur présence oblige à connaître lescrimes réels, et empêche d’en redouter de chimériques ! Pourmoi, un vain outrage peut m’émouvoir, autant que me tromper unvéritable : l’une ou l’autre erreur me fait une aussi cruelleblessure. Oh ! puisses-tu venir ! Ou bien que ce soit levent, ou ton père, mais point une femme, qui cause ce retard !Si j’apprends que c’en est une, crois moi, je mourrai de douleur.Tu n’as qu’à être coupable, si tu veux mon trépas.

    Mais non, tu ne le seras pas, et de vainesterreurs m’agitent. C’est la tempête envieuse qui s’oppose à ce quetu viennes. Malheureuse ! avec quel bruit les vagues battentle rivage ! Quels nuages épais cachent et dérobent leciel ! Peut-être est-ce la tendre mère d’Hellé qui vientverser sur sa fille engloutie le torrent de ses pleurs ; oubien, une marâtre, changée en déesse des ondes, soulève-t-ellecette mer qui porte le nom de sa belle-fille, odieux pourelle ? Ces flots, je le vois, ne favorisent plus les jeunesfilles. Ils ont englouti Hellé ; ils font aujourd’hui montourment. Cependant, au souvenir de tes feux, Neptune, tu nedevrais permettre aux vents de contrarier aucun amour, si l’on necite pas à tort parmi tes conquêtes, et Amymone, et Tyro, si vantéepour ses charmes, et la brillante Alcyone, et Circé, et la filled’Alymone, et Méduse, avant que des serpents se mêlassent à sachevelure, et la blonde Laodicée, et Céléno, admise au ciel, etd’autres dont je me souviens d’avoir lu les noms. Elles furent, ôNeptune ! et en plus grand nombre encore, chantées par lespoètes, pour avoir pressé leur tendre sein contre ton sein.Pourquoi donc, après avoir éprouvé tant de fois le pouvoir del’amour, nous fermer par des tempêtes la routeaccoutumée ?

    Épargne-nous, dieu terrible, et livre tescombats sur une vaste mer. Le liquide espace qui sépare ces deuxterres est étroit. Il convient à ta grandeur d’attaquer de grandsvaisseaux ou de sévir contre des flottes entières. Il est honteuxpour le dieu des mers d’effrayer un jeune amant qui nage ; ceseaux sont moins célèbres que celles du moindre étang. Il est à lavérité d’une noble et illustre origine ; mais il ne descendpas d’Ulysse, qui te fut suspect.

    Conserve, dans ta clémence, deux existences àla fois : c’est lui qui nage ; mais mon espoir est, avecle corps de Léandre, suspendu sur les ondes.

    Il a pétillé le flambeau qui éclaire ce quej’écris ; il a pétillé ; et ce signe est d’un favorableaugure. Voilà que ma nourrice verse un vin pur sur une flammepropice :

    « Demain, dit-elle, nous serons un deplus. »

    Et elle a bu. Fais que nous soyons un de plus,en glissant sur les ondes enfin soumises, ô toi ! qui remplismon cœur tout entier ! Rentre au camp, déserteur des drapeauxde l’Amour avec qui tu sers. Pourquoi mon corps occupe-t-il lemilieu de ma couche ? Tu n’as rien à redouter ; Vénuselle-même favorisera ton audace ; et, fille de la mer, ellet’en aplanira les routes. J’ai voulu souvent m’élancer moi-même ausein des ondes ; mais ce détroit est plus sûr pour les hommes.Car, lorsqu’il porta Phryxus et la sœur de Phryxus, pourquoi lafemme a-t-elle donné seule son nom à la vaste étendue de ceseaux ?

    Peut-être crains-tu de voir le temps temanquer pour le retour, ou de ne pouvoir supporter le poids d’unedouble fatigue. Eh bien ! partis des deux rivages,réunissons-nous au milieu de cette mer ; donnons-nous,au-dessus des ondes, de mutuels baisers, et retournons ensuitechacun vers notre ville. Ce sera peu, mais plus que rien. Que nepuis-je oublier, ou la pudeur qui condamne au secret notre amour,ou un amour qui craint d’être connu ! Maintenant deuxsentiments incompatibles, la passion et la décence, se combattenten moi. Je ne sais lequel suivre ; l’un est convenable, etl’autre plein d’attraits. Dès que Jason de Pagase fut entré àColchos, il reçut sur son vaisseau rapide la fille du Phase, etl’enleva ; dès que l’adultère du mont Ida eut abordé àLacédémone, il s’enfuit aussitôt avec sa proie ; et toi,l’objet que tu aimes, tu le quittes aussi souvent que tu le vienschercher ; et quand il n’y a sur la mer que des dangers pourles navires, toi, tu la traverses à la nage.

    Cependant, ô jeune vainqueur des flotsorageux ! brave les mers sans cesser de les craindre. Lesondes engloutissent les vaisseaux que l’art a construits ;penses-tu donc que tes bras soient plus puissants que desrames ? Ce que tu désires, Léandre, les matelots même leredoutent ; ils craignent de nager ; c’est, quand levaisseau est brisé, la ressource qui reste. Malheureuse ! jevoudrais ne pas persuader quand j’exhorte. Que ton courage, je t’enprie, dédaigne mes conseils. Arrive toutefois au terme de tacourse, et passe autour de mes épaules tes bras fatigués à battreles ondes. Mais je sens, chaque fois que je regarde la plaineazurée, je ne sais quel froid pénétrer mon cœur épouvanté.

    Je ne suis pas moins troublée par le songe dela nuit d’hier, quoique j’en aie conjuré l’effet par messacrifices. Car, aux approches de l’aurore, lorsque déjà ma lampeétait mourante, à l’heure où apparaissent d’ordinaire les songesvéritables, le fuseau tomba de mes doigts languissants de sommeil,et j’appuyai ma tête sur mon coussin. Alors, il me sembla voirréellement, sur les ondes soulevées par le vent, un dauphin quinageait. Lorsque le flot fut jeté sur le sable du rivage, l’onde etla vie l’abandonnèrent, hélas ! en même temps. Quel que soitce présage, je crains ; et toi, ne ris pas de messonges ; ne te confie qu’à une mer calme. Si tu n’épargnespoint tes jours, épargne au moins ceux d’une jeune fille qui t’estchère, et qui ne vivra jamais que si tu vis. Cependant les ondesapaisées donnent l’espoir d’une trêve prochaine ; alors ouvreà ta poitrine une route facile et sûre. En attendant, et puisque tune peux encore traverser la mer, qu’une lettre vienne calmer lesangoisses de l’attente.

     

    ÉPÎTRE XX ACONCE À CYDIPPE

     

     

    Bannis la crainte : ici, tu n’as point deserment nouveau à faire à un amant ; c’est assez de t’être unefois promise à moi. Lis tout ; puisse ainsi ton corps êtredélivré de sa langueur ! Je souffre moi-même de ta moindresouffrance. Pourquoi la honte que tu éprouves avant cettelecture ? Car je soupçonne que, comme dans le temple de Diane,ton front pudique a rougi. C’est un hymen, c’est la foi jurée, cen’est pas un crime que je réclame : c’est en époux légitime etnon point en adultère que j’aime. Tu dois te rappeler les parolesqu’un fruit détaché d’un arbre, et lancé par moi, porta jusque danstes chastes mains ; tu y trouveras que tu as promis ce que jedésire, si tu n’as pas oublié cette promesse avec les mots que tuas lus. Je l’ai craint, en voyant le courroux de la déesse tombersur toi : c’était à toi, jeune fille, plutôt qu’à la déessequ’il convenait de s’en souvenir. Je ressens maintenant la mêmecrainte, mais elle a pris plus de force et d’empire, et ma flammes’est accrue par les délais. Cet amour qui ne fut jamais médiocre,le temps et l’espoir que tu m’avais permis n’ont fait quel’augmenter. Tu m’avais donné l’espérance. Mon ardent amour a cru àtes serments. Tu ne peux nier ce fait qui a pour témoin une déesse.Présente et attentive à ce serment, elle remarqua tes paroles, etsembla, par un signe de tête, approuver ce que tu disais.

    Tu diras que je t’ai abusée par unartifice ; j’y consens, pourvu que cette fraude soit attribuéeà l’amour. Quel était le but de ma ruse, sinon de m’unir à toiseule ? Ce dont tu te plains doit être mon excuse à tes yeux.Ni la nature ni l’expérience ne m’ont donné tant d’artifice ;c’est toi, jeune fille, c’est toi, crois-le, qui m’inspiras cettefinesse. C’est par une adroite combinaison de mots, si toutefois ily a de l’art dans ce que j’ai fait, que l’ingénieux amour t’a liéeà moi. J’ai écrit sous sa dictée les paroles de nos fiançailles, etl’amour, habile jurisconsulte, m’a rendu fourbe. Donne à cet actele nom de fraude et appelle-moi trompeur ; si cependant c’esttromper que de vouloir obtenir ce qu’on aime. Voilà que j’écris denouveau, que j’envoie de suppliantes paroles ; c’est encore dela fraude, et tu as sujet de te plaindre. Si je déplais parce quej’aime, je l’avoue, je ne cesserai de déplaire ; je tepoursuivrai de mon amour, quelque précaution que tu prennes ;je te poursuivrai sans fin.

    D’autres ont enlevé, le glaive à la main, lesjeunes filles qui leur plaisaient ; et une lettre écrite avecprudence sera pour moi un crime ? Fassent les dieux que jepuisse multiplier les nœuds qui t’enchaînent, afin que ta foi nesoit libre d’aucun côté ! Mille ruses me restent encore :je suis au pied de la colline ; mon ardeur essaiera de tousles moyens. Qu’il soit douteux pour toi que tu puisses êtreséduite ! Tu le seras certainement ; le succès dépend desdieux, mais tu ne seras pas moins séduite. Pour avoir échappé à unpiège, tu ne les éviteras pas tous : l’amour t’en a tendu plusque tu ne crois.

    Si l’artifice ne réussit pas, j’aurai recoursaux armes ; tu te verras enlevée, emportée sur ce sein avidede tes charmes. Je suis loin de blâmer la conduite de Pâris nicelle de quiconque fut homme pour devenir époux. Et moiaussi… ; mais je me tais. Que la mort soit le châtiment decette audace ! Il sera moindre à mes yeux que le regret de net’avoir point possédée. Sois moins belle, on te convoiteramodérément ; c’est ta beauté qui m’oblige à être audacieux.C’est toi qui m’y contrains ; ce sont tes yeux, devantlesquels pâlit le feu des étoiles, et qui allumèrent maflamme ; ce sont et ta blonde chevelure, et l’ivoire de toncou, et ces mains dont je voudrais que le mien fût entouré, et tonchaste maintien, et ces traits pudiques sans embarras, et ces piedstels que Thétis en a sans doute à peine de semblables. Si jepouvais louer le reste, je serais trop heureux ; je ne doutepas que l’ouvrage ne soit partout un chef-d’œuvre. Il n’est passurprenant que tant de charmes m’aient porté à vouloir un gage deta bouche.

    Enfin, pourvu que tu sois forcée d’avouer quetu as été prise, je veux bien que la jeune fille l’ait été dans mespièges. J’en supporterai l’odieux : qu’on me donne le prix dûà ma résignation ! Pourquoi un tel attentat resterait-il sansrécompense ? Télamon obtint Hésione ; Achille, Briséis.Chacune d’elles ne suivit-elle pas le vainqueur comme unépoux ? Accuse-moi sans mesure, sois irritée contre moi, j’yconsens, pourvu que je puisse jouir de toi, même irritée. Moi, quil’aurai excitée, j’apaiserai ta colère : que, pour la calmer,quelques instants seulement me soient accordés ! Qu’il me soitpermis de paraître en larmes devant tes yeux, qu’il me soit permisde joindre à ces pleurs d’humbles paroles, et, à l’exemple desesclaves qui redoutent le fouet cruel, de tendre vers tes genouxdes mains suppliantes ! Tu ignores tes droits :cite-moi ; pourquoi m’accuser absent ? De ton droit demaîtresse, ordonne-moi de comparaître. Libre en ta volonté, arrachealors ma chevelure ; que mon visage devienne livide sous tesdoigts ; je souffrirai tout : seulement peut-êtrecraindrai-je que ta main ne se blesse sur mon corps.

    Mais ne me retiens ni avec des liens ni avecdes chaînes ; l’amour qui m’unit à toi sera une garde sûre.Quand ta colère se sera pleinement assouvie, et autant qu’ellel’aura voulu, tu te diras : « Que d’amour et derésignation ! » Tu te diras, après m’avoir vu toutsupporter : « Celui qui sert aussi bien doit servir sousma loi. » Maintenant, infortuné ! je suis, quoiqueabsent, déclaré coupable, et je perds, parce que nul ne la défend,la meilleure des causes.

    Le serment qu’Amour m’ordonna d’écrire est unoutrage de ma main ; tu n’as sujet de te plaindre que de moiseul. Délie n’a pas mérité d’être trompée avec moi : si tu neveux pas acquitter ta promesse à mon égard, acquitte-la envers ladéesse. Elle était là, elle t’a vue, quand tu as rougi de taméprise, et son oreille a gardé le souvenir de tes paroles. Puissemon présage ne pas se réaliser ! Il n’est rien de plus violentque sa colère, lorsque, loin de toi ce malheur ! elle voit sadivinité outragée. Témoin le sanglier de Calydon ; car il setrouva, nous le savons, une mère qui fut plus que lui cruelleenvers son fils ; témoin Actéon, regardé jadis comme une bêteféroce par ceux-là même avec qui il avait auparavant donné la mortà des bêtes féroces ; témoin cette mère superbe, dont lecorps, transformé en rocher, s’élève aujourd’hui, tristespectacle ! du sein de la terre de Mygdonie.

    Hélas ! Cydippe, je crains de te dire lavérité, et de paraître ne te donner que dans mon intérêt un conseiltrompeur. Il faut pourtant la dire : c’est là, crois-moi, lacause de la maladie qui te frappe souvent, au moment même decontracter ton hymen. La déesse veille sur toi ; elle s’opposeà ce que tu sois parjure, et veut sauver ta vie et ta foi en mêmetemps. Ainsi, quand tu tentes de devenir perfide, elle prévient cecrime autant de fois que tu le veux commettre. Garde-toi d’attirercontre toi les flèches meurtrières de la redoutable vierge ;elle peut, si tu t’y prêtes, s’adoucir encore. Garde-toi, je t’enconjure, de laisser flétrir par la fièvre tes membresdélicats ; préserves-en cette beauté dont je dois jouir ;préserves-en ces traits formés pour embraser mon cœur, et le tendreincarnat qui relève la blancheur de ton teint. Si un ennemi medispute ta possession, qu’il devienne ce que j’ai coutume d’être,dès que je te sais souffrante. Ton hymen et tes maux me fontendurer d’égales tortures, et je ne pourrais dire ce que jedésirerais le moins.

    Je souffre cependant d’être pour toi une causede douleur ; et je pense que tu dois tes maux à mon artifice.Oh ! que le parjure de ma maîtresse retombe sur ma tête ;que mon supplice mette la sienne en sûreté ! Pour ne pasignorer ce que tu fais, je passe et repasse souvent, plein d’uneinquiétude que je dissimule, devant le seuil de ta porte. Jem’attache furtivement aux pas d’une suivante ou d’un serviteur, etje leur demande quel bien a fait le somme ou quel bien lanourriture ! Que je suis malheureux de ne pouvoir ni exécuterles ordres des médecins, ni caresser tes mains, ni m’asseoir sur tacouche ! Oui, combien je suis malheureux qu’un autrepeut-être, et celui-là même que je voudrais le moins y voir, soitprès de toi en mon absence ! C’est lui qui caresse tes mains,qui s’assied à ton chevet, lui que détestent les dieux et moi àl’égal des dieux. Tandis que son doigt interroge les battements deta veine, souvent, sous ce prétexte, il tient tes bras blancs,presse ton sein, et te donne peut-être des baisers, récompense bienau-dessus du service qu’il te rend.

    Qui t’a permis de couper avant moi une moissonqui m’appartient ? Qui t’a frayé un chemin à la haied’autrui ? Ce sein est à moi ; tu ravis, à ta honte, desbaisers qui me sont dus. Éloigne tes mains d’un corps qui me futpromis. Misérable, éloignes-en tes mains ; celle que tutouches est ma fiancée ; si tu persévères dans cetteprofanation, tu seras un adultère. Choisis un cœur libre, qu’unautre ne puisse revendiquer. Si tu ne le sais point, ce bien a unmaître. Ne me crois-tu pas ? Que la formule du pacte soitrécitée ; et, pour que tu ne dises pas qu’elle est fausse,fais-la-lui lire à elle-même. Renonce, c’est moi, c’est moi qui tele dis, à une couche étrangère. Que fais-tu ici ? Pars ;ce lit n’est pas libre ; car, si tu as reçu d’une autre boucheune parole, une promesse, ton droit n’est pas pour cela égal aumien. Elle me fut promise par elle-même ; elle te l’a été parson père, le premier après elle ; mais certainement elle estplus que son père pour elle-même. Son père a fait une promesse, etelle un serment à celui qui l’aime ; l’un a pris les hommes entémoignage, l’autre une déesse. Celui-ci craint d’être appeléimposteur ; celle-ci parjure. Ignores-tu maintenant de quelcôté est la crainte la plus sérieuse ? Enfin, pour pouvoircomparer les dangers qu’ils courent tous deux, considère ce quiarrive : elle est malade, et lui bien portant. Nous aussi,nous entrons en lutte, diversement animés ; nous n’avons niune même espérance ni une crainte semblable. Ta poursuite est sanspérils ; un refus m’est plus affreux que la mort ; et ceque tu aimeras peut-être, moi, je l’aime déjà. Si tu avais souci dela justice et de l’honneur, tu aurais dû toi-même céder à mesfeux.

    Si le cruel persiste à soutenir une causeinique, que sert, Cydippe, la lettre que je t’écris ? C’estlui qui te retient sur un lit de douleur, et te rend suspecte àDiane ; défends-lui, si tu es sage, les abords de tacouche ; il expose ainsi ces jours à de si cruelspérils ! Puisse celui qui te les suscite y succomber à taplace ! Si tu repousses et n’aimes pas celui que condamne ladéesse, tu seras aussitôt sauvée, et je le serai avec toi. Mets,jeune fille, un terme à tes alarmes ; tu jouiras d’une santédurable ; songe seulement à honorer la divinité témoin de tapromesse. Ce n’est pas un bœuf immolé qui réjouit les immortels,mais la foi qu’on acquitte, lors même qu’elle n’a pas de témoin.Quelques femmes souffrent, pour guérir, et le fer et le feu ;d’autres trouvent dans un suc amer un triste soulagement. Il n’estpas besoin de ces remèdes : évite seulement le parjure, etsauve-nous tous deux en même temps que ta foi jurée. L’ignorance tefera pardonner ta faute passée ; on dira que tu avais oubliél’engagement que tu avais lu. Tu as reçu des avertissements, tantôtde ma voix, tantôt de cet accident, qui se renouvelle autant defois que tu cherches à fausser ton serment. Mais quand tuéchapperais à ce danger, ne demanderas-tu pas à la déesse, le jourde l’enfantement, le secours de ses mains propices ? Elleentendra ta voix ; se rappelant alors ce qu’elle sait déjà,elle voudra connaître le père de ton enfant. Tu promettras unvœu ; elle sait que tes promesses sont vaines. Tujureras ; elle sait que tu peux tromper les dieux.

    Il ne s’agit pas de moi ; un soin plusimportant m’occupe : mon cœur est inquiet pour ta vie.Pourquoi tes parents, auxquels tu laisses ignorer ta faute,ont-ils, dans leur effroi, pleuré naguère sur l’incertitude de taconservation ? Et pourquoi l’ignoreraient-ils ? Tu peuxtout raconter à ta mère ; tu n’as rien fait, Cydippe, dont tudoives rougir. Fais-lui un récit détaillé ; dis comment je tevis pour la première fois, durant un sacrifice à la déessechasseresse ; comment soudain, à ta vue, mes yeux, si parhasard tu l’as remarqué, restèrent fixés sur toi ; comment,pendant cette avide contemplation (signe certain d’une passionviolente), mon manteau se détacha de mes épaules, et tomba ;comment, un instant après, une pomme en roulant alla, je ne saiscomment, porter à tes pieds des mots savamment perfides ;comment, après les avoir lus en la sainte présence de Diane, ta foifut liée sous la garantie d’une déesse. Et, pour qu’elle n’ignorepas la formule de cet engagement, répète aujourd’hui les parolesque tu lus jadis.

    « Épouse, je t’en conjure, dira-t-elle,l’amant qu’unit à toi une divinité favorable ; celui que tonserment a fait mon gendre, le doit être ; quel qu’il soit ilme plaira, puisqu’il a plu à Diane. »

    Telle sera ta mère, si toutefois elle estmère.

    Que si elle demande encore qui je suis, quelest mon rang, sache-le, elle trouvera que la déesse a servi vosintérêts. Il est une île, le séjour autrefois des Nymphes deCorycie ; la mer Égée l’entoure ; elle se nomme Céos.C’est ma patrie ; et, s’il te faut un nom illustre, on ne mereproche pas d’être issu de méprisables aïeux. J’ai des richesses,ma vie est sans tache, et ce qui vaut mieux encore, mon amourm’enchaîne à toi. Tu rechercherais un époux tel que moi,n’eusses-tu rien juré ; enchaînée par un serment, tu devraista main même à qui en serait moins digne que moi.

    Voilà ce que la chasseresse Phœbé m’a, ensonge, ordonné de t’écrire ; ce que, pendant la veille, m’aaussi ordonné de t’écrire l’Amour. Déjà les flèches de l’un m’ontblessé ; prends garde que les traits de l’aube ne te blessentà ton tour ; nos destinées sont unies : prends pitié detoi et de moi. Pourquoi hésites-tu à nous prêter un secours quinous sera commun à tous deux ? Si tu y consens, on verra,lorsque le signal sonore sera donné, lorsque le sang des victimesrougira Délos, on verra paraître l’image en or de cette pommefortunée, et deux vers expliqueront le motif de cetteoffrande :

    Aconce atteste, par l’emblème de cettepomme, que ce qui y fut écrit fut exécuté.

    Je crains qu’une trop longue lettre ne causequelque fatigue à ton corps affaibli, et je la termine par laformule accoutumée : Porte-toi bien.

     

    ÉPÎTRE XXI CYDIPPE À ACONCE

     

     

    J’ai lu des yeux ta lettre, dans la crainteque ma langue ne jurât, à son insu, par quelque divinité ; cartu aurais une seconde foi, profité de la surprise, si, comme tul’avoues, tu ne me croyais pas assez engagée par une premièrepromesse. Je ne devais pas te lire, mais, si j’avais été inflexibleenvers toi, peut-être le courroux de la cruelle déesse se fût-ilaccru. Malgré tout ce que je fais, malgré le culte pieux que jevoue à Diane, c’est toi cependant qu’elle favorise par-dessustout ; et, comme tu désires d’être cru, elle te venge avec lapersévérance du ressentiment. À peine accorda-t-elle une telleprotection à son cher Hippolyte.

    Mais il convenait mieux à une vierge deveiller sur les jours d’une vierge ; et je crains bien qu’ellene veuille les abréger. En effet, une langueur, dont les causes nesont pas apparentes, oppose à tous les remèdes et à tous lessecours une résistance opiniâtre. Quelle penses-tu que doive êtrela faiblesse d’une femme qui, pour tracer cette pénible réponse,peut à peine soutenir sur son coude ses membres décolorés ? Àcela se joint la crainte qu’une autre que ma nourrice, confidentede mes secrets, ne s’aperçoive de cet échange d’entretiens. Ellereste assise au dehors, et, pour que je puisse t’écrire en sûreté,à ceux qui demandent ce que je fais chez moi : « Elledort » répond-elle. Bientôt, lorsque le sommeil, excellentprétexte d’une longue solitude, commence, à force de délais, àdevenir un motif invraisemblable, lorsque enfin elle voit arriverceux qu’il serait trop dur de ne pas admettre, elle tousse pour medonner le signal dont nous sommes convenus. Je m’arrête, laissant àla hâte les mots inachevés, et je cache dans mon sein tremblant lalettre interrompue.

    Je reprends ensuite cette tâche fatigante pourmes doigts. Tu vois ainsi quels soins il me faut prendre. Je veuxmourir si tu en es digne, pour parler vrai ; mais je suismeilleure que je ne devrais, et que tu ne le mérites.

    C’est donc pour toi que j’ai porté tant defois, que je porte encore, incertaine de ma guérison, la peine detes stratagèmes ? Voilà donc ma récompense, après les élogesque tu donnes à ma beauté superbe ? T’avoir plu fait donc monmalheur ? Si, comme je l’eusse préféré, je t’avais paru laide,mon corps, objet de ton mépris, n’aurait aujourd’hui besoind’aucune assistance : je gémis maintenant, pour avoir étélouée ; maintenant votre rivalité fait mon tourment, et jesuis victime des avantages même que je possède. Tandis que turefuses de céder, et qu’il ne se croit pas le second, que tut’opposes à ses vœux, et qu’il fait obstacle aux tiens, je suis,moi, ballottée comme un vaisseau que lance en pleine mer le souffleimpétueux de Borée, et que ramènent le reflux et l’onde. Lorsquearrive ensuite le jour désiré par des parents chéris, mon corpsdevient la proie d’une fièvre ardente ; et, au moment decontracter ce cruel hymen, l’inflexible Proserpine vient heurter àma porte. Je rougis alors, et je crains, malgré mon innocence, deparaître avoir mérité le courroux des dieux. L’un prétend que monmalheur est l’effet du hasard ; un autre que cet époux nesaurait plaire aux immortels ; car ne crois pas que la rumeurpublique t’épargne : quelques-uns attribuent ce qui se passe àtes maléfices. Si la cause en est cachée, mes maux sontvisibles : vous vous livrez, sans espoir de paix, de terriblescombats, et c’est moi qui en souffre.

    Dis maintenant, cherche encore à m’abuser partes ruses : que fera ta haine, si ton amour est sicruel ? Si tu blesses ce que tu aimes, tu feras sagementd’aimer ton ennemi : pour me sauver, consens, je t’en supplie,à me perdre. Ou tu n’as déjà plus aucun souci de la jeune fille quetu espérais, puisque ta cruauté la laisse périr d’un mal affreuxqu’elle n’a pas mérité ou, si tu implores en vain pour moil’implacable déesse, pourquoi me vanter ton crédit ? Tu n’enas aucun. Choisis entre deux impostures. Si tu ne veux pas apaiserDiane, tu n’as pas d’amour pour moi ; si tu ne le peux pas,elle n’en a point pour toi. J’aurais préféré ou que Délos quis’élève du sein des ondes égéennes ne me fût jamais connue ouqu’elle ne me le fût point à cette époque. Alors, on ne lança quedifficilement à la mer le vaisseau qui me portait, et un sinistreaugure marqua l’heure de mon départ. De quel pied me suis-jeavancée ! De quel pied ai-je franchi le bord ! De quelpied ai-je touché le parquet peint du rapide vaisseau ! Deuxfois cependant un vent contraire repoussa les voiles… Ah ! jemens, insensée ! ce vent était favorable ; oui, il étaitfavorable, puisqu’il me ramenait sur mes pas, et prévenait ledanger d’un fatal voyage. Que n’a-t-il persévéré à souffler contreles voiles ! Mais c’est folie d’accuser l’inconstance desvents.

    Attirée par la réputation de cette île,j’avais hâte de visiter Délos ; et ma poupe paresseuse mesemblait ne pas avancer. Combien de fois n’ai-je pas reproché auxrames leur lenteur ! Combien de fois ne me suis-je pas plaintqu’on donnât aux vents peu de voiles ! Déjà cependant j’avaisfranchi Mycone, Ténos, Andros, et la blanche Délos était devant mesyeux. Du plus loin que je la vis :

    « Pourquoi me fuir, lui dis-je, îlerévérée ? Es-tu donc, comme jadis, errante sur une vastemer ? »

    J’avais touché la terre au moment où, vers ledéclin du jour, le soleil allait dételer ses coursiers vermeils. Lelendemain, à l’heure où il a coutume de les rappeler à l’orient, ontresse ma chevelure, par ordre de ma mère. Elle-même met à mesdoigts des pierreries, et de l’or dans mes cheveux ; elle-mêmecouvre d’un vêtement mes épaules. À peine sorties, nous saluons lesdivinités qui ont choisi cette île pour séjour, et nous leuroffrons l’encens et le vin. Tandis que ma mère fait rougir lesautels du sang des victimes, et en jette sur le brasier fumant lesentrailles solennelles, ma nourrice empressée me conduit dansd’autres temples, et nous errons, sans but arrêté, dans les lieuxconsacrés. Tantôt je me promène sous les portiques, tantôt j’admireles présents des rois et les statues qui s’élèvent en touslieux ; là, j’admire un autel construit d’innombrablescornes ; ici, l’arbre qui servit d’appui à la déesse, quandelle devint mère, et partout (car je ne me rappelle ni ne veuxrapporter tout ce que j’y ai vu) les merveilles que renfermeDélos.

    Pendant cet examen, j’étais peut-être, Aconce,l’objet du tien, et ma simplicité te parut se prêter à tesembûches. Je montai les degrés du temple élevé de Diane ;est-il un asile qui doit être plus sûr ? À mes pieds vientrouler une pomme avec ces vers… Hélas ! J’allais te faireencore le même serment. Ma nourrice la prend, et, dans sasurprise : « Lisez tout » dit-elle. J’ai lu, grandpoète, tes insidieuses paroles. Au nom d’hymen, prononcé par mabouche, confuse et honteuse, je sentis la rougeur couvrir monvisage, et je tins mes yeux comme fixement attachés sur mon sein,ces yeux qui avaient prêté leur ministère à tes projets. Cruel,pourquoi te réjouir ? Quelle gloire as-tu acquise ? Quelmérite y a-t-il à un homme de tromper une jeune fille ? Je nem’étais pas présentée à toi armée de la hache et du bouclier, telleque Penthésilée dans les champs d’Ilion ; aucun baudrierd’amazone, orné de ciselures et d’or, ne fut, comme celuid’Hippolyte, le butin de ta victoire. Faut-il que tu triomphesainsi, parce que tes paroles ont été pour moi un leurre, parcequ’une jeune fille sans expérience s’est laissé prendre à tesruses ? Une pomme fut un piège pour Cydippe, un piège pour lafille de Schœné : tu seras donc désormais un autreHippomène ?

    Mais, si tu étais sous la puissance de cetenfant que tu dis avoir je ne sais quel flambeau, il eût mieux valun’agir que selon les lois du bien, et ne pas détruire par la fraudetes espérances ; il fallait m’obtenir par des prières et nonpar surprise. Pourquoi, lorsque tu désirais ma main, ne pensais-tupas devoir déclarer ce qui pouvait me faire désirer latienne ? Pourquoi voulais-tu plutôt me contraindre que mepersuader, si je pouvais me rendre à une proposition d’hymen ?Que te sert maintenant que j’aie juré par la formule d’un serment,et que ma langue ait pris à témoin une déesse quim’entendait ? C’est l’âme qui jure, et je n’ai rien juré deconcert avec elle. Elle seule peut donner de la force à un serment.C’est la réflexion, c’est un sentiment raisonné qui jure ; onn’est véritablement lié que par sa volonté libre. Si j’ai voulu tepromettre ma main, exige l’exécution de cette promesse d’hymen etles droits qui te sont dus : mais, si je n’ai rien donné,hormis une parole sans la participation du cœur, tu invoques envain des mots sans valeur. Je n’ai pas fait de serment ; j’ailu les paroles d’un serment. Ce n’est pas de cette manière que tudevais devenir l’époux de mon choix. Trompe ainsi d’autresfemmes ; qu’une lettre succède à la pomme. Si ce moyen teréussit, ravis les immenses trésors du riche ; fais que lesrois te promettent par serment le don de leurs royaumes ; etdeviens le possesseur de tout ce qui te plaît dans l’univers. Tues, crois-moi, beaucoup plus puissant que Diane elle-même, si ceque tu écris possède un si merveilleux pouvoir.

    Cependant, après t’avoir ainsi parlé, aprèsavoir fermement refusé d’être à toi, après avoir bien plaidé contrela promesse que j’ai faite, je redoute, je l’avoue, le ressentimentde la cruelle fille de Latone, et je la soupçonne de causer le malque j’éprouve. Pourquoi, en effet, chaque fois que se prépare lasolennité du mariage, les membres de la fiancée tombent-ils delangueur ? Trois fois déjà l’Hyménée, qui venait aux autelsélevés pour lui, a fui loin d’eux, et s’est éloigné du seuil de lachambre nuptiale. À peine les flambeaux, autant de fois arrosésd’huile, se sont ranimés sous sa main paresseuse ; à peine ilen a agité la lumière, que je la vois s’éteindre. Souvent sescheveux ornés d’une couronne distillent les parfums, et il traîneun manteau tout éclatant de pourpre : mais, lorsqu’il a touchéle seuil, il voit des larmes, l’appréhension de la mort, et tout unappareil étranger à son culte ; lui-même alors il jette auloin les couronnes détachées de son front, et essuie avec colèreles onctueux parfums qui faisaient briller sa chevelure. Il esthonteux de la joie qu’il apportait au milieu d’une foule attristée,et la rougeur de son manteau passe sur son visage. Mes membressont, hélas ! embrasés des feux de la fièvre, et les tissusqui me couvrent m’écrasent de leur poids ; je vois se penchersur moi mes parents éplorés, et la torche de la mort luit ici aulieu de celle de l’Hyménée. Épargne une malade, déesse fière descouleurs de ton carquois ; et prête-moi dès à présent lasalutaire assistance de ton frère. Il est honteux pour toi qu’ildissipe les causes du trépas, et que tu sois au contraire l’artisande ma mort. Quand tu voulais, à l’ombre d’un bois, te baigner dansune fontaine, ai-je porté sur ta chaste nudité des regardsindiscrets ? Ai-je, parmi ceux de tant de dieux, négligé tesautels ? Ma mère a-t-elle méprisé la tienne ? Je ne suiscoupable que d’avoir lu un parjure, et su comprendre uneinscription fatale. Toi aussi, si ton amour n’est pas un mensonge,brûle pour moi de l’encens : qu’elles me servent, les mainsqui m’ont nui. Pourquoi rends-tu impossible ton union avec la jeunefille, irritée de se voir ta fiancée sans être encore à toi ?Tu as, si je vis, tout à espérer ; pourquoi l’impitoyabledéesse nous arrache-t-elle, à moi la vie, à toi l’espérance de meposséder !

    Non, ne crois pas que celui qu’on me destinepour époux réchauffe, en les couvrant de ses mains, mes membresmalades : il s’assied, il est vrai, près de moi, autant qu’onle lui permet ; mais il n’oublie pas que mon lit est celuid’une vierge. Déjà même il semble agité de je ne sais quelle vagueinquiétude : ses larmes coulent souvent pour une causeinconnue ; il est moins hardi dans ses caresses, reçoit derares baisers, et m’appelle son épouse d’une voix timide. Sessoupçons ne m’étonnent point, puisque je me trahisouvertement : je me hâte, dès qu’il vient, de me tourner ducôté droit ; je garde le silence, et mes paupières baisséessimulent le sommeil ; s’il cherche à me toucher, je repoussesa main. Il gémit ; de secrets soupirs s’échappent de sapoitrine ; et, quoique innocent, il me croit offensée. Malheurà moi, si tu te réjouis de cet aveu, et s’il fait ta joie ;malheur à moi de t’avoir ouvert mon cœur ! Si je pouvaisparler, si j’étais plus juste, tu serais digne de ma colère, toiqui me tendais des pièges.

    Tu m’écris pour qu’il te soit permis de voirce corps affaibli : tu es loin de moi, et de cette distanceencore, tu me nuis. Je m’étonnais que tu portasses le nomd’Aconce ; c’est que tu as des traits qui font de loin desblessures. Hélas ! je ne suis pas encore guérie de celle quetu m’as faite, le jour où ta lettre est venue me frapper comme untrait mortel. Et pourquoi viendrais-tu ici ? Sans doute pourvoir un corps languissant, double trophée de ton mauvais génie. Lamaigreur a affaibli ce corps vide de sang, et ma couleur merappelle celle de la pomme fatale. À la pâleur de mon front ne semêle plus l’incarnat ; tel est l’aspect du marbre nouvellementtaillé ; telle aussi, dans les festins, la couleur del’argent, que fait pâlir le froid contact d’une eau glaciale. Si tume voyais maintenant, tu prétendrais ne m’avoir pas vuejadis :

    « Elle ne mérite pas, dirais-tu, la ruseimaginée pour la posséder. »

    Tu me relèverais alors du serment qui me lie àtoi, et tu désirerais que la déesse pût l’oublier. Peut-être encorem’en ferais-tu prêter un contraire au premier, et m’enverrais-tud’autres vers à lire.

    Puisses-tu cependant me voir, comme tu ledemandais toi-même, et connaître l’état où languit le corps de tafiancée ! Quoique ton cœur, Aconce, soit plus dur que le fer,ta bouche elle-même, au lieu de la mienne, implorerait madélivrance. Pour que tu le saches aussi, on demande au dieu quidicte à Delphes ses oracles quel remède peut me rendre la santé.Lui aussi, à en croire aujourd’hui des bruits vagues et légers,m’accuse d’avoir violé je ne sais quel engagement, dont il futtémoin. Voilà ce que disent de concert et le dieu, poète aussi, etles vers que j’ai lus ; il n’est aucun vers qui trahisse tesvœux. D’où te vient une telle faveur ?… Peut-être as-tu trouvéquelque nouvelle lettre dont la lecture a séduit les dieux del’Olympe. Puisque les dieux sont pour toi, je me soumets moi-même àleur pouvoir, et, vaincue, je souscris volontiers à tes désirs.J’ai même, les regards attachés à la terre, et pleine de confusion,avoué à ma mère le pacte de ma langue abusée. Le reste dépend detes soins. J’ai plus fait que ne doit une jeune fille, puisque cepapier n’a pas craint de s’entretenir avec toi. Assez déjà ma plumea fatigué mes doigts affaiblis ; et ma main malade me refuseplus longtemps son ministère. Après t’avoir témoigné le désir dem’unir à toi, que me reste-t-il à ajouter à cette lettre ? Adieu.

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    Un crime

    Un crime

    roman

          Première partie

     

     

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    Première partie

    I

     

    – Qui va là ? C’est toi, Phémie ?

    Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l’allée ; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.

    – C’est-i vous, Phémie ! reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait tremblante.

    Elle n’osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre ; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.

    – Dieu ! que vous m’avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une belette, mams’elle Phémie ?

    La fille répondit en riant :

    – Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste ! On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole d’honneur.

    Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.

    – Vous allez tout de même pas me boire ma goutte ?

    – On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là contre !

    Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause :

    – Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez ! La moto du messager vient d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.

    – Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…

    Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.

    – Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.

    Elle remplit sa tasse, la choqua contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante, elle reprit entre ses dents noires :

    – Ça ne présage rien de bon.

    – Tiens, mademoiselle Céleste, voilà que vous fumez la pipe à ct’heure ?

    – Touchez pas ! dit la vieille.

    Ses deux mains maigres et brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe, volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son caraco la recouvrirent presque tout entière.

    – Qu’est-ce qui vous prend ? C’est-i donc sacré, une pipe ?

    – C’était la sienne, dit la servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez : elle est encore toute bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours… Oh ! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé, voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.

    Elle repoussa l’assiette au milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa chaise, dans l’ombre.

    – En voilà deux, tout de même, deux curés que je vois mourir ici.

    – Baste, le jeune aura bientôt fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça, mams’elle Céleste ?

    – Oui… enfin, du moins je le suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être ? Les gens prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse, comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique ! Aucun de ces messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être dur !

    – Vingt-cinq ou trente, pensez ! A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà celle-ci à dix lieues de la ville et des routes ? Parlez-moi des routes ! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze. Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre garçon.

    – Ce garçon, grogna la vieille en haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée !

    – Ben oui, quoi, un garçon ! Et si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire. Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par une bise !… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que sur ma main, c’est pas croyable.

    – Possible qu’il aura été retenu à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh ! rien… du moins pas grand-chose : deux malles et une grande caisse de bois, mais d’un lourd. Des livres, probable.

    – Enfin, vous le prendrez quand il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous ; il n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une nuit est bientôt passée.

    Le regard de la vieille se fit tout à coup suppliant.

    – Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment ? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.

    La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.

    – Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste ? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.

    – Quelles conditions ? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine !

    La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.

    – La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort !

    Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.

    – C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète : qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite ? Je vas faire chauffer l’eau.

    Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine :

    – Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

    Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

    – Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

    – Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne ! entendez-vous ! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…

    Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole :

    – Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite !…

     

    Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.

    Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.

    Quand elle rouvrit les yeux, la fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et, cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de flotter autour d’elle tout proche.

    – Tiens, dit-elle à haute voix, le vent est tombé.

    Sans qu’elle pût expliquer pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.

    – Ça doit aller maintenant sur cinq heures ! fit-elle.

    Elle résolut de descendre à la cuisine pour s’y faire un peu de café. « Je devrais aussi souffler la lampe du vestibule », pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants. Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit toute grande.

    Le presbytère, racheté par la commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager, mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est clos sur un côté par une simple haie d’épines ; sur les deux autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison occupe le quatrième. Elle a deux entrées : l’une, sur la gauche, donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit, protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un papier goudronné.

    Ce fut vers l’angle plus obscur de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non ? Il était difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.

     

    Toute crainte s’était maintenant évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement l’aube prochaine.

    – Qui va là ? dit-elle d’une voix mal assurée.

    La réponse lui vint aussitôt, et de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la maison ténébreuse.

    – C’est moi…

    – Qui, vous ?

    – Moi, le nouveau curé de Mégère.

    À cause de sa petite taille, elle dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du mur, et pour la première fois, son maître.

    – Attendez une seconde, monsieur le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre.

    Mais elle saisit d’abord la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête. Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.

    Le visage apparaissait très nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de froid.

    – Vous êtes venu, répétait-elle machinalement, vous êtes venu…

    Elle ne trouvait rien d’autre. Le vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.

    – Veuillez d’abord descendre, fit le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner à sa voix un accent d’autorité.

    – J’arrive, dit Mlle Céleste.

    Elle descendit aussi vite qu’elle put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée ! Certes, l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse, l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés, que d’essieux tordus ! La semaine dernière encore… Mais elle pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. « Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse, dimanche, à la messe… »

     

    Il était certainement transi, mais il ne laissa paraître aucune déception lorsque, s’étant approché du fourneau de la cuisine, il constata qu’il était froid.

    – Je désirerais, dit-il, une boisson chaude. Est-ce possible ?

    – Le temps d’aller chercher un fagot. Monsieur le curé m’excusera, le bois et le charbon sont dans la resserre. Si monsieur le curé veut bien tenir la lampe un petit moment ?… oh ! rien qu’au ras du couloir, ça suffit.

    Elle remarqua tout à coup qu’il portait des gants de filoselle noire, mince protection contre le vent du nord. Sa soutane était usée, mais propre, et, d’un coup d’œil, elle vit que deux boutons y manquaient. Leurs regards alors se croisèrent.

    – Voilà du travail pour vous, mademoiselle Céleste, fit-il en souriant.

    Elle ne devait jamais oublier ce sourire qui, si vite, avait conquis son cœur, gagné sa fidélité pour toujours. Eut-elle dès ce moment le pressentiment qu’il serait la consolation de sa dernière heure, la suprême vision qu’elle emporterait de ce monde où sa simplicité ne s’était guère étonnée de rien ?

    L’idée ne lui vint qu’au seuil de la resserre. Elle se retourna brusquement, comme piquée d’un taon.

    – Comment savez-vous que je m’appelle Céleste ?

    Le curé de Mégère sourit encore.

    – On m’a beaucoup parlé de vous hier, dit-il, et pas très clairement, je l’avoue. Mais j’ai cependant retenu votre nom.

    Elle grimaça de plaisir et feignit de compter les fagotins qu’elle jetait l’un après l’autre dans son tablier.

    – Le messager ? demanda-t-elle enfin d’un ton d’indifférence affectée. Ça m’étonne, il ne me connaît guère.

    – Pas le messager, un autre.

    Le prêtre tenait levée sa lampe à la hauteur de son front, mais l’ombre de l’abat-jour ne laissait voir que ses yeux calmes, un peu vagues, et tandis qu’elle le précédait vers la cuisine, il continua derrière son dos :

    – Je dois vous dire avant tout que je suis très… très… enfin, oui, très maladroit, très distrait et aussi très malchanceux.

    L’unique chaise était chargée d’une pile d’assiettes, et il restait debout, une main timidement appuyée au dossier.

    – Que monsieur le curé m’excuse, grogna la servante avec un haussement d’épaules presque maternel.

    Elle essuya le siège d’un coup de torchon, l’approcha du fourneau, fit basculer la porte du four.

    – Mettez vos pieds là-dessus, ça ne tardera pas à chauffer.

    Il obéit et resta un long moment tête basse, écoutant le ronron du feu, le sifflement des pommes de pin, les épaules secouées d’un frisson qu’il ne réprimait qu’à grand-peine.

    – Très malchanceux, reprit-il d’une voix rêveuse. Vous devinez sans doute que j’ai manqué la patache de onze heures. À l’hôtel où je m’étais rendu après la descente du train…

    – Quel hôtel ?

    – L’Univers. Un voyageur de commerce, un monsieur très complaisant, m’avait offert une place dans sa voiture, une automobile aménagée tout exprès pour la montagne, une machine très forte, paraît-il. Ainsi me serais-je trouvé, sans beaucoup de retard, au rendez-vous de ces messieurs. Il a fallu que le carbu… non, le radiateur… que le radiateur gelât au passage du premier col – Roque-Noire ?

    De ses mains gonflées par le froid il portait le bol à ses lèvres et humait la boisson brûlante avec un frémissement de plaisir.

    – Roque-Noire, oui. Rien n’était perdu cependant. Du moins aurais-je pu retourner avec lui jusqu’à la ville, vaille que vaille. C’est alors qu’une petite carriole…

    – Qué carriole ?

    Il replaça comme à regret le bol sur la table, et poussa une sorte de gémissement.

    – L’onglée, dit la servante attendrie. Faudrait mettre un moment vos doigts sous le robinet. Y a pas meilleur. Et à qui donc cette petite carriole ?

    – La carriole d’un pauvre garçon, d’un brave garçon, continua le curé de Mégère. Je le crois seulement un peu… un peu simple.

    – Mathurin ! s’écria-t-elle. Vous avez fait la route avec Mathurin !

    – Et qu’est-ce donc, Mathurin ?

    – Le berger des Malicorne.

    – Un berger ?

    – Plutôt l’ancien berger. Un idiot… Qu’ils disent ! Moi, je le crois malicieux, pis qu’un singe, un vrai singe avec ses grimaces. Il a hérité d’une tante, l’an dernier, et il a acheté un cheval et une voiture. On lui confie des chargements, par-ci, par-là, cause qu’il n’est pas demandant, mais des voyageurs, pensez-vous ? Ça part quand ça veut et ça revient de même…

    – Il avait promis que nous serions ici vers huit heures, seulement…

    – Seulement il s’est arrêté partout, je vois ça, rapport à ses peaux de lapin ! Des peaux de lapin ! Il met dessous du tabac, de l’alcool, que sait-on ? Les gendarmes en sont pour leurs frais, il paraît que le procureur de Grenoble le protège. Joli messager ! Parions qu’il vous a déposé sur la route, à la Poterie, hein ? Oh, je connais ses manières. Pas de danger qu’il engage son cheval, la nuit, dans un mauvais sentier. Son cheval, c’est sa femme quasi. Et qu’est-ce que vous lui avez donné pour ça, monsieur le curé ?

    Elle le vit rougir jusqu’aux yeux :

    – Ça n’a aucune importance, fit-il doucement.

    – Oui, oui, s’écria-t-elle avec une indignation feinte, monsieur le curé se sera dépouillé pour cet idiot qui ne lui en aura pas plus de reconnaissance qu’une bête – et encore ! Tenez, de votre billet, à l’heure que voilà, il ne s’en souvient même plus.

    – Vous croyez ? dit brusquement le jeune prêtre.

    Et comme honteux d’une telle vivacité, il remit le nez dans son bol.

    – Je vois ce qu’est monsieur le curé, soupira Céleste, trop bon, trop tendre. Par ici, les gens sont durs. Monsieur le curé devra se défendre ou sans quoi…

    Elle fit comiquement le geste de se dépouiller de sa jupe et de son caraco.

    – Mademoiselle Céleste, dit le curé tout à coup avec une chaleur singulière bien que contenue, je crois que nous serons amis.

    La vieille faillit laisser tomber la cafetière de faïence.

    – Monsieur le curé me plaît de même, fit-elle naïvement. L’autre… l’ancien, ce n’était pas un mauvais homme, mais pas commode à servir, non. Un malade, quoi. Monsieur le curé n’est pas malade ?

    – Non, reprit-il, je ne vous embarrasserai pas, je n’embarrasse jamais personne. Voyez-vous, mademoiselle Céleste, un jeune prêtre comme moi, dans son premier contact avec une nouvelle paroisse, doit être très discret, très prudent, s’afficher le moins possible, n’est-ce pas votre idée ? Les préjugés sont bien forts ! Retenez aussi que j’appartiens à un autre diocèse et mes confrères eux-mêmes…

    – Oh ! monsieur le curé n’aura pas beaucoup de visites à faire. Trois ou quatre, sûrement pas plus. Et puis les curés de ces pays, je vais vous dire, je connais les personnes, ce sont des gens de montagne, un peu lourds, un peu grossiers. Tel que vous voilà, si gracieux, si doux, si honnête, vous en ferez ce que vous voudrez…

    – Le Ciel vous entende, mademoiselle Céleste, observa-t-il en souriant. Votre expérience me sera précieuse… Mon Dieu, je ne vous cacherai pas qu’au séminaire, il nous arrive de faire de nos futures servantes le sujet d’innocentes plaisanteries. Et par exemple, nous avons ce proverbe : « Une bonne de curé, disons-nous, c’est comme une belle-mère, tout bon ou tout mauvais. »

    Leurs regards se croisèrent et celui de la vieille éclatait d’une innocente tendresse.

    – Vous avez des parents ? Une famille, mademoiselle Céleste ?

    – Non, monsieur le curé, je suis native de la Mûre, j’ai toujours servi.

    – C’est que… je n’en ai guère non plus, avoua-t-il, et l’accent de ces simples mots en faisait quelque chose de plus émouvant qu’une prière. Il se tut.

    – Monsieur le curé peut compter sur moi, dit-elle, les yeux humides.

     

    Le cri d’un coq – du même sans doute – éclata si brusquement et si fort, qu’il semblait surgir des profondeurs du jardin.

    – L’air porte bien le son, remarqua-t-elle, signe de froid.

    Le curé de Mégère parut ne pas entendre, absorbé par ses réflexions.

    – Croyez-vous, dit-il enfin, que je doive dès demain rendre visite à M. le maire ? Cela serait convenable peut-être ?…

    – Dame, ils vous ont tous attendu – et longtemps… La patache n’est arrivée qu’à quatre heures… Et tenez, dimanche au prône, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

    – Oh ! dimanche… nous avons cinq jours devant nous, mademoiselle Céleste. J’avouerai même que, sauf la complication de ce maudit retard, mon projet était de prendre quelques jours de repos avant… avant ces démarches officielles. Je les eusse faites en compagnie de M. le chanoine Duperron, mon protecteur auprès de Son Excellence, et que je dois retrouver à Grenoble, jeudi ou vendredi. Mais vous croyez sans doute…

    – Monsieur le curé fera ce qu’il voudra, répliqua-t-elle d’un ton piqué. Monsieur le curé est juge. Monsieur le curé devrait d’abord aller s’étendre un peu avant le jour. On ne doit plus être loin de cinq heures.

    Le prêtre tira de sa poche un gros oignon d’argent.

    – Mais non ! Trois heures et quart seulement, fit-il de sa voix douce. Vous vous trompez, mademoiselle Céleste.

    Elle l’accompagna jusqu’à la chambre et, comme il lui tournait le dos, elle eut son même sourire de compassion maternelle. La ceinture du nouveau curé, maladroitement serrée à la taille, s’enroulait à la hanche comme une corde.

    – Monsieur le curé voudra bien laisser sa soutane à la porte, dit-elle. Je lui donnerai un petit coup de fer.

    Mais ce coup de fer ne fut jamais donné.

     

    Cela commença par un incident presque comique. Elle avait cru entendre battre le volet de la cuisine et, au plus creux de son sommeil, luttait contre le souvenir encore trop vivace de l’acte accompli quelques instants plus tôt, de la pression des doigts sur le métal glacé, du choc de la barre de fer rentrant dans sa logette. Cette lutte absurde, qui dura sans doute une minute ou deux, lui parut se prolonger des heures. Puis, comme il arrive souvent, la logique intérieure du rêve, plus pressante et plus impérieuse que l’autre, l’emporta dans le moment même où le corps sortait de son engourdissement. Elle se dirigea vers la porte à tâtons, l’ouvrit avant d’avoir réussi à lever ses paupières. Le curé de Mégère était devant elle.

    – Je vous demande pardon, dit-il d’une voix effrayante.

    La lampe tremblait si fort entre ses doigts qu’elle la lui arracha. Elle ne songeait même pas qu’elle était là, dans le couloir, sa jupe retroussée sur ses cuisses, presque nue. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce visage si jeune, creusé soudain par l’angoisse, vieilli, méconnaissable.

    – J’ai entendu… dit-il.

    – Entendu, quoi ?

    Le cri qu’elle retenait encore faillit s’échapper de sa gorge. Elle ne s’expliqua pas depuis, comment, par quel miracle, elle avait pu étouffer au-dedans d’elle ce hurlement furieux, semblable à ceux qu’on pousse en rêve. Il n’avait fallu qu’un regard du prêtre. L’épouvante qu’elle y lisait n’en troublait pas l’extraordinaire limpidité. Ce regard lui fit honte.

    Le curé de Mégère l’avait déjà précédée dans sa chambre, et le buste hors de la fenêtre grande ouverte, la tête penchée sur l’épaule, il scrutait la nuit avec une attention prodigieuse.

    – Là, dit-il enfin, le doigt tendu vers un point de l’horizon, tandis que, dans son désarroi, elle cherchait en vain quelque repère parmi ces sombres masses confuses. Il se retourna. Il était toujours livide, mais ses lèvres minces exprimaient déjà une sorte de résolution calme, presque farouche.

    – Qu’ai-je là, devant moi, là ?…

    – Devant vous ? Un pommier.

    – Je ne parle pas du pommier. Plus loin que le pommier, beaucoup plus loin ?

    – Comment voulez-vous… Mon Dieu ! Mon Dieu ! il fait plus noir que dans un four ! Et quoi donc que vous avez vu ?

    – Je n’ai pas vu, dit-il, j’ai entendu.

    Il alla brusquement vers la table, prit une feuille de papier. L’effort qu’il s’imposait pour rester calme donnait à chacun de ses mouvements saccadés une précision mécanique.

    – Voilà cette maison, continua-t-il, en dessinant rapidement ; voilà le chemin que j’ai pris, l’orientation de cette fenêtre…

    Et, traçant une ligne oblique à travers la page :

    – Qu’y a-t-il dans cette direction ?

    – Ben, je ne sais pas… des pâtures.

    – Et au-delà des pâtures ?

    – Des… Il n’y a rien. Le village est par derrière nous, dans votre dos.

    – Mon Dieu !… fit-il. Alors, il faut prévenir, battre la campagne ! Comment me retrouver, m’orienter sur un terrain que je ne connais pas ?

    Elle se tordait les mains, perdue dans ces paysages ténébreux qui lui étaient devenus brusquement aussi étrangers qu’une contrée d’Afrique.

    – Le château, dit-elle enfin.

    – Quel château ? Où est ce château ?

    – C’est bon, c’est bon, grogna la vieille, méfiante. Et si vous n’avez pas vu, quoi donc que vous avez cru entendre ?

    – Je n’ai pas cru entendre, répliqua le prêtre, d’une voix dont la fermeté commençait à rendre courage à la servante, j’ai entendu. Deux cris, deux appels, suivis d’un coup de feu. Dormiez-vous ?

    – Je crois que oui, avoua-t-elle, un peu penaude. Dans mon rêve, je pensais que le volet de la cuisine battait contre le mur. C’était vous qui cogniez à ma porte. Avez-vous frappé longtemps ?

    – Non, fit-il avec douceur ; vous m’avez répondu tout de suite. Peut-être dormiez-vous moins profondément que vous ne pensez, mademoiselle Céleste ?

    Elle essayait de réfléchir, la tête dans ses mains, avec de petits cris étouffés, que la moindre parole de sympathie eût changés en sanglots convulsifs. Mais le prêtre allait et venait autour d’elle, sans paraître se soucier de sa présence. Au bruit des grosses semelles sur le plancher, elle comprit qu’il avait enfilé ses souliers, qu’il était prêt. Mais elle n’osait plus desserrer les doigts qu’elle tenait pressés contre ses paupières. Son cœur frappait dans sa poitrine à grands coups sourds : elle aurait juré qu’au premier effort pour se mettre debout, ses jambes allaient se dérober sous elle, et pourtant lorsque le jeune prêtre posa la main sur son épaule, nulle puissance au monde ne l’eût retenue à sa chaise.

    Encore s’il lui eût parlé en maître, aurait-elle retrouvé, peut-être, assez de volonté pour discuter ; mais il n’essayait même pas de la rassurer, soit que l’idée qu’on pût refuser secours à un être humain en détresse ne lui vînt même pas, soit qu’il fût résolu par avance à ne rien demander qui dépassât l’énergie et les forces de la vieille servante.

    – Vous m’accompagnerez en haut du sentier, dit-il ; je ne suis pas sûr de le reconnaître, mais j’attendrai là-haut, jusqu’à ce que vous soyez revenue à la maison. Vous ne courrez donc absolument aucun danger.

    Il essaya deux fois la pile d’une lampe de poche. Mlle Céleste remarqua qu’il la tirait d’un élégant étui de cuir, marqué à son chiffre. Il surprit son regard et haussa les épaules, sans doute irrité de lui voir attacher quelque importance à cette futilité en un pareil moment.

     

    Elle le suivit, jusqu’au premier tournant de la route, en silence. Elle était maintenant hors d’état d’opposer une résistance quelconque, ou même d’objecter quoi que ce fût. Sa terreur n’avait même plus d’objet : elle l’attachait simplement au pas de ce prêtre inconnu qu’elle eût désormais suivi n’importe où, aussi désarmée qu’une enfant.

    Il allait très vite, singulièrement vite sur ce mauvais sentier qu’il n’avait cependant suivi qu’une fois – plus vite qu’elle – avec une assurance de somnambule. L’air était calme autour d’eux, et si froid, qu’ils avaient l’impression d’une sorte de résistance imperceptible, ainsi que d’une légère soie qui se déchire. L’image d’un crime, acceptable un moment plus tôt, au fond de la maison solitaire, semblait maintenant tout à fait inconcevable, sous ce ciel limpide, si proche.

    – Mademoiselle Céleste…

    Le curé de Mégère venait de s’arrêter brusquement. La grande route luisait un peu, juste à leurs pieds, avant de s’enfoncer de nouveau, dans les ténèbres.

    – Mademoiselle Céleste… (il posait la main sur l’épaule de la servante, reprenait péniblement son souffle), peut-être me suis-je trompé, après tout ?…

    Elle ouvrait la bouche pour répondre lorsque la lumière de la lampe électrique, le temps d’un éclair, la frappa en plein visage. Elle ne put que balbutier :

    – Je ne sais pas…

    – Trompé ou non, reprit-il, nous devons maintenant aller jusqu’au bout. Oui, n’eussions-nous qu’une chance, cette unique chance est celle d’une créature humaine en péril ; notre remords serait trop grand de la lui faire perdre par notre faute. Je suis un homme paisible, mademoiselle Céleste, et même un peu plus craintif qu’il ne conviendrait sans doute. Mais je suis prêtre aussi.

    Il prononça les derniers mots d’une voix claire qui dut porter fort loin, beaucoup plus loin qu’il ne le supposait, dangereusement loin dans cet air sec, aussi sonore qu’une enclume. La vieille fille mit aussitôt un doigt sur ses lèvres.

    – Certes, poursuivit-il après un long silence coupé d’accès de toux, nous courons le risque d’être… Je cours le risque d’être un peu ridicule. N’importe. Les épreuves de Dieu sont ce qu’elles sont, grandes ou petites… Mon avis – il se reprit – ma volonté, mademoiselle Céleste, est de pousser jusqu’à la première maison venue, coûte que coûte. Si ma pauvre mémoire ne me trompe, il en est une pas très loin d’ici, vers la gauche. Mais y trouverons-nous du secours ?

    – C’est la maison de Phémie – de la sonneuse – de votre sonneuse, monsieur le curé.

    – Est-elle capable d’aller donner l’éveil, d’expliquer ?… Je crains de ne pouvoir prendre part aux recherches, et d’ailleurs un prêtre n’est pas un gendarme. Je ne puis qu’offrir mon secours au blessé, le cas échéant. Que dites-vous ?…

    La petite lampe électrique s’alluma aussi brusquement que la première fois, et sur les traits bouleversés de sa servante, le curé de Mégère put voir se dessiner une espèce de sourire.

    – Dieu ! dit Mlle Céleste, Phémie ? Elle pourrait bien réveiller tout le canton. 

     

    II

     

    – Qu’est-ce que vous en dites, de notre nouveau curé, Firmin ?

    – Ben, monsieur le maire, un gamin, avec son air de petite fille, mais selon moi, voyez-vous, plus réfléchi qu’on ne suppose. Vous n’auriez pas dû le laisser là-haut, il n’y avait qu’à prendre notre temps.

    Ils couraient sur la route gelée. Le claquement de leurs sabots faisait un seul roulement qu’on devait entendre là-bas, aux premières maisons du bourg. Une vague rumeur montait derrière eux.

    Tout Mégère savait depuis longtemps que la grande Phémie n’avait peur de rien. Cette fois encore elle n’aurait pas déçu leur attente. À peine informée par Céleste, elle dégringolait la pente de toute la vitesse de ses longues jambes et cinq minutes plus tard frappait de sa socque à la porte du maire, dont la maison un peu isolée par un vaste enclos est l’une des plus rapprochées de l’église. Le temps qu’il enfilât sa culotte, ouvrît sa fenêtre, elle avait déjà secoué la sonnette du cabaretier Mendol chez qui le vieux garde champêtre Firmin prend pension depuis la mort de sa femme, et tirait de leur lit, du même coup, les deux fils de Mme Heurtebise qu’elle retrouva une minute plus tard, ivres encore de sommeil et grognant comme des ours sur la petite place où déjà le maire, hors de lui, menaçait de boucler cette sacrée garce dans le local des pompiers, « histoire de lui apprendre à mettre par ses contes la commune sens dessus dessous ». L’arrivée du curé de Mégère avait mis fin à la dispute, les quatre hommes décidant « de faire un tour là-bas, puisque aussi bien la nuit est fichue… » De l’autre côté du Mail, derrière les platanes géants, le reste du village n’a rien entendu, ne sait rien.

    Ils ont commencé par bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se sont mis à courir. L’échauffement de la discussion ne les soutient plus, ni la cordiale complicité des gros rires, ni ce quart d’eau-de-vie que la femme Marivole leur a donné en hâte, au dernier moment. La voix calme, assurée, bien qu’un peu tremblante du jeune prêtre sonne encore à leurs oreilles. Qui sait ?…

     

    – Ménage la pile, Jean-Louis.

    Le mince faisceau de la petite lampe tourne autour de la grille du parc, fait sortir un moment de l’ombre ses grands pilastres. Elle est ouverte, comme toujours. Un des battants, détaché de ses gonds rongés de rouille séculaire, n’est retenu que par un pieu solidement planté dans le sol. Le parc n’est d’ailleurs qu’un médiocre jardin de deux hectares, envahi par les ronces, et dont la pente douce aboutit à un minuscule ruisseau qu’ils écoutent un moment bruire dans le silence.

    – On a l’air idiots, constate le maire. Qu’est-ce qu’on va f… ici ? Sacré curé !

    Mais les gars de Heurtebise décident qu’on ira jusqu’au bout, qu’on en aura le cœur net. Les sabots claquent maintenant en désordre autour de la vieille maison, dont la façade orientée au levant commence d’émerger de la nuit, fenêtres closes.

    – Supposé qu’un type ait fait le coup, remarqua le garde champêtre, sûr qu’il aurait filé du côté de Dombasle. En tout cas, il n’aurait pas pris par ici, vers le village.

    – Quel coup ? demanda le maire, goguenard.

    – « Supposé », que j’ai dit. Une supposition, quoi. Une idée, rien de plus. À mon sens, s’agirait de passer d’abord derrière la bicoque, de descendre… Laisse-moi donc parler, Eugène, raisonne… Voyons ! tu pourrais crier ici tout ton saoul, tirer le pistolet, je veux être pendu si on t’entendrait du presbytère ; les murs étoufferaient le son. Sûr que la chose a dû se passer du côté opposé ; c’est clair…

    – Quelle chose, farceur ? répète le maire.

    – Louis, tu m’embêtes ! dit le garde.

    Les fils Heurtebise étouffent un rire complaisant. Magnanime, le premier magistrat de Mégère offre des cigarettes, qu’il prend à même la poche de sa veste de velours.

    – Autant voir, conclut-il. Et si nous ne voyons rien de suspect, parole, mes fieux, je vous remmène. Il n’y aurait pas de bon sens à réveiller ces gens-là.

    Il montre d’un geste large la maison qu’un bref éclair de sa lampe vient de parcourir encore de haut en bas. C’est un grand cube de pierre, d’une tristesse que ne réussit à égayer nulle saison, toujours la même sous le soleil ou l’averse, au centre de son jardin dévasté. Mais les habitants de Mégère ont pris l’habitude de la voir renaître chaque matin, au flanc de la haute colline, parmi ses arbres dépouillés, dans une brume rose répandue brusquement, et qui se décolore aussi vite. Mme Beauchamp, qui l’habite depuis une dizaine d’années, est la veuve d’un officier de marine, une vieille petite femme vêtue de noir, chaussée de noir, gantée de noir, aux yeux bleus fanés, un peu railleurs. Elle y vit en compagnie d’une ancienne religieuse sécularisée de Notre-Dame-de-Sion, venue des Flandres, qui lui sert de gouvernante, et passe aux yeux des familiers pour une parente. Philomène, la petite bonne de quinze ans, fille d’un pauvre journalier de Mégère, recueillie par charité à la sortie d’un café suspect de Grenoble, couche sous les combles. Mme Beauchamp a peu de relations, mais choisies. On raconte qu’elle a été très belle, que son mari l’adorait, et qu’elle a fait avec lui le tour du monde.

     

    L’autre côté du parc est un peu moins broussailleux mais fort escarpé. Le chemin, coupé de ravines profondes, qui le partage en deux tronçons de largeur inégale, serpente d’abord à travers un maigre taillis pour descendre presque à pic vers la route de Dombasle à Fillière. C’est dans ce chemin que s’engage le maire. Les deux fils Heurtebise fouillent les buissons à sa droite, le garde un peu plus loin, à sa gauche. Sur les hautes cimes des ormes, une bande de corneilles, réveillées par le bruit, battent lourdement des ailes, sans oser prendre leur essor dans le ciel ténébreux. Une pluie de brindilles sèches crépite sur l’épais tapis de feuilles mortes.

    – L’assassin doit s’être perché là-haut, sûr, dit le maire à mi-voix. Faut croire que notre curé n’a pas entendu souvent leur chanson, pas vrai, Firmin ?

    Le ciel pâlit vers l’est, donne déjà l’illusion de l’aube. La route de Dombasle est maintenant visible à leurs pieds. Une vitre vient de s’allumer quelque part, dans la campagne, ou peut-être n’avaient-ils pas remarqué encore cette lueur tremblotante, doublée par son reflet.

    – Tiens, remarque Jean-Louis Heurtebise, voilà Drumeau qui sort des plumes…

    – Oh ! Oh ! Ohé !… crie l’autre gars, les mains en cornet devant la bouche, à la manière montagnarde.

    Il a couru jusqu’à une pointe en surplomb qui domine la route, et sa silhouette se détache nettement sur le fond couleur de cendre.

    – Ohé ! Oh ! ôôô… répond la voix.

    Elle est toute proche et presque aussitôt le maire l’entend se mêler avec celle d’Heurtebise, dans un murmure confus.

    – Quoi qu’il y a, Jean-Louis ?

    – C’est Drumeau, répond l’interpellé de sa place. Il a vu là-bas notre lumière, et il est venu se renseigner, pas plus.

    Ce Drumeau bûcheronne dans la forêt de Servières que ses ancêtres n’ont pas quittée depuis des siècles, mais son travail prend fin aux premières neiges d’avril et il vit le reste de l’année d’un certain nombre de métiers divers, tous de petit rapport, et qui nourrissent difficilement sa femme et ses cinq enfants. Sur la recommandation de la châtelaine, le curé l’a choisi comme fossoyeur et il chante encore le dimanche au lutrin.

    Les cinq hommes circulent à présent sur la route sans prendre la peine de baisser la voix.

    – Des cris, s’exclame Drumeau, vous voulez rigoler ! Le curé les aurait entendus de là-bas, du presbytère, à plus de cinq cents mètres d’ici ? et pas moi. Des blagues !… Je ne suis pas sourd, les gars !

    – Il y aurait eu aussi un coup de feu, objecte le maire avec un rire forcé qui trahit son embarras.

    – Un coup de feu ?

    Le visage du jovial fossoyeur s’est assombri.

    – Quoi ? Un coup de fusil ?

    – Non, de pistolet, qu’on suppose. Un claquement…

    – Un claquement ? Le curé dit qu’il a entendu un claquement ? Et comment diable était-il là, notre curé, puisqu’il avait manqué la patache ? Ça m’a l’air d’un garçon pas ordinaire. Arrivé à pied, ou quoi ? Vous l’avez vu ?

    – Il est venu dans la voiture de Mathurin, tard dans la nuit.

    – Bigre…

    Les mains dans ses poches, tête basse, il sifflait entre ses dents, cherchant à rassembler ses souvenirs. Puis il commença à bourrer tranquillement sa pipe.

    – Voyez-vous, faut être juste, le vent n’est tombé qu’à la mi-nuit. Tant qu’il souffle, ces diables de sapins font un bruit ! Pensez : le bois pousse comme il veut, c’est plein de branches mortes, une vraie forêt vierge. Dans ces moments-là, vous pourriez toujours tirer le pistolet, malheur ! Ça craque et ça grince, ça détone des fois comme la Souippe, aux crues d’avril. Mais… vers deux heures, la brise a sauté plein nord ; le calme est venu, c’est vrai qu’on aurait entendu souffler une belette. Possible que je me sois endormi, conclut-il en se grattant la tête sous sa casquette de laine, seulement, un vieux bûcheron comme moi, ça ne dort que d’un…

    Tout en parlant, ils avaient atteint le tournant de la route, et revenaient un peu en désordre vers l’entrée de la sente étroite tracée par Drumeau lui-même et qui, cent pas plus loin, aboutit à sa chaumière. Ce fut à ce moment que l’image sinistre déjà bien éloignée de leur pensée, vint de nouveau s’emparer d’elle.

    – Hé, Polyte, disait Jean-Louis Heurtebise au bûcheron déjà disparu dans le taillis, fait pas encore jour, ne laisse pas là ta bécane, mon homme !

    – Quelle bécane ?

    Elle était là, posée contre le fût d’un grand pin, à peine dissimulée par les ronces. L’espèce de lueur qui des collines voisines semblait depuis un moment glisser à ras de terre, le long des pentes, comme une eau louche, faisait luire son guidon nickelé. Il paraissait incroyable qu’elle eût pu jusqu’alors échapper à leurs regards.

    – Sacredié ! fit le maire.

    Le gars Drumeau revint en courant tout essoufflé.

    – J’aurais bien juré qu’elle ne s’y trouvait pas, je l’aurais bien juré, parole d’homme, répétait-il machinalement… et la buée de son haleine continuait de monter dans l’air calme.

    D’un même mouvement, ils s’élancèrent en désordre, coupant au plus court, vers le château. La voix du garde les arrêta :

    – Minute ! La chose a dû se passer par ici. Battons le terrain d’abord… Il sera toujours temps de prévenir la dame.

    – Vingt dieux !

    C’était Claude Heurtebise qui d’un peu plus loin leur faisait signe. Sa tête blafarde sortait seule de l’épaisseur du taillis, et ils voyaient remuer ses lèvres sans entendre aucun son. Déjà le maire, ses gros bras lancés en avant, fonçait courageusement dans les ronces. Ils le rejoignirent aussitôt.

    – Un mort, les gars ! disait Claude Heurtebise.

    Mais le cri des corneilles invisibles couvrait sa voix.

    Le cadavre reposait sur le flanc. Tout autour le sol était nu, soit que l’homme se fût débattu dans son agonie, soit que – plus vraisemblablement – son meurtrier eût tenté de le traîner plus loin, sans y réussir. La tête disparaissait presque dans un coussin de feuilles mortes ramenées en tas sous les épaules. Le sang, déjà figé par le froid, faisait à la hauteur des reins une large et hideuse plaque de boue noirâtre, hérissée d’aiguilles de pin.

    – C’est aux reins que ça le tient, dit Jean-Louis. Il a sans doute été descendu par derrière.

    La lanterne électrique, prêtée par le curé de Mégère, ne donnait plus qu’une lueur rougeâtre. Pour distinguer le visage, ils durent essuyer avec leurs mouchoirs la face tuméfiée, déjà violette, et comme le maire glissait timidement un doigt entre la poitrine et le col de la chemise, très serré, un jet de sang gluant lui inonda les mains.

    – C’est un gars, remarqua le garde agenouillé près de son chef, un fort gars tout jeune. Pas du pays.

    Les traits semblaient ceux d’un homme de vingt-cinq ans. Le front un peu bas fuyait vers les tempes, les oreilles larges et décollées, la mâchoire inférieure très saillante, le cou trop court faisaient un ensemble assez repoussant, et néanmoins l’expression générale du visage ennobli par la mort n’inspirait aucune répulsion.

    – Ça n’a pas l’air d’un mauvais gars, dit Louis Heurtebise, exprimant ainsi la pensée de chacun.

    Ils soulevèrent légèrement le corps, mais en vain. Le dos n’était plus qu’une carapace de terre mêlée de feuilles agglutinées par le sang. La blessure restait invisible.

    – Faudrait tailler à même la chemise, reprit le grand Louis. Prends le couteau dans ma poche, Claude… Je ne peux pas le lâcher, il est lourd.

    – Halte ! fit le garde. Ce n’est pas notre affaire, ça.

    Un imperceptible filet de sang frais coulait encore, d’un rouge vif sur cette matière brune, à l’odeur âcre. Ils ne le remarquèrent pas.

    – Sûr qu’il est mort, répétait le maire, bien mort. Et pourquoi qu’il ne se serait pas cassé les reins en glissant sur ces sales roches ? C’est lisse comme du verre, y a pas plus trompeur.

    – Possible, dit le garde. Mais qu’est-ce qu’il serait venu f… ici, tout seul, en pleine nuit ? Et dans ce costume encore ! Il n’a qu’une chemise, une culotte, et il avait retiré ses sabots… Faudrait retrouver ses sabots.

    Claude Heurtebise était resté penché sur le cadavre ; il appela son frère, d’un clin d’œil.

    – Regarde ça, fit-il.

    Au milieu de la poitrine, il tenait son doigt fixé sur un trou rond, à peine visible, cerné d’un trait bleuâtre. Sous la pression, une goutte jaillit.

    – Balle, dit le garde. L’entrée… On a dû lui mettre ça de près, l’étoffe de la chemise est brûlée.

    Ils se regardèrent en silence. Dans l’aube livide leurs visages apparaissaient plus blêmes encore. Quelques minutes plus tôt, un quart d’heure peut-être, l’homme étendu à leurs pieds n’était pas seul. Jean-Louis Heurtebise parla pour tous.

    – L’autre ne peut pas encore avoir filé bien loin, dit-il.

    Leurs yeux fouillaient à la dérobée le bois mystérieux, la campagne vide et muette, qui semblait monter, surgir lentement des profondeurs de la nuit.

    – Nous devons prévenir au château, fit le maire. Tant pis. Ça m’embête d’inquiéter la vieille dame, mais on ne peut pas la laisser comme ça dormir tranquillement jusqu’au jour avec un macchabée dans son jardin.

    Ils remontèrent vers la maison, tête basse. À mi-chemin, l’idée vint au garde.

    – Jean-Louis, va-t’en veiller la bécane, garçon. Vois-tu que le type saute dessus et file derrière notre dos.

    Le grand Heurtebise haussa les épaules.

    – J’ai pas d’armes, dit-il. Viens-t’en avec moi, Claude.

    Ils s’éloignèrent en grommelant.

     

    La maison grise semblait plus calme que jamais derrière ses persiennes closes. Ils en firent deux fois le tour. L’obscurité était encore trop profonde pour qu’ils pussent relever aucune trace. Sur les marches du perron ils ramassèrent cependant un lacet de cuir.

    – Firmin ! murmura le maire à voix basse.

    De son doigt tendu, il désignait l’angle extérieur gauche du toit. Une légère spirale de fumée montait dans l’air immobile. Son reflet un peu bleuâtre la distinguait seule du ciel.

    – Ça doit venir de la chambre de Madame, reprit-il. Drôle tout de même que son feu ait duré jusqu’au matin. Écoute, mon homme, on va d’abord essayer d’éveiller la gouvernante. Je crois que sa fenêtre est juste au-dessus. Tu n’as qu’à y jeter une poignée de graviers, en douce.

    Mais les minuscules cailloux vinrent s’abattre en vain sur les volets de chêne. Quelques-uns tintèrent contre la vitre.

    – Pas croyable, dit le garde.

    Ils échangèrent un regard déjà soupçonneux. L’avarice de l’ancienne religieuse était la fable de Mégère.

    – On verra ce qu’on verra, garçon, déclara le maire. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de scandale qui tienne. Tire la cloche. Une, deux… Halte !…

    C’était assurément le grincement d’un gond rouillé, mais la persienne sur laquelle ils tenaient fixés leurs regards n’avait pas bougé d’un pouce. Le garde étendit de nouveau la main vers la cloche.

    – C’est toi, Philomène, dit le maire. Je viens de voir le bout de ton nez, fillette. Et comme la jeune servante ne soufflait mot derrière son volet à peine entrouvert :

    – Descends tout de suite que je te dis, répéta-t-il d’une voix menaçante. Descends, au nom de la loi ! Tu me reconnais bien, c’est moi, M. Desmons, le maire. Et voilà Firmin.

    – J’vas réveiller Mme Louise.

    – Non !

    Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la silhouette de la gouvernante apparut au haut de l’escalier.

    – Remontez, Philomène, dit l’ancienne religieuse aigrement. Que se passe-t-il ?

    – J’ai besoin de vous deux, interrompit le maire presque grossièrement. S’agit de s’entendre, nous quatre, avant de réveiller Madame.

    – Réveiller Madame !

    Elle eut un petit rire qui fit monter le rouge aux joues du premier magistrat de Mégère. L’intervention du garde champêtre arrêta heureusement sa réplique.

    – Elle est peut-être bien réveillée à ct’heure, dit-il d’un air finaud. Sa cheminée fume.

    Une minute le regard aigu de la gouvernante toisa le vieux de la tête aux pieds, mais elle dédaigna de répondre et, se tournant vers le maire :

    – Une cheminée qui fume ? demanda-t-elle. Est-ce pour une cheminée qui fume qu’on réveille les gens ?

    Sans doute elle les croyait ivres, la réputation de sobriété du maire et de son garde n’étant pas des plus sûres.

    – Madame Louise, il y a un macchabée dans le jardin, voilà ce qu’il y a.

    Les mots sortaient avec peine de sa gorge et il avait grand mal à garder un reste de sang-froid devant cette femme dont le calme extraordinaire l’humiliait.

    – Un mac… un macchabée…

    Elle n’avait probablement jamais entendu prononcer ce mot insolite et en cherchait le sens prudemment, craignant d’être la dupe de quelque grossière plaisanterie.

    – Un mort, quoi.

    Le garde crut qu’elle allait laisser tomber la lampe et cependant son regard soutint celui du maire. Elle balbutia seulement :

    – Un mort, comment cela peut-il se faire ? D’où vient-il ?

    – Madame le saura peut-être un jour, riposta le garde champêtre, soudain enhardi par la naïveté d’une telle question et de ce qu’elle trahissait de désarroi chez une femme aussi maîtresse d’elle-même. Mais l’ancienne religieuse ne releva pas l’insolence.

    – Je vais prévenir Madame, soupira-t-elle, décidément vaincue par l’énormité de la nouvelle.

    Le maire la suivit à quelques pas, et cette suprême indiscrétion n’arracha pas à la gouvernante une parole de plus, elle se contenta de hausser les épaules. Au moment de frapper à la porte, néanmoins, elle le maintint à distance d’un geste de la main. Et aussitôt un cri étouffé lui échappa.

    – La porte est entrouverte, balbutia-t-elle. Mon Dieu !

    Rien n’est plus difficile à soutenir que la terreur irraisonnée d’une femme nerveuse, en face d’un de ces faits insignifiants mais dont la contagion de l’angoisse fait en une seconde on ne sait quel signe augural. Le premier magistrat de Mégère fixait maintenant l’étroite ligne sombre d’un regard déjà plein de vertige et il fit un pas en arrière tandis que la gouvernante se cramponnait à son épaule.

    – Ben quoi, réussit-il enfin à bégayer, on ne va tout de même pas perdre la tête pour ça. Êtes-vous sûre au moins qu’elle était fermée hier soir, votre porte ? Cette tentative sournoise de temporiser avec la peur avant la démarche inévitable ne réussit qu’à allumer aux yeux de la gouvernante un bref éclair de fureur ou de mépris qui piqua au vif l’amour-propre du maire et retint sur ses lèvres le nom du garde, toujours en faction dans le vestibule. Baissant la tête, il passa le seuil de la chambre et y fit encore quelques pas, titubant comme un homme ivre. Mais le pressentiment d’un nouveau drame était entré trop avant dans son cœur. Ce qu’il vit ne le surprit pas.

     

    La vieille dame, en chemise, était étendue bien sagement sur le parquet, les genoux ramenés contre la poitrine et un air ironique bien différent de son expression habituelle autour de son petit nez pointu. Le rouge qu’elle devait dissimuler adroitement d’ordinaire sous une épaisse couche de poudre faisait maintenant aux pommettes deux taches rondes, comme tracées au pinceau. Les lèvres minces, absolument décolorées, ne se distinguaient plus de la peau livide, en sorte que cette figure ridicule et effrayante n’avait plus de bouche. Elle sortait d’un bonnet de nuit noué sous le menton, bordé de mousseline tuyautée qui lui donnait quelque ressemblance avec un bouquet enveloppé de papier, tel qu’on en voit dans les cimetières.

    Le parquet, autour d’elle, était jonché de lettres déchirées ou hâtivement chiffonnées, de piles de linge jetées hors des armoires, de vieilles jupes, d’extraordinaires capotes à monture de fil de fer. D’autres objets inconnus achevaient de se consumer dans la cheminée. Le reflet des braises au plafond éclairait la scène d’une lueur indéfinissable.

    Debout près du cadavre, Mme Louise gémissait doucement, la tête enfouie dans ses mains. Un long moment, le maire n’osa rompre ce silence entrecoupé de paroles incompréhensibles qu’il prit d’abord pour une prière. Mais comme il s’approchait de la gouvernante dans l’intention de la soutenir et de l’entraîner hors de la pièce, il s’aperçut que tout son corps saisi dans l’étau de la contracture nerveuse, était aussi raide qu’une barre de fer. Sitôt que ses doigts l’effleurèrent, elle s’abattit entre ses bras, tout d’une pièce.

    – Hé, Firmin, cria-t-il éperdu, monte vite ! La dame est morte !

    Ce fut la jeune bonne qui parut d’abord. Avec une force inattendue, sans aucune aide, elle souleva la gouvernante, l’étendit sur un coin du tapis. Après quoi elle éclata en sanglots discordants.

    – Ouvre la fenêtre, imbécile ! dit le maire.

    Ils revinrent à la morte. La vieille dame semblait les suivre attentivement de son œil grand ouvert, l’autre clos. Du pouce, le garde champêtre accouru rabattit la paupière, mais le visage exsangue continua de sourire. Comme ils portaient le cadavre jusqu’au lit, la légère tête disloquée se renversa d’une épaule à l’autre et finit par pendre sur la poitrine. La pointe d’un os brisé tendait la peau à la hauteur de la première vertèbre, au centre d’une énorme ecchymose sanguinolente.

    – L’instrument du crime, dit le garde d’un ton sentencieux.

    Il retournait entre ses doigts un chenet de bronze bizarrement enveloppé d’une serviette, à peine tachée de sang.

    – Laisse ça là, dit le maire. Faut maintenant prévenir la police.

     

    Philomène avait disparu. Se retournant brusquement, le maire crut voir le regard de la gouvernante fixé sur le sien, entre les cils clos. Il allait s’approcher lorsqu’une voix l’appela du dehors : c’était celle du grand Heurtebise. Au même instant la servante entrait, une bouteille de vinaigre à la main. Il prit la jeune fille par les deux épaules, la poussa un peu durement contre le mur.

    – Écoute bien, dit-il. Réponds-moi sans mentir, gamine. Je t’ai quasi vue naître, on ne trouverait pas plus délurée que toi dans Mégère – ne le nie point – une vraie fille de montagnard, quoi !

    Aux premiers mots elle avait recommencé à sangloter, puis elle parut se raviser tout à coup, fixa sur le maire ses petits yeux vairons.

    – Veux-tu aider la justice ?

    Il baissa la voix.

    – Suffit de regarder, d’observer, de ne rien perdre, compris ? Et ce que t’auras vu en bien comme en mal, ne le répète à personne, pas même aux gendarmes. Pas même à ton père, hein ? Le papa est un camarade, je ne dis pas non. Seulement, sitôt qu’il a un verre dans le nez, on ne peut plus compter sur lui, il ne tiendrait pas sa langue. Et maintenant… – Patiente un peu, Louis, j’y vas ! cria-t-il vers la fenêtre ouverte. – Marche, je porterai ta Mme Louise jusqu’à sa chambre.

    Le fils Heurtebise ruisselait de sueur. À la première question du maire, il répondit par une bordée de jurons, suivis de mots indistincts, parmi lesquels son interlocuteur finit par reconnaître celui du médecin.

    – Le médecin ? C’est-y que t’es fou ? On a bien le temps de faire le constat de décès, mon homme.

    – Le type, en bas, il vit encore, bégaya le grand Louis. Quelle histoire !

    – Qu’est-ce que tu fiches ici alors ? Va le chercher toi-même le docteur, empoté !

    – Claude croit que le type ne durera pas longtemps. Il a l’air de vouloir parler… Oh ! des mots qui n’en sont pas : il bredouille comme ça, les yeux fermés, en remuant les doigts, vous diriez une vieille femme à l’église, et pas moyen de le comprendre ; il a rendu un caillot de sang aussi gros qu’un œuf de pigeon, pas moins. Supposez qu’il cause, le frère, vaut mieux que ça soit à vous, pas vrai ? Vous êtes le maire, après tout. Moi, les gendarmes, je les respecte. Seulement, ils me font deuil, j’aime pas les voir, c’est comme les notaires et les curés. Si j’avais su ! De quoi je me mêle, vingt dieux !

    Ils l’avaient traîné jusqu’au pied du rocher. Sa nuque et ses épaules reposaient sur la paroi moussue. La terre dégelée laissait couler goutte à goutte une eau boueuse qui ruisselait le long de ses joues dont le creux livide s’approfondissait sans cesse.

    – Malheureux, dit le maire, y a-t-il du bon sens à manier un blessé pareil ! Les frères se regardèrent avec embarras comme s’ils allaient parler, mais ils se turent.

    – Vous auriez pu au moins essayer de le panser. Voyons, Louis, toi qu’as fait la guerre…

    – On a essayé, dit le second des Heurtebise.

     

    Dans ses poings, crispés, ramenés sur sa poitrine, l’agonisant tenait le mouchoir de Jean-Louis, et il fixait maintenant cette proie de ses yeux effrayants, aussi vides que ceux d’un mort. Le garçon expliqua, en un flot de paroles confuses, qu’il le lui avait arraché des mains.

    – Essayez un peu de le lui prendre, il grince des dents comme un rat.

    Mais le maire ne semblait pas pressé de renouveler l’expérience. L’idée absurde que l’homme qu’il avait sous les yeux n’était réellement qu’un cadavre ranimé par on ne sait quelle force mystérieuse venait de s’emparer de lui, et il résistait presque désespérément au désir morbide de faire partager cette conviction aux deux gars qui, surpris de son silence, échangeaient déjà entre eux des regards ironiques. Il demanda sournoisement :

    – C’est-il possible qu’un homme tienne en vie, arrangé comme ça ? Regarde sa poitrine, Heurtebise, elle est déjà toute bleue.

    – Sûrement qu’il n’ira pas loin. On devrait l’interroger maintenant ou jamais.

    – L’interroger ! comment veux-tu que j’interroge ça ? Il n’a pas plus de connaissance à ct’heure qu’un vrai mort.

    – Savoir… Il y a cinq minutes, il marmottait encore, pas, Louis ?

    La visible terreur du maire lui rendait courage. Il cracha dans ses mains.

    – Allons-y ! Pas besoin de s’en faire pour un assassin, il ne s’est pas tant gêné avec la vieille dame, hein ?

    Il se mit à genoux, cracha de nouveau, et colla sa bouche à l’oreille du moribond.

    – Hé, vieux ! dit-il de cette voix grasse qui lui gagnait le cœur des filles – hé vieux ! recommence, fais ta prière.

    Les mots parvinrent sans doute jusqu’à la cervelle obscure du misérable, car le gémissement qui s’exhalait sans arrêt de sa bouche entrouverte, cessa.

    – Juste comme tout à l’heure, remarqua le grand Louis triomphant. Et maintenant sûr qu’il va parler, hein, Claude ?

    Le sang, qui avait coulé le long du dos jusqu’au cou alors qu’il était couché tête en bas au revers de la pente, faisait, entre le col et la chemise, une boule épaisse de sang coagulé. Cette espèce de tumeur frémit.

    – Laissez-le tranquille, bégaya le maire d’une voix tremblante.

    Une des mains se détacha du mouchoir, s’éleva lentement à la hauteur du menton. Elle était si livide que les cernes des ongles malpropres s’y détachaient avec une extraordinaire netteté. Un long moment, elle resta ainsi suspendue, hésitante, puis reprit son ascension, flotta une seconde à quelque distance du front, retomba lourdement sur les genoux.

    – Le gars doit faire son signe de croix !

     

    Mais comme ses camarades, il ne pouvait maintenant détacher ses yeux de la cime du grand orme qu’ils examinaient branche à branche avec une curiosité mêlée de peur.

     

    III

     

    – Il n’y aura pas de messe ce matin, que je te dis, Sainte Nitouche ! Et peut-être pas avant dimanche, ainsi !

    – Et pourquoi ça, mademoiselle Céleste ? On va sûrement me le demander…

    – Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.

    Le petit clergeon fait docilement « oui » de la tête. C’est le fils de Mme Gaspard, une veuve, et il doit rentrer à l’automne au séminaire de Gap, à l’école des prêtres. Ses traits charmants ont une gravité précoce. La vieille déteste, sans d’ailleurs savoir pourquoi, les beaux yeux longs, toujours cernés d’une ombre bleue, la bouche pâle, la double fossette du menton, aussi doux que celui d’une femme. Quand il sourit, ses narines battent, comme ses paupières bistrées, à la même cadence.

    – Tiens ! dit-elle tout à coup, prends ça, et fiche-moi le camp.

    Elle lui a mis dans la main une grosse pomme et le pousse vers la porte, en grognant. Elle ne s’expliquera jamais ce brusque mouvement de pitié, peut-être de tendresse, et lui ne se l’explique pas non plus. Comment devinerait-il qu’elle a cru reconnaître, soudain, en un éclair… Oui, c’est bien ainsi qu’il devait être, voilà quinze ans : un autre petit paysan tout pareil, avec son sourire triste… le nouveau curé de Mégère.

    – À qui parlez-vous, Céleste ? demande le prêtre de l’autre côté du mur. Ne craignez rien, je suis réveillé depuis longtemps.

    Elle dénoue en hâte le cordon de son tablier, court jusqu’à la porte, et reste sur le seuil, très rouge.

    – À l’enfant de chœur, monsieur le curé. Il venait s’informer, rapport à votre messe. Vous pouvez pas dire votre messe aujourd’hui.

    – Priez-le d’entrer.

    Elle revint dans la cuisine, bourrue. Quel plaisir elle aurait à calotter ce jocrisse ! Mais il ne perdra rien pour attendre !

    – M. le curé t’appelle, dit-elle avec un rire forcé ; mouche ton nez, tâche d’être poli, et ne va pas le fatiguer avec tes contes. Pensez ! après une nuit pareille.

    Le nouveau curé de Mégère est dans son lit, enveloppé d’une écharpe de laine noire qui se croise à la hauteur de la poitrine et fait plusieurs fois le tour de ses hanches. Une couverture est jetée sur les jambes et il tient son bréviaire d’une main, tandis que l’autre caresse le front de l’enfant, y dessine vaguement une croix.

    – Comment vous appelez-vous ? dit-il.

    – Gaspard André.

    Ce vous fait monter un peu de sang aux joues du petit garçon. L’instituteur lui-même le tutoie toujours, sauf une fois l’an, à la visite de M. l’inspecteur.

    – Votre nom de famille ?

    – Gaspard.

    – Alors vous devez dire André Gaspard. André, je regrette que vous vous soyez dérangé inutilement ce matin. Peut-être savez-vous que…

    – Oui, oui, monsieur le curé, commença l’enfant, les yeux brillants de plaisir sous les paupières baissées.

    Mais le prêtre mit un doigt sur sa bouche.

    – Chut ! ne parlons pas de ces choses horribles. Hélas ! vous ne vous y intéressez que trop. Il faut tâcher d’écarter tout cela de votre pensée, mon ami.

    Ses traits se crispèrent douloureusement, tandis qu’il contemplait le mince visage tourné vers lui avec une sorte de compassion paternelle.

    – Regardez-moi, fit-il de sa voix calme, regardez-moi dans les yeux, tout droit, n’ayez pas peur. Lorsque Dieu nous met en présence d’un maître, l’avenir peut dépendre d’un premier regard bien franc, bien net. Sinon, que ne risque-t-on pas ! Nous sommes destinés à travailler ensemble, mon enfant. « Destinés », comprenez-vous ? Le destin – réfléchissez un peu à cela – c’est un beau mot, un mot divin, de ces mots qu’un petit garçon doit comprendre ; les mots divins sont faits à son usage, ce sont des mots innocents.

    Ses yeux n’avaient pas quitté ceux du clergeon, qui ne les évitait plus, croyait y voir naître et s’effacer peu à peu, ainsi que dans une eau profonde et pure, chacune de ces paroles dont le sens échappait à son esprit, mais qui réchauffaient si délicieusement son cœur.

    – Oui, poursuivit le prêtre, comme s’il répondait à sa pensée secrète, oui, tout cela doit vous paraître très obscur. À votre âge, la vie semble un jeu, une longue série de chances heureuses ou non. L’expérience se chargera de vous détromper. Ce que vous devez graver dès maintenant dans votre âme, c’est l’idée que rien de ce qui arrive n’arrive en vain. Après quoi, nous nous aiderons mutuellement, nous serons amis, amis pour toujours. Savez-vous un peu de latin ?

    – Non, monsieur le curé.

    – Dommage. Un servant de messe doit aimer le latin, et qui aime le latin finit par l’apprendre, presque à son insu. L’apprendrez-vous ?

    – J’irai à Gap, l’automne prochain, étudier pour être…

    Une pudeur singulière retint le mot sur ses lèvres. Celui qui parlait un tel langage lui semblait maintenant trop loin de lui, à une hauteur qu’il n’atteindrait jamais, même en rêve.

    – Prêtre… dit le curé de Mégère, d’une voix pleine de tendresse.

    – Je l’avais deviné au premier coup d’œil, reprit-il après un long silence. Mon enfant, vous saurez plus tard comme un prêtre est seul, reste seul, même dans une bonne et honnête paroisse comme celle-ci. Alors vous comprendrez combien votre rencontre aujourd’hui m’a été douce, car je suis peut-être plus seul qu’un autre – je veux dire que vous me trouverez sans doute un peu différent de… des…

    – Oh ! oui, s’écria passionnément l’enfant.

    Le curé de Mégère sourit.

    – Voyez-vous, le petit flatteur, dit-il. Différent ne signifie pas meilleur, hélas ! Les curés que vous connaissez sont plus… un peu plus rudes que moi, sans doute. C’est qu’ils ont travaillé, souffert. Rudes – et non pas durs. Respectez cette rudesse, mon petit, et même leurs défauts, s’ils en ont. Ces défauts-là, le temps, le travail, les déceptions, les injustices les ont imprimés en eux, ce sont les rides de l’âme. Aimez-vous moins votre mère parce que son visage n’est plus aussi pur et aussi lisse que le vôtre ?

    Il ramena les pointes de son châle en frissonnant.

    – Je regrette de ne pouvoir aller maintenant jusqu’à l’église, il me semble que ce ne serait guère prudent. J’ai sûrement pris la fièvre cette nuit.

    – Voilà le grog de M. le curé, dit la voix de Céleste dans le couloir. Et ne vous fatiguez pas tant !

    Elle posa sur la table le bol bouillant, toisa le clergeon du même regard empirique, infaillible dont elle estimait le poids d’un poulet de grain, haussa les épaules et sortit. Le curé de Mégère attendit patiemment que le bruit des socques sur le pavé l’avertît que la servante avait quitté son poste d’observation derrière la porte.

    – Il faudra vous réconcilier avec Mlle Céleste, dit-il avec un sourire complice. Je vous y aiderai. Les vieilles gens sont plus faciles à séduire qu’on pense. Il suffit de paraître tenir compte de leur avis sans… oh ! ce n’est qu’une ruse innocente. Ici, André, vous n’aurez pas d’autre maître que moi.

    Sa main caressa de nouveau le front de l’enfant, ses joues.

    – Ainsi notre gouvernante, poursuivit-il avec espièglerie, voudra sûrement nous consigner à la chambre. Je n’aurai pas la cruauté de la contredire – à quoi bon ? Rien n’est plus facile que sortir d’ici. Mais je n’aurai pas de secrets pour vous, aucun secret…

    – À la brune, reprit-il, j’irai certainement jusqu’à l’église. Y allez-vous très souvent ?

    – Quelquefois.

    – Ce n’est pas assez. Nous sommes de pauvres gens, de très pauvres gens, nous n’aimons pas le bon Dieu aussi naturellement que nous nous aimons nous-mêmes, le péché originel le veut ainsi : s’en irriter ne servirait à rien. Mais nous pouvons prendre l’habitude de la prière, la prière devient une habitude – une chère – la plus chère de nos habitudes. Quand vous serez prêtre…

    Il s’arrêta sur ce mot, comme s’y était arrêté le petit clergeon et avec la même pudeur émouvante. Il reprit à voix plus basse encore :

    – Vous m’attendrez à l’entrée du jardin dès la tombée du jour. C’est l’heure à laquelle Mlle Céleste fait ses courses, si je l’en crois du moins. Ne vous parais-je pas bien craintif ?

    – Oh ! non, se récria l’enfant. Vous n’avez pas l’air de ça. Je voudrais…

    Il avait commencé dans un élan de tout son être et s’arrêta brusquement, rouge de honte et de plaisir. Une fois de plus, il croyait lire sa pensée au fond du regard si calme.

    – Je voudrais vous ressembler un jour, termina tranquillement le curé de Mégère. N’est-ce pas cela que vous alliez dire ?

    – Oui, balbutia le petit clergeon.

     

    Il cherchait une parole qui exprimât sa merveilleuse surprise et ne la trouvait pas. La solitude exaltée où s’était nourri si longtemps son jeune orgueil parmi ces hommes grossiers qu’il redoutait et méprisait à la fois, ne serait pas rompue en un jour, mais il la sentait toute prête à céder, à s’ouvrir, ainsi qu’un mur battu par la mer. Toute parole eût d’ailleurs paru vile à son cœur comblé. Ses longs yeux s’emplirent de larmes.

    Le prêtre parut ne pas les voir, et aussitôt l’enfant ne put les retenir, elles inondèrent ses joues. Il se pencha sur la main du curé de Mégère, la baisa. Puis il resta la face enfouie dans les plis de la couverture sans oser faire un mouvement.

    – Et maintenant, reprit le prêtre après un long silence, je puis vous parler plus librement de… des… enfin de ce drame affreux… Madame… mademoiselle… notre sonneuse, je crois ?

    – Mamzelle Phémie ?

    – C’est cela même. Mlle Phémie est venue nous apprendre au petit jour que la police avait découvert deux cadavres. Deux cadavres ! Dieu l’a ainsi voulu. Comment aurais-je pu intervenir plus tôt ?

    – Deux cadavres, répéta l’enfant. Je croyais…

    Le curé de Mégère l’interrogea du regard.

    – Que croyez-vous ?

    – Ils disaient tout à l’heure que… que l’homme était encore en vie.

    – En vie !… reprit le prêtre d’une voix profonde, presque sinistre. Madame Céleste !

    La servante parut aussitôt.

    – Madame Céleste, est-il vrai que…

    Il n’eut pas besoin d’ajouter un mot. La vieille fille, après avoir jeté sur le plafond un regard suppliant, se mit à trembler comme la feuille.

    – Vous m’avez menti, continua le prêtre, vous le saviez…

    – Ce n’était qu’un bruit, balbutia la pauvre femme, on dit tant de choses. La gendarmerie est sur les lieux depuis cinq heures. Paraît qu’on ne laisse plus passer personne.

    Tandis qu’elle parlait, le curé de Mégère enfilait ses gros souliers encore humides. Ainsi vêtu d’un maillot de laine beaucoup trop large pour lui, dont les plis tombaient sur sa poitrine et d’un pantalon gris serré aux genoux, il n’était pas très différent d’un de ces sportifs sans âge que le village voyait revenir chaque année à la fin du printemps et qui – n’étaient leurs visages marqués de rides volontaires – ressemblaient assez à des demoiselles. Toujours aussi simplement, sans mot dire, il alla chercher sa soutane qu’il avait pliée soigneusement sur le dossier de l’unique chaise. Au moment de sortir, il s’arrêta devant la servante et brusquement le sourire revint sur ses lèvres.

    – Je vais déjà mieux, dit-il, ne vous faites pas de souci.

    D’un regard, il fit au petit clergeon signe de le suivre. Et sur le seuil, se retournant encore :

    – Mon devoir, commença-t-il…

    Mais ce qu’il lut de crainte, d’humiliation, de véritable souffrance sur les traits bouleversés de Mlle Céleste parut le surprendre. Il fit un geste amical de la main et, désespérant sans doute de se faire comprendre de cette inoffensive créature en un tel moment, il secoua la tête d’un air de compassion et d’impuissance, noua son écharpe autour de son cou, sortit.

    – Menez-moi là-bas par le plus court, dit-il à l’enfant. Est-il possible d’éviter le village ? Je ne veux pas qu’on me croie capable de favoriser une opération de police, quelle qu’elle soit.

     

    Ils prirent à travers les prés. Un peu plus loin la terre s’appauvrit, le rocher affleure, la pente se couvre de bruyères et d’ajoncs dans lesquels s’embarrassait son ample soutane. Au sommet de la colline, il était visiblement à bout de forces, livide. Il dut s’asseoir sur une pierre, pressant des deux mains sa poitrine. Au-dessous d’eux, la maison des Drumeau, cachée par un repli du terrain, se voyait à peine, mais des gens allaient et venaient sur la route. Ils reconnurent les képis galonnés des gendarmes.

    – Courage ! murmura le curé de Mégère, comme s’il se fût parlé à lui-même.

    Il se remit sur ses jambes avec un gémissement de douleur. Inconsciemment ou non, sa main cherchait celle du petit clergeon, qui la sentit sèche et brûlante.

    – Distinguez-vous clairement la route ? dit-il. Mes yeux se troublent, j’ai horriblement mal à la tête.

    – Il y a beaucoup de monde en bas, sur la route, et un autre groupe un peu plus haut, dans le taillis. D’où nous sommes, il n’est pas possible de voir le château.

    – Allons.

    Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un chemin. L’espèce de sentier qu’ils suivaient était encombré de grosses pierres, roulées là par les crues d’avril.

    – Vous pourriez vous reposer un moment chez Drumeau, monsieur le curé. La maison n’est pas loin, à présent, sur notre gauche.

    – Non, dit le prêtre entre ses dents, avec une énergie farouche.

    Ce fut Claude Heurtebise qui les aperçut le premier. Ils le virent échanger quelques mots avec un gendarme, mais la distance était encore trop grande pour qu’ils pussent rien entendre. Le gendarme, d’ailleurs, se remit aussitôt à son travail. Il semblait mesurer avec beaucoup de soin la largeur de la route, d’un arbre à l’autre.

    Le maire sortit si brusquement du fourré que l’enfant poussa un cri de terreur. À la vue du prêtre, la figure poupine exprima moins de surprise que d’ennui.

    – Qui aurait pu croire ? répétait-il, en passant son énorme mouchoir sur son front ruisselant de sueur, malgré le froid. C’est pas croyable !

    Mais le curé de Mégère, encore livide, avait retrouvé cet air d’attention courtoise, de conviction grave et douce qui rendait courage à tous. Les yeux du gros homme s’éclairèrent instantanément.

    – Bah ! monsieur le curé, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Pour moi, les gendarmes bafouillent. Ils vont, ils viennent, arpentent le chemin, comptent les pierres, sacrés farceurs ! Auraient-ils pas mieux fait de battre le pays tout de suite ? Sûr que l’assassin a des complices.

    – Vit-il encore vraiment ? Cette nuit, notre sonneuse avait parlé de deux cadavres.

    – Oh ! vivre… enfin ça vit si on veut, j’appelle pas ça vivre, non. Mettons qu’il râle un coup ou deux par-ci par-là.

    – Comment ne m’a-t-on pas prévenu ? dit le prêtre d’un air sombre. Je ne puis être d’aucun secours à l’enquête sinon par le témoignage que vous savez. Mais il ne s’agit pas de témoignage. Aux yeux d’un prêtre, monsieur le maire, il n’y a pas d’assassin, je ne connais que le mourant.

    Il prononça ces paroles qui eussent pu prêter à quelque emphase, avec une telle simplicité que le maire reconnut plus tard – selon sa propre expression – en avoir eu « la larme à l’œil ».

    Le curé de Mégère n’eut pas besoin d’écarter les rangs pressés des spectateurs, ils s’ouvrirent d’eux-mêmes aussitôt que sa longue silhouette noire apparut dans le taillis. Un gendarme détourna la tête en sifflant, l’autre souleva son képi.

    Le moribond semblait dormir. Le pansement fait récemment en hâte par le docteur et encore immaculé, bombait fortement autour du torse nu. Sa mauvaise culotte rabattue sur les genoux découvrait le ventre sur lequel on avait jeté une serviette tachée de sang. Les pieds étaient nus dans les chaussettes, car en dépit de toutes les recherches, les sabots, probablement abandonnés au cours de sa fuite à travers le parc, étaient restés introuvables. Le râle, dont le maire avait parlé, ne s’entendait plus : il se devinait seulement au frémissement et au crépitement de l’écume sur les lèvres bleues.

    – Docteur Niclausse, dit une voix, d’un ton de brièveté militaire.

    Le curé de Mégère se retourna brusquement.

    – Comment est votre blessé ? fit-il.

    – Coma. Nous attendons l’ambulance depuis deux heures. Dans l’état où il est, je redoute de le faire transporter sur un brancard de fortune, par ces maladroits.

    – Sans connaissance ?

    – Coma, répliqua l’autre avec une brusquerie sans doute affectée (il grelottait de froid sous son léger pardessus). Ce n’est probablement pas la même chose. On ne sait rien. Qu’il ne voie pas, sûr, pour la bonne raison que le muscle des paupières ne sera maintenant détendu que par la mort. Mais il est possible qu’il entende aussi bien que vous ou moi.

    Le prêtre soupira mais garda le silence. Parmi tous ces hommes empressés autour du misérable vaincu, et si malhabiles à déguiser la curiosité sauvage qui donnait à leurs visages, d’ordinaire insignifiants, une expression de férocité sournoise, il semblait faire effort pour cacher son dégoût. Les yeux se baissaient d’eux-mêmes, dès qu’il appuyait un moment sur eux son regard vague et triste. Toujours en silence, il s’approcha du moribond, s’agenouilla et commença de prier. D’un accord tacite, ils s’écartèrent tous, les uns après les autres. Le médecin de Mégère lui-même, tirant une cigarette de son étui, s’éloigna dans la direction de la route. Quelques minutes se passèrent.

    – Docteur, appela le prêtre tout à coup.

    Sa voix était plus grave.

    – Il est mort, reprit-il, du moins je le crois.

    Le maire fut près de lui le premier. Bien qu’il essayât de le dissimuler, son soulagement était visible. Il demanda sur un ton que le tragique des circonstances empêchait seul d’être comique.

    – Il est bien mort ? En êtes-vous sûr ?

    Le prêtre lui tourna le dos.

    – Je m’y attendais, fit le médecin de Mégère.

    Il ausculta le cœur un long moment, releva la tête et dit, exagérant encore sa froideur professionnelle :

    – Pas mort. Il y a même dans tout cela une chose qui m’échappe, poursuivit-il à voix basse, et presque à l’oreille du curé de Mégère… La respiration doit être embarrassée par quelque caillot, le cœur se défend bien.

    – On ne peut quand même pas le laisser là, remarqua l’un des gendarmes avec un regard de biais vers le prêtre, sans doute dans l’espoir d’être approuvé.

    La petite moustache blonde du docteur trembla de colère.

    – Monsieur le gendarme, dit-il, vous parlez comme un imbécile. Le moribond est intransportable, in-trans-por-ta-ble, comprenez-vous ?

    Il pirouetta sur les talons et interrogea des yeux le grand Heurtebise qui accourait du château, tout essoufflé :

    – M. le juge d’instruction nous demande tous là-haut ! Rassemblement !

    Ils remontèrent la pente. Après avoir hésité un moment, le curé de Mégère les suivit comme à regret.

     

    – Messieurs, dit le magistrat sitôt qu’ils se furent groupés autour de la table sur laquelle le greffier étalait son maigre dossier, il importe que nous restions ici entre nous. On ne laissera désormais passer personne, sous quelque prétexte que ce soit. Il y a eu déjà dans ce parc beaucoup trop d’allées et venues, monsieur le maire, et si vous laissez faire, nous aurons bientôt tout le village sur le dos. Je ne veux près de moi que les premiers témoins. Procédons par ordre.

    Il se courba poliment sur sa chaise et dit :

    – Monsieur le desservant d’abord… Et qu’est-ce que tu fiches là, toi, galopin ?

    – Mon enfant de chœur, intervint doucement le curé de Mégère. Partez, André, vous voudrez bien prévenir ma gouvernante que je serai de retour dans vingt minutes ; j’irai seul, je connais maintenant le chemin. Monsieur le juge d’instruction, ma déposition sera courte. J’ai quitté Grenoble à trois heures environ et…

    – Plutôt quatre heures, rectifia le magistrat en souriant. Dès le coup de téléphone, je me suis permis de m’informer avant mon départ. Je sais donc que vous êtes arrivé par le train de dix heures, que vous avez pris votre repas de midi à l’hôtel de l’Univers, que vous avez manqué la patache, fait une partie de la route avec un industriel connu de Lyon, et le reste du voyage dans la carriole de Mathurin dont une première déposition a déjà été recueillie qui sera d’ailleurs complétée, car elle signale un fait curieux – très curieux, que vous ne pouvez connaître. Mais tout cela n’a qu’une importance secondaire. Votre arrivée est antérieure au crime de plus d’une heure et demie. Laissez-moi vous exprimer mon regret de vous déranger de si bon matin après une journée qui n’a été que trop bien remplie. Je dois vous remercier encore du concours précieux que vous avez apporté, que vous apporterez à l’œuvre de la justice.

    Le visage si jeune – l’émotion et la fatigue en accusaient encore l’extraordinaire finesse – se durcit.

    – Pardon, dit le prêtre posément. J’ai fait de mon mieux pour prévenir un malheur, je déplore de n’avoir pas réussi. Mon rôle devrait finir là. Nouveau venu dans cette paroisse, je me crois tenu à une très grande réserve ; je ne pourrais accepter d’inaugurer un modeste ministère, déjà rendu difficile, par une collaboration avec…

    – La police, conclut le juge. Ce scrupule vous honore, monsieur le desservant. Néanmoins, vous devez comprendre…

    – Il sait ce qu’il veut, le gars, dit tout bas le grand Claude à l’oreille de son frère, avec admiration.

    – Toute enquête de police est susceptible de s’égarer sur ce que nous appelons des fausses pistes, continua le prêtre. La justice des hommes, monsieur, ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne.

    – Bon ! fit le magistrat d’une voix sèche, bien qu’il ne cessât pas de sourire. Tenons-nous-en à l’essentiel. Vous avez été réveillé par…

    – Je n’ai pas été réveillé. J’avais mis beaucoup de temps à ouvrir mes malles, à mettre en ordre mes livres, bref à m’installer dans une chambre que je ne connaissais pas. Je venais seulement de m’étendre sur mon lit. Peut-être y ai-je fermé les yeux quelques minutes, c’est tout. J’ai donc entendu très distinctement plusieurs cris, suivis d’un claquement sec que j’ai pris pour un coup de pistolet. Madame… Madame… Bon… je ne me souviens plus du nom de la propriétaire de ce château.

    – Beauchamp, fit le maire. Mme Beauchamp.

    – Mme Beauchamp a dû…

    – La victime a été assommée par derrière, et, d’après nos premières constatations, alors qu’elle tournait le dos à la porte du cabinet de toilette où devait se trouver caché l’assassin. On a pu relever, en effet, au fond d’un placard très profond, sur une pile de linge sale, la marque très reconnaissable d’un corps qui a dû y rester longtemps accroupi.

    D’un coup d’œil, il réprima le murmure qui s’élevait du groupe des témoins.

    – Inutile d’exprimer vos sentiments. Nous ne sommes pas au cinéma. De plus, continua-t-il, les persiennes de la chambre et du cabinet semblent être restées closes. Je dis « semblent » parce que, après tout, rien n’interdit de supposer qu’elles ont été fermées après le crime. Du troisième et probable acteur du drame, nous ne savons rien et l’hypothèse invraisemblable peut être la bonne.

    Il tapota distraitement la table de ses doigts.

    – Bref, reprit-il après un long silence, les cris que vous avez entendus, monsieur le desservant, n’ont probablement pas été poussés par la personne dont vous venez de prononcer le nom. Les vérifications seront faites ultérieurement, d’ailleurs. Mais au premier examen, la distance de cette maison à la vôtre, l’épaisseur du taillis, ne lui auraient pas permis de se faire entendre. Il y a eu deux crimes, monsieur, et jusqu’ici je ne saurais même affirmer qu’ils soient de la même main.

    Le prêtre fit un geste d’indifférence.

    – Ce que je puis assurer, dit-il simplement, c’est qu’une femme – oui, c’était une voix de femme ou de très jeune homme peut-être – a appelé au secours, cette nuit, vers deux heures. J’ai cru aussi entendre un coup de feu.

    Il réfléchit un instant.

    – Me serait-il permis de me rendre compte de l’orientation des deux pièces ? Je ne connais pas le pays, et il me serait impossible de dire dans quelle direction se trouve mon presbytère.

    – J’allais justement vous le proposer, dit le juge.

     

    La vieille dame sourit toujours, mais on lui a mis un bonnet neuf, et ses mâchoires sont maintenues par une mentonnière étroitement serrée. La piété de la gouvernante a déjà disposé au pied du lit la table rituelle recouverte d’une nappe blanche, la soucoupe d’eau bénite, le brin de buis, un crucifix. À l’entrée des deux hommes, elle se lève et ils échangent un grave salut.

     

    – La façade de votre presbytère est orientée vers le sud, nous ne pouvons donc l’apercevoir que de profil, et encore vous verrez tout juste l’angle gauche du toit, derrière les arbres.

    – La distance est grande, en effet, reconnaît le prêtre d’une voix rêveuse.

    Il revient s’agenouiller près du lit, prie longuement la tête dans ses mains. Le juge s’affaire dans le cabinet ; Mme Louise s’approche, se penche.

    – J’irai vous voir, monsieur le curé, dit-elle à voix si basse qu’il eût pu douter de l’avoir réellement entendue.

    Lorsqu’il tourne la tête, elle a déjà repris sa place au fond du grand fauteuil, égrène son chapelet, sans paraître avoir remarqué le salut discret du juge qui grommelle dans l’escalier.

    – Une ancienne religieuse sécularisée, la gouvernante… Insoupçonnable, mais suspecte. Voyez-vous, reprit-il en débouchant sur le perron, vous êtes jeune, monsieur le desservant, très jeune, et néanmoins il est clair que vous avez l’expérience des hommes, moi aussi.

    – Ce n’est peut-être pas tout à fait la même.

    – D’accord. La mienne est plutôt – soyons francs – pessimiste. Ce… ce pessimisme – je regrette de ne pas trouver un autre mot – m’a permis de résoudre un certain nombre d’affaires en apparence compliquées – en apparence seulement – et il en a embrouillé d’autres, parfois d’une manière irréparable. La méfiance, dans mon état, est une bonne chose, excellente même, aussi longtemps qu’elle excite le jugement mais ne le commande pas, ne devient pas un simple réflexe. Le danger, c’est que l’homme méfiant finit par se méfier de sa méfiance. Il n’a plus alors la liberté d’esprit nécessaire.

    Il rougit un peu sous le regard froidement interrogateur du prêtre.

    – Savez-vous que vous m’embarrassez, dit-il avec un sourire fin. On ne m’embarrasse pas facilement.

    Il essuya son binocle, l’ajusta soigneusement sur son petit nez rose et court, qui le faisait ressembler à Balzac.

    – J’approuve vos scrupules, notez-le bien. Nos montagnards sont méfiants, ils ne vous pardonneraient pas la moindre indiscrétion dont nous pourrions tirer profit. Soit. Mais vous ne me refuserez pas le plaisir, l’avantage, le bénéfice intellectuel de vous tenir au courant de mon enquête, à titre purement amical, bien entendu. Le prêtre fit un signe équivoque des épaules, comme s’il ne comprenait pas.

    – Vous m’apportez quelque chose de très précieux, d’incomparable, un regard neuf. Ces gens me sont trop connus, à peine arrivons-nous à les distinguer les uns des autres. Un seul mot de vous peut me mettre en garde, m’épargner une faute, une imprudence, une injustice. Car j’avoue avoir déjà mon opinion sur cette affaire.

    – Laquelle ? demanda le prêtre.

    Le groupe formé autour de la table contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur le magistrat aux cheveux gris s’entretenant avec ce jeune prêtre inconnu sur un ton d’empressement et de déférence.

    – L’auteur du crime – je veux dire l’auteur principal – est un habitant de Mégère, fit-il en donnant à son visage une expression vague et distraite. De toute manière, nous serons bientôt fixés : on ne sort pas d’un pays comme celui-ci plus facilement qu’on y entre, et, à l’heure actuelle, de Fillière à Dombasle, tous les chemins sont gardés… Permettez ?

    Il tourna le dos brusquement, descendit les marches et s’engagea dans l’allée de toute la vitesse de ses courtes jambes.

    – Monsieur le procureur de la République…

    – Bonjour, Frescheville, dit le nouveau venu. Chien de temps !

    Il baissa le col de sa pelisse et ses moustaches gauloises apparurent hérissées de minuscules glaçons.

    – Qu’est-ce que c’est ?

    Il désignait du menton le prêtre qui, après avoir hésité, remonta les marches et rentra dans la maison.

    – Le nouveau curé de Mégère.

    – Ah ! On m’en a dit beaucoup de bien. Très jeune. Venu cette nuit, hein ?

    – Un homme supérieur, affirma le juge, dont toute la personne, et jusqu’à l’expression, jusqu’au regard, venait de se transformer avec une rapidité surprenante.

    – Au travail, messieurs.

    Le procureur souleva légèrement son chapeau avec un regard circulaire.

    – Enlevez les paperasses ! Pas de paperasses ici ! dit-il au greffier. Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.

    Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire :

    – Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins ? Où est le maire ? C’est vous qui avez trouvé le cadavre ?

    – Oui, monsieur le procureur.

    – Seul ?

    – Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.

    – Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne ?

    – J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.

    – Petite bonne, répéta le procureur.

    Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.

    – Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.

    – Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.

    La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.

    – Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux ?

    Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle :

    – Oui, monsieur.

    – Nom ?

    – Si, m’sieu.

    – Demande son nom.

    – Comment il s’appelle ? Le fils à Mme Rouart, monsieur.

    – Depuis quand ?

    – La foire de Molènes.

    – Vient ici ?

    – Oui, m’sieu.

    – Dans la maison ?

    – Non, m’sieu.

    – Si.

    – Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.

    – Rendez-vous hier soir ?

    – Oui, m’sieu.

    – Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi ?

    La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.

    – Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…

    Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.

    – Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

    Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.

    Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.

    – Vous permettez ? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.

    – De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

    – Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.

    Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta :

    – Je me sens très mal.

     

    Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et funèbre saillie des pommettes dont l’os semblait prêt à percer la peau. Les vains efforts de la gouvernante pour effacer avec son mouchoir la couche épaisse de fard n’avaient réussi qu’à l’étaler jusqu’aux tempes, donnant à ce visage de petite bourgeoise un air de mascarade funèbre.

    – La victime possédait-elle un revolver ? demanda tout à coup le procureur.

    À cette question, le juge qui feignait d’examiner attentivement la fenêtre, se retourna brusquement.

    – Oui, monsieur, dit l’ancienne religieuse.

    Elle alla droit vers le secrétaire, ouvrit un tiroir et de la même voix indifférente :

    – Il était là d’ordinaire.

    – Il était là, répéta le procureur. Il n’y est plus. Bon ; la victime…

    Mais la réponse vint avant qu’il eût achevé sa phrase.

    – Mme Beauchamp n’y attachait aucune importance, monsieur le procureur. Elle n’était pas craintive. Nous n’avions d’ailleurs aucune raison de craindre qui que ce fût. La maison nous a toujours paru un peu isolée, voilà tout.

    – Votre maîtresse, le cas échéant, eût-elle été capable de se défendre, de se servir d’une arme à feu ?

    – Certainement. C’était la femme d’un militaire, elle avait beaucoup voyagé, parfois même dans des contrées peu sûres, au Chili, au Brésil.

    – A-t-elle tiré cette nuit ?

    – Non.

    – Pourquoi ?

    – Parce que je l’aurais entendu. Je dors très peu.

    – En somme, vous assuriez vous seule la surveillance et la protection de cette maison ?

    – Oui, monsieur. Mme Beauchamp menait dans ces derniers temps une vie très… très distraite. Elle ne recevait plus personne depuis des mois. Elle ne s’occupait jamais de rien. Ce que je faisais était bien fait.

    – Alors vous auriez dû savoir que votre petite bonne avait un amoureux qui lui donnait rendez-vous chaque jour dans le parc, à la brune. Il s’y trouvait encore hier soir, mes renseignements sont formels. Hé bien ? Vous saviez ça ?

    – Oui, monsieur. Il s’agit du fils Rouart, un bon garçon. Madame s’intéressait à l’établissement de Philomène et je crois qu’elle lui eût fourni une petite dot.

    Elle s’arrêta perfidement une seconde, juste assez longtemps pour que le juge dressât l’oreille, et continua d’une voix qui détachait chaque syllabe.

    – Nous avons recueilli cette enfant après son passage à Grenoble. Elle y avait souffert au physique et au moral. Le café où elle servait n’était pas, m’a-t-on dit, des plus sûrs ni des mieux famés.

    Elle se tut, baissa les yeux. La face du procureur s’empourpra.

    – B… Bien, dit-il. J’ai simplement noté les coïncidences. Un homme a été blessé d’un coup de feu. Un revolver qu’on cherche à sa place habituelle ne s’y trouve plus. La bonne a un amant auquel la maison est familière. Or, les circonstances du crime semblent prouver que son auteur, s’il ne connaissait les aîtres, devait avoir été très exactement renseigné. Par qui ?

    Le feu qui avait rougi ses joues s’apaisait peu à peu, et il allait de long en large à travers la chambre.

    – Je m’étonne, dit-il, que vous n’ayez pas encore eu la curiosité d’aller voir…

    – J’attendais qu’on m’en priât. Monsieur le procureur jugera sans doute que j’ai rempli déjà ce matin, de mon mieux, des devoirs assez pénibles. Les forces d’une vieille femme ont des limites, monsieur. Et d’ailleurs, il est peu probable que mon témoignage vous soit utile. Si l’assas… Si le moribond m’était connu, il le serait aussi des gens de Mégère, car Madame ne recevait qu’un très petit nombre d’amis, tous au-dessus du soupçon. Nos fournisseurs sont ceux du village et encore montent-ils rarement au château : je fais les courses nécessaires, chaque matin, après la messe, soit avec Philomène, soit seule. Mais je vous accompagnerai là-bas volontiers, s’il le faut.

    Les premiers témoins avaient repris leur place autour de la table. Le juge fit au greffier signe de le suivre, et, s’écartant de quelques pas :

    – L’enquête est conduite en dépit du bon sens, fit-il. Jamais vu conduire une enquête comme ça !

    Le médecin de Mégère les précédait. Ils le rejoignirent.

    – J’ai donné des ordres aux brancardiers… Nous allons le descendre à la mairie provisoirement, dit le docteur, nous verrons plus tard. En somme, l’état ne semble pas s’être beaucoup aggravé jusqu’ici. Le cœur se défend mieux. Je viens de téléphoner à mon confrère de Gesvres. Peut-être réussirons-nous à débarrasser la trachée des caillots qui l’encombrent, – du moins, je le suppose. Car la blessure du poumon n’explique pas les crises aiguës de suffocation que j’observe depuis une heure à peine. Il y a là quelque chose de bizarre.

     

    Le docteur s’accroupit, soulevant la tête du moribond qu’il posa entre ses genoux. La gouvernante, serrant son mouchoir sur sa bouche, s’arrêta devant l’inconnu sans d’abord oser lever les yeux. Puis elle le regarda en silence, et poussa un long soupir.

    – Je ne le connais pas, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu.

    – Drôlement vêtu, remarqua le procureur. Drôlement vêtu pour un voyage en montagne. Bigre ! Une chemise, une vieille culotte, pas de chaussures… Comment expliquez-vous ça ? monsieur le juge d’instruction.

    – J’ajoute que la chemise est en flanelle et d’excellente qualité, fit le médecin de Mégère. L’individu portait, en outre, une amulette, une plaque d’identité, ou quelque chose d’approchant, la trace en est visible à la base du cou. Je le prendrais volontiers pour un Italien : il a paru d’ailleurs prononcer quelques mots dans cette langue.

    – Italien ou pas Italien, le costume n’est pas ordinaire. Notez aussi que les mains sont sales mais sans déchirures ni calles. Déguisé en vagabond, hein, Frescheville ?

    Ils étaient groupés face au mourant, dont le léger râle, entendu par instants, ressemblait au bourdonnement d’une abeille. Du haut de la pente, la voix du grand Heurtebise s’éleva.

    – Monsieur le docteur, l’ambulance vient d’arriver. Ils apportent le brancard.

    – Déguisement… peuh (il parlait avec embarras et plutôt de l’air d’un homme qui, soucieux seulement d’esquiver une objection embarrassante, garde secrète sa propre opinion). N’oubliez pas qu’une première enquête a relevé les traces d’une assez longue station du meurtrier au fond du placard. J’en puis conclure qu’il a dû circuler à travers la maison avant de trouver sa cachette. Admettons même qu’il s’y soit rendu directement. On ne traverse pas une maison, même habitée par deux vieilles femmes et une enfant, même vaste et partiellement abandonnée comme celle-ci, en paletot de fourrure, avec des souliers ferrés. Pour expliquer la présence ici de l’assassin dans ce costume, il suffit d’imaginer qu’il a été surpris, ou cru l’être, qu’il s’est enfui avant d’avoir pu remettre la main sur le paquet de vêtements probablement dissimulé dans quelque coin du château, ou de ce jardin.

    – Très bien, parfait, conclut le procureur. La raison de la fuite précipitée se devine. Le coup de feu a été tiré par la vieille dame et l’assassin ne songeait plus qu’à disparaître au plus vite avec une balle dans la peau. Reste, mon cher Frescheville, que nous n’avons pas encore mis la main sur ce fameux revolver.

    – Permettez, commença le docteur qui s’affairait autour du brancard et des porteurs, mais un geste impérieux du petit juge lui coupa la parole, et il termina sa phrase par un bredouillement confus.

    Les infirmiers avaient déjà glissé la toile sous le corps inerte. Une dernière fois, le médecin de Mégère approcha le visage de la face obscure, aux paupières closes.

    – Tiens, fit-il.

    Des doigts, il ouvrait la bouche du moribond et les deux magistrats virent qu’elle était pleine de terre. Entre le pouce et l’index, le docteur élevait à la hauteur de ses yeux un caillou de la grosseur du pouce, souillé d’une bave sanglante. Les yeux du juge jetèrent un éclair, vite éteint.

    – Que signifie ? demanda le procureur.

    – Oh ! peu de chose, répliqua le docteur, après un regard échangé avec le petit homme. Sans doute, s’est-il débattu un moment, la face contre le sol. Voyez comme il respire mieux maintenant…

    Ils remontèrent tous ensemble derrière le brancard, laissant la gouvernante gagner la maison par un autre chemin.

    – Monsieur le procureur, dit le juge, je vous demande la permission d’accompagner le blessé jusqu’au village. Il serait utile de nous mettre en communication téléphonique avec la gendarmerie de Grenoble, qui doit avoir terminé les premières vérifications.

    Il feignit d’interpréter comme un congé le regard surpris, vaguement soupçonneux de son chef, et sitôt qu’il eut rejoint le docteur il appuya sur son bras une main tremblante, dont l’autre sentit la chaleur à travers sa manche.

    – Le procureur rentrera tout à l’heure à Grenoble, fit-il ; c’est moi qui orienterai l’enquête. Pas dommage. Le vieux n’est pas si bête qu’il en a l’air, mais il n’a sûrement pas encore, si bon matin, son compte de morphine. Pauvre diable. Je l’ai connu assez brillant, jadis, à Narbonne, avant la mort de sa femme. La petite bonne l’a mis proprement dans sa poche, hein ? Il l’a connue chez Mme Estève et, le pis, c’est que l’ancienne religieuse le sait. Un magistrat saisi par la débauche, docteur, ne devrait exercer qu’à Paris !

    Il attendait une réponse qui ne vint pas et reprit avec une gaieté forcée :

    – Le juge d’instruction doit se méfier de tous, et d’abord de son procureur. Voilà pourquoi je me suis permis… Et maintenant, une simple question : la blessure a-t-elle causé une hémorragie immédiate ?

    – Certainement.

    – Abondante ?

    – Probable.

    – Bon, dit le petit homme avec un soulagement visible. Or, nous n’avons relevé dans la maison, ni dans le parc, aucune trace de sang. Le type a reçu son compte juste à l’endroit où il est tombé.

    – Complice ?

    – Chut, fit le juge, un doigt sur la bouche.

    Mais ses yeux interrogeaient encore avec inquiétude le visage souriant du médecin de Mégère, qui, d’un air indifférent, laissa tomber tout à coup ces paroles surprenantes :

     

    IV

     

    – Allons, Quasimodo, fit le brigadier, tu en as trop dit ou pas assez, faut maintenant aller jusqu’au bout, mon vieux.

    La tête de Mathurin allait de l’une à l’autre épaule avec une régularité mécanique ainsi qu’un battant d’horloge. À travers le torchis de la masure, crevé depuis longtemps par la gelée, la bise soufflait si fort que la grêle flamme du foyer se couchait chaque fois sur les cendres avec un hoquet de fumée.

    – Qu’est-ce que c’est, au juste, l’histoire que tu nous as racontée hier, ton histoire de femme ?

    – J’ai vu une femme, répétait le misérable, sûr que je l’ai vue. Une vraie femme avec un caraco de poil. Je l’aurais prise aussi bien pour une bête. Elle se mouvait sans plus de bruit.

    – Cigarette ? dit le brigadier.

    Il la glissa lui-même entre les dents noires, attendit paisiblement que l’autre eût tiré la première bouffée.

    – Ne te trouble pas, mon homme. Laisse-toi faire. On ne te demande que des oui et des non, pas vrai, Pietri ?

    Le Corse approuva du menton. Mais il aurait bien plus volontiers lancé son poing entre les deux yeux qui roulaient dans leurs orbites avec une lenteur solennelle.

    – Reprenons l’histoire dès le début, vieux farceur. T’as rencontré le curé un peu au-delà de Servières, bon. Tu l’as amené jusqu’à l’entrée du bourg. Bon et bon. Il est descendu au haut de la côte. Ça va. Le chemin mène droit au presbytère, pas moyen de se tromper, ça va encore. Jusqu’ici rien ne cloche, tout est clair.

    – Excusez, remarqua le gendarme. Il aurait pu bifurquer sur la droite, face à la rivière, par le raidillon.

    – Oui, dit l’ancien berger dont la voix profonde sonnait comme un tambour. Justement.

    – Quoi, oui ?… S’agit pas de dire comme nous, t’es libre.

    – J’ai cru que le capellan s’était trompé, oui. Une idée seulement. Ouvrant les yeux, je me suis dit : tiens, j’ai dormi. Pharamond s’était mis en travers de la route, les pieds de devant dans le fossé, voilà donc le sous-ventre qui se desserre, la charrette a failli se mettre sur son cul. Pour alors…

    – Halte ! fit le brigadier patiemment. Tu dors dans ta voiture, farceur ? À pas cinq cents mètres de ta cambuse ? Des blagues. Tu serais rentré d’abord.

    – Fallait que mon cheval souffle, pardi ! Montez-la donc, vous, la côte de Rampont. Avec ça que la descente est plus mauvaise encore, pleine de gros cailloux. Je devais-t-y risquer de le laisser aller sur les genoux, misère ? Pour alors, j’ai fermé les yeux, le froid m’a saisi, je ne sais plus.

    – Combien de temps ? Une heure ou deux minutes.

    – Sais pas. Le temps d’un Pater.

    – D’un Pater ? Tâche de t’exprimer en français.

    – Il veut dire d’un Notre Père. Avec ses grimaces, brigadier, le vieux singe est en train de nous rouler. Récite-le donc ton Pater, abruti ! Et sais-tu ce que c’est qu’un Pater ? Tel que t’es, t’as pas dû fatiguer les bancs du catéchisme.

    – Les gens parlent ainsi, manière de dire, répliqua le messager d’un air sombre. Pas dormi longtemps, voilà tout.

    – Bon. Tu débarques le curé, tu lui montres le chemin, tu fais souffler ton cheval, tu t’endors un moment, tu ouvres les yeux. Fiche-lui la paix, Pietri ! Et quoi que t’as vu en ouvrant les yeux ?

    – Pas grand-chose. Une espèce d’ombre qui se défilait par le chemin de la Hure, je l’ai prise pour un chien perdu.

    – Menteur ! Sacré menteur ! gronda le gendarme. Brigadier… Il a dit voilà pas cinq minutes, une femme en caraco !

    Mais le brigadier lui imposa silence d’un violent coup de talon sur les chevilles. Il reprit d’un ton cordial :

    – Écoute, Mathurin, fais-moi plaisir. On va trinquer nous trois. Va quérir la bouteille de marc qui ne doit rien au gouvernement, motus ! Pietri, mets les tasses sur la table, mon homme. Débrouille ! Débrouille ! Pas la peine d’ouvrir la bouche et de tortiller de la prunelle, garçon ! Le litre est là, sous la huche, fais pas l’idiot. Donne-nous la goutte.

    Il remplit lui-même les bols, les remplit de nouveau. La sueur perlait au front du messager.

    – Le chemin de la Hure, dit-il. Bon. D’accord. Si t’as vu le chemin de la Hure du haut de la côte, t’as de bons yeux, farceur ! Avoue donc que tu as été faire un tour sur la route de Dombasle pour te dégourdir, ou quoi ?

    L’ancien berger réfléchissait, le front dans ses mains, une longue mèche déjà grise pendant jusqu’au menton.

    – J’ai entendu sonner une pierre, dit-il enfin. Le vent venait de tourner droit au nord. Il y a son et son. Je me suis dit : on marche dans le chemin de la Hure, le capellan s’est trompé. Faut reconnaître qu’il est jeune, pas habitué au pays et il avait l’air malade, il soufflait tout le temps. J’ai rangé mon cheval sur le bas-côté, crié un coup, pas trop fort, pour ne pas effrayer Pharamond.

    Il tendit son bol. Nul n’ignorait à Mégère que l’alcool déliait la langue de Mathurin pour des heures, mais il buvait presque toujours seul, et ne parlait guère qu’à son cheval.

    – Crié un coup, deux coups, poursuivit-il. Pensez ! La voix devait porter loin. Alors j’ai dévalé le raidillon. J’aurais dû couper la route au capellan. Comme j’arrivais au fond, j’ai vu par la brèche les fenêtres du presbytère allumées. Tiens, que je me suis dit, faut croire que le curé est rentré quand même. Voilà. Vous savez le truc.

    – Tu mens, fit le brigadier. Au premier interrogatoire, tu as parlé d’une voix. Écoute, Mathurin, ma parole de brigadier, tu seras inquiété en rien, t’es innocent, le juge ne veut pas qu’on t’embête. Gros rusé ! Tu crois qu’on ne sait pas que tu vends ton gibier et tes truites à sa dame ? Forcément, t’as pas à craindre. T’es paré.

    – La voix m’a paru venir d’un peu plus haut que le chemin. Elle gémissait à petits coups, comme ça… heu… heu… C’était de douleur, non, de l’essoufflement plutôt. J’ai pensé : Voilà que ça remonte la pente, je peux couper au court, il y a chance d’arriver avant la route. Et dans le moment que je déboulais parmi les pierres, je l’ai rencontrée, je l’aurais pu toucher de la main.

    Il écarta les doigts de son visage, et leva au plafond des yeux si noyés d’ivresse que le brigadier sentit dans le creux de la poitrine le frisson d’angoisse du chasseur à l’affût qui perd de vue son gibier, au bout de la ligne de mire.

    – Une fille, reprit l’ancien berger de sa voix étrange qui n’en finissait pas de vibrer dans son énorme poitrine, une grande et belle fille, sûr. On s’est trouvé nez à nez tous deux, aussi couillons l’un que l’autre, parole. Mais je l’ai perdue aussi vite, elle a remonté vers le château, moi vers la charrette, voilà. Chacun son affaire, quoi.

    Les mains du brigadier tremblaient d’impatience. Il réussit néanmoins à se taire. La moindre parole eût sans doute rompu le fil fragile qui, pour un moment, liait entre elles les images secrètes que le messager semblait suivre, de ses yeux presque éteints.

    – Vous n’avez pas rêvé, Mathurin ? demanda-t-il enfin de sa voix de fonctionnaire, un peu nasale, adroit compromis entre l’accent militaire et le bredouillement de l’homme de loi.

    Mais le voiturier était déjà trop ivre pour que l’impressionnât ce vouvoiement insolite. Tandis que le gendarme lui donnait lecture du procès-verbal, il s’endormit, ouvrit seulement les yeux pour signer – une signature que le brigadier s’étonna de trouver correcte. Peu de gens, même à Mégère, savaient que l’ancien berger, bâtard d’un notaire du Velay, avait jadis fréquenté l’école de Gap, jusqu’au jour où la banqueroute paternelle et la disparition du failli, coïncidant avec les premières atteintes de l’épilepsie, l’avaient fait renvoyer au village.

    – Brigadier, remarqua Pietri, tandis qu’il regonflait le pneu de sa bicyclette, le juge a du flair. Deux heures après la découverte du crime, je l’ai entendu dire au docteur : « Il doit y avoir une femme là-dessous. »

    – Vous parlez sans connaître, répliqua le brigadier, tout enflé de la nouvelle qu’il brûlait d’apprendre à son chef. C’était une supposition, une rigolade. Et savez-vous seulement pourquoi il disait ça au docteur, le juge ? Avez-vous réfléchi au pourquoi de la chose ?

    – Ça se pourrait, fit le Corse vexé. Paraît que le particulier, tout moribond qu’il est, avec sa balle dans la colonne vertébrale et le poumon, se met à gigoter chaque fois qu’il voit un jupon. Moi, que voulez-vous, en un sens, je trouve l’idée bête. Un type fait par un autre gars devrait danser à la vue d’une culotte, alors ? Des blagues. On ne sait pas ce qui se passe dans la tête d’un agonisant.

    – N’empêche que… La déposition que vous venez d’entendre…

    – Oui. Compris. Seulement votre Mathurin, permettez, je le crois plus vicieux qu’il n’en a l’air. Une supposition qu’il se rétracte ? Il dira qu’il avait bu, par exemple, qu’on l’a saoulé. C’est un de ces idiots dont on ne se méfie point, mais qui aiment rien tant que se faire valoir, des vrais charlatans – le haut mal veut ça. Je cause de ce que je sais. La montagne, chez nous, est pleine de ces oiseaux-là. Ils ont le goût de nuire.

    Le brigadier affectait de ne pas entendre, bien qu’il ne perdît pas une syllabe de ces paroles perfides. Une nouvelle déception devait d’ailleurs bientôt s’ajouter à la première. La patronne des Quatre-Tilleuls – seule auberge du village – lui apprit que le juge d’instruction était parti pour le presbytère, et qu’il priait qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte. Il serait de retour à l’heure du dîner.

    – Vous savez la nouvelle ? interrogea-t-elle d’un air innocent. Vous savez qu’on a retrouvé le revolver ? L’arme du crime, quoi. Juste sous la fenêtre du cabinet, à croire qu’on l’a jetée de là-haut, exprès.

    – Bah, dit Pietri venant au secours de son chef, probable que le type l’aura pris des mains de la vieille dame, arraché…

    – Vous parlez encore une fois sans connaître, fit le brigadier blême de colère. À l’arrivée des premiers témoins, les persiennes étaient closes, la barre mise. Drôle de fantaisie qu’il aurait eue de fermer le volet avant de déguerpir – et presque tout nu, encore ! Dans une affaire, voyez-vous, gendarme, s’agit d’abord de voir clair dans le jeu des autres. Mon idée, c’est que le revolver était loin, et qu’il n’est pas revenu tout seul. Là-dessus, commencez votre rapport, je vais aller réfléchir sur la route, en attendant le juge.

     

    Le docteur de Mégère sortait du presbytère lorsque le juge y entra. Les deux hommes s’arrêtèrent un moment sous la ridicule tonnelle, parlant à voix basse. L’ombre de Mlle Céleste parut à travers les rideaux.

    – Malade ?

    – Plus qu’il ne le croit, sans doute. Ne le fatiguez pas trop, cher ami. Il suffit que vous soyez prévenu.

    Le docteur ne songeait plus à cacher sa sympathie pour le petit juge, auquel il trouvait, selon son expression, un accent balzacien. Il le comparait à son célèbre confrère de la Comédie humaine.

    – Oh ! protesta Frescheville, une simple visite de politesse, d’amitié. Je l’épargnerai le plus possible. Et même…

    – Je crains qu’il ne s’épargne guère, lui. Quelle attachante nature ! Voyez-vous, mon cher Frescheville, on nous prend volontiers pour des brutes, nous autres, carabins, parce que notre expérience, nos méthodes, notre formation clinique nous disposent peu aux illusions. Voulez-vous faire quelques pas avec moi sur la route ?

    – Je crains que les événements d’hier n’aient dangereusement agi sur ses nerfs. Mettez-vous à sa place, que diable ! Et puis…

    Le rond visage du petit juge parut, en un éclair, se couvrir d’une infinité de rides concentriques autour du nez balzacien, froncé par une attention profonde.

    – Je me demande si, d’une manière ou d’une autre – simple supposition, absolument gratuite, vous m’entendez, – le crime ne pose pas pour lui une grave question de conscience.

    – L’idée m’est venue aussi…

    – Curieux, dit simplement le docteur de Mégère, redevenu laconique.

    – Je ne vous cache rien, protesta le juge. J’estime autant que vous le caractère de M. l’abbé Dufy, et nous savons comme lui, vous et moi, l’importance du secret professionnel. Je parlais d’une impression, voilà tout. Elle est d’ailleurs si vague, si confuse que je m’en voudrais de tenter quoi que ce soit qui puisse risquer de compromettre gravement…

    – Oh ! ne prenez pas mes réserves au tragique, ce prêtre n’a rien d’une femmelette, au contraire. Et d’ailleurs, je ne l’ai pas examiné : le pouls m’inquiète, le regard est d’un grand nerveux, voilà tout. Je crois d’ailleurs qu’il abuse un peu du gardénal. Comme chez beaucoup de ses pareils – je veux dire des prêtres-nés – la part féminine est chez lui très forte, observez son visage. Car je ne fais allusion qu’au physique, évidemment. C’est un mystique de la grande espèce, raisonnable et passionné. Pour moi, il ne moisira pas à Mégère, mais il y réussira très bien. Il réussirait partout. Vous allez le voir entre sa vieille servante et un étonnant petit enfant de chœur, déjà visiblement jaloux l’un de l’autre. C’est très curieux.

    Il lui serra la main et disparut dans le soir tombant.

     

    Au bruit de la porte, le curé de Mégère ne leva pas la tête. Ses yeux clos, ses joues creuses, le pincement bizarre de ses lèvres lui faisaient un masque si tragique que le juge délibéra un moment de quitter la salle sur la pointe des pieds comme il y était entré, car il le croyait endormi. Au premier pas en arrière, et à sa grande surprise, la main du prêtre sortit de l’ample pèlerine où elle était blottie et lui fit un signe presque amical. Alors le juge crut s’apercevoir, au mouvement des lèvres, qu’il priait.

    – Je m’excuse… commença-t-il.

    Mais le curé de Mégère ne l’écoutait pas. Il fixait maintenant la flamme dansante du foyer avec un regard douloureux, comme s’il pesait d’avance ses paroles et qu’il les jugeât décisives, irréparables.

    – Je suis content que vous soyez venu, fit-il enfin d’une voix sombre. J’avoue que je n’en puis plus.

    De ses yeux, il montra la porte au petit clergeon qui s’éloigna.

    – Monsieur, reprit-il après un long silence, croyez-vous en Dieu ?

    – Certes ! se récria le petit juge. Les hommes me dégoûtent trop. Le monde a besoin d’un alibi.

    – Ne plaisantez pas, dit le prêtre avec lassitude. Il m’en coûterait trop d’aborder avec vous certaine question si… Mais votre réponse, bien que peu convenable, me suffit. Je vous sais sincère.

    Il ramena frileusement les pans de son manteau sur ses genoux.

    – Monsieur, vous avez devant vous un homme malheureux. Je suis dépositaire d’un secret. Une part de ce secret m’appartient – j’entends par là que je puis en disposer dans l’intérêt de la justice et surtout dans celui d’une pauvre âme tourmentée. L’autre part, j’en devrai compte à Dieu, du premier au dernier mot.

    – Vous êtes absolument libre de…

    – Non, je ne suis pas libre, interrompit sèchement le curé de Mégère. Si je l’étais, je ne vous aurais certes pas reçu.

    – Rien ne presse, monsieur l’abbé. L’enquête suit son cours. Il est facile d’attendre que votre santé…

    – Ma santé, fit le prêtre amèrement. Ma santé n’importe pas du tout. Ou du moins il sera temps d’y songer plus tard… Ma santé !

    Ses yeux parurent reculer dans leurs orbites, et tout son visage prit une expression d’ironie insupportable qui frappa le petit juge.

    – Hé, hé, bégaya-t-il, sans réussir à éviter le regard qui cherchait tout à coup le sien avec la malice et l’obstination de quelque insecte malfaisant, la santé… heu… heu…

    – C’est un mot qui m’écœure, poursuivit le prêtre sur le même ton. Cela remplit la bouche comme tous les mots que les hommes ont inventés pour essayer de se donner entre eux l’illusion de la sécurité. La sécurité ! Leur sécurité ! Disons simplement la sécurité de leurs ventres.

    – Vous êtes dur, dit le petit juge stupéfait de ce brusque changement, et il semblait suivre avec beaucoup d’attention, du bout de sa bottine, les dessins du tapis, effacés par l’usure.

    – Il n’y a pas de sécurité, reprit le curé de Mégère avec une exaltation croissante et en s’efforçant d’ailleurs de ne pas hausser la voix qui prenait dans les notes hautes une sonorité désagréable.

    – Pour les hommes supérieurs, soit, objecta le juge poliment. Les hommes ordinaires…

    – Il n’y a pas d’hommes ordinaires. Car ceux qu’on appelle ainsi…

    Son regard s’était emparé de celui de son interlocuteur et ne le lâchait plus.

    – Oui, monsieur, ils n’ont dans la bouche que les mots de raison, de bon sens, ils ressemblent à ces navigateurs égarés qui désignent du doigt sur la carte une route imaginaire qu’ils ont depuis longtemps quittée à leur insu. Pauvres gens ! Leur vie ne reste pas plus longtemps dans le normal que le balancier en mouvement au point mort. Raisonnables ou non, ils finissent toujours par tomber en pleine extravagance, bien que par des voies très différentes. Les uns par timidité, d’autres par imprudence et hardiesse, car leurs folies sont aussi diverses que leurs visages, il n’y a pas deux folies pareilles dans le monde. Il arrive parfois…

    Les mots se pressaient si vite dans sa gorge qu’il ne réussissait plus à en articuler chaque syllabe, et pourtant sa voix restait basse et presque douce. Ce contraste avait quelque chose de sinistre.

    – Il arrive parfois… oui, on est parfois tout prêt… enfin, qui de nous n’a été tenté d’en finir d’un seul coup avec cette sécurité imbécile ? On voudrait leur ouvrir les yeux, coûte que coûte. Les mensonges les plus grossiers…

    Les yeux du petit homme s’étaient fermés peu à peu. La tête inclinée sur l’épaule, il semblait dormir, et son visage était si immobile que l’imperceptible frémissement d’un muscle, à la racine du nez, y apparaissait ainsi qu’un signe extraordinaire. Le prêtre se tut.

    – Je vous demande pardon, fit le juge, comme s’il sortait d’un songe, je vous suivais très attentivement. J’ai bien souvent pensé moi-même…

    Il n’acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.

    – Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C’est une bien singulière personne, un type assez balzacien…

    – Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, – lui aussi semblait sortir d’un rêve – fin et subtil. C’est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m’éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs.

    – Mon devoir… commença le juge.

    – Si, monsieur, vous me l’épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose – dont je disposerai bientôt peut-être – ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble vous promettre – de votre propre aveu – plus d’un mécompte…

    – Plus de mécomptes que de plaisir, soit !… Je vous entends… Nous parlons d’ailleurs en amis…

    – Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit : le problème posé à ma conscience sacerdotale n’est douloureux que pour moi. Que me veut-on ? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence ? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors ? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.

    – Je voudrais que le problème fût aussi simple…

    – Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.

    – Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts ?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir ; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence. Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914 ? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui ! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.

    – Quelle héritière ? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.

    – L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.

    – Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las.

    Et aussitôt il corrigea le mot d’un sourire.

    – Oh ! soyez tranquille, nous n’avons rien négligé, répliqua le petit juge sur le même ton. La demoiselle n’a pas quitté Châteauroux depuis des mois… Et vous en serez quitte, cher ami, pour un jugement téméraire – je crois que c’est le mot ?…

    – Une plaisanterie téméraire, plutôt… Mais, permettez, cette demoiselle ne me paraît pas appartenir, elle, à l’espèce dont vous parliez tout à l’heure, des vieillards migrateurs et mystérieux. Son passé ne doit pas être difficile à remonter.

    – Son passé ne présente aucun intérêt. Mais il y a aussi par là une inimitié entre les familles dont la cause est bien obscure. La pauvre fille n’a jamais été reçue, elle ne connaissait même pas sa tante, et je ne vous cacherai pas qu’on la disait déshéritée par avance. Monseigneur lui-même… Mais cela est une autre histoire, et je ne puis former un jugement sur des rapports hâtifs, forcément incomplets ou même contradictoires… Je me défends de rien dramatiser. Oh ! sans doute, on croit volontiers que nous voyons le drame partout, alors que la plupart de nos expériences nous enseignent, au contraire, un certain optimisme, oh ! un optimisme à base d’amertume, un optimisme sans illusion… Le crime est rare ; je veux dire le crime qualifié, authentique, tombant sous le coup de la loi. Les hommes se détruisent par des moyens qui leur ressemblent, médiocres comme eux. Ils s’usent sournoisement. Et les crimes d’usure, monsieur, ça ne regarde pas les juges !…

    Il passa sur ses lèvres, après un silence, sa langue rose et pointue.

    – Reste cette Mme Louise, dit-il enfin.

    Une seconde leurs yeux se cherchèrent, puis ils échangèrent ensemble un même regard, pareillement réfléchi, attentif.

    – J’ai parlé à Mme Louise, en effet, dit brusquement le prêtre avec une simplicité déconcertante. J’aurais même souhaité, je l’avoue, n’attirer là-dessus l’attention de personne. N’importe. La surveillance qu’on exerce sur moi…

    – Pardon ! protesta le juge, écarlate.

    – Pour avoir des avantages, elle a aussi ses risques. N’essayez pas d’abuser de mon inexpérience, reprit-il en haussant doucement les épaules, je ne suis pas si naïf. Votre intérêt et votre amitié auraient avantage à m’épargner en des matières si délicates. Car, enfin, les confidences que nous recevons, même en dehors du ministère proprement dit, ne sont tout de même pas des confidences comme les autres.

    – Je voudrais que vous parliez plus clairement, dit le juge. Que désirez-vous ? Que racontez-vous ? Il ne m’est naturellement jamais venu à l’idée de vous garder à ma disposition.

    – Sans doute. Et, de votre part, je n’attends que des procédés irréprochables, dignes de vous et de moi. Êtes-vous aussi sûr de vos subordonnés ? Certes, je ne doute pas d’obtenir de mes supérieurs, dans un délai plus ou moins éloigné, un autre poste. Mais aussi longtemps que leur volonté me tiendra dans celui-ci, je dois défendre, même contre vous, la dignité d’un ministère, hélas ! déjà trop compromise par mon inexpérience et mes étourderies. Toute surveillance exercée sur cette maison, sur ses abords, sur les gens que j’y appelle, peut prendre, aux yeux de mes paroissiens, un caractère fâcheux, extrêmement fâcheux… C’est ainsi qu’il y a vingt minutes à peine, comme je me penchais à cette fenêtre en compagnie de M. le docteur, nous avons pu apercevoir, par-dessus la haie…

    – Mille pardons ! Il s’agit d’un simple malentendu. L’inspecteur Grignolles, arrivé tout à l’heure de Grenoble, croyait me trouver ici.

    – Vous voyez vous-même…

    – Mais je ne vois rien ! fit le juge, de nouveau écarlate. Je répète qu’il s’agit d’un simple malentendu.

    – Alors, à quoi bon courir le risque de… Il se renouvellerait sûrement ! Puis-je disposer librement de deux jours, trois au plus ?…

    – Évidemment !

    – Trois jours d’une liberté absolue, sans réserves. En conscience, je ne puis vous garantir qu’à ce prix un résultat favorable à la démarche que je vais tenter. Car la moindre intervention de vos collaborateurs la ferait échouer sûrement. J’ajoute qu’un échec engagerait si gravement ma liberté, mon honneur…

    Il hésita.

    – Cela briserait ma vie, conclut-il.

    La petite tête du juge restait drôlement penchée sur l’épaule comme celle d’un oiseau. Et le curé de Mégère ne distinguait d’elle, dans l’ombre, qu’une oreille rose et lisse, attentive.

    – Je ne demande que votre parole, murmura-t-il à voix basse. Je ne désire pas être espionné, voilà tout.

     

    Une bûche croula dans les cendres.

    Le juge se leva lentement, tapota de la main ses genoux, étouffa un bâillement et dit en haussant les épaules avec l’espèce de compassion indulgente qu’on a pour un enfant capricieux, ce sourire qui avait triomphé de l’obstination de tant d’adversaires moins rusés.

    – Je puis vous faire conduire jusqu’à la gare de Dombasles dans ma voiture. Je pense que votre intention est d’aller prendre les instructions de vos supérieurs à Grenoble.

    – Oui, cela est aussi dans mes intentions.

    – Bon, approuva le juge, poursuivant visiblement au fond de lui-même un raisonnement mystérieux. La chose est simple. Quelle que soit la marche de l’enquête, votre présence ici n’est pas indispensable, et il m’est très facile de justifier une absence momentanée ? Pourquoi vous refuserais-je ce service ? Entre nous, mon cher curé, je préfère vous avoir pour ami que pour…

    Il eut un rire forcé, presque aigu, et comme s’avisant trop tard de retenir une parole imprudente, s’écria en rougissant légèrement.

    – Vous êtes réellement extraordinaire ! Le prêtre le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.

    – Hélas ! soupira le curé de Mégère, expliquez-vous.

    – Mon Dieu, à peine serais-je capable d’expliquer à moi-même, d’analyser… une… une impression très complexe – il répéta deux fois ce mot avec une satisfaction très visible. Et tenez, par exemple… Oh ! peu de chose sans doute, un détail – mais enfin j’ai quelque expérience du visage humain… une expérience professionnelle, oserais-je dire. Hé bien, il y a dans les traits du vôtre un tel contraste qu’en vérité… Allons ! Je dois vous faire en ce moment l’effet d’un imbécile.

    – Non, répliqua gravement le prêtre. Je crois simplement que ce contraste est dans votre esprit.

    – Peut-être… Et néanmoins une telle jeunesse des traits, une expression – excusez-moi – presque enfantine alors que… Voyons, même au séminaire on a dû vous dire quelque chose de votre extraordinaire ascendant ? Un prêtre de votre âge n’a pas d’habitude cette assurance profonde qui… On croirait que vous avez longtemps vécu.

    – J’ai souffert, monsieur, cela revient sans doute au même. Mais rassurez-vous ! Ni au séminaire ni ailleurs personne ne s’en est jamais soucié…

    Il ramena frileusement les plis de son châle sur sa poitrine et dit en souriant :

    – Je crois que vous voulez surtout retarder le plus possible une formalité désagréable. Vous n’y échapperez pourtant pas. Ai-je votre parole, oui ou non ?

    – Vous l’avez.

    Du même pas, bien que raffermi, le curé de Mégère s’éloigna de la fenêtre, reprit sa place au coin du foyer. Sa figure impassible n’avait d’autre mouvement que les reflets du foyer demi-mort, qui en faisaient jouer les ombres. Et l’expression de ce visage était plutôt celui de la fatigue et de l’ennui.

    – Vous l’avez, reprit le juge. Vous l’avez, telle que vous me l’avez demandée, sans condition d’aucune sorte. Avouez maintenant que ma curiosité… Il m’est difficile de ne pas voir plus qu’une coïncidence fortuite entre le désir auquel je viens de me rendre et… votre entretien avec…

    – Avec Mme Louise ? Vous ne vous trompez pas. Et retenez encore ceci, monsieur. Je ne suis qu’un prêtre sans expérience, mais je sais ce dont je parle, et je pèse mes mots. Quoi qu’il arrive, je vous donne ma parole, ma parole de prêtre, que cette personne est non seulement irréprochable, cela va de soi, mais que ma responsabilité se trouve gravement engagée à son égard. Nul ne peut la délier que moi d’un engagement que je lui ai fait prendre. Vous commettriez une cruauté en cherchant à lui arracher un secret qui d’ailleurs serait, pour l’instant, et hors de ma présence, absolument inutile à l’enquête. Cela aussi, je vous l’affirme, sur mon honneur sacerdotal.

    – Êtes-vous bon appréciateur en pareille matière ? fit le magistrat, en soupirant.

    – L’avenir vous le démontrera bientôt, reprit le prêtre avec une autorité soudaine. Qu’avez-vous à craindre de moi ? Que pourrait contre la justice un malheureux curé soumis à une discipline stricte, et que la plus légère extravagance perdrait aux yeux de ses supérieurs ? Ne pouvez-vous courir le risque d’un retard de quelques jours dans une enquête que vous conduirez d’ailleurs, en attendant, comme il vous plaira, si je m’affirme capable, avec un peu de chance et l’aide de Dieu, d’apporter une lumière complète, totale sur une affaire, d’ailleurs beaucoup moins obscure que vous ne pensez ? Car, j’ai encore une requête à vous présenter. Peut-être, au cours de mon absence, me verrai-je dans l’obligation d’appeler auprès de moi – oh ! pour un délai bien court, vingt-quatre heures suffiront sans doute – Mme Louise. La laisserez-vous me rejoindre, dans les mêmes conditions que je vais partir moi-même, c’est-à-dire absolument libre de toute surveillance ?

    Le juge s’agitait sur sa chaise, avec une impatience croissante.

    – Écoutez, mon cher ami, dit-il tout à coup et comme n’y tenant plus, vous êtes libre de ne pas parler, mais vous avez tort de jouer avec moi aux propos interrompus. Allons donc ! je ne suis pas un enfant ! Et encore un enfant s’apercevrait que vous en savez plus long que vous ne voulez en avoir l’air, car je ne puis croire que vous vous amusiez à m’intriguer, pour rien… pour le plaisir. Après tout, il s’agit d’une affaire sérieuse, que diable ! Oh ! je rends hommage à la correction de votre attitude. Dans des circonstances pareilles un prêtre de votre âge aurait pu aisément s’affoler. Mais – pardonnez-moi – vous m’étiez hier encore totalement inconnu. Il ne vous a pas fallu dix minutes pour gagner ma confiance, à ma grande surprise d’ailleurs, car je ne la donne pas aisément d’habitude. Et depuis quelques temps – disons depuis un événement que j’ignore, mais que je crois deviner – vos hésitations, vos réticences… Bref, il semble que ma confiance vous gêne, que vous vous efforcez de la décevoir, de la blesser, de la lasser.

    – Quel événement ? demanda le curé de Mégère.

    – Que sais-je ?… L’aveu de Mme Louise, par exemple.

     

    Le visage du prêtre ne montra aucune surprise, mais seulement une réelle souffrance.

    – Votre imagination travaille sur ce thème, dit-il avec un soupir. Qu’y puis-je ? Mais vous oubliez que ces émotions m’ont horriblement fatigué. À la lettre, je ne tiens plus debout. Ce que vous prenez pour une attitude équivoque n’est qu’épuisement des nerfs, voilà tout.

    – Il est trop facile de mettre au compte des nerfs… commença le juge sur le ton d’un écolier récitant sa leçon.

    – Oh ! ma conscience ne me fait aucun reproche, protesta le curé de Mégère, avec un pauvre sourire. Vous ne pouvez d’ailleurs comprendre ce que je sens. Vous avez une mission à remplir, vous servez la justice, votre justice, que vous importe ! Hélas ! il ne m’est pas même permis de vous envier. Je suis hors de jeu, et tout indigne représentant que je sois d’une justice supérieure à la vôtre, d’un pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, personnellement je ne puis rien, je suis aussi désarmé qu’un enfant. Je vous regarde seulement vous agiter autour de ces deux cadavres avec un frémissement de dégoût, une espèce d’horreur dont je ne suis pas maître. Que de choses j’ai apprises depuis quelques heures ! Et par exemple, un crime, un meurtre, cela m’apparaissait jadis tellement plus simple ! Une vie de plus ou de moins, alors que chaque minute en moissonne des milliers à travers le monde ! Et maintenant…

    Il s’était levé brusquement, mais sa haute taille restait un peu courbée, et il s’appuyait d’une main au mur.

    – Je vois maintenant que chaque crime crée autour de lui comme une sorte de tourbillon qui attire invinciblement vers son centre innocents ou coupables, et dont personne ne saurait calculer à l’avance la force ni la durée. Oui, monsieur. reprit-il avec une agitation croissante, un geste à peine moins insignifiant qu’une chiquenaude déclenche une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous, pêle-mêle, le criminel et ses juges, aussi longtemps qu’elle n’a pas épuisé sa violence, selon des lois qui ne nous sont point connues. Et vous… Et vous…

    Il balbutia les derniers mots dans une sorte de râle, glissa sur les genoux, battant l’air de ses bras. Son front sonna contre le mur.

    Au lieu d’intervenir, le juge d’instruction resta un moment immobile portant son regard avec une rapidité extraordinaire aux quatre coins de la chambre, puis il le ramena sur le corps inerte étendu à ses pieds. Son hésitation ne dura qu’une seconde, mais la curiosité à son paroxysme marqua tous ses traits jusqu’à faire de ce visage poupin, le temps d’un éclair, une sorte de masque grimaçant. L’arrivée de Mme Céleste, brisant brusquement sa terrible tension nerveuse, le fit chanceler comme un homme ivre.

    Déjà le prêtre ouvrait les yeux. Puis il se remit lui-même debout.

    – Je vous demande pardon, fit-il en souriant. Je suis sujet à ces sortes de crises. Le mieux, sans doute, est de me mettre au lit.

    – J’ai abusé de vos forces, protesta le juge, c’est à moi de vous demander pardon.

    Il fit en même temps, et probablement à son insu, le geste de quelqu’un qui remet à plus tard une besogne urgente, se détourne à regret de l’occasion perdue. Mais l’occasion perdue ne se retrouverait plus. Il ne devait jamais revoir le curé de Mégère.– Je commence à croire que je sauverai mon bonhomme. Je le souhaite, ne serait-ce que pour apprendre le nom du petit camarade qui lui a fourré ce caillou dans la gorge, hein, cher ami ?…

     

     

    Deuxième partie

     

    I

     

    L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre.

    Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une cuisine et de deux cabinets sans fenêtres. Les chambres du premier étage, desservies par un étroit couloir, sont louées à une clientèle de passage, composée surtout de placiers lyonnais.

    La chambre de M. le juge d’instruction est la plus vaste. Elle se trouve malheureusement juste au-dessus du magasin, et les tapis, la tenture, la muraille même sont imprégnés de cette odeur rance et miellée, indéfinissable, écœurante, des épiceries de campagne. De plus – car ces demoiselles débitent aussi du genièvre en cachette – dès cinq heures du matin, la porte bat sans cesse. Puis tombent brusquement, de l’église toute proche, les rafales de l’Angélus. Quand le dernier coup finit de rouler à travers la vallée son tonnerre, le ciel tremble encore et met longtemps à s’apaiser.

    Néanmoins M. le juge s’attarde un peu ce matin sous l’édredon d’andrinople dont le discret parfum lui rappelle son enfance. Il a plu toute la nuit et l’eau fume encore au flanc de toutes les pentes, pompée par le soleil. La journée qui commence sera belle. Celle d’hier compte parmi les plus lugubres de sa vie. La mauvaise volonté du procureur complique à plaisir les choses les plus simples et l’enquête à peine commencée ressemble à un feu qui va s’éteindre. Elle s’étouffe, comme disent les policiers dans leur jargon. Sans doute le moindre petit fait heureux lui donnerait de l’air, on la verrait flamber de nouveau… Mais rien. Il ne se passe rien. Le village lui-même, un moment tiré de sa torpeur, se rendort. Pour tous, le crime a été commis par un vagabond, un étranger, qui a joué sa chance, un contre dix, et a gagné par miracle, du premier coup. Personne ne se sent sous le coup d’une inculpation possible, l’affaire semble déjà classée. Si seulement…

     

    Quelques heures ont suffi pour mettre Mme Louise hors de cause. Le coup terrible qui a brisé l’échine de la dame de Mégère n’a pas été porté par un manchot… Une femme peut-être, mais assurément une femme dans la force de l’âge et certainement exaltée par la haine ou par tout autre sentiment d’une égale violence. Ni l’ancienne religieuse ni la servante ne sauraient être soupçonnées.

    L’inconnu, lui, est mort hier, au coucher du soleil. Il n’aura survécu qu’un petit nombre d’heures à son crime. L’a-t-il commis, en effet ?… Le spécialiste venu de Grenoble n’a pas achevé l’examen des empreintes recueillies dans la chambre du meurtre mais se dit déjà en mesure d’affirmer qu’il n’a relevé nulle part celles du mystérieux vagabond. Pis encore : les fiches de l’identité judiciaire semblent ne devoir rien révéler non plus de certain.

    Étrange vagabond ! Son visage, avec celui du curé de Mégère, ne cesse de hanter le juge, et ils sont revenus vingt fois, cette nuit, dans ses rêves. Obsession d’ailleurs trop naturelle. Le petit juge a vu l’homme mourir – ce visage entrer lentement dans les ténèbres, surgir un moment de leurs profondeurs, puis glisser de nouveau, s’effacer… Personne que lui n’a prêté beaucoup d’attention à une agonie en somme si douce, si tranquille, une véritable agonie de chemineau qui passe d’un somme à l’autre, épuisé, au revers d’un talus, par une aube froide et limpide d’hiver, éclatante, impitoyable. Le sordide ameublement de la salle de mairie où on l’avait déposé, avec ses banquettes de velours grenat tout crevé, perdant leur crin végétal par maintes blessures, faisait un décor inattendu, dérisoire. Sacrée lumière électrique sur cette face jeune et déjà usée ! La pluie battait aux vitres, le crépuscule tombait du ciel comme une cendre, les rares devantures s’allumaient une à une… Les misérables ne meurent d’habitude qu’au petit jour.

    Oui, certes, l’étrange vagabond ! En prévision du transport à l’hôpital, on l’avait affublé d’une chemise de grosse toile, fermée dans le dos par une ganse. Les mains, qu’il tenait croisées sur son ventre, gardaient, bien que grossières, quelque chose de l’enfance, on ne sait quelle gaucherie, quelle candeur… Le petit juge se vante volontiers de déchiffrer une main comme un visage. Ce n’étaient pas des mains d’assassin.

    Les traits, aussi, gardaient leur secret, l’auront gardé jusqu’à la fin. Ceux d’un paysan, c’est sûr, non pas d’un vagabond des faubourgs, d’un batteur de pavés. Impossible d’examiner les yeux, car on avait beau tirer de force en haut les paupières, ils ne donnaient aucun regard… Mais la bouche, aussi, semblait honnête. Drôle de bouche ! Les lèvres s’ouvraient et se fermaient sans cesse. En collant l’oreille tout auprès, on y surprenait une sorte de murmure très doux, tranquille, monotone, comme si elles continuaient de réciter une leçon dès longtemps apprise, familière. Difficile d’appeler ça un râle. Pauvres lèvres ! Il est vrai qu’elles n’ont cessé de se couvrir d’une écume mêlée de terre car, en dépit des efforts du docteur, de l’agilité professionnelle de ses doigts, la gorge n’a pu être dégagée tout à fait de la boue qui l’obstruait. Encore une chose bien singulière ! Comment ce blessé, trouvé couché sur le dos, et sans doute à la place même où l’avait atteint le coup mortel, a-t-il pu avaler tant de terre ?

    L’examen des vêtements, lui aussi, fait réfléchir. Les vagabonds se couvrent comme ils peuvent, soit. Mais ils se couvrent. En novembre, il est rare d’en rencontrer vêtus d’un pantalon, d’une chemise, d’un gilet de laine, et les pieds nus dans des chaussettes de coton. Évidemment le procureur – qui a des explications pour tout – suggère que l’assassin, mis au courant par hasard des habitudes de la dame de Mégère a pu entrer en passant, sitôt le départ de Mme Louise et de la servante qui, chaque soir, à cinq heures, vont faire leurs emplettes au village et ne reviennent qu’à la nuit close. Une fois dans la place, possible qu’il ait quitté une partie de ses vêtements, ses chaussures ?… Sans doute ignorait-il que la dame de Mégère fût sourde. Les chaussures d’un vagabond, même dépourvues de leurs semelles, ne sont pas faites pour traîner sur les dalles cirées, lisses comme la glace. Sans doute, sans doute… Mais pourquoi n’a-t-on retrouvé trace nulle part de la veste ni des chaussures ? Pas même une simple casquette !… Il faudrait faire curer le puits. Quarante mètres de profondeur et probablement cinq ou six pieds d’argile… Un joli travail !

     

    L’ancienne religieuse n’a pas commis le crime, soit. L’a-t-elle inspiré ? Dans quel but ? Un ancien testament de la dame de Mégère assurait à sa gouvernante une pension de dix mille francs par an. De nouvelles dispositions portent cette somme à quinze mille au cas où : « la sollicitude de ma fidèle garde-malade me permettrait d’atteindre l’âge de mon père – c’est-à-dire ma quatre-vingt-septième année ». Ce codicille n’était pas inconnu de Mme Louise, et sa maîtresse, par une coïncidence funèbre, venait de fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire, la veille même du crime. Comment croire que la gouvernante, d’ailleurs jusque-là irréprochable, eût couru un tel risque pour le seul avantage de perdre le bénéfice d’une mesure avantageuse ?

    En somme, une seule personne au monde doit tirer profit du meurtre, l’héritière. Sur celle-ci l’enquête n’a encore fourni que des renseignements un peu contradictoires, mais généralement favorables ou même excellents. Mlle Évangéline Souricet, petite-nièce de la victime, habite Châteauroux. Son père, ancien officier d’artillerie coloniale, veuf depuis 1906, s’était, l’heure de la retraite sonnée, fixé dans cette ville funèbre où il avait mené douze ans une vie exemplaire. Il passait pour le meilleur paroissien de l’église Saint-Expédit où son zèle dévot l’avait élevé au rang de marguillier. Membre, puis président de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, auxiliaire bénévole du curé, commensal du vieil archevêque de Bourges, il avait trouvé dans sa fille une collaboratrice passionnée. Devenue orpheline, elle parut, contre toute attente, et pour la déception du diocèse, se désintéresser peu à peu des œuvres, vécut dans sa petite maison de la rue des Grainetiers une vie dont la discrète austérité fit l’édification de toute la ville. Bien qu’elle consentît encore à recevoir ou à rendre quelques visites, on ne la vit plus guère qu’aux offices de la chapelle des Dames de la Repentance, voisine de sa demeure. Une amie était venue d’ailleurs partager sa solitude et ses dévotions.

    Celle-ci passait pour sa nièce, bien que d’âge sensiblement égal. De cette étrangère, Châteauroux s’était résigné à ne rien savoir, les deux femmes ayant décidé très vite de renvoyer l’unique servante, et vaquant désormais elles-mêmes aux soins du ménage. On remarquait néanmoins qu’elles montraient généralement l’une envers l’autre, malgré leur intimité fraternelle, une réserve presque excessive. Quelques jeunes gens, plus persévérants ou plus naïfs que leurs camarades, suivaient seuls encore du regard à travers les tristes rues de la ville, la mince silhouette de Mlle Évangéline, drapée de noir, ou tâchaient de surprendre, sous l’épaisse voilette toujours baissée, un visage que peu d’entre eux pouvaient se vanter d’avoir vu en pleine lumière, mais qu’on disait charmant.

    Jamais la dame de Mégère n’avait accepté de recevoir sa petite-nièce. Elle ne pardonnait pas, disait-elle, au père « d’être devenu si tard une espèce de jésuite, ayant d’ailleurs été toute sa vie, et en dépit de l’uniforme, un Nicodème ». Car la vieille châtelaine affectait volontiers des convictions voltairiennes, bien qu’elle continuât d’entretenir avec les curés du voisinage des relations qui ne semblaient pas seulement de pure courtoisie. Ne devait-on pas chercher une raison plus profonde, plus secrète, à un désaccord qui avait duré tant d’années ? Le petit juge croyait voir encore devant lui le singulier visage de la morte, le creux de sa bouche mince, son indéfinissable sourire. Que savait-on, après tout, de l’octogénaire terminant au fond d’un village obscur une carrière sans doute aventureuse, et dont le regard, aujourd’hui éteint, s’était posé sur des horizons inconnus, là-bas, de l’autre côté de la terre ? Pour quel motif n’avait-elle pas simplement déshérité une parente, en somme assez lointaine, fille d’un homme qu’elle semblait avoir haï ?…

     

    Le ciel s’était couvert de nouveau bien que par chaque brèche un moment ouverte au flanc des brumes, le soleil lançât un bref rayon oblique qui semblait courir d’une extrémité à l’autre de l’immense paysage, ainsi que l’éclair d’un phare. Alors une pluie rageuse crépitait comme une grêle sur les vitres, et s’éloignait avec lui.

    De ces renseignements qu’il avait obtenus la veille de Châteauroux par téléphone, le juge se sentait incapable de rien tirer. Presque insignifiants en apparence, ils obscurcissaient encore une affaire déjà ténébreuse, lui apportaient il ne savait quoi de trouble, de suspect. Impression subjective, se répétait le magistrat. Mais il s’irritait de ne pouvoir se dégager tout à fait de l’espèce de rumination monotone poursuivie toute la nuit même en rêve. Quels rêves ? Des hypothèses – dont il n’avait d’ailleurs pas eu, peut-être, claire conscience – des voix, des visages qui avaient sûrement hanté son sommeil, il n’avait rien retenu. Parfois, il est vrai, un souvenir semblait prêt à surgir, tremblait un moment comme au bord de la mémoire, puis s’enfonçait de nouveau, sans avoir pu réussir à fixer en traits distincts, reconnaissables, ses confuses vapeurs. Insoucieux du temps perdu, la tête enfoncée sous les draps, le petit juge s’absorbait dans cette recherche vaine, il y trouvait un étrange plaisir. N’avait-il pas tenu le mot de l’énigme alors que sa raison et sa volonté engourdies laissaient passer sans contrôle les imaginations les plus absurdes. Parmi celles-ci, une seule… Une seule, peut-être – la vraie, l’authentique – et il l’avait laissée fuir, se perdre à jamais !…

    Cette pensée l’éveilla si brusquement qu’il se retrouva tout à coup assis au bord du lit, jambes pendantes, et les couvertures jetées en désordre sur le plancher. À défaut du souvenir rebelle un visage venait de lui apparaître avec une force, une netteté incomparable : c’était celui du curé de Mégère.

    Il haussa les épaules et commença distraitement sa toilette. Entre tant de personnages médiocres, le prêtre restait le seul dont il pût attendre quelque chose. Du moins semblait-il sincère. Un menteur cherche d’abord à donner l’impression qu’il ne laisse rien de lui-même dans l’ombre, qu’il se livre. L’extrême réserve de cet homme si jeune, si sensible, si peu maître, en somme, de ses nerfs, devait inspirer confiance à un professionnel depuis longtemps fixé sur la valeur de certaines protestations de franchise qui ne rassurent que les imbéciles. Nul doute que le curé de Mégère n’eût son opinion sur l’affaire… Laquelle ? Nul doute encore qu’il gardât pour lui le secret de son entretien avec la gouvernante. Quel secret ? Peut-être l’un de ceux qu’un prêtre ne saurait livrer sans forfaiture, qu’il ne livre jamais. Et d’ailleurs les scrupules d’une religieuse ne sont-ils pas le plus souvent puérils ? À moins que…

     

    La rumeur qui montait du magasin au travers du mince parquet en même temps que l’agaçant grelottement de la sonnette à chaque entrée d’un nouveau client, s’enfla tout à coup et le magistrat, repoussant son blaireau, prêta l’oreille. Presque aussitôt l’escalier trembla sous un pas qu’il crut reconnaître. Il eut à peine le temps de courir à la porte et s’y trouva nez à nez avec le brigadier qui, s’arrêtant sur le seuil, porta deux doigts à son képi.

    – Que se passe-t-il, Desbordes ?

    – Le curé – il se reprit – M. le curé vient de foutre le camp.

    La voix dut porter jusqu’en bas et le petit juge reçut en plein visage une haleine un peu forte, barbouillée de genièvre et de tabac.

    – Entrez d’abord, idiot !

    Il se sentait ridicule, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama que de nombreuses lessives avaient fait d’un bleu pâle, céleste.

    – Vous pourriez vous dispenser d’ameuter le village, continua-t-il furieux. Bonne ou mauvaise, cette nouvelle ne regarde que moi. D’ailleurs, M. le curé de Mégère a le droit d’aller et venir comme il lui plaît, je suppose. Il n’est pas sous mandat d’arrêt, que je sache ? De plus, je vous prie de garder pour vous vos expressions de corps de garde. On ne parle pas sur ce ton à un supérieur, mon ami.

    Ce disant, il avait enfilé son veston, ses pantoufles. Le gendarme écoutait, bouche bée.

    – L’absence, probablement momentanée, de ce témoin ne devrait pas vous faire perdre votre sang-froid, conclut-il, radouci. Expliquez-vous.

    – Je ne crois pas outrepasser le mandat de mes fonctions, dit le brigadier sur un ton de reproche, en affirmant à Monsieur le juge que les circonstances de ce départ paraissent suspectes.

    – Pourquoi suspectes ?

    – Je dois faire remarquer à Monsieur le juge que le… que M. le curé de Mégère gardait la chambre se disant malade.

    – Se disant malade ? M. le curé de Mégère a eu devant moi, hier, une syncope.

    – Il a dispa… il s’est absenté sans avoir même prévenu Mme Céleste.

    – À quelle heure ?

    – Impossible de le savoir exactement. La servante l’a vu pour la dernière fois dans la soirée, en lui portant de la tisane pour la nuit. Elle l’avait trouvé plutôt mal. Si mal qu’elle lui a offert de coucher. Il n’a pas voulu. Ce matin, porte close, personne. Elle a dû entrer par le bûcher. Puis elle est retournée chez elle. Le lit n’était même pas défait.

    – Qui peut savoir si M. le curé n’est pas dans le village, à l’église ? Ou simplement sorti pour un tour de promenade ?

    Le gendarme eut malgré lui le vague sourire de condescendance dont il accueillait chaque soir le rapport de ses hommes, et qu’ils appelaient entre eux – irrespectueusement – le sourire détective.

    – Monsieur le juge doit comprendre que je ne l’aurais pas dérangé sans motif. Le curé n’est pas dans le village, sûr. De plus, il a emporté une petite valise que Mme Céleste avait rangée elle-même au fond d’un placard – oh ! une valise de rien. Et enfin…

    Il s’efforçait de donner à ses traits, par habitude professionnelle, un air d’attention déférente comme si, soucieux seulement de rapporter exactement les faits, il attendait avec une confiance aveugle les infaillibles déductions de son supérieur. Mais l’impatience et une juste fierté faisaient trembler sa grosse moustache.

    – Faut d’abord vous dire que Mme Céleste, hier soir, l’a laissé en conversation avec le petit Gaspard, l’enfant de chœur. Aussi l’idée m’est venue, naturellement, d’aller me renseigner auprès de ce jeune homme. Je me suis donc rendu à son domicile, ou plutôt à celui de sa tante, et j’ai eu la surprise d’apprendre que le garçon, sorti la veille passé huit heures, n’était pas rentré ce matin. Il est parti avec sa bicyclette.

    En dépit de ses efforts, la curiosité du petit juge se marquait à ce signe qu’il oubliait d’essuyer ses joues où la mousse de savon soulignait chaque ligne d’un trait grisâtre.

    – Écoutez, mon ami, reprit-il enfin, la chose peut être intéressante. Elle l’est sans doute moins que vous le pensez. Soit dit pour votre gouverne, M. le curé a ses raisons de s’absenter : il devait même quitter Mégère aujourd’hui ou demain, je le savais. Au point où nous en sommes, d’ailleurs, je crois inutile, dangereux même, d’échauffer les imaginations. Cela crée du désordre dans les esprits, les langues iront leur train, nous nous perdrons en bavardages. Faites-moi donc le plaisir de prendre en descendant, au comptoir des demoiselles Simplicie, un nouveau verre de genièvre, le dernier. Vous trouverez bien le moyen de glisser une phrase apaisante, n’importe quoi, je me fie à votre jugement. Quand le gosse sera revenu, nous tirerons la chose au clair…

    Il s’habilla rapidement, ouvrit la fenêtre, s’y accouda, pensif. La clientèle matinale désertait peu à peu l’épicerie, et l’une des sœurs, un pan du cotillon passé dans la ceinture, faisait à grands seaux d’eau claire la toilette de la devanture. Au-dessous de lui, la place minuscule, avec ses arbres rabougris, son vieux banc de pierre et les quatre marches du monument aux Morts, formait un tableau paisible et si familier que le magistrat croyait le reconnaître, l’associait malgré lui à de vagues souvenirs d’enfance. L’image du curé de Mégère, elle aussi, semblait monter des profondeurs de sa mémoire. L’image tout entière, ou quelque singularité du regard, de la voix, du geste ?… Impossible d’évoquer la personne même du prêtre sans qu’une ombre s’y ajoutât sur-le-champ, presque exactement superposable, et néanmoins distincte – trop vague, hélas ! Dès la première minute, le petit juge avait souffert de ce malaise bizarre, mais il venait seulement de s’en expliquer la cause. Quelle que fût sa sympathie pour cet homme étrange, une part de son être lui échappait toujours, au point que leurs conversations mêmes ne lui laissaient qu’une impression confuse, comme si entre les demandes et les réponses, un témoin invisible s’était glissé sans cesse, poursuivant, pour lui seul, un monologue mystérieux. Aussi ne réussissait-il déjà plus à éprouver aucune surprise, aucun dépit de cette disparition soudaine. La sottise eût été de croire que le curé de Mégère poursuivrait longtemps avec lui une route commune, ou seulement parallèle. Et d’ailleurs le curé de Mégère suivait-il aucune route, commune ou non ?

    Il essaya son chapeau devant la glace, le jeta rageusement sur le lit, se coiffa d’un béret basque, sortit. L’air lui parut d’abord exagérément doux, écœurant, puis l’humidité le saisit tout à coup et avant qu’il eût atteint l’extrémité de la place il se sentit glacé jusqu’aux moelles.

     

    L’idée lui était venue brusquement de gagner le presbytère par un chemin remarqué la veille et qui d’ailleurs sans issue aboutit à un terrain vague que les villageois nomment encore « le Marais » bien qu’il n’y subsiste, de l’ancien étang disparu, qu’une mare boueuse à peine visible sous l’amas de feuilles mortes. Du point le plus élevé le regard peut plonger dans le petit jardin de la cure, clos seulement d’une haie jadis assez épaisse, mais que le bétail a crevée en maints endroits et si maltraitée qu’on a dû la renforcer d’un double treillage de fils de fer. La maison, il est vrai, reste presque tout entière invisible derrière son maigre massif de lauriers, et même en se tenant le plus exactement possible dans l’axe de la grande allée, on ne distingue guère que la porte principale, et son ridicule perron.

    Le juge resta longtemps immobile, les yeux fixés sur les marches. Assurément le presbytère était vide, et Mme Céleste n’en eût pu refuser les clefs, mais il était dangereux de compter sur la discrétion de la vieille servante, et une visite officielle justifiait les pires soupçons, risquerait de compromettre irréparablement le curé de Mégère. « Pourquoi traiter en suspect un homme qui m’a prêté jusqu’ici tout le concours dont il était capable – pensait le magistrat. Je n’en obtiendrai rien par violence. » Mais un autre scrupule le retenait encore, auquel il n’aurait su donner un nom.

    Il passa une jambe par-dessus la haie et se sentit aussitôt trempé jusqu’au ventre. L’eau ruisselait des branches et l’effort qu’il fit pour les écarter ne réussit qu’à glacer ses bras, sa poitrine. Rageusement il sauta dans le verger, où ses deux pieds, en se posant, firent gicler la boue à la hauteur de ses hanches. La maison lui apparaissait maintenant tout entière et si proche qu’il crut rêver. Avec ses étroites plates-bandes bordées de buis, ses allées minuscules, les poiriers galeux taillés en quenouille, le jardin semblait dessiné en trompe-l’œil par quelque rapin facétieux. Une bêche oubliée dont le fer luisait encore sous la pluie, paraissait presque énorme. Le petit juge la ramassa d’un geste machinal, puis la repoussa contre la haie, en sifflotant.

    Il s’étonnait d’avoir fait si vite le chemin de son hôtel au presbytère, avec l’impression vague d’être dupe d’on ne sait quel ingénieux truquage. Sacré pays ! Dès qu’on met le pied hors des routes, d’ailleurs étrangement zigzagantes, toute sérieuse estimation de distance devient impossible, et le plus habile y circule comme à travers un labyrinthe. Sa surprise n’était pas moins grande de ne plus rien découvrir du village, pourtant si proche, de se trouver là ainsi qu’au fond d’une cuvette, alors que depuis sa sortie des Quatre-Tilleuls, il n’avait cessé de grimper. Rien – pas même l’angle d’un toit, une fumée… Se pouvait-il que même du premier étage de cette bicoque, le regard portât aussi loin que l’avaient prétendu ensemble Mme Céleste et le curé de Mégère ?

    Il fit quelques pas, se trouva au pied du perron. L’eau coulait goutte à goutte d’un chéneau invisible avec une plainte étrange, une sorte de tintement cristallin, pareil à l’appel du crapaud. C’était le seul bruit qui troublât le silence, car la brise du sud, toujours légère en cette saison, venait de tomber tout à fait. La main du magistrat se posa doucement sur la porte close, puis sur la poignée de cuivre, qu’il manœuvra presque à son insu. Il entendit claquer le loquet, perdit l’équilibre, cogna du genou les marches glissantes. Une seconde encore il hésita devant le corridor ténébreux, puis après un dernier coup d’œil au jardin solitaire, il entra.

     

    – Qu’est-ce que tu fiches ici, galopin ? dit-il. On te cherche partout.

    Le visage du petit clergeon venait d’apparaître et de disparaître aussitôt, mais l’enfant jugea sans doute inutile de lutter plus longtemps avec un aussi rude adversaire, et il sortit de la chambre fixant sur l’intrus un regard pensif. Les persiennes closes ne laissaient passer qu’un jour trouble et sans couleur. Avec une vivacité surprenante, le juge s’était accroupi devant le foyer, retournait de la main les cendres brûlantes.

    – Sais-tu que ça pourrait te coûter cher, imbécile ? De quoi te mêles-tu ?

    Il s’essuya les doigts à sa manche, en grimaçant de douleur, et vint lentement se placer entre le seuil et sa victime, lui coupant ainsi toute retraite. Le garçon, d’ailleurs, ne cherchait pas à fuir. Il se rapprochait au contraire à pas mesurés, s’efforçant de donner à ses traits puérils une expression d’énergie et de gravité.

    – Ne fais pas le malin, ne va pas te monter la tête. Et d’abord jette un peu de bois sur le feu. Nous avons besoin de causer, toi et moi.

    Mais les mains du petit tremblaient si fort qu’il ne réussissait pas à délier le fagot. Le juge dut lui venir en aide, disposa lui-même les brindilles avec une lenteur voulue. Ils étaient agenouillés côte à côte ainsi que deux camarades à l’étape, préparant leur gîte pour la nuit. Les branches humides écumaient et sifflaient dans l’âtre sans flamber.

    – Sais-tu où est le bidon de pétrole ? Apporte-le-moi.

    Docilement, le clergeon sortit, alla vers la resserre, dont on entendit grincer la sourde porte de chêne. Déjà le bras du juge se glissait entre le coffre à bois et la muraille, ramenait au jour un vieux portefeuille dont le contenu disparut en un clin d’œil dans la poche de son veston, tandis qu’il repoussait de l’autre main l’étui vide.

    – Pas besoin de pétrole, dit-il sans tourner la tête. Les bûches commencent à flamber.

    Debout maintenant, il tendait vers le foyer la jambe de son pantalon, raide de boue. L’enfant s’était assis à ses pieds, la tête inclinée sur sa poitrine, et le juge voyait frémir ses maigres épaules.

    – M. le curé t’a-t-il demandé de brûler tout ce que tu trouverais encore dans sa chambre ou l’as-tu fait sans son ordre, de toi-même ? Réponds !

    – De moi-même, répliqua le petit d’une voix presque inintelligible. Mais vous pouvez m’interroger tant que vous voudrez, je ne sais rien.

    – Écoute, André, continua doucement le juge, me crois-tu réellement ton ennemi ? Regarde-moi en face, n’aie pas peur.

    Il prit entre les mains la nuque délicate, tourna de force, vers lui, un pâle visage exténué aux paupières closes.

    – Je vais te parler comme à un homme. Je ne te reproche pas de l’aimer. Vous vous ressemblez. Voilà dix ou quinze ans, il devait être un petit garçon comme toi, aussi méfiant, aussi fier, aussi passionné. Tu seras bientôt prêtre comme lui.

    Les paupières du petit battirent et laissèrent filtrer entre les cils un regard que le juge ne put soutenir. Il détourna le sien, rougit.

    – Crois-tu qu’ils me plaisent plus qu’à toi, les gens d’ici ? Je les connais, va ! Des brutes. Pas moyen de raisonner avec des brutes. Il s’agit de tenir bon, voilà tout. C’est comme les bêtes. Ne tourne jamais le dos à un chien, il te sautera dessus. Pourquoi notre ami a-t-il tourné le dos ! Je ne demande qu’à respecter son secret, s’il en a un. Les prêtres sont les prêtres. J’ai servi jadis la messe, moi aussi, j’étais un bonhomme très sage, très pieux, dans ton genre. Ne me prends pas pour un de ces francs-maçons que tu vois dans le Pèlerin, le nez en banane et le tablier sur le ventre, hé ! Retiens donc bien ce que je vais te dire, ouvre tes oreilles. Dans une heure ou deux, je serai redevenu juge d’instruction, et si nous nous parlons de nouveau, ce sera nécessairement sur un autre ton. Hé bien, j’étais si loin de m’opposer au départ de ton ami que nous avions convenu ensemble du jour, de l’heure. Oui, mon garçon, je lui rendais sa liberté aujourd’hui même sans doute, demain sûrement, et j’aurais trouvé un prétexte plausible, de quoi faire taire les mauvaises langues. Bref, je lui avais donné ma parole de fermer les yeux, tu comprends ? Et le voilà qui nous file entre les pattes, risque de mettre le pays sens dessus dessous ! Tu lui as donné ton cœur, tu veux lui rester fidèle coûte que coûte, soit. Mais tu ne vas tout de même pas te croire capable de soutenir un interrogatoire, un vrai ! Tu finiras toujours par dire des bêtises, tu le compromettras malgré toi. Je ne veux pas de ça, moi, entends-tu ! Et dans l’intérêt de la justice d’abord. Au point où nous en sommes, la moindre gaffe est irréparable. Tu ne sais pas ce que c’est qu’une instruction criminelle, mon petit. La machine est difficile à mettre en route, mais d’un brutal ! Une fois partie dans un sens ou dans l’autre, sauve qui peut, je n’en serai plus maître.

    Il regardait avec une surprise grandissante les deux yeux fixés sur lui, où brillaient les dernières larmes. La méfiance y passait encore parfois comme une ombre, une ride de l’eau, mais ils resplendissaient d’intelligence, de courage, d’une sorte de complicité passionnée. Le juge ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu de pareils, ni qui l’eussent ému si profondément, pour il ne savait quelle contradiction secrète, indéfinissable. Il se sentait les pommettes brûlantes, la gorge sèche.

    – Nous devons désormais agir d’accord, reprit-il, en s’efforçant d’affermir sa voix. Réponds maintenant franchement à la question que je t’ai posée tout à l’heure. Oui ou non, M. le curé t’a-t-il chargé de détruire des papiers ou quoi ?

    – Non, dit l’enfant. Il m’a demandé seulement de repasser par le presbytère. Il avait emporté la clef de sa chambre et ne voulait pas qu’on eût à forcer la porte. J’ai trouvé des lettres sur le coffre et dessous. Je les ai brûlées sans les lire.

    – Sous le coffre à bois ? Montre.

    Les paupières du petit clergeon eurent un imperceptible battement qui pouvait passer pour une réponse, et il glissa distraitement son bras dans l’intervalle laissé libre entre la caisse et le plancher. Tout à coup le mince visage parut se creuser, blêmit.

    – Qu’est-ce qui te prend ?

    La main du juge s’était posée sur le coude de l’enfant, puis remontait le long de la manche. Leurs doigts se refermèrent ensemble sur le portefeuille, mais ceux du clergeon se desserrèrent aussitôt. Ils étaient maintenant debout côte à côte devant l’âtre en flammes.

    – Chacun son métier, que veux-tu !

    Du bout de sa bottine, il rapprochait les bûches noircissantes.

    – À t’entendre, M. le curé ne t’aurait envoyé ici que pour rapporter une clef oubliée. Si tu le dis, personne ne te croira. Il ne faut donc pas le dire. Moi je te crois. Je crois à ton affirmation, parce qu’elle est absurde. Tu es jeune et la jeunesse ne ménage pas ce qu’elle aime. Tu conduirais tout droit ton idole à l’échafaud rien que pour l’honneur d’y monter avec elle ; on ne plaisante pas avec un cœur de quinze ans ! Et ton grand ami te ressemble, il dramatise lui aussi. À vous deux vous finiriez par la réussir, votre catastrophe, vous l’auriez, votre erreur judiciaire ! Sacré nom d’un petit bonhomme, quand vous me mettriez le nez sur la piste, je ne la suivrais pas. Je m’en fiche des secrets du curé de Mégère, entends-tu ! Et voilà ce que j’en fais de ce portefeuille…

    Il posa délicatement l’étui de cuir sur les cendres rouges, culbuta par-dessus l’échafaudage des bûches. L’enfant suivait des yeux chacun de ses mouvements avec une attention extraordinaire.

    – Le plus dangereux ennemi du curé de Mégère, reprit le juge, c’est lui-même. À la rigueur, un criminel peut espérer jouer au plus fin avec la justice. L’innocent, lui, risque trop : elle lui brise les reins du premier coup. Oh ! je ne te reproche pas d’être fidèle à ton ami. Il le mérite. Crois-tu que s’il n’était à mes yeux qu’un homme ordinaire, nous serions là tous les deux à parler de lui ? Et d’ailleurs, vous vous ressemblez trop, vous deviez finir par vous rencontrer un jour, car il n’y a pas de hasard, mon bon, le hasard est l’alibi des imbéciles. Bref, à ton âge, on croit volontiers qu’une première amitié engage la vie, toute la vie… Parions que tu espères bien qu’il te reprendra, hein ? que vous ne vous quitterez plus ?

    Le regard que l’enfant tenait courageusement fixé sur celui du juge eut un bref éclair puis s’assombrit aussitôt, n’exprima plus qu’une méfiance hostile, mêlée de crainte.

    – Voyons, réfléchis une seconde, tu vas comprendre. Le curé de Mégère n’est pas libre. Rien ne prouve que ses supérieurs lui permettront de reprendre demain une place qu’il a quittée dans des circonstances un peu… réellement un peu suspectes. Aux yeux des gens d’ici, conviens que ce départ ressemble à une fuite, et dans leurs sacrées caboches où n’entrent jamais deux idées à la fois, le mot de fuite n’évoque pas grand-chose de bon… Évidemment tu pourrais le rejoindre ailleurs. Mais toi non plus, mon garçon, tu n’es pas libre. Je te vois très bien bouclé au fond d’un petit séminaire où il y a peu de chance que tu rencontres, parmi tes professeurs, un autre grand ami, un autre curé de Mégère…

    L’enfant écoutait toujours, sans émotion apparente, mais ses mâchoires serrées, le frémissement de ses paupières dénonçaient au regard expert du juge l’angoisse intérieure qu’une frêle volonté tendue à se rompre ne maîtriserait bientôt plus, qui éclaterait tout à l’heure en sanglots convulsifs. Il tourna le dos à sa victime, ouvrit les persiennes. Un jour triste entra dans la pièce, avec l’odeur écœurante du jardin.

    – Que dois-je faire ? dit enfin le clergeon d’une voix encore ferme mais si basse que le juge put feindre aisément de ne pas l’entendre.

    Et un moment après il sentit sur son poignet le frôlement d’une main glacée.

    – Que dois-je faire ? monsieur, reprit l’enfant vaincu.

    – Tout dire, répliqua le juge avec douceur. Où est-il ?

    – Je ne sais pas.

    – Nous discuterons de cela plus tard. Au moins savais-tu qu’il allait quitter Mégère ?

    – Non.

    – Tu mens. Pourquoi aurais-tu graissé ta bicyclette dès le début de l’après-midi ?

    – Parce qu’il m’avait demandé de la tenir prête. Je devais aller faire la course moi-même.

    – Quelle course ?

    – Porter une lettre, un paquet, je suppose, enfin rien de bien lourd puisqu’il n’a même pas voulu que je répare mon porte-bagage. À la brune je suis venu avec la machine jusqu’à la mare ; je l’ai laissée là, contre un arbre. Je croyais revenir tout de suite, mais M. le curé m’a fait entrer dans sa chambre, et nous avons parlé comme d’habitude tranquillement…

    – De quoi ?

    – Oh ! de tout. Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais ça suffit qu’il vous regarde, de ce regard qu’il a, si doux qu’il fait peur. Je l’ai supplié de me garder, de m’emmener avec lui, n’importe où. Alors il est devenu très pâle, il m’a répondu des choses que je n’entendais pas bien parce qu’il tenait ma tête serrée contre sa poitrine. Puis nous sommes sortis dans le jardin, nous avons été jusqu’au bout de la grande pâture, entre les deux grands peupliers, d’où l’on voit la place de Mégère. Il était déjà tard ; il n’y avait plus, aux Quatre-Tilleuls, qu’une seule fenêtre allumée. Il m’a dit que c’était la vôtre, et il est revenu à la maison tout soupirant, tout pensif. Mme Céleste était partie. Alors il m’a commandé brusquement d’aller chercher ma bicyclette et de la conduire moi-même au tournant de la route de Bièvre, de l’attendre là, qu’il me rejoindrait.

    – Et il t’a rejoint ?

    – Presque aussitôt. Il avait en mains son sac que j’ai ficelé moi-même sur le guidon et je l’ai regardé partir vers…

    Le petit juge haussa les épaules.

    – Tu mens, mon garçon, fit-il sans colère. Regarde-toi. N’es-tu pas crotté jusqu’aux reins ? Et si d’ailleurs ton ami, pour son malheur, avait pris la direction de Montbars, il n’aurait pas fait deux lieues : tous les carrefours sont gardés. La vérité, je vais te la dire. Tu as conduit le curé de Mégère par les traverses jusqu’à la route des Platanes, huit kilomètres de pierrailles, on lit ça sur tes souliers comme dans un livre. Et l’idée n’était pas bête. Pourtant, il s’en est fallu d’un rien que vous ne donniez du nez sur le poste de Camiers. Une chance qu’il ait pris le vieux sentier, le long de la rivière… Mais quelle gadoue ! Il a dû arriver en bon état à la gare de Presles, pour le train de 5 h. 30… Car c’est ce train-là qu’il a pris. Je le connais bien, le tortillard. Et veux-tu savoir encore à quelle station il est descendu ? À Saint-Romains, mon garçon, inutile d’ouvrir les yeux comme ça. J’ai évidemment peu de lumières sur le curé de Mégère, mais enfin j’ai tout de même appris quelques petites choses, celle-ci par exemple, qu’il m’a cachée, le diable, d’ailleurs, sait pourquoi ? Hé bien, mon garçon, s’il a manqué la patache avant-hier, c’est parce qu’il s’était arrêté à Saint-Romains. Le curé de Saint-Romains est son ami. Alors pas besoin de se creuser beaucoup la tête pour comprendre qu’il aura été lui demander aide et conseil. Car soit dit entre nous, et si j’en crois les premiers renseignements, il ne me paraît pas avoir autant de sympathies dans le diocèse que je l’aurais supposé, notre incomparable curé de Mégère !

    Il mit les mains derrière son dos, et commença d’arpenter la chambre. L’enfant s’était écarté de lui, sournoisement, pas à pas, et réfugié maintenant à l’angle de la pièce, il observait son adversaire, tête basse, d’un regard coulé entre ses longs cils.

    – Ne guette donc pas la porte, dit tranquillement le petit juge. À quoi bon ? Je n’ai pas l’intention de te mettre en cage, tu me seras plus utile dehors que dedans.

    Il revint brusquement vers le clergeon, posa paternellement les deux mains sur ses épaules.

    – Écoute-moi bien, nigaud. Je vais te faire donner une bicyclette. Tu la trouveras dans une heure aux Quatre-Tilleuls. Et si le cœur t’en dit, comme je l’espère, tu iras faire un tour à la campagne, du côté de Saint-Romains, par exemple. Oh ! je ne te demanderai pas de me répéter ce que tu auras vu ou entendu ? Rapporte simplement à qui tu sais la conversation que nous venons d’avoir, ni plus ni moins. Tu pourras même ajouter que je n’exige rien de ton ami, sinon qu’il revienne et se tienne tranquille ici, à son poste. Sa présence peut empêcher bien des malheurs. Et pour ses secrets, s’il en a, qu’il les garde, nous n’avons pas trop de temps à perdre en bagatelles. Sortons.

    Ils descendirent le jardin, franchirent l’un après l’autre la haie ruisselante. À l’entrée de la seconde pâture, l’enfant ralentit le pas, hésita, puis prenant brusquement son parti, s’enfuit à toutes jambes, disparut.

    Le magistrat se retint difficilement de le rappeler. Au cours de l’entretien, il s’était senti plus d’une fois ridicule, mais hors de la salle aux volets clos, sous ce ciel louche, il se demandait s’il n’était pas encore dupe de son imagination, ébranlée par les rêves de la nuit. Entre lui et ce gamin singulier dont le silence ne dissimulait sans doute qu’un sentiment puéril fait de crainte et de vanité, l’ombre du curé de Mégère n’avait cessé de se tenir, présence certaine, efficace. En somme il n’avait tant parlé que pour échapper à l’espèce de gêne qu’éprouve le plus effronté lorsqu’il se croit observé par quelque tiers invisible. Cette gêne évanouie, l’inquiétude persistait, trop vague et d’ailleurs trop humiliante pour qu’il osât discuter franchement avec elle. Non, ce n’était pas seulement le scrupule de compromettre un homme sans doute irréprochable qui le frappait ainsi d’impuissance. Ce trouble datait de plus loin. Il l’avait senti naître en lui dès le premier regard du prêtre, en même temps qu’une sympathie passionnée, inexplicable, plus forte que la curiosité même, car à peine eût-il pu dire encore à cette heure s’il souhaitait ou redoutait de connaître tous les termes du problème dont il poursuivait la solution par simple réflexe professionnel. Avait-il peur ? Mais de qui ? Ou de quoi ?

    L’air humide, trop doux pour la saison, accablait ses nerfs sans réussir à les apaiser. Il retrouva sa chambre avec dégoût, s’emporta sous le premier prétexte venu au grand scandale d’une des demoiselles Simplicie accourue, et qui à chaque juron penchait un peu plus sur sa poitrine drapée de pilou mauve, un long visage plein de cette résignation effrayante qu’on ne voit qu’au regard des très vieux chevaux. Il finit par la repousser doucement hors de la pièce, et s’approchant de la fenêtre, tira de sa poche les papiers trouvés dans le portefeuille, une demi-douzaine de pages, sans doute arrachées à un agenda et portant le nom et l’adresse de quelques commerçants de Mégère. Il allait en remettre l’examen à plus tard, lorsqu’un mince carré de carton glissa de ses mains jusqu’à terre. Il le ramassa avec un grognement de plaisir.

    C’était une photographie vraisemblablement très ancienne, car elle avait cette teinte jaunâtre qui dans les vieux albums familiaux semble la teinte même de l’oubli. L’ayant tournée et retournée entre ses doigts jusqu’à ce que la lumière la frappât de biais, il y vit se dessiner peu à peu l’image d’une jeune fille vêtue de noir, les mains modestement croisées sur le ventre, le dos appuyé à une de ces absurdes balustrades de carton, décor jadis favori des photographes de province.

    Une jeune fille d’ailleurs à peine sortie de l’enfance, mais aux traits déjà formés, empreints d’une gravité mystérieuse, encore accentuée par deux rides verticales à chaque coin de la bouche amère. N’était la longue natte de cheveux tressés ramenée sur l’épaule et serrée d’un prétentieux nœud de satin, cette figure extraordinaire eût paru sans sexe et sans âge. Le petit juge ne retint pas un nouveau grognement, cette fois de colère. Ne rencontrerait-il donc, dans cette diabolique aventure, que des visages inclassables, indéchiffrables ? Pour rompre le charme, il s’efforça de penser que l’inconnue n’avait, plus que vraisemblablement, rien de commun avec le curé de Mégère. Une parente de Mme Céleste peut-être ? Mais il ne pouvait plus détacher ses yeux de la photographie qu’il examinait maintenant à la loupe. C’était une de ses coquetteries, de prétendre reconnaître à certains signes infaillibles les acteurs principaux d’un même drame. Certes, il eût été fou d’admettre que la pensionnaire anonyme fût pour quelque chose dans le triste destin de la dame de Mégère et néanmoins le magistrat devait s’avouer, non sans agacement, que l’entrée en scène de ce personnage inattendu l’avait plus troublé que surpris, comme s’il eût appartenu d’avance à ses songes. Quoi de plus naturel, après tout ? Ne lui arrivait-il pas souvent de rencontrer au hasard d’une vie, en somme peu sédentaire, de ces inconnus dont il disait familièrement qu’ils étaient « de sa clientèle » ? Mais ce visage ne pouvait passer cependant pour celui d’une criminelle vulgaire, et il n’eût retenu l’attention d’aucun gendarme. Le seul esprit de révolte s’inscrivait dans chacun de ses traits précocement vieillis, la révolte et aussi une douleur vraie, profonde, de celles réservées peut-être à l’adolescence, qui tiennent comme elle de la Bête et de l’Ange, marquent pour la vie, parfois à l’insu de la victime même, la sensualité et l’orgueil naissants. Et le souvenir lui revint tout à coup d’une affaire instruite plusieurs années auparavant et qui avait été le plus beau succès de sa carrière. Une jeune fille servante chez une riche fermière de Puysienta avait empoisonné sa maîtresse et les soupçons s’étaient portés d’abord sur le beau-fils de la défunte, garçon peu recommandable et qu’on savait perdu de dettes. Il eût été condamné sans le hasard presque miraculeux d’une lettre découverte sous un monceau de gravois – jamais parvenue d’ailleurs à sa destinataire – où la domestique exprimait à la fille de la patronne, âgée de quinze ans, les sentiments qu’elle nourrissait pour elle en secret. Menacée de renvoi, la misérable n’avait pu supporter l’idée d’être séparée de son idole, perpétrant son crime avec une audace, un sang-froid, une perversité incroyables.

    Il remit la photographie dans le tiroir et s’aperçut que ses tempes battaient. « J’ai pris la grippe, pensa-t-il, j’aurai du moins pris ça… » Bien qu’il s’inquiétât d’ordinaire du moindre accès de fièvre, il accueillit sans déplaisir l’idée d’un repos forcé. Au diable l’enquête ! Il finissait décidément par avoir trop souvent l’impression de courir lui-même un risque – pis encore : de le partager en quelque mesure avec les auteurs ou les complices inconnus du crime. « Je cherche la vérité, s’avouait-il, mais sans grande envie de la trouver… » L’orgueil le retenait seul de convenir qu’il eût volontiers classé l’affaire… Hélas ! de longues semaines se passeraient avant que la justice s’avouât vaincue.

    Un regard jeté sur sa montre l’avertit qu’il pouvait disposer d’une heure encore. Il gagna péniblement son lit et, les yeux déjà clos, ramena l’édredon sur ses jambes. Les mêmes images qui avaient hanté son sommeil surgirent de nouveau et sa volonté engourdie ne choisissait déjà plus, les accueillait ensemble, résignée. Le curé de Mégère, son clergeon, la petite servante, ou l’anonyme pensionnaire, qu’avaient donc de commun entre eux tous ces visages ? La fièvre donnait à cette question un caractère de gravité, d’urgence presque risible, et il se la posait avec angoisse. La réponse vint tout à coup. Si différents qu’ils fussent, soit qu’ils inspirassent la sympathie, la méfiance ou l’aversion, ces visages maintenant familiers se ressemblaient par on ne sait quoi d’inachevé, d’équivoque, ceux des femmes trop tendus, trop durs, presque virils, celui du curé de Mégère marqué d’une mélancolie, d’une sorte de tristesse pathétique dont il avait retrouvé le reflet, non sans une gêne secrète, sur la figure passionnée, féminine de l’enfant de chœur.

     

    II

     

    – Hé bien, madame Céleste, que voulez-vous que je vous dise ? Je n’y étais pas, moi.

    – Sûr, ma pauvre Phémie, sûr. Mais enfin vous êtes venue cette nuit-là quand même. Je vous ai vue, je vous ai parlé, ça me rassure. Autrement je croirais d’avoir rêvé.

    – C’est parce que vous y pensez trop, madame Céleste. À quoi bon se tourner les sangs. Laissez donc faire la justice.

    – Ah ! oui, parlons-en de votre justice ! Me voilà-t-il pas seule ici maintenant pour répondre de tout. Jusqu’à ce morveux d’enfant de chœur qu’ils ont laissé filer, paraît-il. Oh, vous pouvez rire, ma belle. Pour moi, il a ensorcelé notre curé, ce Nicodème. Dès le lendemain matin, il n’était pas plus tôt entré dans la chambre avec sa tête de rat, qu’ils causaient tous les deux comme des camarades. L’après-midi de même. Le soir de même. Lorsque j’entrais, c’étaient deux paires d’yeux qui se levaient ensemble, vous auriez dit un rendez-vous d’amoureux. Et des mines !

    – Qu’est-ce que vous allez penser là !

    – Je me comprends. Des garçonnets dans son genre c’est tout autant malicieux que des filles, il n’y a pas plus vicieux, plus caressant. Jusqu’au petit juge qui a l’air d’en être assotté… Moi je ne suis qu’une vieille femme, ma fine. Mais j’aurais pris le gamin par les oreilles et je vous l’aurais fouetté avec une bonne poignée d’orties, à l’ancienne mode, histoire de lui faire retrouver sa langue.

    – Pour dire quoi ?

    – La vérité. Voilà un galopin que je laisse au presbytère passé onze heures, en tête à tête avec notre curé. Le lendemain, plus de curé. Qu’est-ce qu’il en a fait, du curé ?

    – Il ne l’aura pas mangé, votre curé, madame Céleste ! Et justement le brigadier disait pas plus tard qu’hier au soir, chez les demoiselles Simplicie…

    – Votre brigadier, il est saoul à longueur du jour, ma pauvre Phémie…

    – N’importe. Il disait qu’à son idée le petit juge laissait courir le furet, mais sans lâcher la ficelle. Une ruse à eux, quoi ! Faut d’ailleurs convenir que ce curé-là ne fait rien comme les autres, avouez ?

    – C’est parce qu’il n’est pas comme les autres, ma fine. Voilà trente ans que je sers, je connais mon monde. Des prêtres pareils, il n’y en a pas dix dans le diocèse, peut-être. J’ai pensé du premier coup : celui-là ne mettra pas longtemps ses pieds dans les souliers du curé de Mégère, sûr.

    – Possible. Vous ne voudriez pas que je dise grand-chose d’un homme que j’ai vu cinq minutes. N’empêche que nos gens lui trouvent un drôle d’air, trop délicat, trop gracieux… Et tenez, le brigadier prétend qu’il ressemble à l’instituteur de Capdevieille, ainsi !

    Le visage de Mme Céleste devint pourpre.

    – Vous devriez avoir honte de parler d’un dégoûtant qui a été révoqué pour mœurs, espèce de dévergondée. A-t-on idée de faire rougir une femme de mon âge ! Ça ne vous portera pas bonheur. Mais patientez encore un peu ; on vous en donnera, ma fine, des gros curés montagnards, tout juste capables de boire et de manger, de vrais bouviers. Un enfant du Bon Dieu comme celui-là n’est pas fait pour des rustauds de paysans qui n’ont que le mal en tête. Si doux, si tranquille, si respectueux ! À Grenoble, les belles dames de Sainte-Eulalie et de Saint-Marc, elles vous l’auraient gâté, bichonné ; ça rapporte gros à l’évêque, allez, des prêtres comme ça. Et irréprochable, j’en mettrais ma main au feu. D’ailleurs, suffit de le voir, de l’entendre. Il donnerait de l’esprit à une bête, cet homme-là. Avant seulement qu’il ait ouvert la bouche, on dirait que sa pensée est déjà dans vous, dans votre poitrine, qu’elle vous a sauté dans le cœur. Et les mots pour lui répondre sortent de même, à croire qu’il n’a qu’à leur faire signe, les appeler, il a l’air de charmer des colombes, comme le vieil Italien qui est venu ici l’an dernier…

    – Ben, madame Céleste, sûr toujours qu’il a su vous délier la langue, un avocat ne causerait pas mieux. Quand même, les gens n’ont pas tort de se plaindre. Un curé qui leur arrive passé minuit, dans la carriole de l’idiot, avec la provision de châtaignes, et qui disparaît sans avoir seulement montré le bout de son nez, laissant tout le village dans le souci ! Vous pouvez expliquer ça, vous ?

    – Et si c’était la justice, ma belle ? Croyez-vous qu’ils n’aient pas plus d’un tour dans leur sac pour se débarrasser d’un homme qui voit trop clair ? Autrement, qu’est-ce qu’il serait venu faire ici, ce petit juge, deux heures durant ? J’ai tâché d’écouter à travers la porte, je ne le cache pas, je m’en vante. Ah ! bien oui ! Autant vouloir entendre pousser l’herbe. Laissez dire ! Un magistrat qui n’a rien à se reprocher ne parle pas comme une fille en confesse. Lorsqu’il est sorti, j’ai fait exprès de le reconduire jusqu’à l’enclos. Pas moyen seulement de voir la couleur de ses yeux.

    – Et le curé ?

    – Tout renfrogné, tout triste. La mine d’attendre quelqu’un. Et en effet, dix minutes plus tard voilà qu’arrive l’enfant de chœur qui me passe quasi entre les pattes, dans le couloir. J’ai cru qu’il sortait du plancher, c’te vermine ! « D’où viens-tu ? » que je lui dis. Il avait sa culotte trempée, la main pleine de cambouis. « Tâche au moins de ne pas poser ton derrière sur notre fauteuil, barbouillé ! » S’il m’avait seulement répondu de travers, je l’aurais fichu dehors, il n’y a pas de curé qui tienne ! Mais c’est un garçon rusé, ma fine, et qui tient sa langue quand il faut. N’importe. Sûr qu’un bon coup du manche de mon balai à travers sa face de rat eût épargné bien des malheurs…

    – Alors, vous croyez que le juge et lui…

    – Deux têtes sous le même bonnet, ma chère. La preuve, c’est que leur besogne faite, le barbouillé court toujours, Dieu sait où !

    – La vieille croit à un crime, ma chère, elle est comme folle.

    Laissant tomber sa voix sur les dernières syllabes, elle croisa les deux mains sur son ventre, les yeux mi-clos, la pointe de la langue dépassant les lèvres, dans l’attitude à la fois recueillie et gourmande qu’elle prenait chaque soir lorsque les pieds posés sur la chaufferette d’où montait l’odeur familière de ses pantoufles roussies, elle commençait la lecture d’un roman du Jardin des Modes.

    – Il y a de la politique là-dessous, reprit Mme Céleste, les assassins peuvent courir… D’ailleurs, savez-vous au juste ce qu’elle était, vous, notre dame de Mégère ? Si ce que l’on raconte est vrai, voilà une femme qui a fait le tour du monde, visité les sauvages, roulé sur les mers. Et riche ! Drôle d’idée, ma belle, de venir fixer ses jours au fond d’un méchant petit village de rien ! Et la nièce, donc, l’héritière ! On ne l’a jamais vue ici, sa nièce. Je veux bien qu’il y a eu des brouilles. Alors pourquoi qu’elle hérite ? Mme Louise répétait partout que le magot irait aux hospices ou même à Monseigneur, bien que la vieille ne fût guère dévote… Pensez qu’elle devait travailler pour l’évêque, la gouvernante, une ancienne religieuse ! Ces gens-là se tiennent comme les doigts de la main, tout pareil. Pas vrai, petite ?

    Elle enveloppa du regard sa confidente avec une espèce de tendresse, car leur amitié, traversée de tant d’orages, se retrempe sans cesse dans la complicité des mêmes plaisirs.

    – Vous savez qu’elle est descendue chez Mme Courtois, la demoiselle de Châteauroux ? dit Philomène, les yeux de plus en plus brillants, la bouche sèche. Elle n’a pas voulu coucher sous le même toit que la morte, je comprends ça. Mme Courtois prétend qu’elle a l’air bien simple, bien honnête, mais pas trop portée sur la conversation. Paraîtrait qu’elle n’ouvre pas la bouche.

    – Et pour cause ! Si elle l’ouvrait, ceux qui tiennent les ficelles dans la coulisse trouveraient tout de suite le moyen de la lui fermer. Laissez faire, ma belle ! Une fois le magot en sûreté, Dieu sait où ! les journaux s’occuperont d’autre chose, le juge filera vers Grenoble, l’affaire sera classée, – comme ils disent – et vous n’entendrez plus jamais parler de la demoiselle de Châteauroux ni peut-être seulement du curé de Mégère.

    – Oh ! madame Céleste, vous ne croyez tout de même pas qu’ils l’ont…

    – Et pourquoi qu’ils ne l’auraient pas… D’une manière ou d’une autre, ce ne sont pas les moyens qui manquent de se défaire d’un homme sans le tuer. Celui-là savait trop de choses, Philomène. Il les savait ou il les devinait, il comprenait tout d’un regard. Je ne suis qu’une vieille femme, mais si j’avais pu prévoir, je me serais plutôt mise en travers de la porte et je lui aurais dit : Malheureux, une fois parti, vous ne reviendrez plus, ou vous ne reviendrez que lèvres cousues. Parlez maintenant ! Maintenant ou jamais ! La vérité n’a qu’un temps.

    Mlle Philomène haussa les épaules sans répondre. Depuis un moment elle ne quittait pas des yeux l’étroit ruban de route visible à travers les arbres et que la brume du soir, doucement balancée par les remous de la vallée, couvrait et découvrait tour à tour.

    – Le juge ! fit-elle tout à coup. Madame Céleste, le petit juge…

     

    – Madame, dit le magistrat, l’absence de M. le curé de Mégère me force à prendre certaines mesures, d’ailleurs provisoires, et qui doivent garder un caractère… de discrétion. L’opinion s’alarme si vite ! Bref, il serait préférable que cette maison restât sous la garde d’une personne sûre, mais dont la présence ici n’attirât l’attention malveillante de personne. Nous avons pensé à vous, n’est-ce pas, Grignolles ?

    Il avança d’un pas et découvrit son compagnon debout sur le seuil.

    – L’inspecteur Grignolles, fit-il d’une voix brève ; et maintenant, hâtons-nous. Il ne nous reste guère que dix minutes pour la petite vérification.

    Du menton l’inspecteur désignait à son chef la vieille bonne qui sans répondre regardait tristement à travers les vitres s’effacer la silhouette familière de Mlle Phémie. Le petit juge lui répondit d’un clin d’œil.

    – Nous causerons d’ailleurs de cela plus tard, n’est-ce pas, Grignolles ? Il est possible que vous redoutiez un peu de coucher seule la nuit, dans une maison vide, madame ? N’importe ! Pour l’instant, nous vous demandons de vouloir bien nous accompagner jusqu’à la chambre occupée par M. le curé de Mégère la nuit… la nuit du crime.

    Il passa devant. L’inspecteur marchait sur ses talons.

    – Lorsque M. le curé est venu frapper à votre porte, madame Céleste, dormiez-vous ?

    – Oui, monsieur.

    – À votre entrée dans cette pièce, la fenêtre était-elle ouverte ?

    – Je crois que oui… Oui, monsieur.

    – Aucune importance, interrompit l’inspecteur. En l’absence du témoin, il me semble que nous devons adopter l’hypothèse la plus favorable, je veux dire celle qui s’accorde le mieux avec la version qu’il a donnée…

    Il alla jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit et s’y accouda, le buste penché en dehors.

    – Mettons les choses au mieux, dit-il d’un ton goguenard. Nous pouvons supposer que M. le curé de Mégère a l’habitude de rêver la nuit au clair de lune, même avec dix degrés au-dessous de zéro.

    Il sifflota entre ses dents, de l’air d’un homme qui s’acquitte d’une formalité jugée d’avance inutile. À l’autre extrémité de la pièce, le magistrat consultait sa montre.

    – Ça y est, fit-il enfin. Quatre heures quarante-sept. Exactement.

    – Attendons la seconde expérience, répliqua paisiblement l’inspecteur sans prendre la peine de se retourner. Madame devrait même fermer la porte.

    Son ton exaspérait visiblement le petit juge qui après un moment remit sa montre au gousset en haussant les épaules.

    – Comprenez ce qui se passe, vous ? grogna-t-il au nez de la vieille bonne devenue blême. Non ? Eh bien, j’ai voulu me rendre compte avant l’expérience officielle, savoir par moi-même s’il est possible d’entendre de cette chambre, oui, madame, de cette chambre – la détonation d’un coup de pistolet tiré dans le parc. Et pas un seul coup, madame. Cinq, ni plus ni moins. Ça vous étonne ?

    – Non, monsieur, balbutia la pauvre femme terrorisée.

    – Ça devrait vous étonner. Car enfin, sacrebleu, si vous n’avez rien entendu l’autre nuit, de quel droit avez-vous mis tout un village sens dessus dessous, mille noms d’une pipe ?

    – Ce n’est pas moi, monsieur. À preuve que je dormais. M. le curé…

    – Laissez-moi tranquille avec votre curé !…

    Il lui tourna le dos, pris lui-même au piège de la colère feinte, dont il venait de masquer son embarras et sa déception. Mais la vieille, demeurée seule au haut de l’escalier, reprit soudain courage, et grogna d’une voix étranglée de frayeur et de colère.

    – Mon curé ! Mon curé en vaut bien d’autres ! Et la justice ferait peut-être bien aussi de s’occuper d’un certain galopin, enfant de sorcière, d’un malappris, d’un mal avisé capable de tout, et qui…

    Le reste se perdit dans sa gorge.

     

    Ils marchèrent un moment côte à côte en silence. Le chemin qu’ils suivaient était ce même sentier qu’avait dû descendre, en pleine nuit, le curé de Mégère. Un peu avant la route, la pente plus escarpée encore, presque à pic, lavée par la pluie, n’est plus qu’une dalle ruisselante. Ils la gravirent avec peine, puis s’arrêtèrent pour souffler, laissant errer distraitement leurs regards sur le triste paysage décoloré. De cette place, à leur grande surprise, le château reste invisible. Ils n’aperçurent que les cimes des plus hauts arbres du parc, sur lequel s’enroulait et se déroulait, comme à l’ordinaire, le vol noir des corneilles.

    – Vous triomphez, mon cher, dit enfin le juge aigrement.

    – Mon Dieu, non… soupira l’inspecteur. Cette expérience ne vous apprend rien, je suppose ? Qu’il ait menti, cela ne faisait déjà plus doute pour moi, ni pour vous.

    – Je regrette que vous ne l’ayez pas vu.

    – Je l’ai vu… Autant qu’on peut voir un homme par un soir un peu sombre, à travers la haie de son jardin. Mais c’est votre faute, patron. Je venais de débarquer, hein, et j’ai reconnu de loin votre figure des mauvais jours.

    – Vu et entendu, reprit le petit juge d’une voix pensive.

    – Ben, dit l’autre, je suis un type assez grossier, dans mon genre… D’une manière, l’idée n’était pas si mauvaise de le laisser continuer seul son bonhomme de chemin : il aurait pu aussi bien nous conduire quelque part. Et d’ailleurs, on n’a pas toujours le choix. La dernière gaffe à faire c’est de vouloir coincer tout de suite un témoin, de le forcer à se contredire trop tôt. Quand même, pour parler franchement, j’aurais moins ménagé celui-là. Oui. Car maintenant…

    – Maintenant…

    – Oh ! vous savez, je ne tiens pas autrement à la supposition. Mais enfin si le personnage est, comme vous le pensez, pris entre deux devoirs inconciliables… Dame ! quand on roule à bicyclette, le long d’une rivière, par une nuit noire…

    Ils avaient repris leur marche, et descendaient de nouveau vers le village à peine visible à leurs pieds, dans la brume. Le petit juge s’arrêta brusquement.

    – Grignolles, mon vieux, je me sens réellement malade.

    – Allons donc ! Un peu de grippe…

    – Je parle sérieusement, reprit le magistrat. Tenez ! Si le mot de pressentiment a un sens, je puis m’attendre au pire.

    – Les pressentiments, c’est une blague, affirma l’inspecteur. Pour moi, patron, règle générale, les tuiles me tombent dessus lorsque je m’y attends le moins. Alors…

    – Possible. Vous devriez quand même cesser de faire le malin. Ce n’est pas la première fois que nous travaillons ensemble, Grignolles, et si c’est la dernière, vous regretterez d’avoir perdu votre temps à tourner autour du pot. Voyez-vous, dès le commencement de cette sacrée affaire, j’ai eu l’impression – une impression singulière, Grignolles – l’impression d’une porte qui s’est refermée derrière moi – pan ! – me laissant dans le noir…

    – Tout seul, quoi ?

    – Eh bien, oui justement. Je n’ai pas eu le temps de vérifier si la place n’était pas déjà occupée par un autre. Alors, j’écarquille les yeux, j’allonge le bras, je tâte par-ci, par-là, mais prudemment, trop prudemment.

    – Oui. Ça ne vous dirait rien de fourrer tout à coup le doigt dans un nez, dans une bouche. Pouah !… Ça me rappelle qu’en 1926, à Besançon…

    – Ne vous rappelez pas, inutile… Je disais que vous devriez cesser de faire le malin. J’ai une idée, vous avez la vôtre, parfait. Au début d’une enquête, il n’est pas mauvais de travailler dans deux directions différentes, on peut très bien finir par se rencontrer. L’essentiel est de ne pas se gêner. Or, vous arrivez ici après moi, vous trouvez l’ouvrage en train. Ne soyez pas aussi bête que les autres : n’attendez pas que la chose tourne mal pour mettre l’échec à mon compte, hé ? Je ne vous demande pas de me dire ce que vous auriez fait à ma place – ça n’a pas d’importance – mais seulement ce que vous n’auriez pas fait…

    – Dame, patron, ce qui est fait – si vous voulez mon opinion – ça n’est pas gros…

    – Merci.

    – Pas possible autrement, que voulez-vous ? À première vue, l’affaire paraît claire, un crime crapuleux quelconque. Deux vieilles femmes et une bonniche dans une maison comme celle-là, faut avouer qu’il y a de quoi tenter un mauvais gars. D’ici à la frontière, sans les chercher, je me charge de trouver en vingt-quatre heures, dix gaillards capables du coup. Des réfugiés politiques, qu’ils disent. Pourquoi riez-vous, patron ?

    – Pour rien, par sympathie. Je me suis répété ça tant de fois, exactement. Lorsqu’on a le nez dessus, la petite histoire ne paraît pas plus bête qu’une autre ; mais sitôt qu’on se recule un peu, à la manière des amateurs de tableaux, hé bien, que voulez-vous, ça ne va plus. Non, ça ne va plus… Et le type trouvé dans le parc, qu’est-ce que vous en faites ?

    – Règlement de comptes, patron…

    – Peuh ! Si vite ?

    – D’accord. Libre à vous de supposer que le va-nu-pieds n’a été que l’instrument, l’exécutant, quoi ! Un garçon débrouillard a toujours ça sous la main. Le coup fait, il aura trouvé plus mariolle de le supprimer.

    – Bon. Et après ? Filé en avion, je suppose.

    L’inspecteur pinça les lèvres.

    – Maintenant, patron, sait-on seulement au juste à quelle heure le crime a été commis ? Alors ? Il ne faut pas si longtemps en automobile pour…

    – Quelle auto ? Pas trace d’auto sur le chemin où il ne passe pas quarante charrettes par an. Elle aurait donc attendu sur la route ? Et pour remonter la côte, à travers tout le village ? Personne ne l’a vue ni entendue, votre auto, mon cher ! Et quelle place faites-vous dans votre scénario au témoignage du voiturier ?

    – Bah ! Un ivrogne. Il s’est d’ailleurs rétracté le lendemain, pour revenir à sa première version vingt-quatre heures après. Pas sérieux.

    – Écoutez, Grignolles. Vous parlez comme notre procureur. Sérieusement, je ne vous ai jamais connu si prudent, si sage. Vous mériteriez d’être choisi par la Préfecture de police pour les communiqués à la presse, mon cher. Mais j’attends encore une réponse à ma question. Qu’auriez-vous fait ou que n’auriez-vous pas fait à ma place ?

    – J’aurais cherché dans la rivière… Pourquoi pas ? Je ne l’ai vu qu’une minute ou deux, votre curé, mais il m’est resté dans l’œil. Nerveux pis qu’une femme, ce gars-là. Tiendrait pas le coup.

    – Quel coup ?

    – Si je le dis, vous allez chanter… N’empêche qu’ils nous ont filé entre les doigts, tous les deux, le poisson, l’appât et la ligne… Ni l’un ni l’autre n’ont mis les pieds à Saint-Romains.

    – Possible. Possible aussi que le curé de Saint-Romains…

    – C’est que vous ne le connaissez pas ! Franc comme l’or ! Nous avons causé ce matin, en camarades. Il n’a pas revu son copain depuis la matinée du 6 et justement, patron, je me demande pourquoi votre ratichon nous a caché cette visite-là…

    – Caché… Vous oubliez, mon cher, qu’il n’a jamais été question d’un interrogatoire en règle…

    – Admettons que je n’ai rien dit. Mensonge par omission, simplement.

    – Mensonge… mensonge…

    – Dame ! un de plus. Car enfin vous devez être bien près de convenir maintenant qu’il a inventé le fameux coup de feu dans la nuit, – un vrai titre de roman policier…

    – Pas sûr. L’expérience a été bâclée.

    – Recommençons-la. D’ailleurs, je me fiche des expériences, et quant aux rapports d’experts Dieu sait où je voudrais les mettre ! Tout de même, s’il a menti, faut lui trouver une raison. Le voilà donc qui descend ce diable de chemin, ahuri par le voyage, embêté de son retard, à tâtons, par une nuit noire, et son fameux sac à la main. Naturellement, il n’a pas osé dire au voiturier qu’il avait peur. Et puis, en haut, il a aperçu la lumière, il s’est cru déjà dans sa chambre, en train de lire son bréviaire… Voilà donc mon bonhomme qui s’embrouille. Il file à droite au lieu de tourner à gauche. Il commence à se monter la tête. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de croire qu’il a un revolver dans son sac ? Ça peut être utile à un petit curé nerveux, pas trop solide, et qui sait qu’il habitera une maison isolée, dans un sacré pays sans chemin de fer, au bout du monde. Il tire donc son revolver et le garde à la main, histoire de se rassurer.

    – Oui. À ce moment un pauvre type se présente, et il lui loge une balle dans la peau, sans lui avoir seulement souhaité le bonsoir…

    – Se présente… Se présente… Il y a plus d’une manière de se présenter, patron ! Le gars qui s’amenait n’avait pas la conscience tranquille, vous pensez. Le petit curé a dû comprendre tout de suite qu’il ne venait pas lui demander sa bénédiction.

    – Et alors ?

    – Alors chacun file de son côté. Le type va crever plus loin. Le petit curé dégrisé retrouve son chemin du coup. On le retrouve toujours quand on ne le cherche plus. Dans la conversation avec la vieille, il se renseigne, il comprend que le gars sortait du parc de Mégère, qu’il a peut-être fait un sale coup au château, que son devoir aurait été de donner l’alerte. Et il la donne, l’alerte, avec une heure de retard. Ça vaut toujours mieux que rien, et ça a aussi l’avantage de lui épargner des explications.

    – Idiot, mon cher. Et le voiturier ? Il n’a pas entendu le coup de feu, le voiturier.

    – Si. Mais s’il est idiot tous les jours, il était saoul ce soir-là. Un ivrogne a des idées. La chose lui a paru louche, et il a inventé l’histoire de la poule-fantôme pour ne pas mettre en cause le curé.

    Du perron des Quatre-Tilleuls, une des filles Simplicie les regardait venir. À leur approche, elle tourna le dos, rentra brusquement dans sa boutique. Presque aussitôt le brigadier apparut entre les arbres de la place dont il fit discrètement le tour avant de revenir ostensiblement vers son chef, tournant le dos à son point de départ.

    – Il ne sort plus du cabaret celui-là, fit le magistrat. Les gens racontent qu’il courtise la plus jeune des filles Simplicie. Dame ! pour un veuf qui prendra sa retraite dans cinq ou six ans l’affaire n’est pas si mauvaise… Dites donc, reprit-il en élevant la voix, d’où venez-vous, mon ami ?

    – Monsieur le juge, il y a chez vous un curé qui veut vous voir d’urgence…

    – Hé bien, Grignolles, qu’est-ce que vous en pensez ? Sommes-nous servis, oui ou non ? Tout le diocèse passera dans mon bureau, devant ma table, évêque en tête. J’ai envie de demander qu’on nous adjoigne un docteur en théologie, et une douzaine de chanoines casuistes, pas vrai ?…

    Au premier regard, le curé de Sommelièvres apparaît comme l’un de ces doux qui posséderont la terre mais qui doivent en attendant se contenter d’y voir prospérer des animaux si différents d’eux-mêmes qu’ils ne sauraient seulement oser leur rappeler une promesse dont l’accomplissement risquerait d’ailleurs de les prendre tragiquement au dépourvu.

    – Bigre ! Un poids lourd ! dit l’inspecteur à mi-voix.

    Le prêtre leur tournait le dos, barrant l’étroit couloir de ses fortes épaules, et la double saillie des omoplates faisait luire dans l’ombre le drap usé de sa douillette. Au grincement des marches, il se retourna, et sa large face essaya vainement de traduire un autre sentiment que celui d’une surprise innocente née avec lui, et qui ne mourrait qu’avec lui.

    – Monsieur le juge… respect… religieux respect…

    Il s’inclinait naturellement devant l’inspecteur qui s’effaça, laissant son interlocuteur tête à tête avec le magistrat. La conscience de sa méprise amena sur les lèvres du prêtre un sourire déjà résigné.

    – Entrez donc, fit le petit juge. Prenez la peine de vous asseoir.

    Mais le curé de Sommelièvres se contenta d’appuyer sur le dossier de la chaise une main rose et lisse.

    – Sortez, Grignolles, dit le magistrat, visiblement exaspéré.

    – Monsieur le curé, reprit-il dès que la porte se fut refermée sur son interlocuteur, excusez mon impatience. Il n’y a eu déjà dans cette affaire que trop de malentendus, auxquels je me permets de dire que monsieur votre confrère, actuellement absent de Mégère, n’est pas étranger. Si donc, comme je le suppose, vous avez quelque communication à me faire, je demande qu’elle soit aussi nette et franche que possible. Sinon je me verrais obligé de vous prier d’attendre une convocation, et je procéderais, le cas échéant, à un interrogatoire en règle, recueilli par mon greffier et signé de votre nom.

    Le visage du curé de Sommelièvres exprima une déception sans bornes.

    – C’est que, finit-il par articuler d’une voix à peine distincte, je ne suis qu’un… qu’un simple…

    – Intermédiaire, voilà le mot que j’attendais. Ici personne ne se résigne à voir comme tout le monde, avec ses propres yeux. On connaît, on a rencontré quelque part, on a vaguement entendu parler d’un tiers qui, lui… J’en deviendrai fou, sacrebleu ! Hé bien, non, monsieur le curé, mille fois non ! Dans ces conditions, j’aime autant que vous gardiez votre témoignage pour vous. Allons ! de qui s’agit-il ?

    La question, si brutalement posée, prit le malheureux prêtre au dépourvu.

    – De Mme Monprofit, la propriétaire de l’hôtel du Pigeonnier à Saint-Romains… Mme Monprofit était jadis ma paroissienne. Elle m’a fait visite avant-hier à Sommelièvres.

    – Avant-hier ? Ses déclarations ne paraissent pas vous avoir beaucoup frappé ?

    – Sur le moment, non. Mais j’ai appris hier soir, par un de mes confrères, qu’un de vos honorables témoins prétend avoir vu… a parlé d’une femme qui…

    L’excitation nerveuse du petit juge faisait place à cette espèce de torpeur presque heureuse qui annonce les grands accès de fièvre, et tandis que le sang battait à ses tempes, il ne pouvait détacher les yeux des larges joues de son interlocuteur que l’émotion marbrait de pourpre.

    – Je pense que vous voulez parler du voiturier. Votre « honorable témoin » est un ivrogne, un simple ivrogne.

    – Je… je l’ignorais. La chose m’avait donc un peu préoccupé, je l’avoue. Elle s’accorde curieusement avec le petit fait qui m’a été rapporté par ma paroissienne. Car vous savez sans doute que M. le curé de Mégère…

    – Un instant ! Vous le connaissez, vous, le curé de Mégère ?

    – Non pas. M. le curé de Mégère est nouveau venu dans le diocèse. J’ai seulement entendu longuement parler de lui, hier au soir, par mon confrère de Saint-Romains chez lequel vous n’ignorez pas qu’il a passé une heure dans la matinée le jour du crime. Venant de Grenoble par le premier train, le train ouvrier, il a cru pouvoir s’arrêter à Saint-Romains et reprendre le train suivant, ignorant certainement que ce train n’assure pas la correspondance de la patache.

    – Qui vous a donné ces renseignements ?

    – M. le curé de Saint-Romains hier au soir, justement. M. le curé de Mégère et lui sont d’anciens camarades du séminaire. J’ajoute même qu’il a trouvé son ami nerveux, inquiet. Il semblait être sous le coup d’un ennui récent et n’osait y faire que de brèves allusions, très réticentes, ce sont les propres paroles de mon confrère, monsieur le juge.

    – Quelles allusions ? Et à quoi ?

    – À des responsabilités qui l’attendaient, auxquelles il ne se sentait pas préparé, qui le prenaient au dépourvu. Il s’est plaint aussi de… Mais je ne sais pas si je dois…

    – Vous devez, monsieur ! fit le petit juge âprement. Nous ne discourons pas ici d’un cas de conscience imaginaire. Il y a deux morts, monsieur.

    – Monseigneur passe pour assez avare… Le diocèse est si pauvre ! Le curé de Mégère se plaignait qu’il acceptât trop facilement des legs, des dons… Et chose plus surprenante encore, il a demandé s’il était vrai que la dame de Mégère eût l’intention de léguer tout son bien aux bonnes œuvres.

    – Tiens !

    La brusquerie de l’interruption fit sursauter le curé de Sommelièvres, et les deux hommes restèrent un moment silencieux, détournant ensemble la tête, comme s’ils craignaient d’échanger un regard.

    – Revenons à votre déclaration du début, si vous le voulez bien, reprit le petit juge. Vous disiez que Mme Monprofit…

    – J’y arrive. Donc, en descendant du train, M. le curé de Mégère est descendu à l’hôtel, pour y prendre une tasse de café. Allant au presbytère, l’hôtel était sur sa route et par ce temps humide et venteux… Bref, il a demandé l’annuaire du chemin de fer et causé avec ma paroissienne. Leur entretien s’est trouvé interrompu par l’arrivée d’une personne… d’une cliente…

    – Connue ?

    – Oui et non. J’ai cru comprendre qu’elle était déjà descendue deux ou trois fois à l’hôtel, pour peu de temps. Bref, cette personne alla s’asseoir non loin du curé de Mégère et ma paroissienne s’étant absentée un moment, fut très surprise de les retrouver l’un et l’autre si absorbés par une conversation animée qu’elle s’éloigna de nouveau par discrétion. Mais sa surprise fut plus grande encore de les voir sortir ensemble et s’éloigner sur la route du presbytère. Rapprochant ce fait de celui rapporté par votre honorable… par le voiturier, je me demande si…

    – Allons, allons, il faut s’entendre ! Ce n’est pas votre confrère qui a été assassiné !…

    – Sans doute, sans doute. Mais il a disparu depuis, et les circonstances de… de ce départ que la malignité ne manquera pas d’interpréter comme… comme une espèce de dérobade… On peut croire qu’il a été attiré dans un guet-apens, monsieur le juge.

    – Est-ce l’avis de M. le curé de Saint-Romains ?

    – Oh… une simple hypothèse…

    – Entendu. Je le convoquerai demain.

    – Permettez, permettez ! Je ne pense pas qu’il puisse se rendre, si tôt du moins, à votre convocation. Il a dû partir ce matin, appelé par Monseigneur…

    – Filé à Grenoble, quoi ! hurla le petit juge hors de lui. Pourquoi pas à Lille, en Flandre ? Sacrebleu de sacrebleu ! Les courtes plaisanteries sont les meilleures, monsieur. La justice aura le dernier mot, monsieur.

    À chaque parole articulée de cette voix de tête qui avait déconcerté tant de témoins, arrêté sur tant de lèvres, à l’instant où se court la dernière chance du crime, le « non ! » sauveur, le curé de Sommelièvres reculait vers la porte. Il s’y heurta sur le seuil à Grignolles haletant.

    – Patron… commença l’inspecteur.

    Le magistrat tressaille toujours à ce mot grossier auquel son oreille ne peut se faire, et qu’il ne tolère d’ailleurs jamais en public.

    – Vous !… dit-il.

    Pourtant il n’acheva pas. En certaines circonstances, généralement décisives, sa timidité naturelle, soigneusement cachée d’ordinaire, le laisse brusquement sans défense.

    – Rentrez d’abord, fit-il radouci.

    L’énorme silhouette du curé de Sommelièvres s’engageait déjà dans l’escalier d’où montait un bruit de sanglots que recouvraient, par intervalles, les deux voix si étrangement jumelles des demoiselles Simplicie.

    – Ils me feront crever, vous entendez, Grignolles.

    – Pas le moment de blaguer, dit l’inspecteur livide. La petite bonne est en bas. Elle vient du château. Paraît que l’autre vieille est morte, ou en train de claquer. Quelle affaire !

     

    La voiture les conduisit jusqu’à l’entrée du parc, mais ils durent monter à pied le chemin défoncé par l’hiver et qui éclate chaque automne sous la dernière poussée, plus sournoise, des énormes racines de pin, musclées comme des bêtes.

    – Elle n’avait rien voulu manger ce matin, ni à midi, rien ! disait la petite servante, reniflant des larmes imaginaires. Elle est restée dans la chambre. J’ai voulu faire la couverture. La porte était fermée en dedans, mais probable que Mme Louise avait oublié de pousser à fond le verrou du cabinet de toilette. En poussant voilà que je suis rentrée. Couchée dessus son lit, en travers, qu’elle était, pauvre dame ! Le pis, comme pour l’autre, c’est que je voyais ses yeux grands ouverts, oui monsieur. C’est pas croyable !

    Le docteur, venu par les pâtures, les attendait au haut du perron.

    – Rien à faire, dit-il. Une injection massive de morphine. Trois ampoules sur la table de nuit, et j’ai retrouvé la quatrième dans le lit, sous ses cuisses.

    – De la morphine !

    – Oh ! ne vous frappez pas : c’était une habituée de la drogue. Ces vieilles-là, voyez-vous, ça tient parfois mieux le coup que les jeunes. Le suicide n’est pas sûr. Possible qu’elle ait seulement forcé un peu la dose. Il y a des cas de saturation sournoise, traîtres en diable. Le système nerveux réagit mal, l’euphorie tarde à venir, ils en remettent et le cœur s’effondre.

    Le petit juge s’approcha du lit en silence, ramena les couvertures sur les jambes nues et s’appuya au mur pour ne pas tomber.

    – Qu’est-ce qui vous prend, mon cher ? fit le docteur avec une compassion ironique. Ouvrez la fenêtre, monsieur Grignolles.

    Il fixa plus attentivement la face marbrée, les oreilles pourpres, le regard à la fois épuisé, presque hagard, mais flamboyant.

    – Dites donc ! Ça ne va pas ?

    Ses doigts se refermaient déjà sur le poignet d’un geste professionnel.

    – Une fièvre de cheval, mon bon. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

    – Un moment ! fit le petit juge qui sentait monter de ses reins, tout à l’heure glacés, un feu sombre dont il croyait voir le reflet au fond de ses globes oculaires douloureux, à chaque mouvement trop brusque des paupières.

    Il montrait du doigt un de ces meubles minuscules, presque invisible à l’angle le plus obscur de la pièce.

    – Donnez-moi l’enveloppe, Grignolles. De la lumière, sacrebleu !

    L’inspecteur tira sa lampe électrique et tandis que le docteur feignait d’examiner discrètement la seringue Pravaz brisée qu’il tournait et retournait entre ses paumes, ils lurent ensemble :

    « Que la justice n’inquiète personne au sujet de la m… que je me donne libr… Tous les coupables m… Rech… inut… Mobile du crime. Interrogez M. Sautemoche. Femme dure, injuste. Emporté secret dans la tombe. La justice devra fermer la bouche de certaines personnes dont la langue distille un venin pire que celui de la vipère. Expiation. Réparation et expiation. Pour tous. Silence. Curé de Mégère (Couvent. Suicide). Fin : honneur au curé de Mégère, honneur à ce martyr. »

    – Drôle de charabia ! fit Grignolles.

    Mais le petit juge lui arracha le papier des mains et marcha en chancelant jusqu’à la cheminée pleine de cendres, dont il fit glisser entre ses doigts la poudre impalpable. Puis il tourna vers le docteur un regard ivre.

    – Sérieusement, mon cher, vous feriez mieux… Je vais vous reconduire à l’hôtel.

    – Pas question de ça. Concluez-vous au suicide, oui ou non ?

    – Dame, il me semble…

    – Pardon ! Je ne discute pas l’intention du suicide. Peut-on seulement supposer – si j’ai bien compris, l’hypothèse ne vous semblait pas absurde tout à l’heure – qu’ayant à prendre certaines dispositions plutôt pénibles – une rédaction testamentaire difficile, par exemple – la vieille dame ait, selon votre propre expression – un peu forcé la dose, la première dose – et soit morte avant… avant d’avoir pu venir à bout de son travail.

    – Évidemment. Mais…

    – Mon cher, dit le petit juge – il croyait sans doute essuyer les verres de ses lunettes et frottait gravement de son mouchoir une des longues branches d’écaille – nous avons entre les mains la version informe, le brouillon, si vous voulez, d’un texte qui n’a pas été rédigé, qui devait l’être. D’ailleurs, vous remarquerez qu’il est daté de demain, non d’aujourd’hui. La malheureuse a dû le glisser sous l’enveloppe par mégarde, au moment où… elle a dû perdre connaissance plus ou moins, et se traîner jusqu’à son lit. Vous venez avec moi, Grignolles ? Le sort en est jeté maintenant : dussé-je crever, je ne lâcherai pas l’instruction.

    Arrivé dans sa chambre, il se laissa tomber sur le lit, et son regard était celui d’un homme heureux.

    – Faites-moi donner du punch, Grignolles. Oui, du punch ! Je vais me saouler pour la seconde fois de ma vie. Ah ! jeune homme, vous avez une idée dans la tête, moi aussi, je doute seulement que ce soit la même, hé ? Passez-moi le thermomètre médical, là, dans mon sac. Il ne me quitte jamais : une manie de célibataire. Écoutez, Grignolles, j’ai donné rendez-vous ce soir à l’héritière. Je la recevrai aussi bien dans mon lit, pourquoi pas ? Trente-neuf huit, ces thermomètres boches sont épatants. L’héritière ! Il s’agit d’ouvrir l’œil, mon ami. Évidemment, je crois la pauvre fille bien incapable de… de casser les reins de qui que ce soit, mais on la dit très secrète, très renfermée – les renseignements sont sûrs. Remarquez d’ailleurs qu’elle n’a quitté son chef-lieu qu’avant-hier, inutile de se monter la tête. Mais on apprend presque toujours quelque chose des imbéciles égarés dans un drame – les imbéciles sont comme les portes, les ouvre qui veut, mais comme les portes aussi on oublie parfois de les fermer. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux-là ? Vous me croyez fou ?

    – Non, patron. Seulement…

    – Hé bien, quoi ? j’ai eu un moment de dépression. Cela peut arriver à tout le monde. Si je vous disais qu’il n’y a pas deux heures j’étais presque décidé à ne pas coucher une nuit de plus ici… Que voulez-vous ! On n’est pas maître d’impressions pénibles, on les subit. Tenez, une question : rêvez-vous ?

    – Si je rêve ?

    – Je veux dire : vous arrive-t-il de faire des rêves – non pas de ces rêves qui ne sont qu’images désordonnées à la réalité desquelles le dormeur lui-même ne croit guère, mais de vrais rêves, des rêves dont la logique et la vraisemblance sont telles qu’ils semblent se prolonger au-delà du songe, prennent leur place dans nos souvenirs, appartiennent à notre passé ?…

    L’effronterie de Grignolles est légendaire, mais cela n’a pas réussi encore à lui faire oublier ses débuts difficiles et ces humiliations d’autant plus douloureuses à un homme qui selon l’expression populaire si naïve et d’ailleurs si pathétique, « s’est fait lui-même », qu’il a dû les subir sans les comprendre. Les mots abstraits, les phrases savantes réveillent en lui une timidité naturelle que le cynisme ne recouvre qu’à peine, et il y répond dans son langage, avec l’accent du faubourg :

    – Des fois… dit-il humblement.

    Le petit juge délaçait ses bottines qu’il jeta loin de lui, vers la table de toilette, à la volée, puis il marcha vers le secrétaire, fouilla les tiroirs, et s’approchant de la fenêtre s’absorba dans l’examen de la photographie, qu’il finit par poser sur la table de nuit, avec un grand soupir.

    – Oui, mon cher, reprit-il en glissant l’une après l’autre hors de son pantalon ses jambes blondes et douillettes, j’arrive à douter de certains faits pourtant récents, parce qu’ils s’accordent trop bien avec… avec mes rêves, de simples rêves, pas moyen d’appeler ça autrement.

    – Vous avez sûrement besoin de repos, fit Grignolles perplexe. Ça ne vous servirait à rien, patron, de vous tourner les sangs.

    – Je n’ai jamais été plus raisonnable, protesta le petit juge. Quel dommage qu’un métier comme le nôtre ne fasse au fond qu’une part si médiocre à l’inspiration ! Il y a en moi quelque chose, une sorte de préjugé – pis encore – un respect humain, une pudeur, voilà le mot – oui, une pudeur imbécile qui me retient d’utiliser franchement un rêve. Mais qu’est-ce qu’un rêve, Grignolles, après tout ? Dans le sommeil, notre cerveau travaille à sa guise, libre de toute idée préconçue, capable de n’importe quelle audace…

    – Le fait est, remarqua poliment Grignolles, que l’esprit continue à travailler la nuit. Je me souviens qu’en 1922…

    – Ne vous souvenez pas. Inutile ! Accrochez plutôt mon pardessus au portemanteau. Lorsque arrivera l’héritière…

    La surprise ou l’admiration ramena sur les lèvres de l’inspecteur ces formules de la déférence servile dont il avait eu jadis tant de peine à se corriger.

    – Monsieur le juge ne va pas… Souffrant comme est monsieur le juge… Voyons, patron, je pourrais toujours…

    – Rien ou tout ! Je lui parlerai seul.

    Il s’étendit jusqu’au fond du lit en geignant de plaisir.

    – J’ai déjà mes petits renseignements sur la gouvernante, Grignolles, mais provisoirement je préfère les garder pour moi. Ce suicide a failli me casser les bras, mon cher ! N’importe, de ce côté-là aussi vous devriez commencer à déblayer.

    – D’accord, j’ai même idée d’en dire deux mots à Gassicourt. Une vieille folle morphino, la brigade spéciale a peut-être entendu parler de ça.

    – Bien sûr. Rien de plus facile que de suivre un de ces types-là dans la vie : aussi facile que de repérer les bonshommes en plein Sahara, lorsqu’on connaît les points d’eau. Avec ça qu’ils tiennent à leurs habitudes. J’ai connu jadis une Américaine qui se fournissait depuis douze ans à un danseur nègre de la rue Caulaincourt. Le nègre coffré, elle n’a pas eu le courage de chercher un autre fournisseur, elle s’est coupé la gorge, rac ! Et maintenant, mon vieux, envoyez-moi l’héritière, et filez.

    Il tendit à l’inspecteur une main sèche et brûlante, ramena les draps jusqu’à son menton et ferma les yeux.

    – Allumez la lampe, fit-il encore. Au fait, si le Lys dans la Vallée est en bas, ne la laissez pas monter tout de suite, j’ai besoin de réfléchir dix minutes.

     

    – Le patron travaille du chapeau, dit Grignolles au docteur qui faisait le plein de son réservoir à la pompe des demoiselles Simplicie.

    – On croit ça, répliqua le médecin de Mégère, philosophe. La grippe, cet hiver, débute mal : des températures du tonnerre de Dieu. On ne sait jamais si le cœur ne flanchera pas, c’est embêtant. Malheureusement j’ai une visite urgente à Trévières. Je le verrai ce soir.

    – On ne va tout de même pas lui laisser faire des bêtises !

    – Quelles bêtises ?

    – Il s’est mis dans la tête de recevoir la demoiselle de Châteauroux arrivée hier – la nièce, quoi ! l’héritière.

    – Et après ? Elle ne va pas le manger ? Voyez-vous, Grignolles, je connais Frescheville depuis presque aussi longtemps que vous. C’est un bonhomme très fort, avec son air rondouillard et son sacré bête de nez à la Roxelane. Mais il se croit encore plus fort, comprenez ? Ça le perdra. D’ailleurs, je ne l’ai pas vue ici, votre héritière… Dites donc, Simplicie, personne n’est venu pour Frescheville ?

    La vieille fille glissa vers l’inspecteur un regard oblique.

    – Sûr qu’on est venu, fit-elle de sa voix aigre. On est venu, et on revient. Tenez, la voilà au bout de la place. M. le juge avait dit six heures. Faut toujours savoir ce qu’on veut.

    Elle tourna le dos et s’enfonça de nouveau dans les ténèbres de la boutique où elle attendait depuis tant d’hivers elle ne savait quoi – heur ou malheur – entre les barils de saurets.

    L’héritière avançait à petits pas, visiblement intimidée par l’hypocrite solitude de la petite place vers laquelle convergent de toutes parts les rayons flamboyants des vitres. Après un dernier arrêt devant le ruisseau boueux, elle cessa d’hésiter, se dirigea droit vers la porte de l’hôtel.

    – Mademoiselle, commença Grignolles, je suis chargé par M. le juge d’instruction Frescheville…

    Il reculait doucement, cherchant sournoisement à se placer lui-même à contre-jour, mais elle continuait de lui faire face. Derrière le voile baissé à peine distinguait-il son regard.

    – Monsieur ?… dit-elle.

    – Grignolles, inspecteur de la brigade de Lyon.

    Elle glissa doucement une de ses mains jusqu’à son front, découvrit un visage pensif, aux yeux myopes.

    – Je venais voir M. le juge, fit-elle.

    Son accent n’était pas celui du reproche, mais d’un étonnement poli. Néanmoins il embarrassa l’inspecteur.

    – M. le juge est malade, interrompit-il presque grossièrement. Je crois qu’il vous faudra remettre votre visite à demain, ou plus tard peut-être.

    – Je dois quitter Mégère demain soir, reprit-elle. Certaines formalités me sont trop désagréables à remplir dans… dans certaines circonstances… Bref, il me semble que je dois à la mémoire de ma tante…

    Elle n’acheva pas, posant sur ses lèvres, avec une toux discrète, sa main gantée de noir.

    – Cet héritage est tellement inattendu… J’aurais trop de scrupule à hâter… à paraître hâter… Enfin, monsieur, il m’est réellement pénible de recevoir une fortune des mains qui… qui se sont refusées jusqu’au dernier jour à mon père…

    – Une fois riche… commença l’inspecteur.

    Mais elle le regarda droit dans les yeux, sans répondre. Il voyait maintenant son visage en pleine lumière, et s’étonnait de le trouver si différent de ce qu’il avait imaginé, avec on ne savait quoi de distrait qui semblait déjouer d’avance ses grossières ruses, mettait hors de portée cette fille étrange. La myopie, sans doute, accusait encore le caractère singulier des traits d’ailleurs beaucoup plus fins et spirituels qu’on eût pu l’attendre d’une provinciale dévote, mais les paupières closes, il se marquait encore au vague sourire des lèvres, au pli du petit front bombé.

    Elle fit un pas vers la porte et Grignolles comprit que cette proie bizarre allait lui échapper à jamais. Une minute de plus et sa curiosité se fût probablement lassée, mais si légère que fût sa déception, elle n’en éveilla pas moins au fond de lui le réflexe professionnel du chasseur d’hommes.

    – Veuillez attendre une seconde, dit-il. Je vais toujours prévenir mon chef. Il avait prononcé la phrase presque sans réflexion, et aussitôt il eut le sentiment de s’être mis – selon une de ses expressions favorites – dans la gueule du loup. Il monta quatre à quatre l’escalier, comme on s’échappe.

    – L’héritière est en bas, patron.

    À sa grande surprise, il trouva le petit juge assis au pied du lit, les jambes enveloppées dans sa couverture de voyage, son pardessus jeté sur les épaules. Les joues, de plus en plus rouges, avaient pris le ton doré de certains émaux.

    – Il n’y a pas de quoi crier au feu, dit-il avec beaucoup de calme. Qu’est-ce que vous attendez maintenant ? Faites-la monter.

    – Sérieusement, patron, je pourrais d’abord…

    – Ah ! non, Grignolles, ne vous payez pas ma tête ! Croyez-vous que j’aurais pris la peine de me lever, avec une température de quarante et deux dixièmes – oui, monsieur pour entamer avec vous une controverse académique ? Faites-la monter, sacrebleu !

    L’inspecteur redescendit l’escalier en grommelant, et il faillit se heurter à l’héritière debout sur le premier palier, dans l’ombre.

    – Écoutez… commença-t-il, je vais vous prévenir… Tenez-vous tellement à le voir maintenant, le juge ?…

    Elle haussa les épaules et tirant de son sac une paire de lunettes cerclées d’or, les glissa de travers sur son nez.

    – Parce qu’à vous parler franchement, il a pigé une grippe, une fameuse grippe… Mais si c’est quand même dans votre idée de monter, restez pas trop longtemps, j’arrangerai ça. Entre nous, je comprends que vous ayez hâte de filer, le pays est plutôt macabre, brr !…

    – Monsieur, dit-elle avec son plus étrange sourire, chez nous non plus ce n’est pas gai…

    Elle remit tranquillement ses lunettes dans son sac, monta l’escalier, disparut. Une seconde après il entendit grincer la serrure.

    – Pour culottée, elle l’est, fit-il entre ses dents. Je crois bien qu’elle est entrée sans frapper. Avec ça qu’il y a trois portes dans le couloir, comment diable a-t-elle reconnu la bonne ?

     

    Il s’assit philosophiquement sur une marche et commença de repasser, avec méthode, le pli de son pantalon. Un instant l’idée lui vint de se rapprocher de la chambre du juge mais il réfléchit que la portière de cretonne doublée, à la mode antique, d’épais molleton, lui laissait peu de chance de satisfaire sa curiosité. Il s’exposait, en outre, de la part du magistrat surexcité, presque délirant, à quelque humiliation cuisante. La tête entre les mains, il s’efforçait de fixer son attention sur le murmure confus qui, à travers la cloison vitrée, venait à lui du magasin des Quatre Tilleuls. À plusieurs reprises, il crut même reconnaître la voix du brigadier, et entendre prononcer son nom. Le temps s’écoulait ainsi sans qu’il y prît garde, et tout à coup le craquement d’une lame de parquet l’éveilla comme d’un songe.

    La demoiselle de Châteauroux était derrière lui, une main posée à plat sur le mur, le visage penché vers le sien.

    – Vous devriez monter, monsieur, dit-elle d’une voix douce. J’ai un peu l’expérience des malades, et je crois que… Il a beaucoup de fièvre et il ne sait… il ne sait réellement plus ce qu’il dit.

    – Hein ? Quoi ? Par exemple ! Et ce sacré docteur qui ne revient pas !

    Elle avait déjà descendu deux marches, tourna la tête et sourit.

    – Ne vous inquiétez pas, fit-elle. J’ai pensé simplement que je risquais de le fatiguer pour rien. Mais ces accidents-là ne sont pas graves, au début d’une forte grippe. Donnez-lui de l’aspirine, voilà tout.

    Son ton était celui de l’indifférence courtoise et il en imposait à l’inspecteur qui balbutia :

    – Qu’est-ce qu’il fait ?

    – Je pense qu’il s’est endormi, dit-elle. Il m’avait demandé de s’étendre sur son lit. Il a parlé encore un moment et… Ne le réveillez pas, monsieur ! reprit-elle comme il empoignait la rampe.

    Mais en deux bonds il fut au haut de l’escalier. Le patron semblait dormir paisiblement, et même son visage avait perdu ce teint de pourpre cireuse qui avait paru à l’inspecteur, quelques moments plus tôt, si bizarre. Il semblait même presque pâle sous ses cheveux noircis et collés par la sueur. Une minute Grignolles hésita, puis marcha sans bruit vers la fenêtre et souleva le rideau. La place était vide. « Déjà filée ! » murmura-t-il à voix basse.

    – Qu’y a-t-il, mon cher. À qui parlez-vous ?

    Le petit juge s’était dressé dans son lit, un coude posé sur la table de nuit.

    – Comment ça va, patron ?

    – Pas mal. Beaucoup mieux… Me lèverai demain…

    – En attendant, vous feriez mieux de dormir. Le docteur a promis de passer ce soir après sa tournée.

    – Je… me fiche du… docteur, bredouilla le malade d’une voix pâteuse. Restez là une minute… Voyons… Voyons… où en sommes-nous ?… Sacrée grippe ! Je me sens de mieux en mieux, et… pas capable de joindre deux idées ensemble… Ça colle au cerveau comme un caramel au palais…

    Son regard épiait en dessous Grignolles, avec l’expression à la fois humble et fanfaronne d’un homme dont la mémoire hésite, titube, et qui répugne à l’avouer.

    – Curieuse fille, dit-il… Très curieuse. Hein ?

    Il cligna de l’œil vers la porte.

    – J’ai raté mon effet. Tombais de sommeil. Une sorte d’étourdissement, mon vieux… Ridicule… J’ai été ridicule. Pas vrai ?

    – Voyons, patron, comment voulez-vous que je vous réponde ? Je viens d’arriver, je n’étais pas là.

    Il regrette aussitôt sa phrase, mais l’embarras croissant du petit juge luttant contre le délire et lui disputant on ne savait quel secret, avait quelque chose de funèbre.

    – Je le sais bien, parbleu ! Est-ce que vous me prenez pour…

    Mais il n’imposa pas plus longtemps à ses traits une expression si peu en accord avec sa grandissante angoisse : la face ronde et joviale parut s’affaisser tout à coup, la bouche cessa de sourire, eut le pli de la nausée.

    – Ce sont ces satanés rêves, balbutia-t-il. Que voulez-vous ? Il y a évidemment des ressemblances extraordinaires. Avouez tout de même que reprendre comme ça, en plein jour, avec une créature de chair et d’os, la conversation commencée la nuit précédente avec un personnage imaginaire, un fantôme – rien – c’est plus qu’il n’en faut pour vous mettre la cervelle à l’envers, hein ? Mais il y a la photo. Sans doute, de douze à trente, une fille peut changer. N’importe, voyez vous-même… Tonnerre ! Où est ma photo ?

    Il lança hors des draps ses courtes jambes et repoussant des deux mains l’inspecteur, il essaya vainement de se mettre debout.

    – Allons, patron, du calme !… Quelle photo ?

    – Inutile maintenant, reprit le petit juge faisant visiblement, pour dissimuler sa déception aux yeux d’un collaborateur d’ailleurs peu bienveillant, un effort immense. Une simple photo trouvée au presbytère, l’autre jour… Ça m’apprendra, mon cher, à tourner de l’œil devant une ingénue berrichonne… La futée l’aura subtilisée sous mon nez, à ma barbe.

    Il essaya de rire, promenant les mains sur son front ruisselant. Sa voix restait calme mais l’oreille exercée de l’inspecteur y distinguait une sorte de résonance métallique. « Il avait l’air de parler au fond d’une boîte de fer-blanc », dira-t-il plus tard.

    – Est-ce que vous allez vous tenir tranquille ? demanda le docteur de Mégère, surgi brusquement devant eux. On m’annonce que vous dormez, je monte l’escalier sur la pointe des pieds, pour vous entendre bavarder comme deux maraîchères à la foire de Verchin. Monsieur Grignolles, allez m’attendre un moment dans le couloir. Et vous, Frescheville, donnez votre pouls… Là !

    – Mauvaise affaire, fit-il quelques minutes plus tard à l’oreille de l’inspecteur. Le cœur est faible, les deux bases ont l’air de s’engorger. Je vais toujours relever le pouls. Hé bien, mon cher, sans vous offenser, je trouve que vous avez aussi une drôle de tête. Intéressante l’histoire qu’il vient de vous raconter ?

    – Oui et non. C’est-à-dire que j’aurais besoin… Mais le médecin de Mégère lui barra la route.

    – Non, Grignolles, non ! Assez pour ce soir ! Vous ne savez pas qu’avec une pareille fièvre nous sommes à la merci d’un raté cardiaque, mon cher !

    Il lui tourna le dos, et fit brutalement claquer la porte.

    – Excusez-moi, dit-il au petit juge. Votre diable d’inspecteur a le don de m’exaspérer…

    – Un… un idiot. Pas toujours mauvais lorsqu’il se débrouille tout seul, mais un… un collaborateur impossible. Que voulez-vous ? il a l’oreille du… du procureur. Paraît qu’ils vont faire la partie ensemble à… à Grenoble, chez les filles… S’agit pas de ça. Répondez-moi franchement, docteur. Est-ce que je…

    – Rien de grave, si vous êtes sage. Donnez-moi votre thermomètre, et tâchez d’oublier un jour ou deux la veuve Beauchamp, sa gouvernante et votre satané curé de Mégère.

    – Oui… Figurez-vous qu’il vient de… de se passer en moi un… un phénomène assez… assez curieux, inquiétant même. La demoiselle de Châteauroux… la nièce, l’héritière, quoi, vous comprenez ?… sort d’ici, oui, de ma chambre… Je lui parlais… comme je vous parle… et tout à coup… plus rien… je ne l’ai même pas vue filer, mon cher.

    – Syncope… petite syncope. Dame, avec une température pareille…

    Le médecin de Mégère trempait délicatement sa seringue dans l’éther. Il s’arrêta, le petit doigt levé, la tête penchée sur l’épaule droite, avec l’expression habituelle aux hommes de son état, cette espèce de sourire câlin, équivoque, qu’il arrive aussi de retrouver parfois au visage de vieilles entremetteuses, sinistre et funèbre œillade de l’amour ou de la mort…

    – Depuis trois jours, je ne me reconnais plus, avoua tristement le petit juge, je rêve éveillé, voilà le mot. C’est un état peu ordinaire pour un juge d’instruction chargé d’une affaire si délicate…

    – N’exagérons pas. Surexcitation nerveuse, rien de plus.

    – Peut-être. Il faudrait que je vous explique…

    – Expliquez ce que vous voudrez. Je suis là pour vous entendre, et vous n’en irez que mieux après. De petites hallucinations, quoi ?

    – Rien de pareil. Mon Dieu, j’avoue que mon cerveau a toujours beaucoup travaillé la nuit, je dors peu. Mais depuis le début de cette malheureuse affaire…

    – Cauchemars ?

    – Hé non ! Que reste-t-il d’un cauchemar après le réveil ? À quoi peut servir un cauchemar ? Au lieu que ?… Tenez, mon cher, supposez qu’une idée me vienne en rêve. Bon. Ça arrive à tout le monde. Si j’ouvre les yeux, pfutt !… l’idée s’envole. N’empêche qu’elle est accrochée là, quelque part, dans un recoin de mon cerveau comme une chauve-souris aux poutres du plafond. Mais avouez que la chose se gâte, si bêtes de jour et bêtes de nuit se laissent tomber pêle-mêle et commencent leur ronde ?

    Le médecin de Mégère retroussant sa manchette sur son bras velu poussa délicatement l’aiguille, la retira d’un coup sec, effleura la peau d’un tampon d’ouate et tournant sur ses talons comme une danseuse, jeta dans l’âtre le flocon blanc imbibé d’éther.

    – Après tout, dit-il, dans votre profession – et dans la mienne aussi, d’ailleurs – le résultat seul importe. Il y a des gens qui ont gagné le gros lot grâce à un chiffre vu en rêve. Si le juge d’instruction finit par mettre la main sur le coupable, qui s’inquiétera de l’aide apportée en secret au magistrat par l’homme d’imagination, par le poète ?…

    – Sans doute… sans doute… Seulement des poètes comme nous, mon cher, ne jonglent pas avec des rimes, mais avec des réputations, des vies humaines… Une rature sur la page blanche, c’est trop souvent une tête coupée.

    – Hé bien, Frescheville, que voulez-vous que je vous dise… parlez franchement au procureur.

    – Jamais ! protesta le petit juge. Si je dois crever ici, j’emporterai mon secret dans la tombe, comme disent les romanciers-feuilletonistes. À moins que… Écoutez, docteur, j’aimerais tout de même que vous en sachiez quelque chose – juste de quoi leur en dire deux mots, au cas où… Deux mots – pas plus – et ça ferait encore une jolie pierre dans la mare aux grenouilles. Aux grenouilles, hé bé !… justement… Notre procureur ressemble assez à ça, pas vrai ? Quand je pense que ce batracien gobe l’une après l’autre les plus jolies filles de Grenoble, ça ne me donne pas une riche idée du sexe, parole d’honneur !

    Mais le médecin de Mégère dédaigna de relever la plaisanterie. Assis au bord du lit, le bras élégamment passé autour d’un des barreaux de cuivre, il gardait un silence glacé, plus pressant, plus impérieux qu’une prière.

    – Voyez-vous, dit le petit juge, sans moi, avant quinze jours, ils auront donné leurs langues au chat… Pas plus bêtes que d’autres, peut-être, mais aucune imagination, aucune audace… Oh ! j’avoue que l’affaire est exceptionnelle… On ne rencontre pas deux affaires pareilles dans la vie… Mais… mais il y a le curé de Mégère…

    – Une personnalité bien attachante, fit le docteur de sa voix la plus neutre.

    – Il est l’acteur principal, poursuivit le petit juge avec une exaltation soudaine – le centre, le pivot – il est au centre même du crime !

    – Hein !

    – Oh ! je ne le crois pas capable d’assassiner les vieilles dames, naturellement… Mais si mon hypothèse est bonne, si ce prêtre extraordinaire joue ici un rôle, nul doute que ce rôle ne soit capital. J’ai d’ailleurs pour sa personne une… une espèce d’admiration. Qu’il ait commis une faute – même si cette faute n’en est pas une au regard de la loi – je serais attristé de devoir lui attribuer des motifs bas, ou seulement vulgaires… Mais l’évidence est l’évidence… Et j’ai acquis la conviction d’un secret commun au curé de Mégère et à… à cette dame Louise, mon cher…

    – Pour celle-là…

    – Oui. Que voulez-vous ? En de telles conjonctures, et sur des suppositions si… si fragiles en somme, la règle est de séparer les deux… disons les deux suspects – d’éloigner l’un, de garder près de soi le moins résistant, le moins coriace…

    – Juste.

    – Mais c’est la vieille qui est partie le plus loin ?

    Les yeux du petit juge brillèrent de nouveau d’un éclat funèbre, et le creux soudain des joues fit paraître presque pointu le nez balzacien.

    – Je ne m’attendais pas à ce suicide, dit-il piteusement. Pas du tout.

    – Ce n’est qu’une comparse de moins. Vous finirez bien par le rattraper, votre curé de Mégère !

    – Possible. Mais la vieille femme n’est pas ce qu’on pense… Mes renseignements doivent être contrôlés, soit. J’attendrai donc pour en faire état. Néanmoins… Oh ! il ne s’agit que d’une période obscure de sa vie – pas grand-chose – quelques mois. Quelques mois sur tant d’années ! Bref, en 1902, cette religieuse aurait quitté le couvent pour aller accoucher d’une fille.

    – Et après ?

    – Minute ! Vous entendez dire qu’une châtelaine octogénaire a été assassinée, une nuit, dans une tranquille maison de campagne, entre une vénérable gouvernante et une bonniche de quinze ans, vous concluez que le crime n’a pas dû germer là, que la graine en aura été apportée d’ailleurs. Mais si vous apprenez que la vénérable gouvernante… oh ! l’amant ne m’importe guère, notez bien ! D’autant qu’après… Mon Dieu, après, il n’y a rien à lui reprocher, tout est clair. Gouvernante à Mâcon, institutrice à Quimper, gérante d’une pension de famille à Brest… Mais qu’elle ait pu dissimuler trente ans, voilà ce qui met en garde, mon cher. Je ne parle pas de mensonges : le menteur habituel est un escroc né, rien de plus – trop instable pour les vrais risques. La fidélité à un seul mensonge est un signe autrement grave. Une longue dissimulation doit faire éclore un jour ou l’autre le drame que chacun de nous porte en soi, à son insu. La dissimulation couve le crime…

    – Pardon, remarqua le médecin, songeur. Encore faut-il savoir si elle a dissimulé l’enfant ou seulement la faute. Bref, l’enfant peut être mort.

    Les joues du petit juge s’empourprèrent.

    – Je n’ai… je crois l’avoir retrouvé, dit-il… ou du moins…

    – Permettez ! En ce cas il serait encore hardi de conclure. Rien ne prouve que la vieille ne s’est pas simplement désintéressée de lui. Oublier et dissimuler sont deux…

    – J’avais des raisons de pencher pour la seconde hypothèse. Et le suicide la confirme. Que voulez-vous de plus, mon cher ? En vingt-quatre heures je me chargerais de démontrer que loin d’avoir oublié sa fille – car c’est une fille – la vieille est morte dans l’espoir de la sauver.

    – Une fille ?… Ah ! ah ! Vous en êtes sûr ? Alors, zut ! Car j’avoue que ces histoires fabuleuses commençaient à me monter à la tête et vous flanquez brutalement du premier coup mes déductions par terre…

    – À qui pensiez-vous ?

    – Franchement – excusez-moi, c’est idiot – je pensais au curé de Mégère…

    – J’ai fait cette supposition avant vous, dit le petit juge en se grattant le nez. Malheureusement l’état civil et les faits sont d’accord. Aucune issue.

    Il éclata de rire.

    – Alors, quoi ? L’héritière ?

    – Rien de ce côté-là non plus… Mais il y avait la photographie, reprit-il avec une sorte de dignité comique, si peu en rapport avec l’expression presque égarée de son regard que le docteur se sentit froid dans le dos.

    – Quelle photographie ?

    – Une photographie trouvée au presbytère l’autre matin.

    Les lèvres minces du docteur dessinèrent une moue d’ironie, d’ailleurs tempérée par la compassion professionnelle.

    – Entre nous, Frescheville, assez causé. Vous feriez mieux de dormir.

    – Oui. Dites tout de suite que je délire, ne vous gênez pas. Frais comme l’œil, pourtant, mon cher ! Et si je vous montrais cette photographie…

    – Montrez-la-moi…

    – Impossible. N’importe. Figurez-vous une de ces photographies jaunies, tavelées, piquées de chiures de mouches. Là-dessus, tournant le dos à une toile peinte… Ne souriez donc pas comme ça, chacun son métier, que diable ! Et voyez-vous, docteur, j’ai remarqué depuis longtemps qu’à toute affaire un peu… originale… correspond, – je n’ose pas dire un type humain bien déterminé, non ! – mais enfin…

    – Par exemple !

    – Entendons-nous : vous ne refuserez pas d’admettre qu’il puisse exister entre des individus plus ou moins liés par le même secret, les mêmes mensonges, une certaine ressemblance – ce que les bonnes gens appellent un air de famille ! – L’air de famille, c’est tout, et ce n’est rien, ça échappe aux classifications ordinaires, il faut plus que de l’œil pour le reconnaître, un don… une faculté. J’ai ainsi une vieille parente un peu folle qui repère jusqu’à des cousinages éloignés.

    – Bon. Mais, permettez : une photographie de qui ? de quoi ?

    – D’une jeune fille de douze, quatorze ans peut-être, pas davantage… Une pensionnaire, avec sa natte sur l’épaule dans une méchante robe de serge, à col blanc… Seulement… Une grimace des lèvres, un regard – et ce je ne sais quoi dans le front ! – Nous n’oublions jamais ces têtes-là, nous autres. Bref, je me suis dit : je la retrouverai !

    – Vous l’avez retrouvée ?

    – En chair et en os, mon vieux. Elle sort d’ici.

    – Ça, par exemple, Frescheville ! Même inspiré chaque nuit par des songes, vous n’allez pas me faire croire que vous êtes, du premier coup, capable de retrouver sans hésiter, sous les espèces d’une femme de trente, une fille de douze ans ! Et qui vous prouve que la fameuse photo appartienne au curé de Mégère ? Vous seriez joliment surpris d’apprendre que la pensionnaire mystérieuse est une parente de Mme Céleste, ou même de l’ancien curé ?…

    – Sans doute, sans doute, répliqua le petit juge. (Il cherchait fébrilement son mouchoir sous le traversin, et de guerre lasse finit par éponger d’un coin du drap son crâne rose.) Mais alors, pourquoi – comment expliquerez-vous – qu’elle me l’ait si adroitement escamotée, cette photographie, notre demoiselle de Châteauroux ?… Car j’avais posé l’objet là, sur ma table, juste assez en vue pour qu’on le remarquât, et suffisamment caché pour qu’on pût l’observer à loisir, même à travers les cils, comprenez-vous ? Hé bien, le temps de perdre connaissance – oh ! quelques secondes à peine – je ne retrouve plus ni la photo ni la demoiselle de Châteauroux. Ah ! ah ! Qu’est-ce que vous dites de ça ?

    – Pas grand-chose. Des faits troublants, soit. Et encore je me demande si je les vois tels quels, ou à travers votre imagination si curieuse, si passionnée… Pour juger de leur importance, d’ailleurs, il faudrait savoir exactement à quoi ils peuvent servir, quel parti vous en tirez, en faveur de quelle hypothèse. Car enfin, Frescheville, ou vous vous suggestionnez vous-même, ou vous me cachez le principal ?

    Une fois de plus, les traits du petit juge trahirent une émotion singulière, et il avala douloureusement sa salive.

    – Le curé de Mégère, commença-t-il.

    – Parlons-en ! Il court encore, votre curé, fit le docteur avec un méchant rire.

    – Oh, pardon ! un lièvre aussi court vite. Mais si votre chien garde bien la voie, qu’est-ce que ça peut vous fiche ? Vous fumez tranquillement votre pipe à l’endroit précis où vous n’aurez qu’à serrer la détente, le moment venu, pour rouler votre bête… Or, l’enfant de chœur, mon cher…

    – Celui-là, par exemple ! Possible qu’il garde bien la voie. Seulement, à votre place, je me demanderais s’il est fidèle !

    – Fidèle ? Pas du tout. Pas à moi, du moins. N’empêche qu’il rabattra le gibier quand même. Question de patience.

    – Oui. En somme, pour quelques paroles obscures échappées à un prêtre que vous estimez supérieur et que moi je trouve un peu – entre nous – un peu suspect, bizarre… vous espérez tenir de lui, un jour ou l’autre, le secret de la vieille gouvernante, et que ce secret supposé vous donnera la clef du crime… que de suppositions, Frescheville ! Car enfin, une ancienne religieuse, même défroquée, peut, en certaines conjonctures, poser à un prêtre de ces cas de conscience puérils qui…

     

    – Hé bien ! qu’est-ce que vous fichez là, Grignolles ? dit le petit juge rouge de colère.

    – J’ai frappé deux fois, répliqua l’inspecteur penaud. Et comme je vous entendais parler…

    Il se laissa tomber sur une chaise.

    – D’où venez-vous ?

    – Elle est dure, fit Grignolles. Vraiment dure, votre pucelle de Châteauroux… Mais je ne regrette pas de l’avoir reconduite jusqu’à sa chambre, on a causé en camarades. Écoutez, patron, il y a dans cette femme-là, parole d’honneur ! quelque chose de pas ordinaire. Ça, une dévote ? Allons donc ! Je suis fixé.

    – Que voulez-vous dire ? demanda sèchement le docteur. À votre âge, mon cher, on croit voir des poules partout.

    – D’accord, répliqua Grignolles vexé. Qu’elle soit ou ne soit pas une bigote à mitaines et à paroissien, ça peut n’avoir aucune importance. Mais qu’elle ait un amant ou non, ça, c’est autre chose, pas vrai, patron ? Je ne me vante pas d’être malin. Seulement, dans notre métier, on doit comprendre à demi-mot la pensée d’un supérieur. Hé bien, je vous fiche mon billet qu’il y a un homme là-dessous, et que la demoiselle est en main !

    – À quoi diantre voyez-vous ça ? demanda le docteur.

    Il avait quitté sa chaise et fixait sur son interlocuteur un regard chargé d’ironie.

    – L’idée m’est venue tout de suite, continua Grignolles sans daigner répondre directement ; je me suis dit : la chose va intéresser le patron, sûr ! Alors j’ai ouvert les yeux et les oreilles. Une amoureuse, voilà ce qu’elle est. Et le particulier qui l’a dressée, je ne le crois pas le premier venu, non ! C’est tout sucre et tout miel, cette femme-là, un vrai régal pour connaisseur ! Tenez, patron, sans blague, c’est presque trop bien pour un homme… On me dirait que…

    – Hein ?

    Le petit juge venait de se dresser sur son lit. Ses lèvres tremblaient d’impatience et le côté droit de son visage parut s’immobiliser brusquement tandis qu’il tournait entre ses dents une langue épaisse, d’un rouge sombre.

    – Pho-to-gra-phie… bégaya-t-il. Écoutez, Grignolles…

    Mais l’inspecteur eût vainement tendu vers son patron l’une ou l’autre de ses longues oreilles. D’un geste impérieux le médecin de Mégère l’avait cloué sur place, et il ne voyait plus que le dos du praticien, penché sur la poitrine du petit juge.

    – Une syncope, je pense, fit le docteur. Passez-moi ma trousse. Elle est sur la cheminée.

     

     

    Troisième partie

     

    I

     

    L’unique fenêtre de la ridicule petite maison s’ouvrait sur l’abîme d’où montait l’odeur du fleuve pourrissant que les dernières pluies d’automne avaient gonflé d’une argile livide, pleine de débris végétaux. À deux cents pieds plus bas, la Bidassoa roulait furieusement vers la mer les restes du flamboyant été basque, ainsi qu’un décor brisé. Mais la force du courant ne se marquait qu’aux longues traînées d’écume, et n’eût été le monotone grondement renvoyé de l’une à l’autre des vertigineuses falaises, l’énorme masse d’eau entraînée par son poids eût paru immobile et morte.

    – C’est encore monsieur l’abbé, dit Mme Pouce.

    Une fois de plus, elle parcourut du regard la pièce nue grossièrement blanchie, les dalles disjointes posées à même le roc et pourtant toujours suintantes, la cheminée trop large où le bois siffle et crache avant de pousser vers le haut une mince langue de flamme, fourchue comme celle d’une vipère, le lit de chêne vermoulu pour lequel on n’a pas trouvé de couverture assez large, les poutres du plafond si imprégnées de la suie résineuse des bûches de pin qu’elles ont le luisant de l’anthracite, l’échelle de planches qui débouche par une trappe, dans la soupente, l’étroit grenier à peine clos où ce prêtre inconnu a voulu qu’on dressât pour son neveu un lit de fer emprunté à l’hôtel et qui avec son édredon rouge garde sous les tuiles du toit, parmi les chevrons et les poutres tapissées de toiles d’araignée, son air honnête et bourgeois. Singulier caprice ! L’hôtel du Lion d’Argent n’est pas riche, soit. Mais en cette saison, la clientèle est rare et même, depuis le départ du prétendu placier espagnol – un révolutionnaire sans doute – les cinq chambres sont vides… Quelle idée singulière de prétendre habiter tous les deux une ancienne remise dont se contentent à peine les Parisiens naïfs, venus par les trains de plaisir ! Sous l’éclatant soleil d’août l’enseigne qui se balance au-dessus de la porte peut encore faire illusion à des imbéciles. Mais bosselée par la bourrasque qui à chaque bouffée la jette violemment contre le mur, déteinte par les averses, elle ressemble assez aujourd’hui à ces bidons de fer-blanc dont on effraie les corneilles. Ah ! oui ! singulier prêtre…

     

    Elle se rappelle son arrivée voici bientôt quinze jours, le fiacre venu par la route de Luz, attelé d’une rosse biscayenne à dents jaunes et son cocher somnolent… Fille d’un mégissier toulousain, elle n’aime guère les gens de ce pays, et moins encore les curés, secs comme des sarments, tout en muscles avec ce regard méfiant des contrebandiers montagnards, traversé d’éclairs soudains. Mais ce curé-ci l’a rassurée du premier coup : une voix douce qui oublie parfois de rester grave, joue imperceptiblement sur certaines syllabes, les prolonge avec une sorte de tendresse. Et ce visage presque trop fin, trop régulier, marqué d’une tristesse qu’il arrive si rarement d’apercevoir sur une face d’homme, la discrétion de chacun de ses gestes, le sourire qui passe par instants sur les lèvres, y flotte longtemps, ce sourire dont elle dit qu’il semble revenu de tout… Le patron, M. Pouce, qui ne quitte plus guère sa chambre et achève lentement de mourir d’une mauvaise tumeur, est venu exprès dans la salle, pour voir son hôte. Il l’a écouté longtemps sans rien dire, penchant vers la flamme ses joues jaunes et crachant à petits coups dans les cendres, par politesse. « Drôle de curé, a-t-il dit, mais pas fier. Méfie-toi quand même : il a l’œil malin. » Et lorsqu’elle a voulu parler du neveu, il a cligné des paupières comme jadis, lorsqu’il contait des histoires graveleuses à la petite servante.

    – Et que me veut-il, demanda le curé de Mégère. Qu’ai-je à faire avec ce…

    Il parlait sans élever la voix, d’un ton calme.

    – La sollicitude des confrères est réellement accablante, madame Pouce. Comme n’importe quelle sollicitude d’ailleurs. Elles nous suivent jusqu’à la tombe, au sens exact du mot, et pour savoir ce qu’elles sont, il suffit de regarder les cortèges funèbres. Toutes ces sollicitudes, les sollicitudes de toute une vie, à la queue leu leu, le long des allées du cimetière… C’est un triste et dégoûtant spectacle, madame Pouce.

    L’hôtelière le regardait, s’efforçant de comprendre. Aux derniers mots elle respira.

    – Bien sûr, fit-elle humblement. Mais quant à M. l’abbé Etchegoyen, voyez-vous, c’est ma faute. J’ai parlé un peu de vous, l’autre jour, comme ça, sans penser. Alors, il s’est mis dans la tête de faire votre connaissance. Dame ! il n’y a pas plus curieux qu’un prêtre, c’est connu. Soit dit sans offense, car pour vous…

    – Pour moi ?

    – On n’en rencontre pas souvent de pareils, conclut-elle en rougissant.

    – Où est-il ? demanda le curé de Mégère. Je ne veux pas le recevoir ici. Et d’ailleurs… Puisque vous parliez de moi, madame Pouce, vous auriez pu lui dire… Mon Dieu, que sais-je ? Vous auriez pu lui dire, par exemple, que j’étais un homme dangereux…

    Il haussa les épaules et effleura de la main, en passant, la joue dorée du petit clergeon, debout contre le mur. On entendit longtemps sonner son pas sur le chemin pierreux.

    – Des prêtres tels que celui-là, mon garçon… commença Mme Pouce. Accroupie devant l’âtre, elle soufflait sur les bûches noircies essuyant à son tablier ses yeux rougis par les cendres.

    – Pour moi, reprit-elle, si jeune que le voilà, il a plus d’expérience que bien d’autres, c’est un homme qui connaît le malheur. Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non ! Le dimanche à la sortie de la messe, faut les entendre interpeller chacun, chacune ! Gare aux filles qui vont danser chez Caubert, à Andrain. Et si un gosse a seulement manqué l’Évangile, pif ! paf ! deux paires de claques. Même les vieux filent doux, ainsi !

    Tout en parlant, elle continuait d’observer le petit clergeon d’un regard oblique.

    – On trouve de tout chez les prêtres, pas vrai ? C’est un métier pareil aux autres. N’empêche que je me suis laissé dire…

    Elle se leva, secoua son tablier, et d’une voix qui s’efforçait de paraître indifférente, bien qu’elle frémît de curiosité :

    – Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai ? Un si joli garçon ! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains ! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre. Qu’est-ce que tu dis, garçon ?

    – Moi, je ne dis rien, répliqua l’enfant, toujours sombre. Vous parlez tout le temps, madame Pouce.

    – Oh ! on ne peut pas te reprocher d’être bavard, fit-elle avec une admiration naïve. Il te fait donc un peu peur, ton oncle ? Ou quoi ?

    – Non ! protesta l’enfant, le regard dur. Je n’ai peur de personne, madame Pouce.

    – Voyez-vous ça ! Allons, petit, garde tes secrets. N’empêche que si j’étais ta mère…

    – Je vous ai déjà dit que je n’avais ni père ni mère, madame Pouce !

    – Tu l’aimes donc bien ? reprit-elle après un silence.

    Mais l’enfant pencha le buste hors de la fenêtre sans répondre et ses deux pieds quittant le sol, elle poussa un cri de terreur.

    – Tu pourrais te tuer, galopin, fit-elle.

    La voix du clergeon lui arrivait du dehors, curieusement déformée par la sonorité de l’abîme.

    – Tout le monde l’aime, dit-il avec un rire amer.

    – Jaloux ! Avoue que tu es jaloux de ton oncle, jaloux comme une fille : d’ailleurs je m’en suis aperçue tout de suite, il suffit de vous voir ensemble… Mais c’est vrai, aussi, qu’on s’attache à lui, on est pris sans seulement y avoir pensé. Tiens, dès le premier soir, rien que sa façon de me parler de mon pays, de Toulouse… Une belle ville, Toulouse, mais faut la comprendre… Et lui, un homme du Nord, hein ? des Ardennes ?…

    L’enfant se dressa sur les poignets, la tête et le buste rejetés en arrière, la pointe de ses souliers battant le mur. Le vent faisait flotter ses cheveux blonds.

    – À Toulouse ! fit-il d’une voix sifflante. Croyez-vous qu’il soit jamais allé à Toulouse ? Il a raconté ça pour rien, pour vous faire plaisir. Et les gens le croient. On le croit toujours.

    – Tu ne vas pas dire que ton oncle est un menteur ?… insinua l’hôtesse, les yeux brillants.

    Mais elle ne tira pas un mot de plus du petit clergeon qui, refermant la fenêtre, alla s’asseoir sur le lit où il demeura, le regard au plafond, les jambes ballantes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, Mme Pouce cédât la place en maugréant…

     

    – Monsieur l’abbé, commença le curé de Mégère, je m’étonne un peu…

    Il distinguait mal le prêtre inconnu qui, sorti à sa rencontre, l’attendait au bord du sentier, debout contre un mur, le visage dans l’ombre. Comme s’il devinait sa pensée, celui-ci fit un pas en avant. Quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face sans un mot.

    – Pardonnez mon insistance, dit le visiteur, d’une voix rauque. Personnellement j’avais le plus grand désir de vous connaître. Depuis l’année dernière je remplis un modeste emploi auprès de Monseigneur, mais ma maison natale, où je vais presque chaque semaine, se trouve à Castet, derrière cette colline, tout près. Nous sommes donc un peu voisins.

    Derrière une des fenêtres de l’hôtel la face jaune du patron apparut, collée à la vitre et déjà d’une couleur et d’une immobilité d’expression si peu humaines qu’elle faisait penser à quelque monstrueuse excroissance végétale.

    – C’est pour lui que j’ai pris la liberté de vous attendre au dehors, fit l’inconnu qui avait sans doute surpris le regard du curé de Mégère. Pauvre monsieur ! Cet affreux mal le travaille jour et nuit, ne lui laisse aucun repos, et il passe son temps à guetter les passants, ou même, hélas ! à écouter aux portes. Les rares clients de Mme Pouce se plaignent de l’avoir surpris plus d’une fois l’œil au trou de la serrure, comme un enfant. Nous n’aurions pu causer librement.

    – Je ne pensais pas, dit le curé de Mégère, que nous ayons à nous entretenir de secrets bien importants…

    Il haussa les épaules et reprit sa marche tête basse, l’air aussi indifférent que s’il eût fait seul cette promenade au bord de la falaise, comme chaque soir.

    – M. le curé de Castet se proposait de vous rendre lui-même visite. Ce petit hameau, en effet, dépend de sa paroisse, et…

    – J’aurais dû évidemment le devancer…

    – Non pas, non pas ! protesta l’inconnu. Peut-être a-t-il craint seulement qu’une démarche trop hâtive prît à vos yeux, en raison de la juridiction qu’il exerce sur ce territoire, un caractère… un caractère désagréable.

    – Je vous entends très bien, fit le curé de Mégère. Qui de nous, hors de son diocèse, pourrait se vanter d’être accueilli sans défiance par les confrères ? De séminaire à séminaire, les formations sont parfois très différentes…

    – Vous vous moquez de moi, dit l’inconnu de sa voix la plus douce.

    Ils firent encore quelques pas, tournant franchement le dos à la route. Le sentier qu’ils suivaient serpente à travers les roches avant de débaucher au flanc même de la paroi de granit où, sur une centaine de pas, il surplombe l’abîme, puis se perd de nouveau dans les pierrailles, s’abaisse lentement vers le fleuve.

    – Voyez-vous, monsieur le curé, reprit le Basque après un long silence, il ne faudrait pas nous croire ici plus curieux ou plus soupçonneux qu’ailleurs. Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz sont des villes très fréquentées, très ouvertes et moi-même, bien que la fonction que j’exerce m’impose quelque vigilance, je dois fermer souvent les yeux. Quelques imprudences, Dieu merci, ne peuvent sérieusement compromettre le renom d’un clergé qui passe, à juste titre, pour le plus sain de France : il suffit de n’attirer l’attention de personne. Comme toutes les administrations, la nôtre redoute ce qu’on appelle, d’ailleurs bien improprement, « les histoires »…

    Ils rirent ensemble d’un petit rire que le curé de Mégère prolongea un peu plus qu’il n’eût fallu, avec une sorte d’ironie dont son compagnon eut à peine le temps de mesurer l’insolence car ce faible bruit des lèvres prit tout à coup dans cette solitude envahie à la fois par l’haleine glacée du fleuve et par l’ombre, une signification tragique.

    – Un prêtre en partie fine, dit-il. Ces messieurs croient en voir partout. Et qui sait ? Peut-être Mme Pouce a-t-elle eu d’abord quelque doute sur… sur le véritable sexe de mon petit compagnon ?

    – J’allais vous raconter la chose, répliqua le Basque, impassible. Mais ce n’était qu’une bagatelle : nous n’avons fait qu’en rire. Si vous aviez eu l’idée d’une fugue de cette sorte, il eût été bien ridicule de déguiser une fille en garçon, alors qu’il vous eût été plus facile… plus facile de quitter cet habit.

    – Sans doute. Et j’avoue même qu’en raison des circonstances exceptionnelles que je traverse, j’étais assez disposé à prendre cette précaution contre la malveillance. Mais la présence auprès de moi de…

    – De votre neveu ?

    – Il n’est pas mon neveu, dit le curé de Mégère avec le plus grand calme. Et d’ailleurs, monsieur, vous le savez.

    – Je le savais en effet, répliqua l’autre sur le même ton. De toute manière, cela ne regarde que vous. Mais je ne vous suis pas moins reconnaissant d’une franchise qui me met à l’aise pour vous dire que je considère comme remplie la mission particulière dont m’avaient chargé mes supérieurs. Que voulez-vous ? Je ne m’attendais pas à rencontrer ici un homme de votre qualité. Il m’est agréable de pouvoir vous parler désormais en mon nom.

    – Je vous crois, dit le curé de Mégère. Je crains seulement que votre bonne volonté n’intervienne un peu tard, et vous allez vous compromettre pour rien.

    – Il n’est jamais utile de se compromettre, remarqua le Basque, en secouant la tête. On ne se compromet que pour son plaisir. J’ai beaucoup vécu dans le monde, monsieur, je ne suis entré au séminaire qu’à trente ans passés, cela compte ! Si je croyais me trouver en présence de quelque jeune prêtre étourdi… Mais il suffit de vous voir, de vous entendre… L’épreuve que vous traversez doit être des plus graves, des plus angoissantes…

    – Elle l’était, monsieur. On peut maintenant parler d’elle au passé. Car l’incertitude est le pire de nos maux et probablement même le seul.

    – Soit. Pourtant il ne peut vous être inutile de savoir à quelle sorte de curiosité vous avez affaire. Celle des prêtres, aisément éveillée, s’apaise aussi vite…

    Il posa le bout des doigts sur la manche du curé de Mégère, et dit lentement :

    – Connaissez-vous un certain M. de Frescheville, ou Frescheville ?

    – Fort bien, répliqua le curé de Mégère, sans sourciller.

    – Que pensez-vous de lui ?

    – C’est un imbécile, poursuivit le prêtre de sa voix toujours égale. Mais il a de la suite dans les idées, je le crois donc un imbécile assez dangereux.

    – Hé bien, le hasard…

    – Il n’y a pas de hasard, monsieur.

    – C’est du moins le nom que je donne à la Providence lorsqu’elle me paraît compliquer les choses au lieu de les simplifier. Bref, ce juge d’instruction par le plus grand des hasards est venu achever à Bayonne la convalescence d’une grippe infectieuse fort grave. Et c’est justement chez moi qu’il a rencontré M. le curé de Castet. Vous m’avouerez que l’aventure est singulière.

    Ils continuaient à marcher côte à côte et bien que le soleil fût encore au-dessus de l’horizon, la brume funèbre montait, invisible, mais dénoncée par son âcre parfum.

    La brise fraîchit tout à coup.

    – Ce que je sais m’inspire un grand intérêt pour vous, monsieur. J’ajoute que la justice et les gens de justice, au contraire…

    Il essaya de rire et s’arrêta stupéfait comme si ce grelottement de pauvre gaieté lui eût paru à lui-même, dans ce lieu désert et à cette heure sauvage du crépuscule, un bruit trop insolite, intolérable.

    – Ce M. Frescheville désirait vous voir, et je me permets de vous faire part de ce désir, à ma manière. À ma manière, comprenez-vous ?

    – Je vous remercie, dit le curé de Mégère sans quitter des yeux les lèvres de son interlocuteur comme s’il eût prétendu y lire sa secrète pensée.

    – Vous auriez tort de croire que je me serais associé à quoi que ce fût qui ressemblât à une enquête policière. M. Frescheville est réellement ici en congé. L’affaire que vous savez ne l’intéresse plus qu’à titre privé. Elle a suivi d’ailleurs son cours et s’achemine, à ce qu’il prétend, vers une solution banale. Après tout, si j’ai bien compris, l’auteur du crime est mort, je me demande ce qu’ils peuvent souhaiter de plus.

    Il passa son bras sous celui du curé de Mégère.

    – Je sais ce que c’est qu’un jeune prêtre. À votre âge, il ne déplaît pas de se trouver en contradiction avec la lettre, au nom de l’esprit. Je ne vous blâme pas, certes, mais croyez-en mon expérience : si vous prétendez lutter seul, le dénouement m’est connu d’avance : la lettre vous tuera. Interrogez-vous, monsieur, pesez vos chances. Vous déciderez alors, soit de vous mettre sous la protection de vos supérieurs, qui ne vous le feront pas payer trop cher, je l’espère, soit…

    Il interrogea un moment l’horizon gris, derrière lequel un pic inconnu, touché par un dernier rayon de soleil explosa tout à coup, jeta dans l’espace un éclair fulgurant, une sorte d’appel lumineux, s’éteignit.

    – Disparaître de nouveau, conclut le prêtre à voix basse. La sympathie que vous m’inspirez…

    Mais il n’acheva pas. Le visage du curé de Mégère venait de se plisser de bas en haut, parut se froncer tandis que les yeux mi-clos ne laissaient passer qu’un trait oblique. Il ressemblait à celui d’un chat.

    – Ne parlez pas de sympathie, fit-il. J’attendais le mot, le mot seulement, car la chose était déjà venue. Elle vient toujours. Parce que vous l’avez sentie naître en vous dès le premier regard, n’est-ce pas ? Que ne l’avez-vous ravalée ! Mais vous ne l’auriez pas pu. J’éveille la sympathie – quelle expression ignoble ! – je pense l’avoir éveillée dès le berceau, bien avant de savoir ce que c’était. Le sais-je même encore aujourd’hui ? Car j’ai subi cette fatalité sans la comprendre. Vous n’êtes certes pas un homme ordinaire, monsieur, peut-être finiriez-vous par me haïr ? Mais je n’ai plus le temps ni le courage de courir cette dernière chance. Mieux vaut que nous en restions là, vous et moi.

    – Je ne pourrais vous haïr, dit le prêtre d’une voix sourde. Je ne me permettrais pas de vous plaindre. Pour quelque cause que ce soit, vous vous trouvez en ce moment à l’extrême limite de vos forces. Quand l’équilibriste est sur sa corde raide, au passage le plus difficile, on retient son souffle, on se tait.

    Le curé de Mégère le regarda, d’un air surpris.

    – Votre comparaison n’est pas mauvaise, dit-il.

    Il tourna le dos, fit quelques pas, et resta longtemps immobile, tête basse, puis il revint brusquement vers le prêtre.

    – Je suis à la disposition de M. Frescheville, fit-il. Qu’il vienne ici quand il voudra. Je ne sors jamais.

     

    Au premier regard, la soupente lui parut vide, et il dut pousser la lucarne pour apercevoir son petit compagnon, couché en travers du grabat, la tête entre ses mains et probablement endormi. S’approchant doucement, il lui mit la main sur le front. Mais l’enfant se dressa tout à coup, tournant vers lui un visage convulsé de frayeur et de colère.

    – Qu’avez-vous ? Pourquoi ne me parlez-vous plus depuis ce matin ?

    – À quoi bon parler, dit le clergeon, faisant pour articuler distinctement chaque mot un effort immense. Je sais que vous êtes un menteur. Oui, continua-t-il d’une voix discordante, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu, vous m’aviez promis de ne pas m’abandonner et…

    – Qui parle de vous abandonner, fou que vous êtes ! Je vous ai dit seulement que certaines circonstances… Hé bien, ce que j’attendais est venu. Pour quelques jours, quelques semaines au plus…

    Il n’eut pas le courage d’achever. Son regard, un instant durci, eut une expression de pitié tendre, une sorte de sourire funèbre.

    – Je pourrais d’ailleurs maintenant tout vous dire, fit-il, cela n’aurait plus aucune importance…

    – Dites-le, supplia l’enfant, avec une résignation farouche. Vous vous êtes assez longtemps joué de moi. Mais que vous importe à présent ?

    – Sot ! dit le curé de Mégère, sot que vous êtes !

    Il haussa les épaules, et reprit sa marche à travers la chambre. Par la lucarne restée ouverte montait, à chaque bouffée de vent, l’odeur écœurante des eaux.

    – La vérité ne vous servirait guère, continua le prêtre. À quoi bon ? Peut-être même vous perdrait-elle à jamais. Car je vous connais, André… Ce que vous appelez mes mensonges étaient comme faits pour vous. Il convient que je disparaisse avec eux. Et vous pourrez dire que vous m’avez accompagné jusqu’au bout de la route, car désormais, devant moi, il n’y a plus de route.

    Les yeux du clergeon ne quittaient pas les siens et l’extraordinaire immobilité du petit visage eût été parfaite sans l’imperceptible grimace de la bouche, chaque fois que l’enfant ravalait ses larmes.

    – Vous partirez demain, fit le prêtre d’une voix saccadée. Je le veux. Écoutez-moi, André.

    Posant les deux mains sur ses épaules, il le fit reculer lentement jusqu’au mur où il le maintint une seconde. Mais dès que l’enfant sentit se relâcher l’étreinte, il glissa hors des bras du prêtre, fut d’un bond à l’autre extrémité de la pièce où il attendit, ramassé sur lui-même, tête basse, ainsi qu’un animal traqué.

    – Assez de sottises ! fit le curé de Mégère. Vous m’obéirez, sinon… Voulez-vous que je vous fasse reconduire chez vous par la police ?

    – La police ! répéta le petit d’une voix rauque. (Et il s’efforçait de rire sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’une espèce de gémissement.) Vous devez craindre la police plus que moi. Je vous ai suivi tout à l’heure. J’ai tout entendu.

    – Ah ! dit simplement le curé de Mégère.

    Il posa la main sur l’épaule du clergeon qui, cette fois, ne se déroba pas.

    – Où ne vous aurais-je pas suivi ? reprit l’enfant à demi vaincu. (Les larmes commençaient à ruisseler sur ses joues bien que son visage restât convulsé de colère.) Je vous aurais suivi n’importe où. Et pour obéir à cet affreux prêtre vous allez… vous allez vous rendre demain au juge comme un… comme un lâche…

    – Me rendre ? Que pouvez-vous bien entendre par là ? Me prenez-vous pour un voleur ?

    Le regard du petit glissa entre ses cils avec une expression indéfinissable de désespoir, d’orgueil, d’une sorte d’entêtement inflexible. Puis il se tourna vers l’angle le plus obscur de la soupente où brillait la ferrure nickelée d’un sac de cuir. Si rapide et si furtif que fût ce regard, celui du prêtre l’avait comme saisi au vol.

    – Vous mériteriez d’être fouetté, dit-il sèchement. Qu’avez-vous fait de mes lettres ?

    Du menton, l’enfant montra la lucarne ouverte. Le visage du curé de Mégère avait brusquement pâli.

    – Allons-nous-en ! fit-il de la même voix dure, sans réplique.

    Ils sortirent tous les deux, s’engagèrent dans la direction opposée à celle prise un moment plus tôt par le Basque. D’abord resserré entre ses parois de pierre, le chemin débouche brusquement dans une sorte de cirque où le vent d’ouest, le vent du large, apporte et fait tourner sans cesse, tout au long des interminables automnes, une poussière coupante comme le verre. Parfois la brise fraîchit et le cirque solitaire crache vers le ciel un nuage épais de feuilles mortes qui montent d’abord comme aspirées par le soleil pâle, puis s’éparpillent en un clin d’œil, happées par la gueule géante et glacée du fleuve, tandis que tournoie lentement au-dessus du gouffre une plume de palombe.

    Ils s’assirent côte à côte au seuil de l’étroite brèche ouverte sur la Bidassoa. De la rive opposée, seule visible, montait le refrain curieusement scandé d’un douanier espagnol qui, sa journée faite, en bras de chemise, surveillait encore, par habitude, les anses et les criques hantées par les fraudeurs. À cet endroit la falaise s’abaisse, et ils pouvaient entendre, à chaque intervalle du chant, le formidable remous du fleuve, le roulement des galets sur les fonds et lorsqu’une vague plus puissante venait mordre sur l’éperon de granit le déchirement des eaux et le sifflement de l’écume.

    – Je ne vous en veux pas, dit le curé de Mégère. Les lettres que vous avez lues, je les aurais détruites ce soir même. Et il ne me déplaît pas que vous ayez appris par vous-même, dès aujourd’hui, ce que vous ne comprendrez que plus tard, si vous le comprenez jamais. Je suis seulement attristé d’avoir troublé votre conscience.

    – Ma conscience ! fit l’enfant avec un emportement farouche. Il ne s’agit pas de ma conscience ! Je me moque bien de ma conscience ! Ce n’est pas ma conscience qui… Mais vous allez me mentir encore. Que sais-je de vous ? Au lieu que cette femme…

    – Silence ! dit le prêtre à voix basse. Elle non plus ne me connaît guère. Elle me connaîtra moins que vous, car vous me voyez au seul moment de ma vie sans doute où je puis enfin être moi-même. En quoi d’ailleurs vous ai-je menti ? Et d’abord qu’appelez-vous des mensonges ? Le monde est plein de gens qui ne dissimulent rien parce qu’ils n’ont rien à cacher. Ils ne sont rien. Sans doute est-ce pour votre jeunesse une vérité un peu dure, ou qui dépasse votre jugement ! Pour la comprendre, il vous suffirait de réfléchir un peu sur vous-même. N’êtes-vous pas bien différent de l’image que se font de vous les gens de Mégère ? Savaient-ils que vous les méprisiez ? Qu’auriez-vous gagné d’ailleurs à vous découvrir à des êtres d’une autre espèce ? Vous vous êtes tu, soit. Mais le silence même n’aurait pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe ! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas ! que ne vous ai-je connu plus tôt ! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves ?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.

    Il s’arrêta un fragment imperceptible de seconde et son visage eut encore une fois cette expression triste et douce qui lui avait gagné tant de cœurs.

    – C’est ce que j’ai fait, dit-il.

     

    L’enfant venait de retirer sa main sans que le prêtre fît aucun effort pour la retenir. Il ne leva même pas les yeux. Il regardait ses paumes vides.

    – Je ne suis pas le curé de Mégère, reprit-il après un long silence.

     

    II

     

    – Le papier est un peu moche, je ne dis pas, fit le garçon avec une dignité mélancolique, mais on n’écrit jamais ici, ou presque. La gare n’est pas trop passante, une vraie saleté…

    Il expliqua qu’il avait servi jadis au café du Dôme, à Bayonne.

    – Mon estomac ne supporte pas la ville, la ville est trop échauffante, on fait des excès malgré soi. D’ailleurs je suis un gazé, reprit-il fièrement, j’ai une pension. Si je bibelote, c’est pour m’occuper, voilà tout.

    Il éleva l’encrier jusqu’à son œil jaune et triste, passa sur la plume un pouce expert et resta debout, immobile.

    – Madame reprend l’omnibus de 9 h. 18, vers Quincy ? Départ 9 h. 18, arrivée 11 h. 15. C’est malheureux de voir un tacot pareil ! De Bayonne ici, quatre heures, quatre et deux font six. Six heures pour 180 kilomètres, vous parlez d’une moyenne ! Les gars du Tour de France font mieux… Pain-beurre ou croissant ?

    – Rien du tout. Du café noir.

    – Café noir… café noir… (l’œil jaune parut s’attrister encore). Je serai forcé de vous servir « un spécial », « l’express » ne marche que plus tard, rapport à la pression… Si Madame voulait, je…

    – Mon ami, dit la voyageuse sans se retourner, d’une voix douce bien qu’étrangement voilée, je voudrais seulement que vous me fichiez la paix.

    Elle trempa sa plume dans l’encre et commença d’écrire avant que le garçon eût trouvé sa réplique.

    Jugeant la partie perdue et sa dignité compromise, il prit le parti de s’éloigner en traînant ostensiblement ses savates, avec un profond mépris.

     

    Pour Mlle Évangeline Souricet, Châteauroux (aux soins discrets de M. l’abbé Capdevieille, aumônier des Sœurs de la Repentance).

     

    « Mon amie, je ne vous verrai plus. Cela ne m’étonne pas de l’écrire, et vous ne vous étonnerez pas non plus de le lire. Je me souviens de notre première rencontre à Châteauroux, dans cette petite chapelle de nonnes, toute grise. Vous aviez votre mine des mauvais jours, couleur de pluie, votre pauvre petit sourire bêta… En revenant ensemble, le long de la rue des Grainetiers, entre deux hauts murs, parmi ces jardins invisibles, nous n’avons pas échangé dix paroles. Ce n’est pas que vous aimez le silence, mais il vous fascine. Moi, je l’aime. Tout ce que j’aime a sur vous ce pouvoir de fascination. C’est pourquoi vous avez cru m’aimer, moi aussi. Et vous le croirez jusqu’au jour…

    « Mais non. Ce jour ne viendra pas… Rien ne m’effacera, je le sais. Après moi, pour vous, il n’y a rien. Cette solitude dont je vous ai tirée, ces longues années de solitude, ces années vaines, votre jeunesse, – la seule que vous fussiez capable de vivre, tour à tour brûlante et glacée, – ces années secrètes, n’auront été que pour moi. Pour moi seule, votre attente, car désormais vous n’attendrez plus personne. Il faudrait beaucoup plus qu’une vie de femme pour reformer en vous, au profit d’un autre être qui me vaille, ce que vous n’aurez prodigué, dissipé, anéanti que pour moi.

    « Vous m’avez craint, mon amie. Il n’y a pas d’amour sans crainte. En ce moment vous me craignez encore – que cette pensée m’est douce ! Vous me craindrez longtemps encore, toujours peut-être… Souvenez-vous ! Souvenez-vous ! Dès la première minute, ou le premier mot échangé, quand nous discutions si paisiblement du prix de ma pension, de vos habitudes et des miennes, que nous parlions modestement d’un simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit : « Je ne sais rien de toi, de ton passé. » Mais qu’aviez-vous besoin de savoir ? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe ! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine ? Notre maison !… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur ?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles : cette fausse image que le monde se formait de nous… « Comme vous aimez le mensonge ! » me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.

    « C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur pauvre vie. Elles n’auront rien eu de moi que les apparences, et je doute qu’elles en aient tiré beaucoup de profit. Je n’ai engraissé la pitié de personne. Et au moment même où allaient peut-être s’exercer sur moi toutes ces gencives, je vais être dévorée d’un seul coup.

    « Vous voyez, mon amie, que je parle de moi aujourd’hui avec une franchise insolite qui doit sûrement vous inspirer quelque méfiance. Depuis mon départ de Châteauroux, au long de ces trois semaines dont vous ne saurez probablement jamais l’histoire, j’ai passé par des alternatives de rage et d’espoir également démentielles, je vous ai bien haïe. J’ai su votre trahison dès le premier jour – oui, ma chérie, dès le premier jour – car vous ne me pouvez rien cacher. Que m’importait, après tout ? Je savais, je sais encore que je n’aurais qu’à paraître… Mais je ne reparaîtrai pas. Un moment, il est vrai, j’avais fait ce projet stupide de fuir avec vous. Il ne nous manquait que l’argent, et j’avais le moyen de vous faire riche… Vous l’êtes et… »

     

    Elle resta longtemps la plume suspendue au-dessus du papier, le regard vague, avec une grimace terrible de la bouche. Puis elle raya soigneusement le paragraphe, à l’exception des trois premières lignes.

     

    « … Depuis mon départ de Châteauroux, je me demande encore si je vais disparaître ou non… Il y a d’ailleurs plus d’un sens au mot disparaître. Je préfère vous laisser le choix. Votre misérable vie – elle effaça le mot misérable – votre vie me reste ouverte : je la forcerai quand il me plaira. De toute manière, vous êtes demeurée la ridicule petite dévote sournoise, empoisonnée de silence et de solitude, qui allait chaque jeudi et chaque samedi, après la messe, porter au Petit Berrichon la fameuse annonce dont nous avons ri tant de fois, vous souvenez-vous ? « Orpheline vivant seule demande compagne, excellente éducation, bonne famille, catholique, artiste, physique agréable, pour existence commune. Indemnité convenable. » Oui, nous avons ri ensemble de cet appel discret, dont votre naïveté ne soupçonnait même pas l’équivoque. Mais je crains maintenant que vous ne tiriez quelque gloriole de croire m’avoir ainsi appelée. Il faut que je vous détrompe aujourd’hui. Vous ne m’avez pas révélé votre existence : elle m’était connue, jusque dans ses moindres détails. Je savais tout de vous, petite vipère ! Et retenez encore ceci : bien avant que fût née en moi cette tendresse dont vous n’étiez pas digne – heureusement, d’ailleurs, car je n’aurais que faire d’une égale ! – j’avais résolu de vous approcher coûte que coûte. Et pourquoi ? Parce que je vous savais seule, faible, une proie facile et l’héritière probable d’une vieille avare de quatre-vingts ans… Une proie, vous dis-je ? Rien qu’une proie ! »

     

    Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.

     

    « … C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille. Elle est jolie, ma famille ! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une… »

     

    Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.

    Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.

    Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.

     

    « Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera. »

     

    Elle mordit violemment son porte-plume et en travers de la marge jeta, plutôt qu’elle ne la traça, cette menace :

     

    « Il tient votre sort dans ses mains. »

     

    Ses doigts s’étaient mis à trembler si fort que l’écriture était presque indéchiffrable. Elle passa convulsivement la paume sur l’encre fraîche et respira longuement, comme si d’avoir tracé ces lignes, pour elle seule, venait de la délivrer d’une contrainte intolérable.

     

    « Je vous prie d’être bonne envers lui, généreuse même, puisque vous voilà riche… Ne croyez pas avoir affaire à un maître chanteur. Si profondément que vous m’ayez offensée, je ne voudrais pas tirer de vous, ni surtout de votre amant, une vengeance aussi basse. Il me plaît beaucoup seulement de vous laisser, de laisser dans votre vie un être si semblable à moi, d’une race si proche de la mienne, si familière, que je l’ai reconnue du premier coup… Et retenez encore ceci : entre vos mains, il sera inoffensif, comme je l’étais moi-même. Entre vos mains – mon amie – je dis les vôtres.

    « Ne cherchez pas à lire entre les lignes de cette lettre (c’est la troisième que je commence, et je ne suis pas sûre de me décider à l’envoyer). Ne croyez pas non plus que j’exécute aujourd’hui un dessein dès longtemps médité. Car vous me jugez perfide, alors que je n’ai jamais fait que ce qui m’a plu, dans le moment où cela m’a plu. Au lieu que les perfides sont les martyrs de leur propre perfidie et paient très cher, horriblement cher, le court plaisir savouré dans le moment où ils l’ont conçue. Les masques que j’ai portés, je les ai toujours choisis à ma fantaisie et fût-ce pour sauver ma tête, je ne les eusse pas gardés une minute de trop. Il a fallu bien des circonstances extraordinaires pour que je rencontrasse ce petit compagnon et plus extraordinaires encore pour que j’éprouvasse tout à coup le besoin obscur de lui laisser, avant de disparaître, quelque chose de moi, de me survivre en lui. Que je ne comptasse plus dans votre vie, c’était trop ! D’ailleurs je n’avais pas le choix, mon amie. Moi morte, le pauvre enfant tombait entre des mains expertes qui eussent profité de son ignorance même pour lui tirer les vers du nez. Au lieu que prévenu par moi… Ils le scieraient plutôt entre deux planches ! Et comme ils ne sauront rien par vous, je suis sûre d’entrer dans la mort, au nez de ces imbéciles, sous un faux visage et sous un faux nom.

    « Si je ne vous en dis pas plus long, ce n’est pas pour le vain plaisir de tenir suspendu au-dessus de vos têtes, de vos deux têtes… »

     

    Elle lâcha la plume et jeta la tête en arrière, portant la main à sa gorge, comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Un moment, elle tourna et retourna la langue dans sa bouche sèche, sans trouver assez de salive pour mettre fin au terrible spasme de la glotte qui faisait vaciller d’angoisse son regard.

     

    « … une ridicule menace. Si incroyable que cela vous paraisse, je suis aussi ignorante que vous des projets de mon petit compagnon. Notre dernière conversation n’a duré que peu d’instants : il m’a écoutée en silence, et il est parti sans un mot. Je ne l’ai pas revu. J’ai laissé une lettre pour lui, sur ma table, et tout ce que je possédais – un peu plus de sept mille francs. Il a dû trouver cela au réveil. Car j’ai gagné moi-même la gare en pleine nuit, à deux heures du matin – une heure où il arrive aux sages de devenir fous, mais où les fous ne deviennent jamais sages… »

     

    – Madame va rater son train, déclara le garçon magnanime. Je me permets de le dire à Madame, qui veut qu’on lui fiche la paix.

    Il prit la monnaie éparse sur la table, et revint à pas lents vers le percolateur, en savourant sa juste revanche.

    – Mince de papiers ! fit-il tandis que la porte se refermait derrière son étrange cliente. Encore une tapée qu’écrit des pages et des pages à son gigolo qui sait peut-être seulement pas lire.

     

    La minuscule gare de Quincy, pas beaucoup plus grande qu’une maisonnette de garde-barrière, est flanquée d’une rangée de tilleuls assez malingres au pied desquels pousse une herbe rare, grillée dès le printemps, et qui ne retrouve quelque fraîcheur qu’à l’arrière-automne au moment où les brises du nord vont la jaunir de nouveau. À leur vue, la voyageuse solitaire sursauta et parut les compter du regard. Quatre. Quatre Tilleuls… Elle eut un sourire ambigu.

    La marchande de journaux traversait la place, poussant devant elle sa voiture. C’était une de ces vieilles Landaises au visage doré, aux yeux pâles. Elle tendit vers la passante la dernière édition du Courrier de Bayonne que celle-ci prit machinalement, après avoir glissé vingt francs dans la petite main crochue, grasse d’encre. Cette libéralité lui fit souvenir qu’elle ne devait avoir en poche que quelques sous. Elle les jeta un peu plus loin, dans un champ, à la volée. Dès ce moment elle n’avait plus besoin de rien.

    Elle fit le geste de jeter aussi le journal, et se ravisa. Tandis qu’elle examinait la feuille encore pliée, le même sourire ambigu reparut sur ses lèvres et y resta longtemps.

    Le chemin qu’elle suivait rejoint la route de Pauriac, mais elle tourna délibérément le dos au village et reprit sa marche vers le nord-est, à travers un paysage d’une monotonie écœurante sous un ciel gris. Elle allait d’un pas égal, d’un pas d’homme, et lorsque les maisons de Genoude lui apparurent, à la corne d’une pinède dont les derniers incendies avaient fait une espèce de lande difforme hérissée de troncs noirs, elle regarda l’heure et constata, non sans surprise, qu’elle était en avance de vingt minutes. Détachant la montre de son poignet, elle la lança dans les broussailles, au loin.

    Un suprême effort l’amena jusqu’à la ligne de chemin de fer, beaucoup moins proche qu’elle ne l’avait cru, car à la sortie de Genoude, la voie fait une large courbe et elle l’avait longée sans la voir. Elle s’assit sur le remblai, en frissonnant. Depuis l’avant-veille, elle avait peu mangé, point dormi, et la certitude d’atteindre enfin le but la laissait brisée, avec un immense besoin de sommeil. Mais dès qu’elle fermait les yeux pour se donner au moins la brève illusion du repos, les images écartées si péniblement au cours des heures ultimes revenaient vers elle comme des bêtes, si réelles, si vivantes qu’elle eût cru pouvoir les repousser de la main.

     

    Elle revoyait sa triste enfance, les visages haïs de ses nourrices, toujours changeantes car l’ancienne religieuse sa mère, réduite pour vivre à de médiocres emplois de gouvernante errait de place en place et de ville en ville, poursuivie par la crainte maladive d’être reconnue et démasquée. Cette crainte avait d’ailleurs pris peu à peu le caractère d’une véritable obsession que sa fille partagea bientôt obscurément, par ce mimétisme nerveux si remarquable chez les enfants. De la foi qu’elle avait perdue la malheureuse défroquée n’avait gardé que des habitudes indéracinables, le goût des « foyers chrétiens », une méfiance insurmontable des impies, des mal-pensants. Le service de tels maîtres lui eût paru le comble de la déchéance et leur indulgence dédaigneuse, ou peut-être leur approbation, l’aurait moins humiliée à ses yeux que déclassée, – déclassement, dernier cercle de l’enfer bourgeois, damnation sans recours !… En vain se jurait-elle chaque fois de garder le silence sur son passé. Dès qu’elle avait respiré de nouveau cet air tiède, un peu fade, détendu ses nerfs surmenés, il semblait qu’une force inconnue triomphât de sa volonté, de ses terreurs, et tout à coup, sous le plus futile prétexte, la confidence sortait d’elle-même, aggravée de réticences et de mystère, la parole irréparable, une allusion d’abord discrète, puis plus claire à l’ancienne vie, au paisible paradis perdu. Délivrance précaire, hélas ! Car à peine échappée cette part de son secret, elle ne respirait plus que dans la crainte qu’un hasard le révélât tout entier. Alors elle multipliait fébrilement les mensonges, s’acharnait à brouiller sa piste jusqu’au jour où se jugeant prise à son propre piège, elle demandait son compte, et s’enfuyait comme on fonce, traînant à sa suite avec des précautions et des ruses de ravisseuse d’enfant, la petite fille, son remords vivant, dont elle eût été incapable de se séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.

     

    D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère !… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains ! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.

     

    Non ! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté : car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.

     

    Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.

     

     

    ACCIDENTCRIMEOU SUICIDE ?

    _____

     

     

    On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité.

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    Trilby ou le Lutin d’Argail, Contes et Ballades

     

    LIVRES - Trilby ou le Lutin d’Argail, Contes et Ballades (Charles Nodier) - Catégorie Contes et Nouvelles

     

     

    TRILBY OU LE LUTIN D’ARGAIL

    CONTES ET BALLADES

    1822

    Ce qui m’a procuré le plus de plaisir dans mes petites compositions littéraires, c’est l’occasion qu’elles me fournissaient de lier une fable fort simple à des souvenirs de localité dont je ne saurais exprimer les délices. Je n’y aime rien autant que mes réminiscences de voyage, et on me permettra de dire en passant qu’elles sont aussi exactes que le permet la nature un peu exagérée de mes impressions ordinaires. Gleizes disait en parlant de ses Nuits Élyséennes, rêverie merveilleuse dont on ne se souvient guère : « Elles sont assez bonnes si elles rappellent l’ombre de la montagne noire, et le bruit du vent marin. » C’est ce que j’ai cherché partout, parce que mes meilleures sympathies sont pour cette nature muette qui ne peut pas me contester le droit de l’aimer. Les autres créatures de Dieu sont fières, ombrageuses et jalouses. Celles-là sourient de si bonne grâce à l’amour qu’elles inspirent ! Aussi je voyage volontiers seul, sans m’inspirer des préventions et de la science des autres, et c’est comme cela que j’ai vu l’Écosse dont j’ai parlé comme un ignorant, au jugement de la Revue d’Édimbourg, et à ma grande satisfaction. Je n’y cherchais, moi, que les délicieux mensonges à la place desquels ils ont mis leur érudition et leur esprit, qui ne leur donneront jamais des joies comparables aux miennes. Quiconque descendra la Clyde, et remontera ensuite le lac Longvers le Cobler, avec Trilby à la main, par quelque beau jour d’été, pourra s’assurer de la sincérité de mes descriptions. Elles lui paraîtront seulement moins poétiques que la nature ; ceci, c’est ma faute.

    Je savais une partie de l’histoire de mon lutin d’Écosse, avant d’en avoir cherché les traditions dans ses magnifiques montagnes. J’ai dit cela dans mon ancienne préface, en parlant de cette ballade exquise de la Fileuse de de Latouche, écrite comme il écrit, en vers comme il les fait ; car je recevais alors les confidences de cette muse, sœur privilégiée de la mienne, mais un peu inquiète, et injustement défiante d’elle-même, qui semblait n’amasser de secrets trésors que pour me les donner. Je me serais bien gardé d’opposer les pauvretés de ma prose aux richesses de sa poésie, et j’allais cherchant au pied des Bens et au bord des Lochs le complément de la vieille fable gallique, effacée depuis longtemps de la mémoire des guides, des chasseurs et des batelières. Je ne le retrouvai qu’à Paris, le jour même où mon roman était vaguement composé dans ma tête, comme le siège de l’abbé de Vertot.

    Mon excellent ami Amédée Pichot, qui voyage plus savamment que moi, et qui laisse rarement quelque chose à explorer dans un pays qu’il a parcouru, n’ignorait rien des ballades de l’Écosse et de l’histoire de ses lutins. Il me raconta celle de Trilby, qui est cent fois plus jolie que celle-ci, et que je raconterais volontiers à mon tour, si je ne craignais de la défleurir, car il m’avait laissé le droit d’en user à ma manière. Je me mis au travail avec la ferme intention de suivre en tout point la leçon charmante que je venais d’apprendre ; mais elle était, il faut l’avouer, trop naïve, trop riante et trop gracieuse, pour un cœur encore follement préoccupé des illusions d’un âge qui commençait cependant à s’évanouir. Je n’avais pas écrit quelques pages sans retomber dans les allures sentimentales du roman passionné, et j’ai grand’ peur que cette malheureuse disposition de mon esprit ne m’empêche de m’élever jamais à la hauteur du conte des fées, non sur la trace de Perrault (mon orgueil ne va pas si loin), mais sur celle de mademoiselle de Lubert et de madame d’Aulnoy. Je prends le ciel à témoin que je n’ai pas de plus fière ambition.

    Il me reste à dire quelques mots pour ceux qui m’écoutent, et pendant que je cause. Le talent du style est une faculté précieuse et rare à laquelle je ne prétends pas, dans l’acception où je l’entends, car je ne crois pas qu’il y ait plus de trois ou quatre hommes qui la possèdent dans un siècle ; mais je me flatte d’avoir poussé aussi loin que personne le respect de la langue, et si je l’ai violée quelque part, c’est par inadvertance et non par système. Je sais que cette erreur est plus grave et plus condamnable dans un homme qui a consacré la première partie de sa vie littéraire à l’exercice du professorat, à l’étude des langues, et à l’analyse critique des dictionnaires, que dans un autre écrivain ; mais j’attends encore ce reproche, et je comprends mal que Trilby m’ait valu, comme Smarra, un anathème académique dans le manifeste d’ailleurs extrêmement ingénieux de M. Quatremère de Quincy, contre ces hérésiarques de la parole que l’école classique a si puissamment foudroyés. C’est depuis ce temps-là qu’on ne parle plus de Byron et de Victor Hugo.

    En y regardant de près, j’ai trouvé qu’il y avait dans Trilbyquelques noms de localité qui ne sont ni dans Horace, ni dans Quintilien, ni dans Boileau, ni dans M. de La Harpe. Quand l’institut publiera, comme il doit nécessairement le faire un jour, une édition définitive de nos meilleurs textes littéraires, je l’engage ne pas laisser passer sans correction la fable des Deux Amis de La Fontaine, où il est parlé du Monomotapa.

     

    Je n’ai presque rien à ajouter sur les petites pièces qui suivent Trilby, et que j’ai vaguement appelées Contes et Ballades, parce que je ne savais en vérité quel titre leur donner. Cela est fort indifférent. Les premières sont fort anciennes, et se ressentent de ma ferveur de jeune homme pour cette belle école germanique où vivaient il y a vingt-cinq ans les derniers germes féconds de la littérature imaginative, et si l’on veut de l’amour imaginaire. Je suis trop loin, par mes études et par mon âge, de l’époque où je les ai composées, pour y attacher le moindre intérêt, et j’en suis encore trop près, par ma manière de sentir, pour me trouver la force d’y changer quelque chose. J’aime mieux ne pas les relire, et le lecteur sera certainement de mon avis. L’Histoire d’Hélène Gillet, seule, n’est pas du même temps. Ce sont les dernières pages que j’ai écrites, et j’ai peur qu’elles n’en vaillent pas mieux pour cela.

    PRÉFACE

    Le sujet de cette nouvelle est tiré d’une préface ou d’une note des romans de sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celle-ci a fait le tour du monde et se trouve partout. C’est le Diable amoureux de toutes les mythologies. Cependant, le plaisir de parler d’un pays que j’aime, et de peindre des sentiments que je n’ai pas oubliés ; le charme d’une superstition qui est, peut-être, la plus jolie fantaisie de l’imagination des modernes ; je ne sais quel mélange de mélancolie douce et de gaîté naïve que présente la fable originale, et qui n’a pas pu passer entièrement dans cette imitation : tout cela m’a séduit au point de ne me laisser, ni le temps, ni la faculté de réfléchir sur le fond trop vulgaire d’une espèce de composition dans laquelle il est naturel de chercher avant tout l’attrait de la nouveauté. J’écrivais, au reste, en sûreté de conscience, puisque je n’ai lu aucune des nombreuses histoires dont celle de mon lutin a pu donner l’idée, et je me promettais d’ailleurs que mon récit, qui diffère nécessairement des contes du même genre, par tous les détails de mœurs et de localités, aurait encore, en cela, un peu de cet intérêt qui s’attache aux choses nouvelles. Je l’abandonne, quoi qu’il en soit, aux lecteurs accoutumés des écrite frivoles, avec cette déclaration faite dans l’intérêt de ma conscience, beaucoup plus que dans celui de mes succès. Il n’est pas de la destinée de mes ouvrages d’être jamais l’objet d’une controverse littéraire.

    Quand j’ai logé le lutin d’Argail dans les pierres du foyer, et que je l’ai fait converser avec une fileuse qui s’endort, je connaissais depuis longtemps une jolie composition de M. de Latouche, où cette charmante tradition était racontée en vers enchanteurs ; et comme ce poète est selon moi, dans notre littérature, l’Hésiode des esprits et des Fées, je me suis enchaîné à ses inventions avec le respect qu’un homme qui s’est fait auteur doit aux classiques de son école. Je serai bien fier s’il résulte pour quelqu’un de cette petite explication que j’étais l’ami de M. de Latouche, car j’ai aussi des prétentions à ma part de gloire et d’immortalité.

    C’est ici que cet avertissement devait finir, et il pourrait même paraître long, si l’on n’avait égard qu’à l’importance du sujet ; mais j’éprouve la nécessité de répondre à quelques objections qui se sont élevées d’avance contre la forme de mon faible ouvrage, pendant que je m’amusais à l’écrire, et que j’aurais mauvaise grâce de braver ouvertement. Quand il y a déjà tant de chances probables contre un bien modeste succès, il est au moins prudent de ne pas laisser prendre à la critique des avantages trop injustes, ou des droits trop rigoureux. Ainsi, c’est avec raison, peut-être, qu’on s’élève contre la monotonie d’un choix de localité que la multiplicité des excellents romans de sir Walter Scott a rendu populaire jusqu’à la trivialité, et j’avouerai volontiers que ce n’est maintenant ni un grand effort d’imagination, ni un grand ressort de nouveauté, que de placer en Écosse la scène d’un poème ou d’un roman. Cependant, quoique sir Walter Scott ait produit, je crois, dix ou douze volumes depuis que j’ai tracé les premières lignes de celui-ci, distraction rare et souvent négligée de différents travaux plus sérieux, je ne choisirais pas autrement le lieu et les accessoires de la scène, si j’avais à recommencer. Ce n’est toutefois pas la manie à la mode qui m’a assujetti, comme tant d’autres, à cette cosmographie un peu barbare, dont la nomenclature inharmonique épouvante l’oreille et tourmente la prononciation de nos dames. C’est l’affection particulière d’un voyageur pour une contrée qui a rendu à son cœur, dans une suite charmante d’impressions vives et nouvelles, quelques-unes des illusions du jeune âge ; c’est le besoin si naturel à tous les hommes de se rebercer, comme dit Schiller, dans les rêves de leur printemps. Il y a une époque de la vie où la pensée recherche avec un amour exclusif les souvenirs et les images du berceau. Je n’y suis pas encore parvenu. Il y a une époque de la vie où l’âme déjà fatiguée se rajeunit encore dans d’agréables conquêtes sur l’espace et sur le temps. C’est celle-là dont j’ai voulu fixer en courant les sensations prêtes à s’effacer. Que signifieraient, au reste, dans l’état de nos mœurs et au milieu de l’éblouissante profusion, de nos lumières, l’histoire crédule des rêveries d’un peuple enfant, appropriée à notre siècle et à notre pays ? Nous sommes trop perfectionnés pour jouir de ces mensonges délicieux, et nos hameaux sont trop savants pour qu’il soit possible d’y placer avec vraisemblance aujourd’hui les traditions d’une superstition intéressante. Il faut courir au bout de l’Europe, affronter les mers du Nord et les glaces du pôle, et découvrir dans quelques buttes à demi sauvages une tribu tout-à-fait isolée du reste des hommes, pour pouvoir s’attendrir sur de touchantes erreurs, seul reste des âges d’ignorance et de sensibilité.

    Une autre objection dont j’avais à parler, et qui est beaucoup moins naturelle, mais qui vient de plus haut, et qui offrait des consolations trop douces à la médiocrité didactique et à l’impuissance ambitieuse pour n’en être pas accueillie avec empressement, est celle qui s’est nouvellement développée dans des considérations d’ailleurs fort spirituelles sur les usurpations réciproques de la poésie et de la peinture, et dont le genre qu’on appelé romantique a été le prétexte. Personne n’est plus disposé que moi à convenir que le genre romantique est un fort mauvais genre, surtout tant qu’il ne sera pas défini, et que tout ce qui est essentiellement détestable appartiendra, comme par une nécessité invincible, au genre romantique ; mais c’est pousser la proscription un peu loin que de l’étendre au style descriptif ; et je tremble de penser que si on enlève ces dernières ressources, empruntées d’une nature physique invariable, aux nations avancées chez lesquelles les plus précieuses ressources de l’inspiration morale n’existent plus, il faudra bientôt renoncer aux arts et à la poésie. Il est généralement vrai que la poésie descriptive est la dernière qui vienne à briller chez les peuples, mais c’est que chez les peuples vieillis, il n’y a plus rien à décrire que la nature qui ne vieillit jamais. C’est de là que résulte à la fin de toutes les sociétés le triomphe inévitable des talents d’imitation sur les arts d’imagination, sur l’invention et le génie. La démonstration rigoureuse de ce principe serait, du reste, fort déplacée ici.

    Je conviens d’ailleurs que cette question ne vient pas jusqu’à moi, dont les essais n’appartiennent à aucun genre avoué. Et que m’importe ce qu’on en pensera dans mon intérêt ? C’est pour un autre Chateaubriand, pour un Bernardin de Saint-Pierre à venir, qu’il faut décider si le style descriptif est une usurpation ambitieuse sur l’art de peindre la pensée, comme certains tableaux de David, de Gérard et de Girodet sur l’art de l’écrire ; et si l’inspiration circonscrite dans un cercle qu’il ne lui est plus permis de franchir n’aura jamais le droit de s’égarer sous le frigus opacum et à travers les gelidœ fontium perennitates des poètes paysagistes qui ont trouvé ces heureuses expressions sans la permission de l’Académie.

     

    N. B. L’orthographe propre des sites écossais, qui doit être inviolable dans un ouvrage de relation, me paraissant fort indifférente dans un ouvrage d’imagination qui n’est pas plus destiné à fournir des autorités en cosmographie qu’en littérature, je me suis permis de l’altérer en quelques endroits, pour éviter de ridicules équivoques de prononciation, ou des consonances désagréables. Ainsi, j’ai écrit Argail pour Argyle, et Balva pour Balvaig, exemples qui seraient au moins justifiés, le premier par celui de l’Arioste et de ses traducteurs, le second par celui de Macpherson et de ses copistes, mais qui peuvent heureusement se passer de leur appui aux yeux du public sagement économe de son temps qui ne lit pas les préfaces.

     

    TRILBY OU LE LUTIN D’ARGAIL

    Il n’y a personne parmi vous, mes chers amis, qui n’ait entendu parler des drows de Thulé et des elfs ou lutins familiers de l’Écosse, et qui ne sache qu’il y a peu de maisons rustiques dans ces contrées qui ne comptent un follet parmi leurs hôtes. C’est d’ailleurs un démon plus malicieux que méchant et plus espiègle que malicieux, quelquefois bizarre et mutin, souvent doux et serviable, qui a toutes les bonnes qualités et tous les défauts d’un enfant mal élevé. Il fréquente rarement la demeure des grands et les fermes opulentes qui réunissent un grand nombre de serviteurs ; une destination plus modeste lie sa vie mystérieuse à la cabane du pâtre ou du bûcheron. Là, mille fois plus joyeux que les brillants parasites de la fortune, il se joue à contrarier les vieilles femmes qui médisent de lui dans leurs veillées, ou à troubler de rêves incompréhensibles, mais gracieux, le sommeil des jeunes filles. Il se plaît particulièrement dans les étables, et il aime à traire pendant la nuit les vaches et les chèvres du hameau, afin de jouir de la douce surprise des bergères matinales, quand elles arrivent dès le point du jour, et ne peuvent comprendre par quelle merveille les jattes rangées avec ordre regorgent de si bonne heure d’un lait écumeux et appétissant ; ou bien il caracole sur les chevaux qui hennissent de joie, roule dans ses doigts les longs anneaux de leurs crins flottants, lustre leur croupe polie, ou lave d’une eau pure comme le cristal leurs jambes fines et nerveuses. Pendant l’hiver, il préfère à tout les environs de l’âtre domestique et les pans couverts de suie de la cheminée, où il fait son habitation dans les fentes de la muraille, à côté de la cellule harmonieuse du grillon. Combien de fois n’a-t-on pas vu Trilby, le joli lutin de la chaumière de Dougal, sautiller sur le rebord des pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée, en essayant de saisir au passage les étincelles qui jaillissaient des tisons et qui montaient en gerbe brillante au-dessus du foyer ! Trilby était le plus jeune, le plus galant, le plus mignon des follets. Vous auriez parcouru l’Écosse entière, depuis l’embouchure du Solway jusqu’au détroit de Pentland, sans en trouver un seul qui put lui disputer l’avantage de l’esprit et de la gentillesse. On ne racontait de lui que des choses aimables et des caprices ingénieux. Les châtelaines d’Argail et de Lennox en étaient si éprises, que plusieurs d’entre elles se mouraient du regret de ne pas posséder dans leurs palais le lutin qui avait enchanté leurs songes, et le vieux laird de Lutha aurait sacrifié, pour pouvoir l’offrir à sa noble épouse, jusqu’au claymore rouillé d’Archibald, ornement gothique de la salle d’armes ; mais Trilby se souciait peu du claymore d’Archibald, et des palais et des châtelaines. Il n’eût pas abandonné la chaumière de Dougal pour l’empire du monde, car il était amoureux de la brune Jeannie, l’agaçante batelière du lac Beau, et il profitait de temps en temps de l’absence du pêcheur pour raconter à Jeannie les sentiments qu’elle lui avait inspirés. Quand Jeannie, de retour du lac, avait vu s’égarer au loin, s’enfoncer dans une anse profonde, se cacher derrière un cap avancé, pâlir dans les brumes de l’eau et du ciel la lumière errante du bateau voyageur qui portait son mari et les espérances d’une pêche heureuse, elle regardait encore du seuil de la maison, puis rentrait en soupirant, attisait les charbons à demi blanchis par la cendre, et faisait pirouetter son fuseau de cytise en fredonnant le cantique de saint Dunstan, ou la ballade du revenant d’Aberfoïl, et dès que ses paupières, appesanties par le sommeil, commençaient à voiler ses yeux fatigués, Trilby, qu’enhardissait l’assoupissement de sa bien-aimée, sautait légèrement de son trou, bondissait avec une joie d’enfant dans les flammes, en faisant sauter autour de lui un nuage de paillettes de feu, se rapprochait plus timide de la fileuse endormie, et quelquefois, rassuré par le souffle égal qui s’exhalait de ses lèvres à intervalles mesurés, s’avançait, reculait, revenait encore, s’élançait jusqu’à ses genoux en les effleurant comme un papillon de nuit du battement muet de ses ailes invisibles, allait caresser sa joue, se rouler dans les boucles de ses cheveux, se suspendre, sans y peser, aux anneaux d’or de ses oreilles, ou se reposer sur son sein en murmurant d’une voix plus douce que le soupir de l’air à peine ému quand il meurt sur une feuille de tremble : « Jeannie, ma belle Jeannie, écoute un moment l’amant qui t’aime et qui pleure de t’aimer, parce que tu ne réponds pas à sa tendresse. Prends pitié de Trilby, du pauvre Trilby. Je suis le follet de la chaumière. C’est moi, Jeannie, ma belle Jeannie, qui soigne le mouton que tu chéris, et qui donne à sa laine un poli qui le dispute à la soie et à l’argent. C’est moi qui supporte le poids de tes rames pour l’épargner à tes bras, et qui repousse au loin l’onde qu’elles ont à peine touchée. C’est moi qui soutiens ta barque lorsqu’elle se penche sous l’effort du vent, et qui la fais cingler contre la marée comme sur une pente facile. Les poissons bleus du lac Long et du lac Beau, ceux qui font jouer aux rayons du soleil sous les eaux basses de la rade les saphirs de leur dos éblouissant, c’est moi qui les ai apportés des mers lointaines du Japon, pour réjouir les yeux de la première fille que tu mettras au monde, et que tu verras s’élancer à demi de tes bras en suivant leurs mouvements agiles et les reflets variés de leurs écailles brillantes. Les fleurs que tu t’étonnes de trouver le matin sur ton passage dans la plus triste saison de l’année, c’est moi qui vais les dérober pour toi à des campagnes enchantées dont tu ne soupçonnes pas l’existence, et où j’habiterais, si je l’avais voulu, de riantes demeures, sur des lits de mousse veloutée que la neige ne couvre jamais, ou dans le calice embaumé d’une rose qui ne se flétrit que pour faire place à des roses plus belles. Quand tu respires une touffe de thym enlevée au rocher, et que tu sens tout à coup tes lèvres surprises d’un mouvement subit, comme l’essor d’une abeille qui s’envole, c’est un baiser que je te ravis en passant. Les songes qui te plaisent le mieux, ceux dans lesquels tu vois un enfant qui te caresse avec tant d’amour, moi seul je te les envoie, et je suis l’enfant dont tes lèvres pressent les lèvres enflammées dans ces doux prestiges de la nuit. Oh ! réalise le bonheur de nos rêves ! Jeannie, ma belle Jeannie, enchantement délicieux de mes pensées, objet de souci et d’espérance, de trouble et de ravissement, prends pitié du pauvre Trilby, aime un peu le follet de la chaumière ! »

    Jeannie aimait les jeux du follet, et ses flatteries caressantes, et les rêves innocemment voluptueux qu’il lui apportait dans le sommeil. Longtemps elle avait pris plaisir à cette illusion sans en faire confidence à Dougal, et cependant la physionomie si douce et la voix si plaintive de l’esprit du foyer se retraçaient souvent à sa pensée, dans cet espace indécis entre le repos et le réveil où le cœur se rappelle malgré lui les impressions qu’il s’est efforcé d’éviter pendant le jour. Il lui semblait voir Trilby se glisser dans les replis de ses rideaux, ou l’entendre gémir et pleurer sur son oreiller. Quelquefois même, elle avait cru sentir le pressement d’une main agitée, l’ardeur d’une bouche brûlante. Elle se plaignit enfin à Dougal de l’opiniâtreté du démon qui l’aimait et qui n’était pas inconnu au pêcheur lui-même, car ce rusé rival avait cent fois enchaîné son hameçon ou lié les mailles de son filet aux herbes insidieuses du lac. Dougal l’avait vu au-devant de son bateau, sous l’apparence d’un poisson énorme, séduire d’une indolence trompeuse l’attente de sa pêche nocturne, et puis plonger, disparaître, effleurer le lac sous la forme d’une mouche ou d’une phalène, et se perdre sur le rivage avec l’Hope-Clover dans les moissons profondes de la luzerne. C’est ainsi que Trilby égarait Dougal, et prolongeait longtemps son absence.

    Pendant que Jeannie, assise à l’angle du foyer, racontait à son mari les séductions du follet malicieux, qu’on se représente la colère de Trilby, et son inquiétude, et ses terreurs ! Les tisons lançaient des flammes blanches qui dansaient sur eux sans les toucher ; les charbons étincelaient de petites aigrettes pétillantes, le farfadet se roulait dans une cendre enflammée et la faisait voler autour de lui en tourbillons ardents. « Voilà qui est bien, dit le pêcheur. J’ai passé ce soir le vieux Ronald, le moine centenaire de Balva, qui lit couramment dans les livres d’église, et qui n’a pas pardonné aux lutins d’Argail les dégâts qu’ils ont fait l’an dernier dans son presbytère. Il n’y a que lui qui puisse nous débarrasser de cet ensorcelé de Trilby, et le reléguer jusque dans les rochers d’Inisfaïl, d’où nous viennent ces méchants esprits. »

    Le jour n’était pas arrivé que l’ermite fut appelé à la chaumière de Dougal. Il passa tout le temps que le soleil éclaira l’horizon en méditations et en prières, baisant les reliques des saints, et feuilletant le Rituel et la Clavicule. Puis, quand les heures de la nuit furent tout-à-fait descendues, et que les follets égarés dans l’espace rentrèrent en possession de leur demeure solitaire, il vint se mettre à genoux devant l’âtre embrasé, y jeta quelques frondes de houx béni, qui brûlèrent en craquetant, épia d’une oreille attentive le chant mélancolique du grillon qui pressentait la perte de son ami, et reconnut Trilby à ses soupirs. Jeannie venait d’entrer.

    Alors le vieux moine se releva, et prononçant trois fois le nom de Trilby d’une voix redoutable : « Je t’adjure, lui dit-il, par le pouvoir que j’ai reçu des sacrements, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge. Comme tu n’avais jamais donné lieu, Trilby, à une plainte sérieuse, et que tu étais même connu en Argail pour un esprit sans méchanceté ; comme je sais d’ailleurs par les livres secrets de Salomon, dont l’intelligence est en particulier réservée à notre monastère de Balva, que tu appartiens à une race mystérieuse dont la destinée à venir n’est pas irréparablement fixée, et que le secret de ton salut ou de ta damnation est encore caché dans la pensée du Seigneur, je m’abstiens de prononcer sur toi une peine plus sévère. Mais qu’il te souvienne, Trilby, que je t’adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté pour la troisième fois les saintes litanies de la Vierge ! »

    Et le vieux moine chanta pour la première fois, accompagné des répons de Dougal et de Jeannie dont le cœur commençait à palpiter d’une émotion pénible. Elle n’était pas sans regret d’avoir révélé à son mari les timides amours du lutin, et l’exil de l’hôte accoutumé du foyer lui faisait comprendre qu’elle lui était plus attachée qu’elle ne l’avait cru jusqu’alors.

    Le vieux moine prononçant de nouveau par trois fois le nom de Trilby : « Je t’adjure, lui dit-il, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et afin que tu ne te flattes pas de pouvoir éluder le sens de mes paroles, car ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais votre malice, je te signifie que cette sentence est irrévocable à jamais… »

    « Hélas, dit tout bas Jeannie !

    » À moins, continua le vieux moine, que Jeannie ne te permette d’y revenir. »

    Jeannie redoubla d’attention.

    « Et que Dougal lui-même ne t’y envoie. – »

    « Hélas ! répéta Jeannie !

    « Et qu’il te souvienne, Trilby, que je t’adjure, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, quand j’aurai chanté deux fois encore les saintes litanies de la Vierge. – »

    Et le vieux moine chanta pour la seconde fois, accompagné des réponses de Dougal et de Jeannie qui ne prononçait plus qu’à demi-voix, et la tête à demi enveloppée de sa noire chevelure, parce que son cœur était gonflé de sanglots qu’elle cherchait à contenir, et ses yeux mouillés de larmes qu’elle cherchait à cacher. « Trilby, se disait-elle, n’est pas d’une race maudite ; ce moine vient lui-même de l’avouer ; il m’aimait avec la même innocence que mon mouton ; il ne pouvait se passer de moi. Que deviendra-t-il sur la terre quand il sera privé du seul bonheur de ses veillées ? Était-ce un si grand mal, pauvre Trilby, qu’il se jouât le soir avec mon fuseau, quand, presque endormie, je le laissais échapper de ma main, ou qu’il se roulât en le couvrant de baisers dans le fil que j’avais touché ? »

    Mais le vieux moine répétant encore par trois fois le nom de Trilby, et recommençant ses paroles dans le même ordre : « Je t’adjure, lui dit-il, au nom du pouvoir que les sacrements m’ont donné, de sortir de la chaumière de Dougal le pêcheur, et je te défends d’y rentrer jamais, sinon aux conditions que je viens de te prescrire, quand j’aurai chanté une fois encore les saintes litanies de la Vierge. »

    Jeannie porta sa main sur ses yeux.

    » Et crois que je punirai ta rébellion d’une manière qui épouvantera tous tes pareils ! je te lierai pour mille ans, esprit désobéissant et malin, dans le tronc du bouleau le plus noueux et le plus robuste du cimetière ! »

    « Malheureux Trilby, dit Jeannie !

    » Je le jure sur mon grand Dieu, continua le moine, et cela sera fait ainsi. »

    Et il chanta pour la troisième fois, accompagné des répons de Dougal. Jeannie ne répondit pas. Elle s’était laissée tomber sur la pierre saillante qui borde le foyer, et le moine et Dougal attribuaient son émotion au trouble naturel que doit faire naître une cérémonie imposante. Le dernier répons expira ; la flamme des tisons pâlit ; une lumière bleue courut sur la braise éteinte et s’évanouit. Un long cri retentit dans la cheminée rustique. Le follet n’y était plus.

    — Où est Trilby, dit Jeannie en revenant à elle ? — « Parti, dit le moine avec orgueil. »

    — Parti ! s’écria-t-elle, d’un accent qu’il prit pour celui de l’admiration et de la joie ! Les livres sacrés de Salomon ne lui avaient pas appris ces mystères.

    À peine le follet avait quitté le seuil de la chaumière de Dougal, Jeannie sentit amèrement que l’absence du pauvre Trilby en avait fait une profonde solitude. Ses chansons de la veillée n’étaient plus entendues de personne, et certaine de ne confier leurs refrains qu’à des murailles insensibles, elle ne chantait que par distraction ou dans les rares moments où il lui arrivait de penser que Trilby, plus puissant que la Clavicule et le Rituel, avait peut-être déjoué les exorcismes du vieux moine et les sévères arrêts de Salomon. Alors, l’œil fixé sur l’âtre, elle cherchait à discerner, dans les figures bizarres que la cendre dessine en sombres compartiments sur la fournaise éblouissante, quelques-uns des traits que son imagination avait prêtés à Trilby ; elle n’apercevait qu’une ombre sans forme et sans vie qui rompait çà et là l’uniformité du rouge enflammé du foyer, et se dissipait à la moindre agitation de la touffe de bruyères sèches qu’elle faisait siffler devant le feu pour le ranimer. Elle laissait tomber son fuseau, elle abandonnait son fil, mais Trilby ne chassait plus devant lui le fuseau roulant comme pour le dérober à sa maîtresse, heureux alors de le ramener jusqu’à elle et de se servir du fil à peine ressaisi, pour s’élever à la main de Jeannie et y déposer un baiser rapide, après lequel il était si prompt à retomber, à s’enfuir et à disparaître, qu’elle n’avait jamais eu le temps de s’alarmer et de se plaindre. Dieu ! que les temps étaient changés ! que les soirées étaient longues, et que le cœur de Jeannie était triste !

    Les nuits de Jeannie avaient perdu leur charme comme sa vie, et s’attristaient encore de la secrète pensée que Trilby, mieux accueilli chez les châtelaines d’Argail, y vivait paisible et caressé, sans crainte de leurs fiers époux. Quelle comparaison humiliante pour la chaumière du lac Beau ne devait pas se renouveler pour lui à tous les moments de ses délicieuses soirées, sous les cheminées somptueuses où les noires colonnes de Staffa s’élançaient des marbres d’argent de Firkin, et aboutissaient à des voûtes resplendissantes de cristaux de mille couleurs ! Il y avait loin de ce magnifique appareil à la simplicité du triste foyer de Dougal. Que cette comparaison était plus pénible encore pour Jeannie, quand elle se représentait ses nobles rivales, assemblées autour d’un brasier dont l’ardeur était entretenue par des bois précieux et odorants qui remplissaient d’un nuage de parfums le palais favorisé du lutin ! quand elle détaillait dans sa pensée les richesses de leur toilette, les couleurs brillantes de leurs robes à quadrilles, l’agrément et le choix de leurs plumes de ptarmigan et de héron, la grâce apprêtée de leurs cheveux, et qu’elle croyait saisir dans l’air les concerts de leurs voix mariées avec une ravissante harmonie ! « Infortunée Jeannie, disait-elle, tu croyais donc savoir chanter ! et quand tu aurais une voix plus douce que celle de la jeune fille de la mer que les pêcheurs ont quelquefois entendue le matin, qu’as-tu fait, Jeannie, pour qu’il s’en souvînt ? Tu chantais comme s’il n’était pas là, comme si l’écho seul t’avait écoutée, tandis que toutes ces coquettes ne chantent que pour lui ; elles ont d’ailleurs tant d’avantages sur toi : la fortune, la noblesse, peut-être même la beauté ! Tu es brune, Jeannie, parce que ton front découvert à la surface resplendissante des eaux brave le ciel brûlant de l’été. Regarde tes bras : ils sont souples et nerveux, mais ils n’ont ni délicatesse ni fraîcheur. Tes cheveux manquent peut-être de grâce, quoique noirs, longs, bouclés et superbes, lorsque, flottants sur tes épaules, tu les abandonnes aux fraîches brises du lac ; mais il m’a vue si rarement sur le lac, et n’a-t-il pas oublié déjà qu’il m’a vue ? –

    Préoccupée de ces idées, Jeannie se livrait au sommeil bien plus tard que d’habitude, et ne goûtait pas le sommeil même, sans passer de l’agitation d’une veille inquiète à des inquiétudes nouvelles. Trilby ne se présentait plus dans ses rêves sous la forme fantastique du nain gracieux du foyer. À cet enfant capricieux avait succédé un adolescent aux cheveux blonds, dont la taille svelte et pleine d’élégance le disputait en souplesse aux joncs élancés des rivages ; c’étaient les traits fins et doux du follet, mais développés dans les formes imposantes du chef du clan des Mac-Farlane, quand il gravit le Cobler en brandissant l’arc redoutable du chasseur, ou quand il s’égare dans les boulingrins d’Argail, en faisant retentir d’espace en espace les cordes de la harpe écossaise ; et tel devait être le dernier de ces illustres seigneurs, lorsqu’il disparut tout à coup de son château après avoir subi l’anathème des saints religieux de Balva, pour s’être refusé au paiement d’un ancien tribut envers le monastère. Seulement les regards de Trilby n’avaient plus l’expression franche, la confiance ingénue du bonheur. Le sourire d’une candeur étourdie ne volait plus sur ses lèvres. Il considérait Jeannie d’un œil attristé, soupirait amèrement, et ramenait sur son front les boucles de ses cheveux, ou l’enveloppait des longs replis de son manteau ; puis se perdait dans les vagues ombres de la nuit. Le cœur de Jeannie était pur, mais elle souffrait de l’idée qu’elle était la seule cause des malheurs d’une créature charmante qui ne l’avait jamais offensée, et dont elle avait trop vite redouté la naïve tendresse. Elle s’imaginait, dans l’erreur involontaire des songes, qu’elle criait au follet de revenir, et que pénétré de reconnaissance, il s’élançait à ses pieds et les couvrait de baisers et de larmes. Puis en le regardant sous sa nouvelle forme, elle comprenait qu’elle ne pouvait plus prendre à lui qu’un intérêt coupable, et déplorait son exil sans oser désirer son retour.

    Ainsi se passaient les nuits de Jeannie, depuis le départ du lutin ; et son cœur, aigri par un juste repentir ou par un penchant involontaire, toujours repoussé, toujours vainqueur, ne s’entretenait que de mornes soucis qui troublaient le repos de la chaumière. Dougal, lui-même, était devenu inquiet et rêveur. Il y a des privilèges attachés aux maisons qu’habitent les follets ! Elles sont préservées des accidents de l’orage et des ravages de l’incendie ; car le lutin attentif n’oublie jamais, quand tout le monde est livré au repos, de faire sa ronde nocturne autour du domaine hospitalier qui lui donne un asile contre le froid des hivers. Il resserre les chaumes du toit à mesure qu’un vent obstiné les divise, ou bien il fait rentrer dans ses gonds ébranlés une porte agitée par la tempête. Obligé à nourrir pour lui la chaleur agréable du foyer, il détourne de temps en temps la cendre qui s’amoncelle ; il ranime d’un souffle léger une étincelle qui s’étend peu à peu sur un charbon prêt à s’éteindre, et finit par embraser toute sa noire surface. Il ne lui en faut pas davantage pour se réchauffer ; mais il paie généreusement le loyer de ce bienfait, en veillant à ce qu’une flamme furtive ne vienne pas à se développer pendant le sommeil insouciant de ses hôtes ; il interroge du regard tous les recoins du manoir, toutes les fentes de la cheminée antique ; il retourne le fourrage dans la crèche, la paille sur la litière ; et sa sollicitude ne se borne pas aux soins de l’étable ; il protège aussi les habitants pacifiques de la basse-cour et de la volière auxquels la Providence n’a donné que des cris pour se plaindre, et qu’elle a laissés sans armes pour se défendre. Souvent le chatpard, altéré de sang, qui était descendu des montagnes en amortissant sur les mousses discrètes son pas qui les foule à peine, en contenant son miaulement de tigre, en voilant ses yeux ardents qui brillent dans la nuit comme des lumières errantes ; souvent la martre voyageuse qui tombe inattendue sur sa proie, qui la saisit sans la blesser, l’enveloppe comme une coquette d’embrassements gracieux, l’enivre de parfums enchanteurs, et lui imprime sur le cou un baiser qui donne la mort ; souvent le renard même a été trouvé sans vie à côté du nid tranquille des oiseaux nouveau-nés, tandis qu’une mère immobile dormait la tête cachée sous l’aile, en rêvant à l’heureuse histoire de sa couvée tout éclose, où il n’a pas manqué un seul œuf. Enfin l’aisance de Dougal avait été fort augmentée par la pêche de ces jolis poissons bleus qui ne se laissaient prendre que dans ses filets ; et depuis le départ de Trilby, les poissons bleus avaient disparu. Aussi n’arrivait-il plus au rivage sans être poursuivi des reproches de tous les enfants du clan de Mac-Farlane, qui lui criaient : « C’est affreux, méchant Dougal ! c’est vous qui avez enlevé tous les jolis petits poissons du lac Long et du lac Beau ; nous ne les verrons plus sauter à la surface de l’eau, en faisant semblant de mordre à nos hameçons, ou s’arrêter immobiles, comme des fleurs couleur du temps, sur les herbes roses de la rade. Nous ne les verrons plus nager à côté de nous quand nous nous baignons, et nous diriger loin des courants dangereux, en détournant rapidement leur longue colonne bleue ; » et Dougal poursuivait sa route en murmurant ; il se disait même quelquefois : « C’est peut-être en effet une chose ridicule que d’être jaloux d’un lutin ; mais le vieux moine de Balva en sait là-dessus plus que moi. »

    Dougal enfin ne pouvait se dissimuler le changement qui s’était fait depuis quelques temps dans le caractère de Jeannie, naguère encore si serein et si enjoué ; et jamais il ne remontait par la pensée au jour où il avait vu sa mélancolie se développer, sans se rappeler au même instant les cérémonies de l’exorcisme et l’exil de Trilby. À force d’y réfléchir, il se persuada que les inquiétudes qui l’obsédaient dans son ménage, et la mauvaise fortune qui s’obstinait à le poursuivre à la pêche, pourraient bien être l’effet d’un sort, et sans communiquer cette pensée à Jeannie dans des termes propres à augmenter l’amertume des soucis auxquels elle paraissait livrée, il lui suggéra peu à peu le désir de recourir à une protection puissante contre la mauvaise destinée qui le persécutait. C’était peu de jours après que devait avoir lieu, au monastère de Balva, la fameuse vigile de saint Colombain, dont l’intercession était plus recherchée qu’aucune autre des jeunes femmes du pays, parce que, victime d’un amour secret et malheureux, il était sans doute plus propice qu’aucun des autres habitants du séjour céleste aux peines cachées du cœur. On en rapportait des miracles de charité et de tendresse dont jamais Jeannie n’avait entendu le récit sans émotion, et qui depuis quelque temps se présentaient fréquemment à son imagination parmi les rêves caressants de l’espérance. Elle se rendit d’autant plus volontiers aux propositions de Dougal, qu’elle n’avait jamais visité le plateau de Calender ; et que dans cette contrée nouvelle pour ses yeux, elle croyait avoir moins de souvenirs à redouter qu’auprès du foyer de la chaumière, où tout l’entretenait des grâces touchantes et de l’innocent amour de Trilby. Un seul chagrin se mêlait à l’idée de ce pèlerinage ; c’est que l’ancien du monastère, cet inflexible Ronald dont les exorcismes cruels avaient banni Trilby pour toujours de son obscure solitude, descendrait probablement lui-même de son ermitage des montagnes, pour prendre part à la solennité anniversaire de la fête du saint patron ; mais Jeannie, qui craignait avec trop de raison d’avoir beaucoup de pensées indiscrètes et peut-être jusqu’à des sentiments coupables à se reprocher, se résigna promptement à la mortification ou au châtiment de sa présence. Qu’allait-elle, d’ailleurs, demander à Dieu, sinon d’oublier Trilby, ou plutôt la fausse image qu’elle s’en était faite ; et quelle haine pouvait-elle conserver contre ce vieillard, qui n’avait fait que remplir ses vœux et que prévenir sa pénitence !

    — Au reste, reprit-elle à part soi, sans se rendre compte de ce retour involontaire de son esprit, Ronald avait plus de cent ans à la dernière chute des feuilles et peut-être est-il mort.

    Dougal, moins préoccupé, parce qu’il était bien plus fixé sur l’objet de son voyage, calculait ce que devait lui rapporter à l’avenir la pêche mieux entendue de ces poissons bleus dont il avait cru ne voir jamais finir l’espèce ; et comme s’il avait pensé que le seul projet d’une pieuse visite au sépulcre du saint abbé pouvait avoir ramené ce peuple vagabond dans les eaux basses du golfe, il les sondait inutilement du regard, en parcourant le petit détour de l’extrémité du lac Long, vers les délicieux rivages de Tarbet, campagnes enchantées dont le voyageur même qui les a traversées, le cœur vide de ces illusions de l’amour qui embellissent tous les pays, n’a jamais perdu le souvenir. C’était un peu moins d’un an après le rigoureux bannissement du follet. L’hiver n’était point commencé, mais l’été finissait. Les feuilles, saisies par le froid matinal, se roulaient à la pointe des branches inclinées, et leurs bouquets bizarres, frappés d’un rouge éclatant, ou jaspés d’un fauve doré, semblaient orner la tête des arbres de fleurs plus fraîches ou de fruits plus brillants que les fleurs et les fruits qu’ils ont reçus de la nature. On aurait cru qu’il y avait des bouquets de grenades dans les bouleaux, et que les grappes mûres pendaient à la pâle verdure des frênes, surprises de briller entre les fines découpures de leur feuillage léger. Il y a dans ces jours de décadence de l’automne quelque chose d’inexplicable qui ajoute à la solennité de tous les sentiments. Chaque pas que fait le temps imprime alors sur les champs qui se dépouillent, ou au front des arbres qui jaunissent, un nouveau signe de caducité plus grave et plus imposant. On entend sortir du fond des bois une sorte de rumeur menaçante qui se compose du cri des branches sèches, du frôlement des feuilles qui tombent, de la plainte confuse des bêtes de proie que la prévoyance d’un hiver rigoureux alarme sur leurs petits, de rumeurs, de soupirs, de gémissements, quelquefois semblables à des voix humaines, qui étonnent l’oreille et saisissent le cœur. Le voyageur n’échappe pas même à l’abri des temples aux sensations qui le poursuivent. Les voûtes des vieilles églises rendent les mêmes bruits que les profondeurs des vieilles forêts, quand le pied du passant solitaire interroge les échos sonores de la nef, et que l’air extérieur qui se glisse entre les ais mal joints ou qui agite le plomb des vitraux rompus, marie des accords bizarres au sourd retentissement de sa marche. On dirait quelquefois le chant grêle d’une jeune vierge cloîtrée qui répond au mugissement majestueux de l’orgue ; et ces impressions se confondent si naturellement en automne, que l’instinct même des animaux y est souvent trompé. On a vu des loups errer sans défiance, à travers les colonnes d’une chapelle abandonnée, comme entre les fûts blanchissants des hêtres ; une volée d’oiseaux étourdis descend indistinctement sur le faîte des grands arbres, ou sur le clocher pointu des églises gothiques. À l’aspect de ce mât élancé, dont la forme et la matière sont dérobées à la forêt natale, le milan resserre peu à peu les orbes de son vol circulaire, et s’abat sur sa pointe aiguë comme sur un pal d’armoiries. Cette idée aurait pu prémunir Jeannie contre l’erreur d’un pressentiment douloureux, quand elle arriva sur les pas de Dougal à la chapelle de Glenfallach, vers laquelle ils s’étaient dirigés d’abord, parce que c’est là qu’était marqué le rendez-vous des pèlerins. En effet, elle avait vu de loin un corbeau à ailes démesurées s’abaisser sur la flèche antique, et s’y arrêter avec un cri prolongé qui exprimait tant d’inquiétude et de souffrance qu’elle ne put s’empêcher de le regarder comme un présage sinistre. Plus timide en s’approchant davantage, elle égarait ses yeux autour d’elle avec un saisissement involontaire, et son oreille s’effrayait au faible bruit des vagues sans vent qui viennent expirer au pied du monastère abandonné.

    C’est ainsi que, de ruines en ruines, Dougal et Jeannie parvinrent aux rives étroites du lac Kattrinn ; car, dans ce temps reculé, les bateliers étaient plus rares, et les stations du pèlerin plus multipliées. Enfin, après trois jours de marche, ils découvrirent de loin les sapins de Balva, dont la verdure sombre se détachait avec une hardiesse pittoresque entre les forêts desséchées ou sur le fond des mousses pâles de la montagne. Au-dessus de son revers aride, et comme penchées à la pointe d’un roc perpendiculaire d’où elles semblaient se précipiter vers l’abîme, on voyait noircir les vieilles tours du monastère, et se développer, au loin, les ailes des bâtiments à demi écroulés. Aucune main humaine n’avait été employée à y réparer les ravages du temps depuis que les saints avaient fondé cet édifice, et une tradition universellement répandue dans le peuple attestait que lorsque les restes solennels achèveraient de joncher la terre de leurs débris, l’ennemi de Dieu triompherait pour plusieurs siècles en Écosse, et y obscurcirait de ténèbres impies les pures splendeurs de la foi. Aussi c’était un sujet de joie toujours nouveau pour la multitude chrétienne que de le voir encore imposant dans son aspect, et offrant pour l’avenir quelques promesses de durée. Alors des cris de joie, des clameurs d’enthousiasme, de doux murmures d’espoir et de reconnaissance venaient se confondre dans la prière commune. C’est là, c’est dans ce moment de pieuse et profonde émotion qu’excite l’attente ou la vue d’un miracle, que tous les pèlerins à genoux récapitulaient pendant quelques minutes d’adoration les principaux objets de leur voyage : la femme et les filles de Coll Cameron, un des plus proches voisins de Dougal, de nouvelles parures qui éclipseraient dans les fêtes prochaines la beauté simple de Jeannie ; Dougal, un coup de filet miraculeux qui l’enrichirait de quelque trésor, contenu dans une boîte précieuse que sa bonne fortune aurait menée intacte à l’extrémité du lac ; et Jeannie, le besoin d’oublier Trilby, et de ne plus y rêver ; prière que son cœur ne pouvait cependant avouer tout entière, et qu’elle se réservait de méditer encore au pied des autels, avant de la confier sans réserve à la pensée attentive du saint protecteur.

    Les pèlerins arrivèrent enfin au parvis de la vieille église, où un des plus anciens ermites de la contrée était ordinairement chargé d’attendre leurs offrandes, et de leur présenter des rafraîchissements et un asile pour la nuit. De loin, la blancheur éblouissante du front de l’anachorète, l’élévation de sa taille majestueuse qui n’avait pas fléchi sous le poids des ans, la gravité de son attitude immobile et presque menaçante, avaient frappé Jeannie d’une réminiscence mêlée de respect et de terreur. Cet ermite, c’était le sévère Ronald, le moine centenaire de Balva. « J’étais préparé à vous voir, » dit-il à Jeannie avec une intention si pénétrante, que l’infortunée n’aurait pas éprouvé plus de trouble en s’entendant publiquement accuser d’un péché. « Et vous aussi, bon Dougal, » continua-t-il en le bénissant : « vous venez chercher avec raison les grâces du ciel dans la maison du ciel, et nous demander contre les ennemis secrets qui vous tourmentent les secours d’une protection que les péchés du peuple ont fatiguée, et qui ne peut plus se racheter que par de grands sacrifices. »

    Pendant qu’il parlait de la sorte, il les avait introduits dans la longue salle du réfectoire ; le reste des pèlerins se reposaient sur les pierres du vestibule, ou se distribuaient, chacun suivant sa dévotion particulière, dans les nombreuses chapelles de l’église souterraine. Ronald se signa et s’assit, Dougal l’imita ; Jeannie, obsédée d’une inquiétude invincible, essayait de tromper l’attention obstinée du saint prêtre en laissant errer la sienne sur les nouveaux objets de curiosité qui s’offraient à ses regards dans ce séjour inconnu. Elle observait avec une curiosité vague le cintre immense des voûtes antiques, la majestueuse élévation des pilastres, le travail bizarre et recherché des ornements, et la multitude des portraits poudreux qui se suivaient dans des cadres délabrés sur les innombrables panneaux des boiseries. C’était la première fois que Jeannie entrait dans une galerie de peinture, et que ses yeux étaient surpris par cette imitation presque vivante de la figure de l’homme, animée au gré de l’artiste de toutes les passions de la vie. Elle contemplait émerveillée cette succession de héros écossais, différents d’expression et de caractère, et dont la prunelle mobile, toujours fixée sur ses mouvements, semblait la poursuivre de tableaux en tableaux, les uns avec l’émotion d’un intérêt impuissant et d’un attendrissement inutile, les autres avec la sombre rigueur de la menace et le regard foudroyant de la malédiction. L’un d’eux, dont le pinceau d’un artiste plus hardi avait pour ainsi dire devancé la résurrection, et qu’une combinaison, peu connue alors, d’effets et de couleurs, paraissait avoir jeté hors de la toile, effraya tellement Jeannie de l’idée de le voir se précipiter de sa bordure d’or et traverser la galerie comme un spectre, qu’elle se réfugia en tremblant vers Dougal, et tomba interdite sur la banquette que Ronald lui avait préparée.

    « Celui-là, dit Ronald qui n’avait pas cessé de converser avec Dougal, est le pieux Magnus Mac-Farlane, le plus généreux de nos bienfaiteurs, et celui de tous qui a le plus de part à nos prières. Indigné du manque de foi de ses descendants dont la déloyauté a prolongé pour bien des siècles encore les épreuves de son âme, il poursuit leurs partisans et leurs complices jusque dans ce portrait miraculeux. J’ai entendu assurer que jamais les amis des derniers Mac-Farlane n’étaient entrés dans cette enceinte sans voir le pieux Magnus s’arracher de la toile où le peintre avait cru le fixer, pour venger sur eux le crime et l’indignité de sa race. Les places vides qui suivent celle-ci, continua-t-il, indiquent celles qui étaient réservées aux portraits de nos oppresseurs, et dont ils ont été repoussés comme du ciel. »

    « Cependant, dit Jeannie, la dernière de ces places paraît occupée… Voilà un portrait au fond de cette galerie, et si ce n’était le voile qui le couvre… »

    « Je vous disais, Dougal, reprit le moine, sans prêter d’attention à l’observation de Jeannie, que ce portrait est celui de Magnus Mac-Farlane, et que tous ses descendants sont dévoués à la malédiction éternelle. »

    « Cependant, dit Jeannie, voilà un portrait au fond de cette galerie, un portrait voilé qui ne serait pas admis dans ce lieu saint si la personne qui doit y être représentée était aussi chargée d’une éternelle malédiction. N’appartiendrait-il pas par hasard à la famille des Mac-Farlane comme la disposition du reste de cette galerie semble l’annoncer, et comment un Mac-Farlane ?… »

    « La vengeance de Dieu a ses bornes et ses conditions, interrompit Ronald ; et il faut que ce jeune homme ait eu des amis parmi les saints… »

    « Il était jeune, s’écria Jeannie !… »

    « Eh bien ! dit durement Dougal, qu’importe l’âge d’un damné ?… »

    « Les damnés n’ont point d’amis dans le ciel, répondit vivement Jeannie en se précipitant vers le tableau. » Dougal la retint. Elle s’assit. Les pèlerins pénétraient lentement dans la salle, et resserraient peu à peu leur cercle immense autour du siège du vénérable vieillard qui avait repris avec eux son discours où il l’avait laissé. « Vrai, vrai, répétait-il, les mains appuyées sur son front renversé ! – de terribles sacrifices ! nous ne pouvons appeler la protection du Seigneur par notre intercession que sur les âmes qui la demandent sincèrement et comme nous, sans mélange de ménagements et de faiblesse. Ce n’est pas tout que de craindre l’obsession d’un démon, et que de prier le ciel de nous en délivrer. Il faut encore le maudire ! Savez-vous que la charité peut être un grand péché ? »

    « — Est-il possible, répondit Dougal ? » – Jeannie se retourna du côté de Ronald et le regarda d’un air plus assuré qu’auparavant.

    « Infortunés que nous sommes, reprit Ronald, comment résisterions-nous à l’ennemi acharné à notre perte si nous n’usions pas contre lui de toutes les ressources que la religion nous a réservées, de tout le pouvoir qu’elle a mis entre nos mains ? À quoi nous servirait de prier toujours pour ceux qui nous persécutent, s’ils ne cessent de renouveler contre nous leurs manœuvres et leurs maléfices ! La haire sacrée et le cilice rigoureux des saintes épreuves ne nous défendent pas eux-mêmes contre les prestiges du mauvais esprit ; nous souffrons comme vous, mes enfants, et nous jugeons de la rigueur de vos combats par ceux que nous avons livrés. Croyez-vous que nos pauvres moines aient parcouru une si longue carrière sur cette terre si riche en plaisirs, dans une vie si recherchée pour eux en austérités et en misères, sans lutter quelquefois contre le goût des voluptés et le désir de ce bien temporel que vous appelez le bonheur ? Oh ! que de rêves délicieux ont assailli notre jeunesse ! que d’ambitions criminelles ont tourmenté notre âge mûr ! que de regrets amers ont hâté la blancheur de nos cheveux, et de combien de remords nous arriverions chargés sous les yeux de notre maître, si nous avions hésité à nous armer de malédictions et de vengeances contre l’esprit du péché !… »

    À ces mots, le vieux Ronald fit un signe, la foule s’aligna sur le banc étroit qui courait comme une moulure sur toute la longueur des murailles, et il continua :

    « Mesurez la grandeur de nos afflictions, dit Ronald, par la profondeur de la solitude qui nous environne, par l’immense abandon auquel nous sommes condamnés ! Les plus cruelles rigueurs de votre destinée ne sont du moins pas sans consolation et même sans plaisirs. Vous avez tous une âme qui vous cherche, une pensée qui vous comprend, un autre vous qui est associé de souvenir ou d’intérêt ou d’espérance à votre passé, à votre présent ou à votre avenir. Il n’y a point de but interdit à votre pensée, point d’espace fermé à vos pas, point de créature refusée à votre affection ; tandis que toute la vie du moine, toute l’histoire de l’ermite sur la terre s’écoule entre le seuil solitaire de l’église et le seuil solitaire des catacombes. Il n’est question, dans le long développement de nos années invariablement semblables entre elles, que de changer de tombeau, et de marcher du chœur des prêtres à celui des saints. Ne croiriez-vous pas devoir quelque retour à un dévouement si pénible et si persévérant pour votre salut ? Eh bien, mes frères, apprenez à quel point le zèle qui nous attache à vos intérêts spirituels aggrave de jour en jour l’austérité de notre pénitence ! – Apprenez que ce n’était pas assez pour nous d’être soumis comme le reste des hommes à ces démons du cœur, dont aucun des malheureux enfants d’Adam n’a pu défier les atteintes ! Il n’y a pas jusqu’aux esprits les plus disgraciés, jusqu’aux lutins les plus obscurs qui ne se fassent un malin plaisir de troubler les rapides instants de notre repos et le calme si longtemps inviolable de nos cellules. Certains de ces follets désœuvrés surtout, dont nous avons, avec tant de peines et aux prix de tant de prières, débarrassé vos habitations, se vengent cruellement sur nous du pouvoir qu’un exorcisme indiscret nous a fait perdre. En les bannissant de la demeure secrète qu’ils avaient usurpée dans vos métairies, nous avons omis de leur indiquer un lieu d’exil déterminé, et les maisons dont nous les avons repoussés sont elles seules à l’abri de leurs insultes. Croiriez-vous que les lieux consacrés eux-mêmes n’ont plus rien de respectable pour eux, et que leur cohorte infernale n’attend, au moment où je vous parle, que le retour des ténèbres pour se répandre en épais tourbillons sous les lambris du cloître ?

    » L’autre jour, à l’instant où le cercueil d’un de nos frères allait toucher le sol du caveau mortuaire, la corde se rompt tout à coup en sifflant comme avec un rire aigu, et la châsse roule, grondant, de degrés en degrés sous les voûtes. Les voix qui en sortaient ressemblaient à la voix des morts, indignés qu’on ait troublé leur sépulture, qui gémissent, qui se révoltent, qui crient. Les assistants les plus rapprochés du caveau, ceux qui commençaient à plonger leurs regards dans sa profondeur, ont cru voir les tombes se soulever et flotter les linceuls, et les squelettes agités par l’artifice des lutins jaillir avec eux des soupiraux, s’égarer sous les nefs, se grouper confusément dans les stalles ou se mêler comme des figures bouffonnes dans les ombres du sanctuaire. Au même moment, toutes les lumières de l’église… – Écoutez !… »

    On se pressait pour écouter Ronald. Jeannie seule, les doigts passés dans une boucle de ses cheveux, l’âme fixée à une pensée, écoutait et n’entendait plus.

    « Écoutez, mes frères, et dites quel péché secret, quelle trahison, quel assassinat, quel adultère d’action ou de pensée, a pu attirer cette calamité sur nous. Toutes les lumières du temple avaient disparu. Les torches des acolytes, dit Ronald, lançaient à peine quelques flammèches fugitives qui s’éloignaient, se rapprochaient, dansaient en rayons bleus et grêles, comme les feux magiques des sorcières, et puis montaient et se perdaient dans les recoins noirs des vestibules et des chapelles. Enfin, la lampe immortelle du Saint des Saints… − Je la vis s’agiter, s’obscurcir et mourir. − Mourir ! La nuit profonde, la nuit tout entière, dans l’église, dans le chœur, dans le tabernacle ! la nuit descendue pour la première fois sur le sacrement du Seigneur ! La nuit si humide, si obscure, si redoutable partout ; effrayante, horrible sous le dôme de nos basiliques où est promis le jour éternel !… − Nos moines éperdus s’égaraient dans l’immensité du temple, agrandi encore par la profondeur de la nuit ; et trahis par les murailles qui leur refusaient de tous côtés l’issue étroite et oubliée, trompés par la confusion de leurs voix plaintives qui se heurtaient dans les échos et qui rapportaient à leurs oreilles des bruits de menace et de terreur, ils fuyaient épouvantés, prêtant des clameurs et des gémissements aux tristes images du tombeau qu’ils croyaient entendre pleurer sur leur lit de pierre. L’un d’eux sentit la main glacée de saint Duncan, qui s’ouvrait, s’épanouissait, se fermait sur la sienne, et le liait à son monument d’une étreinte éternelle. Il y fut retrouvé mort le lendemain. Le plus jeune de nos frères (il était arrivé depuis peu de temps, et nous ne connaissions encore ni son nom ni sa famille) saisit avec tant d’ardeur la statue d’une jeune sainte dont il espérait le secours, qu’il l’entraîna sur lui, et qu’elle l’écrasa de sa chute. C’était celle, vous le savez, qu’un habile sculpteur du pays avait ciselée nouvellement, à la ressemblance de cette vierge du Lothian qui est morte de douleur, parce qu’on l’avait séparée de son fiancé. Tant de malheurs, continua Ronald en cherchant à fixer le regard immobile de Jeannie, sont peut-être l’effet d’une pitié indiscrète, d’une intercession involontairement criminelle ; d’un péché, d’un seul péché d’intention… −

    « D’un seul péché d’intention, s’écria Clady, la plus jeune des filles de Coll Cameron !… »

    » D’un seul ! reprit Ronald avec impatience. » Jeannie tranquille et inattentive n’avait pas même soupiré. Le mystère incompréhensible du portrait voilé préoccupait toute son âme.

    » Enfin, dit Ronald en se levant, et en donnant à ses paroles une expression solennelle d’exaltation et d’autorité, nous avons marqué ce jour pour frapper d’une imprécation irrévocable les mauvais esprits de l’Écosse. »

    « Irrévocable ! murmura une voix gémissante qui s’éloignait peu à peu. – »

    « Irrévocable, si elle est libre et universelle. Quand le cri de malédiction s’élèvera devant l’autel, si toutes les voix le répètent… – »

    « Si toutes les voix répètent un cri de malédiction devant l’autel ! reprit la voix. » Jeannie gagnait l’extrémité de la galerie.

    « Alors tout sera fini, et les démons retomberont pour jamais dans l’abîme. – »

    « Que cela soit fait ainsi ! dit le peuple. » Et il suivit en foule le redoutable ennemi des lutins. Les autres moines, ou plus timides, ou moins sévères, s’étaient dérobés à l’appareil redoutable de cette cruelle cérémonie ; car nous avons déjà dit que les follets de l’Écosse, dont la damnation éternelle n’était pas un point avéré de la croyance populaire, inspiraient plus d’inquiétude que de haine, et un bruit assez probable s’était répandu que certains d’entre eux bravaient les rigueurs de l’exorcisme et les menaces de l’anathème, dans la cellule d’un solitaire charitable ou dans la niche d’un apôtre. Quant aux pêcheurs et aux bergers, ils n’avaient qu’à se louer pour la plupart de ces intelligences familières, tout à coup si impitoyablement condamnés ; mais, peu sensibles au souvenir des services passés, ils s’associaient volontiers à la colère de Ronald, et n’hésiteraient pas à proscrire cet ennemi inconnu qui ne s’était manifesté que par des bienfaits.

    L’histoire de l’exil du pauvre Trilby était d’ailleurs parvenue aux voisins de Dougal, et les filles de Coll Cameron se disaient souvent dans leurs veillées que c’était probablement à quelqu’un de ses prestiges que Jeannie avait été redevable de ses succès dans les fêtes du clan, et Dougal de ses avantages à la pêche sur leurs amants et sur leur père. Maineh Cameron n’avait-elle pas vu Trilby lui-même, assis à la proue du bateau, jeter à pleines mains, dans les nasses vides du pêcheur endormi, des milliers de poissons bleus, le réveiller en frappant la barque du pied, et rouler de vague en vague, jusqu’au rivage, dans une écume d’argent ?… « Malédiction, cria Maineh !… » « Malédiction, dit Feny !… » « Ah ! Jeannie seule a pour vous le charme de la beauté, pensa Clady ! c’est pour elle que vous m’avez quittée, fantôme de mon sommeil que je n’ai que trop aimé, et si la malédiction prononcée contre vous ne s’accomplit pas libre encore de choisir entre toutes les chaumières de l’Écosse, vous vous fixerez pour toujours à la chaumière de Jeannie ! Non vraiment ! »

    « Malédiction, répéta Ronald avec une voix terrible ! » – Ce mot coûtait à prononcer à Clady, mais Jeannie entra si belle d’émotion et d’amour, qu’elle n’hésita plus. « Malédiction, dit Clady !… »

    Jeannie seule n’avait pas été présente à la cérémonie, mais la rapidité de tant d’impressions vives et profondes avait d’abord empêché qu’on remarquât son absence. Clady s’en était cependant aperçue, parce qu’elle ne croyait pas avoir en beauté d’autre rivale digne d’elle. Nous nous rappelons qu’un vif intérêt de curiosité entraînait Jeannie vers l’extrémité de la galerie des tableaux au moment où le vieux moine disposait l’esprit de ses auditeurs à remplir le devoir cruel qu’il imposait à leur piété. À peine la foule se fut écoulée hors de la salle, que Jeannie, frémissant d’impatience, et peut-être préoccupée malgré elle d’un autre sentiment, s’élança vers le tableau voilé, arracha le rideau qui le couvrait, et reconnut d’un regard tous les traits qu’elle avait rêvés. − C’était lui. − C’était la physionomie connue, les vêtements, les armes, l’écusson, le nom même des Mac-Farlane. Le peintre gothique avait tracé au-dessous du portrait, selon l’usage de son temps, le nom de l’homme qui y était représenté :

     

    JOHN TRILBY MAC-FARLANE.

     

    « Trilby, s’écria Jeannie éperdue ! » et prompte comme l’éclair, elle parcourt les galeries, les salles, les degrés, les passages, les vestibules, et tombe au pied de l’autel de saint Colombain, au moment où Clady, tremblante de l’effort qu’elle venait de faire sur elle-même, achevait de proférer le cri de malédiction. « Charité, cria Jeannie en embrassant le saint tombeau, AMOUR ET CHARITÉ, répéta-t-elle à voix basse. » Et si Jeannie avait manqué du courage de la charité, l’image de saint Colombain aurait suffi pour le ranimer dans son cœur. Il faut avoir vu l’effigie sacrée du protecteur du monastère pour se faire une idée de l’expression divine dont les anges ont animé la toile miraculeuse ; car tout le monde sait que cette peinture n’a pas été tracée d’une main d’homme, et que c’était un esprit qui descendait du ciel pendant le sommeil involontaire de l’artiste pour embellir du sentiment d’une piété si tendre, et d’une charité que la terre ne connaît pas, les traits angéliques du bienheureux. Parmi tous les élus du seigneur, il n’y avait que saint Colombain dont le regard fût triste et dont le sourire fût amer, soit qu’il eût laissé sur la terre quelque objet d’une affection si chère que les joies ineffables promises à une éternité de gloire et de bonheur n’aient pas pu la lui faire oublier, soit que, trop sensible aux peines de l’humanité, il n’ait conçu dans son nouvel état que l’indicible douleur de voir les infortunés qui lui survivent exposés à tant de périls et livrés à tant d’angoisses qu’il ne peut ni prévenir ni soulager. Telle doit être en effet la seule affliction des saints, à moins que les événements de leur vie ne les aient liés par hasard à la destinée d’une créature qui s’est perdue et qu’ils ne retrouveront plus. Les éclairs d’un feu doux qui s’échappaient des yeux de saint Colombain, la bienveillance universelle qui respirait sur ses lèvres palpitantes de vie, les émanations d’amour et de charité qui descendaient de lui, et qui disposaient le cœur à une religieuse tendresse, affermirent la résolution déjà formée de Jeannie ; elle répéta dans sa pensée avec plus de force AMOUR ET CHARITÉ. – « De quel droit, dit-elle, irais-je prononcer un arrêt de malédiction ? ah ! ce n’est pas du droit d’une faible femme, et ce n’est pas à nous que le seigneur a confié le soin de ses terribles vengeances. Peut-être même il ne se venge pas ! et s’il a des ennemis à punir, lui qui n’a point d’ennemis à craindre, ce n’est pas aux passions aveugles de ses plus débiles créatures qu’il a dû remettre le ministère le plus terrible de sa justice. Comment celle dont il doit un jour juger toutes les pensées !… comment irais-je implorer sa pitié pour mes fautes, quand elles lui seront dévoilées par un témoignage, hélas, que je ne pourrai pas contredire, si pour des fautes qui me sont inconnues…, si pour des fautes qui n’ont peut-être pas été commises, je profère ce cri terrible de malédiction qu’on me demande contre quelque infortuné qui n’est déjà sans doute que trop sévèrement puni ? » Ici Jeannie s’effraya de sa propre supposition, et ses regards ne se relevèrent qu’avec effroi vers le regard de saint Colombain ; mais rassurée par la pureté de ses sentiments, car l’intérêt invincible qu’elle prenait à Trilby ne lui avait jamais fait oublier qu’elle était l’épouse de Dougal, elle chercha, elle fixa des yeux et de la pensée, la pensée incertaine du saint des montagnes. Un faible rayon du soleil couchant brisé à travers les vitraux, et qui descendait sur l’autel chargé des couleurs tendres et brillantes du pinceau animés par le crépuscule, prêtait au bienheureux une auréole plus vive, un sourire plus calme, une sérénité plus reposée, une joie plus heureuse. Jeannie pensa que saint Colombain était content, et pénétrée de reconnaissance, elle pressa de ses lèvres les pavés de la chapelle et les degrés du tombeau, en répétant des vœux de charité. Il est possible même qu’elle se soit occupée alors d’une prière qui ne pouvait pas être exaucée sur la terre. Qui pénétrera jamais dans tous les secrets d’une âme tendre, et qui pourrait apprécier le dévouement d’une femme qui aime ?

    Le vieux moine qui observait attentivement Jeannie, et qui, satisfait de son émotion, ne doutait pas qu’elle n’eût répondu à son espérance, la releva du saint parvis et la rendit aux soins de Dougal qui se disposait à partir, déjà riche en imagination de tous les biens qu’il fondait sur le succès de son pèlerinage, et sur la protection des saints de Balva. « Malgré cela, dit-il à Jeannie en apercevant la chaumière, je ne puis pas cacher que cette malédiction m’a coûté, et que j’aurai besoin de m’en distraire à la pêche. » Quant à Jeannie, c’en était fait pour elle. Rien ne pouvait plus la distraire de ses souvenirs.

    Le lendemain d’un jour où la batelière avait conduit jusque vers le golfe de Clyde la famille du laird de Roseneiss, elle retournait vers l’extrémité du lac Long à la merci de la marée qui faisait siller son bateau à une égale distance des syrtes d’Argail et de Lennox, sans qu’elle eût besoin de recourir au jeu fatiguant de ses rames ; debout sur la barge étroite et mobile, elle livrait aux vents ses longs cheveux noirs dont elle était si fière, et son cou d’une blancheur que le soleil avait faiblement nuancée sans la flétrir s’élevait avec un éclat singulier au-dessus de sa robe rouge des manufactures d’Ayr. Son pied nu, imposé sur un des côtés du frêle bâtiment, lui imprimait à peine un balancement léger qui repoussait et rappelait la vague agitée, et l’onde excitée par cette résistance presque insensible revenait bouillonnante, s’élevait en blanchissant jusqu’au pied de Jeannie, et roulait autour de lui son écume fugitive. La saison était encore rigoureuse, mais la température s’était sensiblement adoucie depuis quelque temps, et la journée paraissait à Jeannie une des plus belles dont elle eût conservé le souvenir. Les vapeurs qui s’élèvent ordinairement sur le lac, et s’étendent au-devant des montagnes sous la forme d’un rideau de crêpe, avaient peu à peu élargi les losanges flottants de leurs réseaux de brouillards. Celles que le soleil n’avait pas encore tout-à-fait dissipées se berçaient sur l’occident comme une trame d’or tissue par les fées du lac, pour l’ornement de leurs fêtes. D’autres étincelaient de points isolés, mobiles, éblouissants comme des paillettes semées sur un fond transparent de couleurs merveilleuses. C’était de petits nuages humides où l’oranger, la jonquille, le vert pâle, luttaient suivant les accidents d’un rayon ou le caprice de l’air contre l’azur, le pourpre et le violet. À l’évanouissement d’une brume errante, à la disparition d’une côte abandonnée par le courant, et dont l’abaissement subit laissait un libre passage à quelque vent de travers, tout se confondait dans une nuance indéfinissable et sans nom qui étonnait l’esprit d’une sensation si nouvelle qu’on aurait pu s’imaginer qu’on venait d’acquérir un sens ; et pendant ce temps-là, les décorations variées du rivage se succédaient sous les yeux de la voyageuse. Il y avait des coupoles immenses qui couraient au-devant d’elle en brisant sur leurs flancs circulaires tous les traits du soleil couchant, les unes éclatantes comme le cristal, les autres d’un gris mat et presque effacé comme le fer, les plus éloignées à l’ouest cernées à leur sommet d’auréoles d’un rose vif qui descendaient en pâlissant peu à peu sur les flancs glacés de la montagne, et venaient expirer à sa base dans des ténèbres faiblement colorées qui participaient à peine du crépuscule. Il y avait des caps d’un noir sombre qu’on aurait pris de loin pour des écueils inévitables, mais qui reculaient tout à coup devant la proue et découvraient de larges baies favorables aux nautoniers. L’écueil redouté fuyait, et tout s’embellissait après lui de la sécurité d’une heureuse navigation. Jeannie avait vu de loin les barques errantes des pêcheurs renommés du lac Goyle. Elle avait jeté un regard sur les fabriques fragiles de Portincaple. Elle contemplait encore avec une émotion qui se renouvelait tous les jours sans s’affaiblir cette foule de sommets qui se poursuivent, qui se pressent, qui se confondent, ou ne se détachent les uns des autres que par des effets inattendus de lumière, surtout dans la saison où disparaissent sous le voile monotone des neiges, et la soie argentée des sphaignes, et la marbrure foncée des granits, les écailles nacrées des récifs. Elle avait cru reconnaître à sa gauche, tant le ciel était transparent et pur, les dômes du Ben-More et du Ben-Neathan ; à sa droite, la pointe âpre du Ben-Lomond se distinguait par quelques saillies obscures que la neige n’avait pas couvertes, et qui hérissaient de crêtes foncées la tête chauve du roi des montagnes. Le dernier plan de ce tableau rappelait à Jeannie une tradition fort répandue dans ce pays, et que son esprit, plus disposé que jamais aux émotions vives et aux idées merveilleuses, se retraçait alors sous un aspect nouveau. À la pointe même du lac, monte vers le ciel la masse énorme du Ben-Arthur, surmontée de deux noirs rochers de basalte dont l’un paraît penché sur l’autre comme l’ouvrier sur le socle où il a déposé les matériaux de son travail journalier. Ces pierres colossales furent apportées des cavernes de la montagne sur laquelle régnait Arthur le géant, quand des hommes audacieux vinrent élever aux bords du Forth les murailles d’Édimbourg. Arthur, banni de ses hautes solitudes par la science d’un peuple téméraire, fit un pas jusqu’à l’extrémité du lac Long, et imposa sur la plus haute montagne qui s’offrit devant lui les ruines de son palais sauvage. Assis sur un de ses rochers et la tête appuyée sur l’autre, il tournait des regards furieux sur les remparts impies qui usurpaient ses domaines et qui le séparaient pour toujours du bonheur même de l’espérance ; car on dit qu’il avait aimé sans succès la reine mystérieuse de ces rivages, une de ces fées que les anciens appelaient des nymphes et qui habitent des grottes enchantées où l’on marche sur des tapis de fleurs marines, à la clarté des perles et des escarboucles de l’Océan. Malheur au bateau aventureux qui effleurait en courant la surface du lac immobile, quand la longue figure du géant, vague comme une vapeur du soir, s’élevait tout à coup entre les deux rochers de la montagne, appuyait ses pieds difformes sur leurs sommets inégaux, et se balançait au gré des vents en étendant sur l’horizon des bras ténébreux et flottants qui finissaient par l’embrasser d’une large ceinture. À peine son manteau de nuages avait mouillé ses derniers plis dans le lac, un éclair jaillissait des yeux redoutables du fantôme, un mugissement pareil à la foudre grondait dans sa voix terrible, et les eaux bondissantes allaient ravager leurs bords. Son apparition, redoutée des pêcheurs, avait rendu déserte la rade si riche et si gracieuse d’Arroqhar, quand un pauvre ermite, dont le nom s’est perdu, arriva un jour des mers orageuses d’Irlande, seul, mais invisiblement escorté d’un esprit de foi et d’un esprit de charité, sur une barque poussée par une puissance irrésistible, et qui sillonnait les vagues soulevées sans prendre part à leur agitation, quoique le saint prêtre eût dédaigné le secours de la rame et du gouvernail. À genoux sur le frêle esquif, il tenait dans ses mains une croix et regardait le ciel. Parvenu près du terme de sa navigation, il se leva avec dignité, laissa tomber quelques gouttes d’eau consacrée sur les vagues furieuses, et adressa au géant du lac des paroles tirées d’une langue inconnue. On croit qu’il lui ordonnait, au nom des premiers compagnons du sauveur, qui étaient des pêcheurs et des bateliers, de rendre aux pêcheurs et aux bateliers du lac Long l’empire paisible des eaux que la providence leur avait données. Au même instant du moins le spectre menaçant se dissipa en flocons légers comme ceux que le souffle du matin roule sur l’onde invisible, et qu’on prendrait de loin pour un nuage d’édredon enlevé au nid des grands oiseaux qui habitent ses rivages. Le golfe entier aplanit sa vaste surface ; les flots mêmes qui s’élevaient en blanchissant contre la plage ne redescendirent point : ils perdirent leur fluidité sans perdre leur forme et leur aspect, et l’œil encore trompé aux contours arrondis, aux mouvements onduleux, au ton bleuâtre et frappé de reflets changeants des brisants écailleux qui hérissent la côte, les prend de loin pour des bancs d’écume dont il attend toujours le retour impossible. Puis le saint vieillard tira sa barque sur la grève, dans l’espérance peut-être qu’elle y serait retrouvée par le pauvre montagnard, pressa de ses bras enlacés le crucifix sur sa poitrine, et gravit d’un pas ferme le sentier du rocher jusqu’à la cellule que les anges lui avaient bâtie à côté de l’aire inaccessible de l’aigle blanc. Plusieurs anachorètes le suivirent dans ces solitudes, et se répandirent lentement en pieuses colonies dans les campagnes voisines. Telle fut l’origine du monastère de Balva, et sans doute celle du tribut que s’était longtemps imposé envers les religieux de ce couvent la reconnaissance trop vite oubliée des chefs du clan des Mac-Farlane. Il est facile de comprendre par quelle liaison secrète l’histoire de cet exorcisme ancien et de ses conséquences bien connues du peuple se rattachait aux idées habituelles de Jeannie.

    Cependant les ombres d’une nuit si précoce, dans une saison où tout le règne du jour s’accomplit en quelques heures, commençaient à remonter du lac, à gravir les hauteurs qui l’enveloppent, à voiler les sommets les plus élevés. La lassitude, le froid, l’exercice d’une longue contemplation ou d’une réflexion sérieuse, avaient abattu les forces de Jeannie, et, assise dans un épuisement inexplicable à la poupe de son bateau, elle le laissait dériver du côté des boulingrins d’Argail vers la maison de Dougal, en dormant à demi, quand une voix partie de la rive opposée lui annonça un voyageur. La pitié seule qu’inspire un homme égaré sur une côte où n’habitent pas sa femme et ses enfants, et qui va leur laisser compter beaucoup d’heures d’attente et d’angoisses dans l’espérance toujours déçue de son retour, si l’oreille du batelier se ferme par hasard à sa prière ; cet intérêt que les femmes surtout portent à un proscrit, à un infirme, à un enfant abandonné, pouvait seul forcer Jeannie à lutter contre le sommeil dont elle était accablée pour retourner sa proue, depuis si longtemps battue des eaux, vers les joncs marins qui bordent le long golfe des montagnes. « Qui aurait pu le contraindre à traverser le lac à cette heure, disait-elle, si ce n’était le besoin d’éviter un ennemi, ou de rejoindre un ami qui l’attend ? Oh ! que ceux qui attendent ce qu’ils aiment ne soient jamais trompés dans leur espérance ; qu’ils obtiennent ce qu’ils ont désiré !… »

    Et les lames si larges et si paisibles se multipliaient sous la rame de Jeannie qui les frappait comme un fléau. Les cris continuaient à se faire entendre, mais tellement grêles et cassés, qu’ils ressemblaient plutôt à la plainte d’un fantôme qu’à la voix d’une créature humaine, et la paupière de Jeannie, soulevée avec effort du côté du rivage, ne lui dévoilait qu’un horizon sombre dont rien de vivant n’animait la profonde immobilité. Si elle avait cru apercevoir d’abord une figure penchée sur le lac, et qui étendait contre elle des bras suppliants, elle n’avait pas tardé à reconnaître dans le prétendu étranger une souche morte qui balançait sous le poids des frimas deux branches desséchées. S’il lui avait semblé un instant qu’elle voyait circuler une ombre à peu de distance de son bateau, parmi les brumes tout à fait descendues, c’était la sienne que la dernière lumière du crépuscule horizontal peignait sur le rideau flottant, et qui se confondait de plus en plus avec les immenses ténèbres de la nuit. Sa rame, enfin, frappait déjà les fûts sifflants des roseaux du rivage, quand elle en vit sortir un vieillard si courbé sous le poids des ans qu’on aurait dit que sa tête appesantie cherchait un appui sur ses genoux, et qui ne maintenait l’équilibre de son corps chancelant qu’en se confiant à un jonc fragile qui cependant le supportait sans fléchir ; car ce vieillard était nain, et le plus petit, selon toute apparence, qu’on eût jamais vu en Écosse. L’étonnement de Jeannie redoubla, lorsque, tout caduc qu’il paraissait, il s’élança légèrement dans la barque, et prit place en face de la batelière, d’une manière qui ne manquait ni de souplesse ni de grâce.

    « Mon père, lui dit-elle, je ne vous demande point où vous vous proposez de vous rendre, car le but de votre voyage doit être trop éloigné pour que vous puissiez espérer d’y arriver cette nuit.

    — Vous êtes dans l’erreur, ma fille, lui répondit-il : je n’en ai jamais été aussi près, et depuis que je suis dans cette barque, il me semble que je n’ai plus rien à désirer pour y parvenir, même quand une glace éternelle la saisirait tout à coup au milieu du golfe.

    — Cela est étonnant, reprit Jeannie. Un homme de votre taille et de votre âge serait connu dans tout le pays s’il y faisait son habitation, et à moins que vous ne soyez le petit homme de l’île de Man dont j’ai entendu souvent parler à ma mère, et qui a enseigné aux habitants de nos parages, l’art de tresser avec des roseaux de longs paniers, dont les poissons (retenus par quelque pouvoir magique) ne peuvent jamais retrouver l’issue, je répondrais que vous n’avez point de toit sur les côtes de la mer d’Irlande.

    — Oh ! j’en avais un, ma chère enfant, qui était bien voisin de ce rivage, mais on m’en a cruellement dépossédé !

    — Je comprends alors, bon vieillard, le motif qui vous ramène sur les côtes d’Argail. Il faut y avoir laissé de bien tendres souvenirs pour quitter dans cette saison et à cette heure avancée les riants rivages du lac Lomond, bordés d’habitations délicieuses, où abonde un poisson plus exquis que celui de nos eaux marines, et un whiskey plus salutaire pour votre âge que celui de nos pêcheurs et de nos matelots. Pour revenir parmi nous, il faut aimer quelqu’un dans cette région des tempêtes, que les serpents eux-mêmes désertent à l’approche des hivers. Ils se glissent vers le lac Lomond, le traversent en désordre comme un clan de maraudeurs qui vient de lever l’impôt noir, et cherchent à se réfugier sous quelques rochers exposés au midi. Les pères, les époux, les amants ne craignent pas cependant d’aborder des contrées rigoureuses quand ils s’attendent à y rencontrer les objets auxquels ils sont attachés ; mais vous ne pourriez songer sans folie à vous éloigner cette nuit des bords du lac Long.

    — Ce n’est pas là mon intention, dit l’inconnu. J’aimerais cent fois mieux y mourir !

    — Quoique Dougal soit fort réservé sur la dépense, continua Jeannie qui n’abandonnait pas sa pensée, et qui n’avait prêté qu’une légère attention aux interruptions du passager, quoiqu’il souffre, ajouta-t-elle avec un peu d’amertume, que la femme et les filles de Coll Cameron, qui est moins aisé que nous, me surpassent en toilette dans les fêtes du clan, il y a toujours dans sa chaumière du pain d’avoine et du lait pour les voyageurs ; et j’aurais bien plus de plaisir à vous voir épuiser notre bon whiskey qu’à ce vieux moine de Balva qui n’est jamais venu chez nous que pour y faire du mal.

    — Que m’apprenez-vous, mon enfant, reprit le vieillard en affectant le plus grand étonnement ? c’est précisément vers la chaumière de Dougal le pêcheur que mon voyage est dirigé ; c’est là, s’écria-t-il en attendrissant encore sa voix tremblante, que je dois revoir tout ce que j’aime, si je n’ai pas été trompé par des renseignements infidèles. La fortune m’a bien servi de me faire trouver ce bateau !…

    — Je comprends, dit Jeannie en souriant. Grâces soient rendues au petit homme de l’île de Man ! Il a toujours aimé les pêcheurs.

    — Hélas, je ne suis pas celui que vous pensez ! un autre sentiment m’attire dans votre maison. Apprenez, ma jolie dame, car ces lumières boréales qui baignent le front des montagnes, ces étoiles qui tombent du ciel en se croisant et qui blanchissent tout horizon, ces sillons lumineux qui glissent sur le golfe et qui étincellent sous votre rame ; la clarté qui s’avance, qui s’étend et vient trembler jusqu’à nous depuis ce bateau éloigné, tout cela m’a permis de remarquer que vous étiez fort jolie ; apprenez, vous disais-je donc, que je suis le père d’un follet qui habite maintenant chez Dougal le pêcheur ; et si j’en crois ce qu’on m’a raconté, si j’en crois surtout votre physionomie et votre langage, je comprendrais à peine à l’âge où je suis parvenu qu’il eût pu choisir une autre demeure. Il n’y a que peu de jours que j’en suis informé, et je ne l’ai pas vu, le pauvre enfant, depuis le règne de Fergus. Cela tient à une histoire que je n’ai pas le temps de vous raconter, mais jugez de mon impatience ou plutôt de mon bonheur, car voilà le rivage. »

    Jeannie imprima au bateau un mouvement de retour, et jeta sa tête en arrière en appuyant une main sur son front.

    « Eh bien ! dit le vieillard, nous n’abordons pas ?

    — Aborder ! répondit Jeannie en sanglotant. Père infortuné ! Trilby n’y est plus !…

    — Il n’y est plus ! et qui l’en aurait chassé ? Auriez-vous été capable, Jeannie, de l’abandonner à ces méchants moines de Balva, qui ont causé tous nos malheurs ?…

    — Oui, oui, dit Jeannie, avec l’accent du désespoir en repoussant le bateau du côté d’Arroqhar. Oui, c’est moi qui l’ai perdu, qui l’ai perdu pour toujours !…

    — Vous, Jeannie, vous si charmante et si bonne ! Le misérable enfant ! Combien il a dû être coupable pour mériter votre haine !…

    — Ma haine, reprit Jeannie en laissant tomber sa main sur la rame et sa tête sur sa main ! Dieu seul peut savoir combien je l’aimais !…

    — Tu l’aimais ! » s’écria Trilby en couvrant ses bras de baisers (car ce voyageur mystérieux était Trilby lui-même, et je suis fâché d’avouer que si mon lecteur trouve quelque plaisir à cette explication, ce n’est probablement pas celui de la surprise !), « tu l’aimais ! ah ! répète que tu l’aimais ! ose le dire à moi, le dire pour moi, car ta résolution décidera de ma perte ou de mon bonheur ! Accueille-moi, Jeannie, comme un ami, comme un amant, comme ton esclave, comme ton hôte, comme tu accueillais du moins ce passager inconnu. Ne refuse pas à Trilby un asile secret dans ta chaumière !… »

    Et en parlant ainsi, le follet s’était dépouillé du travestissement bizarre qu’il avait emprunté la veille aux Shoupeltins du Shetland. Il abandonnait au cours de la marée ses cheveux de chanvre et sa barbe de mousse blanche, son collier varié d’algue et de criste marine qui se rattachait d’espace en espace à des coquillages de toutes couleurs, et sa ceinture enlevée à l’écorce argentée du bouleau. Ce n’était plus que l’esprit vagabond du foyer, mais l’obscurité prêtait à son aspect quelque chose de vague qui ne rappelait que trop à Jeannie les prestiges singuliers de ses derniers rêves, les séductions de cet amant dangereux du sommeil qui occupait ses nuits d’illusions si charmantes et si redoutées, et le tableau mystérieux de la galerie du monastère.

    « Oui, ma Jeannie, » murmurait-il d’une voix douce mais faible comme celle de l’air caressant du matin quand il soupire sur le lac ; « rends-moi le foyer d’où je pouvais t’entendre et te voir, le coin modeste de la cendre que tu agitais le soir pour réveiller une étincelle, le tissu aux mailles invisibles qui court sous les vieux lambris, et qui me prêtait un hamac flottant dans les nuits tièdes de l’été. Ah ! s’il le faut, Jeannie, je ne t’importunerai plus de mes caresses, je ne te dirai plus que je t’aime, je n’effleurerai plus ta robe, même quand elle cédera en volant vers moi au courant de la flamme et de l’air. Si je me permets de la toucher une seule fois, ce sera pour l’éloigner du feu près d’y atteindre, quand tu t’endormiras en filant. Et je te dirai plus, Jeannie, car je vois que mes prières ne peuvent te décider, accorde-moi pour le moins une petite place dans l’étable ; je conçois encore un peu de bonheur dans cette pensée, je baiserai la laine de ton mouton, parce que je sais que tu aimes à la rouler autour de tes doigts ; je tresserai les fleurs les plus parfumées de la crèche pour lui en faire des guirlandes, et lorsque tu rempliras l’aire d’une nouvelle litière de paille fraîche, je la presserai avec plus d’orgueil et de délices que les riches tapis des rois ; je te nommerai tout bas : Jeannie, Jeannie !… et personne ne m’entendra, sois-en sûre, pas même l’insecte monotone qui frappe dans la muraille à intervalles mesurés, et dont l’horloge de mort interrompt seule le silence de la nuit. Tout ce que je veux, c’est d’être là ; et de respirer un air qui touche à l’air que tu respires ; un air où tu as passé, qui a participé de ton souffle, qui a circulé entre tes lèvres, qui a été pénétré par tes regards, qui t’aurait caressée avec tendresse si la nature inanimée jouissait des privilèges de la nôtre, si elle avait du sentiment et de l’amour ! »

    Jeannie s’aperçut qu’elle s’était trop éloignée du rivage, mais Trilby comprit son inquiétude et se hâta de la rassurer en se réfugiant à la pointe du bateau. « Va, Jeannie, lui dit-il, regagne sans moi les rives d’Argail où je ne puis pénétrer sans la permission que tu me refuses. Abandonne le pauvre Trilby sur une terre d’exil pour y vivre condamné à la douleur éternelle de ta perte ; rien ne lui coûtera si tu laisses tomber sur lui un regard d’adieu ! malheureux ! que la nuit est profonde ! »

    Un feu follet brilla sur le lac.

    « Le voilà, dit Trilby, mon Dieu, je vous remercie ! j’aurais accepté votre malédiction à ce prix ! »

    « — Ce n’est pas ma faute, dit Jeannie, je ne m’attendais point, Trilby, à cette lumière étrange, et si mes yeux ont rencontré les vôtres… si vous avez cru y lire l’expression d’un consentement dont, en vérité, je ne prévoyais pas les conséquences, vous le savez, l’arrêt du redoutable Ronald porte une autre condition. Il faut que Dougal lui-même vous envoie à la chaumière. Et d’ailleurs votre bonheur même n’est-il pas intéressé à son refus et au mien ? Vous êtes aimé, Trilby, vous êtes adoré des nobles dames d’Argail, et vous devez avoir trouvé dans leurs palais… »

    « — Les palais des dames d’Argail ! reprit vivement Trilby. Oh ! Depuis que j’ai quitté la chaumière de Dougal, quoique ce fût au commencement de la plus mauvaise saison de l’année, mon pied n’a pas foulé le seuil de la demeure de l’homme ; je n’ai pas ranimé mes doigts engourdis à la flamme d’un foyer pétillant. J’ai eu froid, Jeannie, et combien de fois, las de grelotter au bord du lac, entre les branches des arbustes desséchés qui plient sous le poids des frimas, je me suis élevé en bondissant, pour réveiller un reste de chaleur dans mes membres transis, jusqu’au sommet des montagnes ! combien de fois je me suis enveloppé dans les neiges nouvellement tombées, et roulé dans les avalanches, mais en les dirigeant de manière à ne pas nuire à une construction, à ne pas compromettre l’espérance d’une culture, à ne pas offenser un être animé. L’autre jour, je vis en courant une pierre sur laquelle un fils exilé avait écrit le nom de sa mère ; ému, je m’empressai de détourner l’horrible fléau, et je me précipitai avec lui dans un abîme de glace où il n’a jamais respiré un insecte. − Seulement, si le cormoran furieux de trouver le golfe emprisonné sous une muraille de glace qui lui refuse le tribut de sa pêche accoutumée, le traversait en criant d’impatience pour aller ravir une proie plus facile au Firth de Clyde ou au Sund du Jura, je gagnais, tout joyeux, le nid escarpé de l’oiseau voyageur, et sans autre inquiétude que de le voir abréger la durée de son absence, je me réchauffais entre ses petits de l’année, trop jeunes encore pour prendre part à des expéditions de mer, et qui bientôt familiarisés avec leur hôte clandestin, car je n’ai jamais manqué de leur porter quelque présent, s’écartaient à mon approche pour me laisser une petite place parmi eux au milieu de leur lit de duvet. Ou bien, à l’imitation du mulot industrieux qui se creuse une habitation souterraine pour passer l’hiver, j’enlevais avec soin la glace et la neige amoncelées dans un petit coin de la montagne qui devait être exposé le lendemain aux premiers rayons du soleil levant, je soulevais avec précaution le tapis des vieilles mousses qui avaient blanchi depuis bien des années sur le roc, et au moment d’arriver à la dernière couche, je me liais de leurs fils d’argent comme un enfant de ses langes, et je m’endormais protégé contre le vent de la nuit sous mes courtines de velours ; heureux, surtout, quand je m’avisais que tu avais pu les fouler en allant payer la dîme du grain ou du poisson. Voilà, Jeannie, les superbes palais que j’ai habités, voilà le riche accueil que j’ai reçu, depuis que je suis séparé de toi, celui de l’escarbot frileux que j’ai quelquefois, sans le savoir, dérangé au fond de sa retraite, ou de la mouette étourdie qu’un orage subit forçait à se réfugier près de moi dans le creux d’un vieux saule miné par l’âge et le feu, dont les noires cavités et l’âtre comblé de cendre marquent le rendez-vous habituel des contrebandiers. C’est là, cruelle, le bonheur que tu me reproches. Mais, que dis-je ? Ah ! ce temps de misère n’a pas été sans bonheur ! quoiqu’il me fût défendu de te parler, et même de m’approcher de toi sans ta permission, je suivais du moins ton bateau du regard, et des follets moins sévèrement traités, compatissants à mes chagrins, m’apportaient quelquefois ton souffle et tes soupirs ! Si le vent du soir avait chassé de tes cheveux les débris d’une fleur d’automne, l’aile d’un ami complaisant la soutenait dans l’espace jusqu’à la cime du rocher solitaire, jusque dans la vapeur du nuage errant où j’étais relégué, et la laissait tomber en passant sur mon cœur. Un jour même, t’en souvient-il ? le nom de Trilby avait expiré sur ta bouche ; un lutin s’en saisit, et vint charmer mon oreille du bruit de cet appel involontaire. Je pleurais alors en pensant à toi, et les larmes de ma douleur se changèrent en larmes de joie : est-ce près de toi qu’il m’était réservé de regretter les consolations de mon exil ? »

    « — Expliquez-vous, Trilby, dit Jeannie qui cherchait à se distraire de son émotion. – Il me semble que vous venez de me dire, ou de me rappeler qu’il vous était défendu de me parler et de vous rapprocher de moi sans ma permission. C’était en effet l’arrêt du moine de Balva. Comment se fait-il donc que maintenant vous soyez dans mon bateau, près de moi, connu de moi, sans que je vous l’aie permis ?… »

    — « Jeannie, pardonnez-moi de vous le répéter, si cet aveu coûte à votre cœur !… Vous avez dit que vous m’aimiez ! »

    — « Séduction ou faiblesse, égarement ou pitié, je l’ai dit, reprit Jeannie, mais auparavant, mais jusque là je croyais que le bateau devait être inaccessible pour vous, comme la chaumière…

    — « Je ne le sais que trop ! combien de fois n’ai-je pas tenté inutilement de l’appeler près de moi ! l’air emportait mes plaintes, et vous ne m’entendiez pas ! »

    — « Alors, comment puis-je comprendre !… »

    — « Je ne le comprends pas moi-même, répondit Trilby, à moins, continua-t-il d’un ton de voix plus humble et plus tremblant, que vous n’ayez confié le secret que je vous ai surpris par hasard à des cœurs favorables, à des amitiés tutélaires, qui, dans l’impossibilité de révoquer entièrement ma sentence, n’ont pas renoncé à l’adoucir… »

    — « Personne, personne, s’écria Jeannie épouvantée ; moi-même je ne savais pas, moi-même je n’étais pas sûre encore… et votre nom n’est parvenu de ma pensée à mes lèvres que dans le secret de mes prières… » –

    — « Dans le secret même de vos prières, vous pouviez émouvoir un cœur qui m’aimât, et si devant mon frère Colombain, Colombain Mac-Farlane…

    — « Votre frère Colombain ! si devant lui… et c’est votre frère ! − Dieu de bonté !… prenez pitié de moi ! pardon !… pardon !… »

    — « Oui, j’ai un frère, Jeannie, un frère bien-aimé, qui jouit de la contemplation de Dieu, et pour qui mon absence n’est que l’intervalle pénible d’un triste et périlleux voyage dont le retour est presque assuré. Mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. – »

    — « Mille ans, − c’est le terme que Ronald vous avait assigné, si vous rentriez à la chaumière… −

    — « Et que sont mille ans de la plus sévère captivité, que serait une éternité de mort, une éternité de douleur, pour l’âme que tu aurais aimée, pour la créature trop favorisée de la Providence qui aurait été associée pendant quelques minutes aux mystères de ton cœur, pour celui dont les yeux auraient trouvé dans tes yeux un regard d’abandon, sur ta bouche un sourire de tendresse ! Ah ! le néant, l’enfer même n’aurait que des tourments imparfaits pour l’heureux damné dont les lèvres auraient effleuré tes lèvres, caressé les noirs anneaux de tes cheveux, pressé tes cils humides d’amour, et qui pourrait penser toujours, au milieu des supplices sans fin, que Jeannie l’a aimé un moment ! Conçois-tu cette volupté immortelle ! Ce n’est pas ainsi que la colère de Dieu s’appesantit sur les coupables qu’elle veut punir ! − Mais tomber, brisé de sa puissante main, dans un abîme de désespoir et de regrets où tous les démons répètent pendant tous les siècles : Non, non, Jeannie ne t’a pas aimé ! − Cela, Jeannie, c’est une horrible pensée, un inconsolable avenir ! − Vois, regarde, consulte ; mon enfer dépend de toi. »

    — « Songez du moins, Trilby, que l’aveu de Dougal est nécessaire à l’accomplissement de vos désirs, et que sans lui… −

    — « Je me charge de tout, si votre cœur répond à mes prières. − Ô Jeannie !… à mes prières et à mes espérances !… − »

    — « Vous oubliez !… − »

    — « Je n’oublie rien !… − »

    — « Dieu ! cria Jeannie,… tu ne vois pas !… tu ne vois pas,… tu es perdu !… − »

    — « Je suis sauvé,… répondit Trilby en souriant. −

    — « Voyez,… voyez,… Dougal est près de nous. − »

    En effet, au détour d’un petit promontoire qui lui avait caché un moment le reste du lac, la barque de Jeannie se trouva si près de la barque de Dougal que, malgré l’obscurité, il aurait infailliblement remarqué Trilby, si le lutin ne s’était précipité dans les flots à l’instant même où le pêcheur préoccupé y laissait tomber son filet. — » En voici bien d’une autre, dit-il en le retirant, et en dégageant de ses mailles une boîte d’une forme élégante et d’une matière précieuse qu’il crut reconnaître à sa blancheur si éclatante et à son poli si doux pour de l’ivoire incrusté de quelque métal brillant, et enrichi de grosses escarboucles orientales, dont la nuit ne faisait qu’augmenter la splendeur. « Imagine-toi, Jeannie, que depuis le matin je ne cesse de remplir mes filets des plus beaux poissons bleus que j’aie jamais pêchés dans le lac ; et, pour surcroît de bonne fortune, je viens d’en retirer un trésor ; car si j’en juge par le poids de cette boîte et par la magnificence de ses ornements, elle ne contient rien moins que la couronne du roi des îles, ou les joyaux de Salomon. Empresse-toi donc de la porter à la chaumière, et reviens en hâte vider nos filets dans le réservoir de la rade, car il ne faut pas négliger les petits profits, et la fortune que saint Colombain m’envoie ne me fera jamais oublier que je suis né un simple pêcheur ».

    La batelière fut longtemps sans pouvoir se rendre compte de ses idées. Il lui semblait qu’un nuage flottait devant ses yeux et obscurcissait sa pensée, ou que, transportée d’illusion en illusion par un songe inquiet, elle subissait le poids du sommeil et de l’accablement au point de ne pouvoir se réveiller. En arrivant à la chaumière, elle commença par déposer la boîte avec précaution, puis s’approcha du foyer, détourna la cendre encore ardente, et s’étonna de trouver des charbons enflammés comme à la veillée d’une fête. Le grillon chantait de joie sur le bord de sa grotte domestique, et la flamme vola vers la lampe qui tremblait dans la main de Jeannie, avec tant de rapidité que la chambre en fut subitement éclairée. Jeannie pensa d’abord que sa paupière était frappée enfin à la suite d’un long rêve par la clarté du matin ; mais ce n’était pas cela. Les charbons étincelaient comme auparavant ; le grillon joyeux chantait toujours, et la boîte mystérieuse se trouvait toujours à l’endroit où elle venait d’être placée, avec ses compartiments de vermeil, ses chaînes de perles et ses rosaces de rubis. « Je ne dormais pas, dit Jeannie ! – Je ne dormais pas ! − Fortune déplorable, » continua-t-elle en s’asseyant près de la table, et en laissant retomber sa tête sur le trésor de Dougal ! » Que m’importent les vaines richesses que renferme cette cassette d’ivoire ? Les moines de Balva pensent-ils avoir payé à ce prix la perte du malheureux Trilby ; car je ne puis douter qu’il ait disparu sous les flots, et qu’il faille renoncer à le revoir jamais ! Trilby, Trilby ! » dit-elle en pleurant… et un soupir, un long soupir lui répondit. Elle regarda autour d’elle, elle prêta l’oreille pour s’assurer qu’elle s’était trompée. En effet, on ne soupirait plus. « Trilby est mort, s’écria-t-elle, Trilby n’est pas ici ! − D’ailleurs, ajouta-t-elle avec une maligne joie, quel parti Dougal tirera-t-il de ce meuble qu’on ne peut ouvrir sans le briser ? qui lui apprendra le secret de la serrure fée qui doit rouler sur ces émeraudes ? Il faudrait savoir les mots magiques de l’enchanteur qui l’a construite, et vendre son âme à quelque démon pour en pénétrer le mystère ». — « Il ne faudrait qu’aimer Trilby et que lui dire qu’on l’aime, repartit une voix qui s’échappait de l’écrin merveilleux. Condamné pour toujours si tu refuses, sauvé pour toujours si tu consens, voilà ma destinée, la destinée que ton amour m’a faite… − »

    » Il faut dire… reprit Jeannie ? –

    » Il faut dire : Trilby, je t’aime ! −

    » Le dire… − et cette boîte s’ouvrirait alors ?… − et vous seriez libre ? −

    » Libre et heureux ! −

    » Non, non ! dit Jeannie éperdue, non, je ne le peux pas, je ne le dois pas !…

    » Et que pourrais-tu redouter ?… −

    » Tout, répondit Jeannie, un parjure affreux − le désespoir − la mort !…

    » Insensée ! qu’as-tu donc pensé de moi !… t’imagines-tu, toi qui es tout pour l’infortuné Trilby, qu’il irait tourmenter ton cœur d’un sentiment coupable, et le poursuivre d’une passion dangereuse qui détruirait ton bonheur, qui empoisonnerait ta vie !… Juge mieux de sa tendresse ! Non, Jeannie, je t’aime pour le bonheur de t’aimer, de t’obéir, de dépendre de toi ! − Ton aveu n’est qu’un droit de plus à ma soumission ; ce n’est pas un sacrifice ! − En me disant que tu m’aimes, tu délivres un ami et tu gagnes un esclave ! Quel rapport oses-tu imaginer entre le retour que je te demande et la noble et touchante obligation qui te lie à Dougal ? L’amour que j’ai pour toi, ma Jeannie, n’est pas une affection de la terre ; ah ! je voudrais pouvoir te dire, pouvoir te faire comprendre comment dans un monde nouveau, un cœur passionné, un cœur qui a été trompé ici dans ses affections les plus chères ou qui en a été dépossédé avant le temps, s’ouvre à des tendresses infinies, à d’éternelles félicités qui ne peuvent plus être coupables ! − Tes organes trop faibles encore n’ont pas compris l’amour ineffable d’une âme dégagée de tous les devoirs, et qui peut sans infidélité embrasser toutes les créatures de son choix, d’une affection sans limites ! Oh, Jeannie, tu ne sais pas combien il y a d’amour hors de la vie, et combien il est calme et pur ! – Dis-moi, Jeannie, dis-moi seulement que tu m’aimes ! − Cela n’est pas difficile à dire… Il n’y a que l’expression de la haine qui doive coûter quelque chose à ta bouche. − Moi, je t’aime, Jeannie, je n’aime que toi ! – Vois-tu, ma Jeannie ! il n’y a pas une pensée de mon esprit qui ne t’appartienne. − Il n’y a pas un battement de mon cœur qui ne soit pour le tien ! mon sein palpite si fort, quand l’air que je parcours est frappé de ton nom ! − mes lèvres frémissent et balbutient quand je veux le prononcer ! Oh ! Jeannie, que je t’aime ! − et tu ne diras pas, tu n’oseras pas dire, toi… Je t’aime, Trilby ! Pauvre Trilby, je t’aime un peu !… »

    — « Non, non, dit Jeannie, » en s’échappant avec effroi de la chambre où était déposée la riche prison de Trilby ; « non, je ne trahirai jamais les serments que j’ai faits à Dougal, que j’ai faits librement, et au pied des saints autels ; il est vrai que Dougal a quelquefois une humeur difficile et rigoureuse, mais je suis assurée qu’il m’aime. Il est vrai aussi qu’il ne sait pas exprimer les sentiments qu’il éprouve, comme ce fatal esprit déchaîné contre mon repos ; mais qui sait si ce don funeste n’est pas un effet particulier de la puissance du démon, et si ce n’est pas lui qui me séduit dans les discours artificieux du lutin ? Dougal est mon ami, mon mari, l’époux que je choisirais encore ; il a ma foi, et rien ne triomphera de ma résolution et de mes promesses ! rien ! pas même mon cœur, continua-t-elle en soupirant ! qu’il se brise plutôt que d’oublier le devoir que Dieu lui a imposé !… »

    Jeannie avait à peine eu le temps de s’affermir dans la détermination qu’elle venait de prendre, en se la répétant à elle-même avec une force de volonté d’autant plus énergique qu’elle avait plus de résistance à vaincre ; elle murmurait encore les dernières paroles de cet engagement secret, quand deux voix se firent entendre auprès d’elle, au-dessous du chemin de traverse qu’elle avait pris pour arriver plus tôt au bord du lac, mais qu’on ne pouvait parcourir avec un fardeau considérable, tandis que Dougal arrivait ordinairement par l’autre, chargé des plus beaux poissons, surtout lorsqu’il amenait un hôte à la chaumière. Les voyageurs suivaient la route inférieure et marchaient lentement comme des hommes occupés d’une conversation sérieuse. C’était Dougal et le vieux moine de Balva que le hasard venait de conduire sur le rivage opposé, et qui était arrivé à temps pour passer dans la barque du pêcheur, et pour lui demander l’hospitalité. On peut croire que Dougal n’était pas disposé à la refuser au saint commensal du monastère dont il avait reçu ce jour-là même tant de bienfaits signalés, car il n’attribuait pas à une autre protection le retour inespéré des trésors de la pêche, et la découverte de cette boîte, si souvent rêvée, qui devait contenir des trésors bien plus réels et bien plus durables. Il accueillit donc le vieux moine avec plus d’empressement encore que je jour mémorable où il avait à lui demander le bannissement de Trilby, et c’était des expressions réitérées de sa reconnaissance, et des assurances solennelles de la continuation des bontés de Ronald, qu’avait été frappée l’attention de Jeannie. Elle s’arrêta comme malgré elle pour écouter, car elle avait craint d’abord, sans se l’avouer, que ce voyage n’eût un autre objet que la quête ordinaire d’Inverary, qui ne manquait jamais de ramener, dans cette saison, un des émissaires du couvent ; sa respiration était suspendue, son cœur battait avec violence ; elle attendait un mot qui lui révélât un danger pour le captif de la chaumière, et quand elle entendit Ronald prononcer d’une voix forte : « Les montagnes sont délivrées, les méchants esprits sont vaincus : le dernier de tous a été condamné aux vigiles de saint Colombain. » elle conçut un double motif de se rassurer, car elle ne doutait point des paroles de Ronald. « Ou le moine ignore le sort de Trilby, dit-elle, ou Trilby est sauvé et pardonné de Dieu comme il paraissait l’espérer. » Plus tranquille, elle gagna la baie où les bateaux de Dougal étaient amarrés, vida les filets pleins dans le réservoir, étendit les filets vides sur la plage après en avoir exprimé l’eau avec soin pour les prémunir contre l’atteinte d’une gelée matinale, et reprit le sentier des montagnes avec ce calme qui résulte du sentiment d’un devoir accompli, mais dont l’accomplissement n’a rien coûté à personne. « Le dernier des méchants esprits a été condamné aux vigiles de saint Colombain, répéta Jeannie ; ce ne peut pas être Trilby, puisqu’il m’a parlé ce soir et qu’il est maintenant à la chaumière, à moins qu’un rêve n’ait abusé mes esprits. Trilby est donc sauvé, et la tentation qu’il vient d’exercer sur mon cœur n’était qu’une épreuve dont il ne se serait pas chargé lui-même, mais qui lui a été probablement prescrite par les saints. Il est sauvé, et je le reverrai un jour ; un jour certainement ! s’écria-t-elle ; il vient lui-même de me le dire : mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais ! »

    La voix de Jeannie s’était élevée de manière à se faire entendre autour d’elle, car elle se croyait seule alors. Elle suivait les longues murailles du cimetière qui à cette heure inaccoutumée n’est fréquenté que par les bêtes de rapine, ou tout au plus par de pauvres enfants orphelins qui viennent pleurer leur père. Au bruit confus de ce gémissement qui ressemblait à une plainte du sommeil, une torche s’exhaussa de l’intérieur jusqu’à l’élévation des murs de l’enceinte funèbre et versa sur la longue tige des arbres les plus voisins des lumières effrayantes. L’aube du Nord, qui avait commencé à blanchir l’horizon polaire depuis le coucher du soleil, déployait lentement son voile pâle à travers le ciel et sur toutes les montagnes, triste et terrible comme la clarté d’un incendie éloigné auquel on ne peut porter du secours. Les oiseaux de nuit, surpris dans leurs chasses insidieuses, resserraient leurs ailes pesantes et se laissaient rouler étourdis sur les pentes du Cobler, et l’aigle épouvanté criait de terreur à la pointe de ses rochers, en contemplant cette aurore inaccoutumée qu’aucun astre ne suit et qui n’annonce pas le matin.

    Jeannie avait souvent ouï parler des mystères des sorcières, et des fêtes qu’elles se donnaient dans la dernière demeure des morts, à certaines époques des lunes d’hiver. Quelquefois même quand elle rentrait fatiguée sous le toit de Dougal, elle avait cru remarquer cette lueur capricieuse qui s’élevait et retombait rapidement ; elle avait cru saisir dans l’air des éclats de voix singuliers, des rires glapissants et féroces, des chants qui paraissaient appartenir à un autre monde, tant ils étaient grêles et fugitifs. Elle se souvenait de les avoir vues, avec leurs tristes lambeaux souillés de cendre et de sang, se perdre dans les ruines de la clôture inégale, ou s’égarer comme la fumée blanche et bleue du soufre dévoré par la flamme, dans les ombres des bois et dans les vapeurs du ciel. Entraînée par une curiosité invincible, elle franchit le seuil redoutable qu’elle n’avait jamais touché que de jour pour aller prier sur la tombe de sa mère. − Elle fit un pas et s’arrêta. − Vers l’extrémité du cimetière, qui n’était d’ailleurs ombragé que de cette espèce d’ifs dont les fruits, rouges comme des cerises tombées de la corbeille d’une fée, attirent de loin tous les oiseaux de la contrée ; derrière l’endroit marqué par une dernière fosse qui était déjà creusée et qui était encore vide, il y avait un grand bouleau qu’on appelait L’ARBRE DU SAINT, parce que l’on prétendait que saint Colombain jeune encore, et avant qu’il fût entièrement revenu des illusions du monde, y avait passé toute une nuit dans les larmes, en luttant contre le souvenir de ses profanes amours. Ce bouleau était depuis un objet de vénération pour le peuple, et si j’avais été poète, j’aurais voulu que la postérité en conservât le souvenir.

    Jeannie écouta, retint son souffle, baissa la tête pour entendre sans distraction, fit encore un pas, écouta encore. Elle entendit un double bruit semblable à celui d’une boîte d’ivoire qui se brise et d’un bouleau qui éclate, et au même instant elle vit la longue réverbération d’une clarté éloignée courir sur la terre, blanchir à ses pieds et s’éteindre sur ses vêtements. Elle suivit timidement jusqu’à son origine le rayon qui l’éclairait ; il aboutissait à L’ARBRE DU SAINT, et devant L’ARBRE DU SAINT, il y avait un homme debout dans l’attitude de l’imprécation, un homme prosterné dans l’attitude de la prière. Le premier brandissait un flambeau qui baignait de lumière son front impitoyable, mais serein. L’autre était immobile. Elle reconnut Ronald et Dougal. Il y avait encore une voix, une voix éteinte comme le dernier souffle de l’agonie, une voix qui sanglotait faiblement le nom de Jeannie, et qui s’évanouit dans le bouleau. « Trilby, » cria Jeannie !… et laissant derrière elle toutes les fosses, elle s’élança dans la fosse qui l’attendait sans doute, car personne ne trompe sa destinée ! « Jeannie, Jeannie, » dit le pauvre Dougal ! — Dougal ! » répondit Jeannie en étendant vers lui sa main tremblante et en regardant tour à tour Dougal et L’ARBRE DU SAINT, « Daniel, mon bon Daniel, mille ans ne sont rien sur la terre… rien, » reprit-elle en soulevant péniblement sa tête, puis elle la laissa retomber et mourut. Ronald, un moment interrompu, reprit sa prière où il l’avait laissée.

     

    Il s’était passé bien des siècles depuis cet événement quand la destinée des voyages, et peut-être aussi quelques soucis du cœur, me conduisirent au cimetière. Il est maintenant loin de tous les hameaux, et c’est à plus de quatre lieues qu’on voit flotter sur la même rive la fumée des hautes cheminées de Portincaple. Toutes les murailles de l’ancienne enceinte sont détruites ; il n’en reste même que de rares vestiges, soit que les habitants du pays aient employés leurs matériaux à de nouvelles constructions, soit que les terres des boulingrins d’Argail, entraînées par des dégels subits, les aient peu à peu recouverts. Cependant, la pierre qui surmontait la fosse de Jeannie a été respectée par le temps, par les cataractes du ciel, et même par les hommes. On y lit toujours ces mots tracés d’une main pieuse Mille ans ne sont qu’un moment sur la terre pour ceux qui ne doivent se quitter jamais. L’ARBRE DU SAINT est mort, mais quelques arbustes pleins de vigueur couronnaient sa souche épuisée de leur riche feuillage, et quand un vent frais soufflait entre leurs sions verdoyants, et courbait, et relevait leurs épaisses ramées, une imagination vive et tendre pouvait y rêver encore les soupirs de Trilby sur la fosse de Jeannie. Mille ans sont si peu de temps pour posséder ce qu’on aime, si peu de temps pour le pleurer !…

     

    CONTES ET BALLADES.

    LA FILLEULE DU SEIGNEUR

    Il y a un an que mes recherches botaniques me conduisirent aux environs d’un petit village qui, n’est pas éloigné de Loudun. Une femme, d’une quarantaine d’années me rencontra sur la montagne, et s’imagina que je cueillais des simples. J’observai qu’elle avait envie de me parler ; et sans deviner ce qui pouvait donner lieu à ce désir, j’entrepris moi-même la conversation. Elle me dit alors qu’elle était bien malheureuse, qu’elle avait une jeune fille qui était sa seule consolation, qu’elle chérissait plus qu’elle-même, et qu’elle était près de la perdre, car elle était malade et abandonnée des médecins. Ensuite de cela, elle me pria en pleurant de la visiter et de ne pas lui refuser mes secours. Il aurait été inutile de m’en défendre ; et pourquoi d’ailleurs lui ravir le charme de ce moment d’espérance, dédommagement stérile mais si doux de plusieurs mois d’incertitude et de larmes ?

    Je marchai derrière elle à travers les genêts fleuris et les touffes de bruyères, jusqu’à ce que nous eussions gagné le hameau. Enfin elle me montra le seuil de la cabane, et j’entrai dans la chambre où sa fille reposait sur un vieux lit de sangles, entré deux rideaux verts.

    Elle était appuyée sur un de ses bras ; ses yeux étaient hagards, ses joues rouges et brûlantes, sa bouche haletante et pâle. Elle paraissait avoir seize à dix-sept ans au plus ; mais ses traits avaient peu d’agrément ; on y remarquait seulement cette expression touchante et passionnée qui a le pouvoir de tout embellir.

    — Suzanne, lui dit sa mère, voilà un monsieur de grand savoir, qui guérira sûrement ton mal.

    Elle se tourna vers la muraille en souriant doucement.

    — Suzanne, dis-je en m’emparant de sa main, ne vous abandonnez pas à une défiance injuste ; il y a des remèdes pour tout.

    Elle souleva sa tête, et me regarda fixement.

    — En examinant quelque temps les caractères de votre maladie, je trouverai sans doute les moyens de vous soulager.

    Elle sourit de nouveau, et retira sa main de la mienne avec un léger effort.

    Sa mère sortit.

    Je ne sais quel trouble s’était emparé de moi. Je marchais à grands pas dans la chaumière, et mon imagination ne saisissait que des pensées vagues et inquiètes.

    Cependant cette jeune fille m’intéressait.

    Je revins près d’elle, et je m’assis. J’entendis un soupir.

    Je cherchai la main qui m’avait quitté. La mienne était ardente ; elle la pressa.

    — Suzanne, m’écriai-je en l’appuyant sur son cœur, Suzanne, c’est là que tu souffres.

    Ses paupières s’abaissèrent avec un calme mélancolique ; elles étaient enflées et tendues. Les cils réunis par faisceaux brillaient encore de l’humidité de ses pleurs.

    — Tu aimes, ajoutai-je à demi voix. Sa poitrine se gonflait.

    Elle glissa ses doigts dans une boucle de ses cheveux noirs, et la ramena sur son visage.

    Je l’enveloppais d’un de mes bras. Je la rapprochais de mon sein avec un chaste intérêt. Mon haleine effleurait ses lèvres.

    Elle parla ; je l’entendis à peine. — Ce n’est pas lui, disait-elle.

    — Non, ce n’est pas lui, répondis-je ; mais ne doit-il pas venir ?

    Et Suzanne balança sa main autour de sa tête.

    — Peut-être le verras-tu demain. Elle ne répondit pas.

    Je craignis d’aigrir sa peine, et je gardai le silence. Elle me regarda encore, et moi je pleurais.

    Il y avait une larme sur ma joue ; elle l’essuya du dos de sa main.

    Une autre était tombée sur sa main, elle la recueillit avec sa bouche.

    — Tu es bien heureux, me dit-elle ; je crois que tu as pleuré.

    Et puis, en m’observant davantage, elle ajouta : — Je t’aimerai, car tu as une âme d’ange. Dis-moi cependant si tu es noble ?

    J’hésitais à l’avouer. Cela coûte à dire devant le grabat de la misère.

    — Oh ! reprit-elle, noble et homme ; il y a une méprise. Mais tu es trop jeune encore… Je suis contente de te voir rougir.

    Explique-moi… Je ne prononçai point ces paroles : qu’avais-je besoin d’un éclaircissement douloureux pour lui donner ma pitié ? Nous nous entendions bien comme cela.

    Un peu plus tard, je revis sa mère, et elle attendait les mots qui allaient m’échapper comme un oracle sauveur. — A-t-elle aimé, lui demandai-je ?

    — Hélas ! jamais. De riches partis se sont offerts et malgré notre indigence, on a sollicité avec ardeur l’amour de ma Suzanne. Elle a été indifférente pour tous. Elle aurait voulu qu’il y eût des cloîtres pour y ensevelir sa jeunesse, parce que le monde lui était importun, et qu’elle trouvait la vie longue et difficile. Je crois que nul homme n’a obtenu un seul baiser de Suzanne, si ce n’est cependant son parrain. Il a douze ans de plus qu’elle, et c’est le fils de l’ancien seigneur du village. Tandis qu’il était absent pour le service du roi, elle disait : Je sais que mon parrain reviendra, parce que Dieu me l’a promis ; et quand il reviendra, mon Frédéric, je lui donnerai un agneau tout blanc avec des rubans bleus et roses, et des tresses de fleurs suivant la saison. Elle alla en effet à sa rencontre, et quand il la vit, il descendit de cheval pour la baiser sur le front. — Voyez, dit-il, comme Suzanne est jolie ! Je ne veux pas qu’elle conduise des troupeaux le long des haies et qu’elle hâle son teint aux ardeurs du soleil, car je l’aimais comme ma sœur.

    Le lendemain, je revins dès le point du jour. Je la trouvai plus mal.

    — Écoute, me dit-elle en m’embrassant ; tu dois être bon comme tu es beau, et je vais te demander quelque chose de meilleur que la vie. Engage ma mère à me donner ma robe blanche, ma cornette de mousseline et ma jeannette de cristal. Cueille-moi un barbeau dans le jardin, et une iris près du ruisseau. C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.

    Je fis ce qu’elle m’avait demandé, et sa mère l’habilla. Mais en descendant de son lit, elle tomba en faiblesse.

    La cloche sonnait tout vis-à-vis, car c’était en face de l’église. Sa mère lui dit : — Vois-tu bien, c’est le mariage de Frédéric ; et si tu n’étais pas malade, tu danserais, comme les demoiselles, dans les grandes salles du château. Pourquoi ne prends-tu pas courage ?

    Elle n’entendait plus. Suzanne, la pauvre Suzanne ! Elle nous dit cependant qu’elle était mieux.

    Nous nous approchâmes de la porte, sa mère et moi, pour voir passer les fiancés. La femme choisissait, avec une attention craintive, l’endroit où elle devait poser ses pieds, pour ne pas flétrir les broderies de sa chaussure. Tous ses mouvements étaient pénibles et apprêtés ; tous ses gestes, superbes et dédaigneux. Dans ses pas, dans ses regards, dans l’arrangement de ses cheveux, dans les plis de ses vêtements, il n’y avait que symétrie. Oh ! que les soins d’une fête simple et d’une cérémonie commune lui inspiraient de dégoût !

    Frédéric venait après. Ses grands sourcils étaient baissés, sa parure négligée, sa démarche lente et soucieuse.

    En passant devant la maison, il y jeta les yeux d’un air sombre et mécontent ; il recula d’un demi-pas en se mordant les lèvres, effeuilla un bouquet qu’il tenait dans ses mains, et puis reprit sa route, et l’église s’ouvrit.

    J’étais demeuré seul, et je réfléchissais sur cela, quand j’entendis un long cri.

    Je courus. La mère était à genoux ; la fille était couchée.

    Êtes-vous sûre ? — Regarde, me dit la mère…

    Suzanne était immobile, sans couleur, inanimée, morte. Je la touchai, elle était presque froide. Je prêtai l’oreille encore pour m’assurer qu’elle ne respirait plus.

     

    Voilà ce qui m’est arrivé dans ce village aux environs de Loudun.

     

    UNE HEURE, OU LA VISION

    J’avais le cœur plein d’amertume, et je cherchais la solitude et la nuit. Ma promenade ne s’étendait guère au-delà des jardins de Chaillot, et je ne la commençais ordinairement qu’après que onze heures du soir étaient sonnées. Mais j’étais obsédé de si tristes pensées, mon imagination se nourrissait de tant de funestes rêveries, que souvent, dans cet état d’exaltation involontaire, qui est familier aux âmes souffrantes, j’ai eu à repousser je ne sais combien de prestiges dont un moment de réflexion me faisait rougir.

    Un jour je m’étais rendu, plus tard que d’habitude, à l’endroit accoutumé ; et, soit que les ténèbres plus obscures eussent trompé mon dessein, soit que la succession de mes idées, plus inégale et plus fortuite, m’eût fait perdre de vue le but de ma course nocturne, la cloche du village frappait une heure, quand je m’aperçus que je ne suivais plus ma route familière, et que mes distractions m’avaient poussé dans un chemin inconnu. Je hâtai le pas vers le lieu d’où le son était parti.

    Au détour d’un passage étroit, une ombre se leva devant mes pieds et disparut dans la haie. Je m’arrêtai en frémissant, et je vis une longue pierre, de la forme d’une tombe. J’entendis un soupir ; le feuillage trembla.

    Le lendemain, préoccupé de cette aventure, je cherchai le même lieu à peu près à la même heure : l’apparition se réitéra, et le fantôme m’effleura en passant ; ses pas retentissaient sur la pierre ; l’herbe sèche sifflait derrière lui, et de temps en temps je le voyait fuir, comme une nuée sombre, entre les saules voisins ou à l’angle d’un sentier. Suivant toujours cette trace incertaine et légère, j’arrivai à l’ancien monastère de Sainte-Marie ; mais errant de décombres en décombres, je ne retrouvai plus rien.

    Ce couvent délabré offre un des plus tristes aspects qui puissent frapper les regards de l’homme. Il ne reste de l’église que de grands pilastres isolés qui portent çà et là quelques débris d’une voûte détruite. Quand la lune laisse tomber sa lumière à travers ces colonnes, et que les hiboux hululent sur les corniches ; quand on gagne ensuite le sommet des terrasses incultes, qu’on s’avance le long des hautes murailles en trébuchant parmi les fosses, et que, descendant les escaliers rompus et jonchés de plantes vénéneuses, telles que la jusquiame et l’éclaire, on aboutit à des bâtiments tout dégradés dont il ne subsiste plus que des pans menaçants, et des combles soutenus d’une manière presque miraculeuse ; quand on est conduit par le hasard à cette avenue funèbre, qui par une pente rocailleuse, et sous des cintres humides, mène aux anciennes catacombes, et qu’à la lueur de quelque lampe mourante, on peut lire sur les pierres éparses les noms de ces chastes filles qui y ont déposé leurs ossements… il n’est point de force humaine qui résiste à de pareilles émotions. Elles absorbèrent tellement toutes mes facultés, que j’oubliai en quelque sorte l’étrange motif de mes recherches ; ce ne fut que le lendemain que je sentis renaître plus vivement le désir de pénétrer l’être mystérieux dont la rencontre m’avait troublé, et qui s’était fait de ce grand sépulcre une habitation aussi mystérieuse que lui-même.

    À une heure, retenant mon souffle, et marchant d’un pied silencieux, j’arrivai à la tombe, et je reconnus le spectre.

    Il était assis, les yeux fixés sur un certain point du ciel. C’était un jeune homme maigre et très défait, habillé de mauvais lambeaux, et dont les cheveux hérissés retombaient en boucles épaisses. À voir sa bouche béante, son cou tendu, ses bras roidis et toute son attitude occupée, on pouvait penser qu’il se livrait à une grave contemplation. Mais un sanglot lui échappa, et je présumai qu’il n’avait pas vu ce qu’il paraissait chercher.

    Il m’aperçut alors, et s’élança pour fuir. Puis, s’arrêtant aussitôt, et me regardant doucement, — Que veux tu, me dit-il ?

    — Te connaître, et peut-être te consoler.

    — Tu es homme, reprit-il, et ton cœur est fait comme le leur. Je n’aime pas ton espèce : il y en avait quelques-uns dans mon premier âge qui compatissaient aux douleurs d’autrui ; c’étaient des cœurs nobles et aimés de Dieu : maintenant c’est bien différent.

    Il secoua la tête en essuyant sa paupière.

    — Il y en a maintenant encore, continuai-je : ne ferme pas ton cœur à tes frères.

    — Je n’ai plus de frères ; les malheureux en ont-ils ? Regarde comme je suis hâve et flétri, regarde comme je suis souillé. J’ai eu faim pendant le jour ; pendant la nuit j’ai couché mes membres sur la boue et dans l’eau des marais. Dieu m’a donné de mauvais jours. Il y a des moments où mes yeux se troublent, où mes dents se joignent avec effort. Ma poitrine se soulève, mes nerfs s’ébranlent comme les cordes d’une harpe ; je sens des larmes qui veulent s’échapper, un froid qui parcourt mes membres, un malaise inexplicable qui me tient à la gorge. On dit que je suis maniaque et épileptique, et on passe en laissant tomber sur moi un sourire de dédain.

    Voilà ce que je suis.

    Il s’assit sur la tombe, et je m’assis tout près de lui.

    — Je peux bien te raconter, dit-il tout à coup… Aussi bien elle ne viendra pas cette nuit. Vois-tu cette coupole noire qui s’élève là-haut dans le fond bleu du ciel ?

    Et cette étoile qui brille au-dessus, nageant dans une clarté si pure, la vois-tu ?

    C’est là, en vérité, puisqu’elle me l’a dit. Mais elle n’en descend plus.

    J’étais presqu’aussi riche qu’Octavie ; mais l’héritier d’une grande maison se présenta, et ses parents me rebutèrent.

    Deux jours avant la noce, je me promenais sous les arbres du Luxembourg, et je me complaisais dans ma douleur. Que de rêves ne faisais-je pas ? Je porterai, disais-je, un poignard acéré dans la salle du festin, et je donnerai l’éternité à ma bien-aimée et à moi ; ou bien je jetterai l’épouvante dans le temple, et j’enlèverai Octavie du milieu de ses amis consternés ; ou bien je mêlerai les horreurs d’un incendie aux préparatifs de son hymen ; et dans le trouble de cette scène d’effroi, je la ravirai morte ou vivante au crime d’un nouvel amour.

    Elle vint à passer. Le satin de sa robe criait.

    Je tressaillis partout, un nuage rougeâtre offusqua ma vue ; tout mon sang courut à mon cœur.

    Elle m’avait reconnu, mon Octavie. — Je reviendrai bientôt, dit-elle à ceux qui l’entouraient. Le calme de minuit doit être ici plus ravissant. Je reviendrai bientôt ; je viendrai peut-être demain.

    Elles retentissent comme une si douce musique, les paroles de celle qu’on aime ! elles retentissent longtemps. Toutes les facultés s’en saisissent ; l’âme se les identifie. Il semble qu’en emportant sa dernière pensée, on l’emportera tout entière.

    J’allais répétant : je viendrai bientôt, je viendrai peut-être demain.

    Peut-être demain ! disait-elle. Cependant elle ne vint pas.

    Une heure sonna.

    Et puis, une cloche lugubre, frappée à de longs intervalles, remplit les airs d’une symphonie de mort.

    Je n’aurais pas pu définir l’émotion dont mes sens furent surpris ; mais elle était comme émanée du ciel. Quoi qu’il en soit, un acte de volonté dont je ne m’étais pas rendu compte, m’entraîna vers l’hôtel d’Octavie ; et fendant la foule des domestiques empressés, je m’arrêtai au-dessous de l’appartement qu’elle occupait.

    Les croisées étaient ouvertes. Derrière les rideaux on voyait passer tour à tour des ombres et des flambeaux, et je ne sais quels cris étouffés s’élevaient du fond de sa chambre. Elle est morte, m’écriai-je ! — Non, répondit son père, en me serrant convulsivement le bras, elle dort.

    Elle était couchée sur son lit de damas rouge ; il y avait une bougie sur son guéridon, un livre à ses pieds : un prêtre était immobile à son chevet ; sa mère était évanouie sur le plancher. Eulalie pleurait à chaudes larmes, et un homme habillé de noir disait avec un sang-froid féroce : — Il n’y a plus d’espérance ; je savais bien qu’elle ne s’en tirerait pas.

    J’ai oublié toute l’année qui suivit cette soirée, car je fus, dit-on, malade, et ma maladie excitait la répugnance et l’horreur. Depuis la mort d’Octavie, il n’y avait plus personne qui m’aimât.

    Une année après, jour par jour, je montais la rue de Tournon à la clarté des illuminations d’une fête publique ; je divisais lentement vingt groupes qui m’affligeaient des éclats de leur joie grossière, quand une heure sonna… Si le coup du battant avait frappé là, il m’aurait blessé moins rudement qu’en faisant gronder cette cloche. Pourquoi cette heure ne fut-elle pas retranchée du nombre des heures ? cette heure dont les derniers murmures ont couvert les sanglots de ton agonie !

    Alors un adolescent d’une figure angélique me salua d’un regard humide et lumineux, et disparut dans la foule en me montrant le Luxembourg.

    J’hésitais. Je le vis encore ; une larme glissait le long de sa face, et brillait en tombant.

    J’entrai tout ému dans les jardins, moi qui n’ai jamais connu de crainte : et la poussière qui s’élevait à mon passage, et les traits de la lune qui jaillissaient entre les feuilles, et le tumulte éloigné du peuple qui regagnait ses demeures, tout me remplissait d’inquiétude et d’alarmes. Elle m’apparut enfin, vêtue et voilée de blanc, comme dans cette belle soirée ou nous traversâmes à pied tous les quais de la Seine, et je vis distinctement qu’elle flottait dans une vapeur aussi douce que l’aurore. Je perdis connaissance, et Octavie ne s’éloigna point de moi. Elle se penchait sur mon corps immobile, et son haleine brûlante réchauffait mon sein. Ses baisers volaient de ma bouche à mes paupières, de mes paupières à mes cheveux. Ses bras m’enveloppaient mollement, et me berçaient dans une région pleine de lumière et de parfums. Il y avait sur tous mes organes un fardeau de volupté ; et quand mes esprits rassurés commencèrent à mieux jouir de cette scène d’ivresse ; quand mes yeux inquiets cherchèrent Octavie autour de moi, je ne distinguai plus que la trace de sa fuite, un sillon pâle et tremblant qui s’étendait jusqu’à cet astre, et qui s’effaçait peu à peu.

    Je ne sais pourquoi elle ne vient plus ; mais si elle ne vient pas, j’irai.

    — Je crois que j’irai, reprit-il à demi-voix.

    Tel fut le récit que me fit cet épileptique ; et depuis, je m’informai longtemps et inutilement de son sort. Je désespérais même de le revoir, quand le hasard m’apprit qu’on avait remarqué quelqu’un de pareil à l’infirmerie de Bicêtre. J’y courus, et je me fis conduire à son lit. Ce n’était plus qu’un cadavre presque totalement décharné et d’une lividité affreuse. Ses yeux avaient encore quelque feu et se mouvaient assez rapidement dans leur orbite enfoncé ; mais ses regards faisaient mal.

    Après avoir réfléchi durant quelques minutes de l’air d’un homme qui essaie de fixer des réminiscences très confuses, un sourire amer crispa légèrement ses lèvres, et il s’inclina tendrement de mon côté.

    — Je savais bien, dit-il, que j’irais. J’irai probablement demain. Octavie est venue pour m’y inviter, et j’ai déjà reçu d’elle un gage de prochaine alliance, car c’est bien, ajouta-t-il, la main d’Octavie qui se déploie ainsi vers moi à toute heure ; et ce n’est point une main desséchée par la mort, ce n’est point une main noire et hideuse comme celle des squelettes qui ont vieilli dans les tombeaux ; ce sont des formes plus suaves que celles des anges. Il est vrai que je n’ai pas pu la toucher jusqu’ici ; mais quand le moment sera près de s’accomplir, cette main me saisira et m’entraînera par-delà le ciel.

    En achevant ces paroles, il se mit à regarder son oreiller avec une joie effrayante, et s’écria d’une voix sourde et effarée : — La voilà, la voilà toujours, et voilà ton onyx ovale avec un petit cercle d’or.

    — Je n’irai donc que demain, reprit-il en soupirant.

    Capricieux écarts d’une imagination vive ou crédule ! il me sembla voir la paille où reposait sa tête, et le drap grossier qui la couvrait, s’abaisser sous le poids de la main d’Octavie, et conserver son empreinte.

    Que sais-je, infortuné qu’ils appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d’une sensibilité plus énergique, d’une organisation plus complète, et si la nature, en exaltant toutes tes facultés, ne les rendit pas propres à percevoir l’inconnu ?

    Cette idée m’occupait encore, quand j’arrivai le lendemain. Je m’approchai du lit de l’épileptique, et je ne le vis point ; mais un linceul jeté sur lui me laissa deviner son corps. Il y avait aussi un petit cierge qui brulait en ce lieu, et tout le reste était comme à l’ordinaire.

    Quand la soirée fut un peu avancée, je me rendis à l’endroit où je l’avais rencontré naguère, et je m’assis sur la tombe où nous nous étions assis tous les deux. On l’avait dérangée, dans l’intention de l’enlever peut-être pour en faire la borne d’un champ ou la pierre angulaire d’un bâtiment. J’entendis sonner une heure, et je calculai que cette nuit devait être le second anniversaire de la mort d’Octavie.

    Le ciel n’était pas pur ; un nuage terne et orageux me cachait d’abord l’étoile où son ami l’avait si souvent cherchée ; mais elle se dégagea lentement de ces ténèbres, et parut plus resplendissante.

     

    Pauvre fou ! dis-je tout haut, que sont maintenant, au prix de tes découvertes, les vaines sciences de la terre ? Il n’y a rien d’obscur pour toi dans tant de merveilles qui font l’étonnement des sages ; et si quelque nuage a voilé tes jours, tu t’en es affranchi comme cette étoile pour reprendre dans une nouvelle vie ta première grâce et ta première beauté.

     

    LE TOMBEAU DES GRÈVES DU LAC

    ALBERT.

    Qu’allez-vous, jeunes filles, avec vos cheveux épars en signe de deuil, et des guirlandes de fleurs dans les mains ?

    UNE DES JEUNES FILLES.

    Ces fleurs sont consacrées à la tristesse ; voici l’hyacinthe ensanglantée, le souci lugubre, l’ancolie, fille des rochers et amie des tombeaux. Nous allons les déposer sur la sépulture de l’inconnue, auprès des Grèves du Lac.

    ALBERT.

    Quelle était cette inconnue dont vous honorez le monument ?

    LA JEUNE FILLE.

    C’était une jeune fille comme nous, mais elle était cent fois plus belle ; elle avait un regard si tendre et si doux qu’il aurait fait sourire le désespoir. La vertu descendue sur la terre n’aurait pas pris d’autre forme.

    ALBERT.

    Continue ; car tes paroles sont agréables à mon oreille, et je sens mon cœur saisi d’un trouble aussi délicieux que la plus pure joie.

    LA JEUNE FILLE.

    Il y a quatre mois qu’elle arriva dans le hameau ; c’était sur la fin des grandes neiges. Elle entra dans une chaumière et s’évanouit de douleur. On alluma un feu de sapin ; on réchauffa peu à peu ses membres qui étaient d’abord tout glacés ; on lava ses tempes avec une eau salutaire. Nous nous pressions autour d’elle, et nous attendions impatiemment qu’elle revînt à la vie. Enfin elle soupira, et ses yeux, à peine entrouverts, se remplirent de larmes. Nous vîmes bien qu’elle souffrait, mais nous respectâmes le mystère de son infortune. Elle nous dit seulement que ses voyages étaient terminés, et qu’elle voulait se fixer dans cette maison isolée au sommet de la montagne. Elle y fit transporter des meubles rustiques et ne se montra presque plus.

    ALBERT.

    Vous cessâtes sitôt de la voir ?

    LA JEUNE FILLE.

    Ses bienfaits nous la rendaient toujours présente ; les âmes les plus compatissantes et les plus pieuses ne pouvaient la devancer ; il n’y avait point d’indigent qui n’en reçût un secours, point de malheureux qui n’en obtint une consolation, point de malade qui ne connût l’efficacité de ses remèdes, point de famille qui n’eût à se louer de la prudence de ses conseils, point de larmes qu’elle ne fût prompte à essuyer. Toutes les mères la donnaient pour exemple à leurs filles ; mais sa vertu était trop parfaite pour inspirer l’émulation. Quelle âme aurait osé se croire de la même trempe que la sienne ?

    ALBERT.

    Heureux du monde ! trouverez-vous des panégyristes qui puissent enchérir sur cette oraison funèbre ?

    LA JEUNE FILLE.

    Le pasteur la citait comme une sainte, et nous ne doutions pas qu’elle ne fut d’une nature encore plus élevée. Vous croirez cette idée trop exagérée, mais elle n’est pas sans vraisemblance. Qui aurait pu attribuer à des regrets de la même espèce que les regrets des mortels, cette tristesse sublime et plus qu’humaine qui paraissait sur son visage ? et quelle chose était digne parmi nous d’occuper cette sensibilité divine dont son créateur l’avait douée ? Les esprits célestes sont-ils donc exempts de fautes et de châtiments ? ils ont péché autrefois par ambition ; elle avait, peut-être, péché par amour. Ce fut ici la terre de son exil ; et la mélancolie qui la navrait, c’était l’impatience de sa première patrie.

    ALBERT.

    Parle-moi de cet ange banni ; j’étais fait aussi pour l’aimer.

    LA JEUNE FILLE.

    Quand elle descendait dans la plaine, au commencement des beaux jours, pour épier les grâces du printemps naissant et de l’année rajeunie, nous l’entourions tout à coup, et nous lui donnions des bouquets de violette et d’anémone. Elle nous embrassait alors les unes et les autres, mais elle paraissait plus affectueuse avec celles qui étaient moins riches et moins jolies. Elle me préférait cependant, parce que je connaissais les arts de la ville, et que j’avais vu de près leurs merveilles. Elle pouvait m’entretenir de ces grands modèles où l’admiration découvre tous les jours de nouvelles beautés ; et dès qu’elle venait à parler des peintres ou des poètes dont elle avait médité les chefs-d’œuvre, son génie, exalté par ces souvenirs, ne songeait plus à se voiler, et se révélait par mégarde. Elle ne s’apercevait de sa supériorité qu’à mon étonnement, et puis elle pleurait pour me faire croire qu’elle était femme.

    ALBERT.

    Eh quoi ! n’a-t-on point remarqué d’imperfections dans ce chef-d’œuvre de Dieu ?

    LA JEUNE FILLE.

    Elle en affectait quelques-unes pour ne pas nous humilier ; mais nous savions bien qu’elle nous trompait.

    ALBERT.

    Si tu te faisais une idée de l’incertitude où tu me plonges, tu aurais bien pitié de moi. Serait-ce déjà le Vengeur qui t’envoie pour irriter mes remords ?

    LA JEUNE FILLE.

    Que dis-tu là d’une voix basse et entrecoupée ? Il n’y a que les méchants qui aient des remords !

    ALBERT.

    Ne formais-tu aucune conjecture sur le véritable motif de sa solitude et de ses chagrins ?

    LA JEUNE FILLE.

    Une fois seulement… mais cela doit être enseveli dans un secret éternel…

    ALBERT.

    Parle, et cela mourra dans mon cœur.

    LA JEUNE FILLE.

    Une fois seulement… je revenais du village voisin, et gaiement je suivais la lisière de ce petit bois en chantant des ballades du temps passé, et je reconnus de loin sa simple tunique orangée qui flottait tout près de ce groupe de mélèzes…

    ALBERT.

    Oui, une simple tunique, une tunique flottante, et cette couleur qu’elle aimait…

    LA JEUNE FILLE.

    Elle était ainsi vêtue… je m’approchai lentement… elle parlait…

    ALBERT.

    Elle parlait, dis-tu ?

    LA JEUNE FILLE.

    Et regardant au-delà du lac le faîte de ces palais…

    ALBERT.

    Je sais déjà bien ; je sais tout.

    LA JEUNE FILLE.

    Albert, s’écriait-elle !…

    ALBERT.

    Elle le nommait encore !

    LA JEUNE FILLE.

    Albert, pourquoi m’as-tu trompée ?

    ALBERT.

    Il l’a trompée, cela est vrai.

    LA JEUNE FILLE.

    Elle m’aperçut, je la vis pâlir et chanceler ; mais d’où vient que tu chancelles et que tu pâlis comme elle ?

    ALBERT.

    Elle mourut bientôt après ?

    LA JEUNE FILLE.

    Elle mourut le lendemain. Je passai mon bras sous sa tête comme elle était près d’expirer. Je veux, dit-elle, que tu me fasses inhumer dans cet endroit d’où l’on voit la ville et le faîte de ces palais auprès des Grèves du Lac.

    ALBERT.

    Voici les Grèves du Lac.

    LA JEUNE FILLE.

    Albert ! ajouta-t-elle ; ensuite elle mourut.

    ALBERT.

    Où est-elle ?

    LA JEUNE FILLE.

    Sa tombe est à tes pieds.

    ALBERT.

    Je ne la vois pas.

    LA JEUNE FILLE.

    Regarde, elle est là.

    ALBERT.

    C’est bien là sa tombe ?

    LA JEUNE FILLE.

    Oui. Tes mains la saisissent, tes lèvres s’y attachent avec fureur. Qui es-tu, pour aimer si vivement cette inconnue ?

    ALBERT.

    Éléonore !

    LA JEUNE FILLE.

     

    Il ne l’appelle plus ; il est immobile comme la mort. Ses yeux sont fermés, et ils le sont pour toujours. Approchez, mes sœurs, et voyez l’ami de l’inconnue. Il s’est couché sur sa tombe, et son cœur s’est brisé.

     

    SANCHETTE, OU LE LAURIER-ROSE.

    Nous étions nés l’un près de l’autre. Bien jeune encore, je l’appelais mon ami.

    J’étais moins belle que lui, mais j’étais belle pourtant.

    Quand il passait son bras autour de moi, ma voix mourait sur mes lèvres, et mon cœur était serré. Je sentais un frisson qui courait jusqu’à mes cheveux, et je pleurais de plaisir.

    Il me dit un jour : — C’est toi qui seras ma femme, et je pourrai baiser ton cou sans que personne y trouve à redire. Tu ne me repousseras plus en me faisant peur de ta mère ; et quand j’entendrai marcher derrière moi, je ne me détournerai pas pour voir si c’est elle.

    En parlant ainsi, nous nous donnions des baisers qui enivraient, et je ne savais pas pourquoi j’étais troublée.

    Après cela il partit pour un grand voyage, et il m’apporta un laurier-rose dans une caisse de bois veiné. Ce laurier-rose était tout en fleurs.

    — Vois-tu, me disait-il, ces coupes nuancées d’un pourpre si doux ; elles ont la fraîcheur et le coloris de ta bouche ; elles se flétriront bientôt, et mon cœur se flétrira comme elles, dans le chagrin de ton absence. Elles doivent renaître aux premiers feux du printemps, et mon cœur renaîtra aussi quand ta main viendra le presser.

    Cependant il a refleuri, ton laurier-rose, et ma main ne pressera plus ton cœur.

    Elles ne sont plus nuancées d’un pourpre si doux, les coupes de ton laurier-rose ; elles sont violettes et meurtries, parce que je les arrose de mes larmes, et que mes larmes brûlent.

    Ma bouche a perdu son coloris et sa fraîcheur : n’a-t-elle pas perdu tes baisers ? Elles se fanent si vite les fleurs du laurier-rose, quand elles sont privées du zéphyr !

    — Sanchette, m’a dit ma mère, il faut faire un autre choix, puisque ton Emmanuel est mort. Ma mère m’a dit cela.

    Irai-je dire à mon laurier-rose : Il faut prendre une autre terre, et fleurir au milieu des neiges de la montagne ?

    Écoute, Emmanuel, mon Emmanuel, il fallait mourir ici. Je serais du moins près de toi ; et quand j’entendrais la terre creuse retentir un peu sous mes pieds, je dirais : c’est peut-être là, et j’y transplanterais mon laurier-rose.

    Que sais-je où est ta fosse, et si quelqu’un y a semé des fleurs ?

     

    Elles seront bientôt tombées, les fleurs du laurier-rose ; il n’y en a plus qu’une ; et deux, et trois. Mais il a encore beaucoup de feuilles et ses feuilles donnent la mort.

     

    HISTOIRE D’HÉLÈNE GILLET.

    L’hiver sera long et triste. L’aspect de la nature n’est pas joyeux. Celui du monde social ne l’est guère. Vous craignez l’ennui des spectacles. Vous craignez l’ennui des concerts. Vous craignez surtout l’ennui des salons. C’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien clair, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes devenues presque inutiles, d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette ; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille et de vos amis, car je n’ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C’est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J’ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d’autre chose.

    Mais si vous êtes curieux d’histoires fantastiques, je vous préviens que ce genre exige plus de bon sens et d’art qu’on ne l’imagine ordinairement ; et d’abord, il y a plusieurs espèces d’histoires fantastiques.

    Il y a l’histoire fantastique fausse, dont le charme résulte de la double crédulité du conteur et de l’auditoire, comme les Contes des fées de Perrault, le chef-d’œuvre trop dédaigné du siècle des chefs-d’œuvre.

    Il y a l’histoire fantastique vague, qui laisse l’âme suspendue dans un doute rêveur et mélancolique, l’endort comme une mélodie, et la berce comme un rêve.

    Il y a l’histoire fantastique vraie, qui est la première de toutes, parce qu’elle ébranle profondément le cœur sans coûter de sacrifices à la raison ; et j’entends par l’histoire fantastique vraie, car une pareille alliance de mots vaut bien la peine d’être expliquée, la relation d’un fait tenu pour matériellement impossible qui s’est cependant accompli à la connaissance de tout le monde. Celle-ci est rare, à la vérité, si rare, si rare que je ne m’en rappelle aujourd’hui d’autre exemple que l’histoire d’Hélène Gillet.

    À une histoire vraie, le mérite du conteur est sans doute peu de chose. Si son imagination vient s’en mêler, la broderie risque fort de me gâter le canevas. Son principal artifice consiste à se cacher derrière son sujet. Quand on examine, il doit éclaircir ; quand on discute, il doit prouver. Alors l’émotion va croissant, comme celle du spectateur d’une scène d’illusions, dont la main s’étend machinalement pour détourner un fantôme, et s’arrête, glacée d’horreur, sur un corps vivant qui palpite et qui crie ; mais l’histoire d’Hélène Gillet demanderait à ce compte un volume de développements écrits, et j’ai une excellente raison pour ne pas le faire : c’est qu’il est fait, et supérieurement fait, par un des hommes les plus instruits de l’époque où nous vivons (2). Il en a puisé les documents dans le XIe tome du vieux Mercure françois de Richer et Renaudot, dans la Vie de l’abbesse de Notre-Dame du Tart, madame Courcelle de Pourlans(3), et dans les manuscrits authentiques de la chambre des comptes et de la mairie de Dijon, de sorte qu’il n’y a rien de mieux démontré, rien de plus exact d’analyse, rien de plus complet de détails, dans les procès-verbaux si pittoresques et si animés du sténographe des cours d’assises. Et le livre de mon ami, c’est un livre que je vous recommande en passant.

    Ceci, c’est tout bonnement ce que je vous ai promis ; un conte de la veillée, une de ces causeries dont vous me pardonnez quelquefois la longueur, quand elles vous intéressent ; une histoire fantastique vraie, arrangée, récitée à ma manière, avec aussi peu de latitude qu’en puisse prendre l’imagination dans la disposition d’un tableau extraordinaire qu’elle n’aurait pas osé inventer. – Rangez donc ces tisons prêts à crouler, bercez un peu dans vos bras les enfants qu’ils ne s’éveillent, fermez le trictrac, s’il vous plaît ; et mettez vos chaises en rond, pendant que je vous dirai ce qui me reste à vous dire avant de commencer.

    C’est qu’il faut que je vous en prévienne, l’histoire d’Hélène se passe presque tout entière sur un théâtre dont le seul aspect révolte les organisations délicates, et il m’a fallu triompher, pour arriver à l’écrire, des répugnances de mon propre cœur. Vous pourrez me suivre sans danger maintenant, si vous êtes aguerris par le drame ou par le roman de nos jours à des impressions d’une certaine nature. Autrement, passez au piano, faites cercle à l’écarté, ou entretenez-vous de pensées gracieuses avec le farfadet domestique, en faisant jaillir par gerbes et par fusées les étincelles du brasier. Vous voilà bien avertis.

    En 1624, le châtelain ou juge royal de Bourg-en-Bresse, au pied de nos chères montagnes du Jura et du Bugey, s’appelait Pierre Gillet, homme noble, droit, sévère et de bonne renommée. Il avait une fille du nom d’Hélène, âgée de vingt-deux ans, qu’on adorait, pour sa beauté, qu’on admirait pour son esprit et pour ses grâces, qu’on respectait pour sa piété et pour sa vertu. On ne voyait guère Hélène qu’à l’église ; mais l’église même est pour un mauvais esprit un lieu de mauvaises pensées. Elle eut le malheur d’être aimée d’un de ces hommes violents qui sacrifient tout à leur passion, jusqu’à la femme qui en est l’objet, quand ils ne peuvent espérer de l’épouser ni de lui plaire, et je vous dirais son nom, si l’histoire me l’avait dit. Entraînée chez une fausse amie apostée pour sa perte, sous le prétexte de quelque action de charité chrétienne, elle y fut fascinée, comme les victimes du Vieux des Sept-Montagnes, par un breuvage narcotique. Dieu sait quels rêves de volupté inexplicable et inconnue elle fit pendant ce temps-là ! l’infortunée n’a jamais pu se les rappeler. Elle ignorait, dans son innocence, les joies qui ouvrent la porte de l’enfer.

    Cet événement ne lui avait laissé qu’une tristesse vague et sans remords, car aucune pensée du crime ne se mêlait à ses souvenirs. Cependant les chuchotements ricaneurs des passants, le rire grossier des libertins, le regard attentif et profond des vieilles femmes, aiguisé par une curiosité amère, et surtout l’abandon journalier de ses plus chères compagnes, l’avertirent peu à peu quelle était déchue de sa réputation aux yeux du monde, et que la société la repoussait. Bientôt il ne lui resta qu’une amie, et elle cacha sa tête dans les bras de sa mère pour pleurer, parce qu’elle n’avait rien à lui confier. Le mystère de son infortune commençait à peine à se révéler à son esprit qu’elle fut saisie des angoisses de l’enfantement, ou plutôt qu’elle tomba dans un long évanouissement causé par la honte, le désespoir et la douleur. Ce fut un songe encore, un songe indéfinissable dont elle ne conserva pas plus l’idée que du premier. Épouse et mère, il ne lui restait de ce double titre que l’opprobre de l’avoir porté sans la permission de la religion et de la loi. Ces deux immenses joies de la nature, si chèrement payées par les femmes, n’avaient été pour Hélène que des supplices stériles, dont rien ne rachetait l’horreur, pas même le souvenir d’un instant d’ivresse, pas même le sourire d’une innocente créature qui s’éveille à la vie ! Elle ne s’était point connu d’amant, et son enfant, elle ne le connut pas.

    En effet, et comme elle, était surprise encore de ce sommeil des sens qui ressemble à la mort, mais qui ne la vaut pas, un jeune homme qui guettait depuis longtemps, et dès le point du jour, l’époque de l’accouchement clandestin, pénétra dans la chambre d’Hélène entre sa mère anéantie et une vieille servante qui dormait. Il courut au lit, car on n’avait pas préparé de berceau, enveloppa le nouveau-né dans le premier linge qui lui tomba sous la main, déposa un baiser frénétique au front de la malade ou de la morte, et puis disparut. L’enquête prouve à n’en pas douter que c’était un étudiant des environs de Bourg, « demeurant au logis d’un sien oncle, » et qui avait servi quelques mois de répétiteur aux jeunes frères d’Hélène. On ne l’a jamais retrouvé.

    Lorsque Hélène se réveilla et qu’elle apprit toute sa misère, elle chercha sans doute son enfant qui n’y était plus. Elle n’osa le demander parce qu’il ne lui semblait pas qu’elle dût avoir un enfant. Et tout cela s’accumula dans son esprit comme les caprices d’une vision.

    Cependant quelque temps après elle reparut dans la ville et à l’église, accompagnée de sa mère, comme elle avait fait par le passé. On remarqua seulement qu’elle paraissait malade, que ses flancs s’étaient abaissés, et que sa physionomie portait une étrange expression d’étonnement et de terreur. Le châtelain de Bourg-en-Bresse avait des ennemis comme tous les hommes puissants ; mais cette belle et douce Hélène, elle n’avait point d’ennemis. On passa quelques jours à recueillir, à échanger, à propager des conjectures sinistres, et bientôt on n’en parla plus. L’instruction que la justice avait commencée, sur la foi des bruits populaires, s’était subitement interrompue à défaut de preuves. Hélène sentait pourtant que sa destinée de malheur n’était pas complète, et que la Providence lui réservait des épreuves plus rigoureuses ; mais elle s’y résignait avec constance au pied des autels, parce qu’elle était sans reproche et qu’elle avait foi en Dieu.

    Or il arriva qu’un soldat qui se promenait hors de la ville, en attendant sa maîtresse, fut frappé de l’action d’un corbeau qui plongeait au pied d’une certaine muraille, à chutes réitérées, remuant et fouillant la terre de son bec, et l’éparpillant sous ses pieds, et remontant vers sa branche avec quelques lambeaux de linge sanglant ; puis sautillait de rameau en rameau, le cou tendu et l’œil fixe à l’endroit où il était descendu d’abord, et retombait là comme une pierre pour se remettre à fouiller. Le soldat s’approcha, l’écarta d’un revers de sabre, agrandit de la pointe le trou que le corbeau avait commencé de creuser, et en tira le cadavre d’un enfant, roulé dans les restes d’une chemise marquée au nom d’Hélène Gillet. Là-dessus le présidial reprit ses informations ; et, par sentence du 6 février 1625, Hélène Gillet fut condamnée, comme infanticide, à avoir la tête tranchée, car on sait que notre pauvre Hélène était noble, et on croyait alors que le fer ennoblit le supplice. Il est devenu plus populaire depuis.

    L’avocat d’Hélène appela de ce jugement au parlement de Dijon ; car sa famille n’intervint point, et le vieux châtelain défendit même expressément qu’il lui fut jamais parlé d’elle, tant l’austérité des mœurs et de la justice pouvait prévaloir dans ce cœur romain sur la plus douce des inclinations naturelles. Deux archers la conduisirent de Bourg-en-Bresse à la conciergerie du palais des états, sans autre compagnie qu’une malheureuse femme qui n’avait pas voulu la quitter. J’ai à peine besoin de dire que c’était sa mère.

    Ce n’était pas que madame Gillet comptât beaucoup sur l’effet de ses pleurs auprès de messieurs les juges de la Tournelle. Trop peu de temps s’était écoulé depuis qu’elle l’avait essayé en vain sur messieurs les juges du présidial. Elle comptait sur un juge qui réforme, quand il lui plaît, les jugements de la terre, et en qui les malheureux n’on jamais placé inutilement leur espérance ; mais la pieuse femme ne se croyait pas digne de communiquer avec Dieu sans intermédiaire. Elle venait donc se placer au couvent des Bernardines de Dijon, sous la protection des prières de la communauté, et particulièrement de sa noble parente, la mère Jeanne de Saint-Joseph, qui avait quitté le nom de Courcelle de Pourlans pour devenir abbesse du saint monastère. Ce fut certainement un spectacle sublime et fait pour attirer les bénédictions du Seigneur, si nos vaines douleurs parviennent jamais jusqu’à lui, que celui de ces vierges prosternées sur les pavés du chœur, qui imploraient sa pitié, avec des gémissements, et des larmes, en faveur d’une fille-mère que la loi avait proclamée coupable d’assassinat sur son enfant, et obligées d’articuler dans leurs pensées, pour désarmer les vengeances du ciel, les syllabes presque blasphématoires qui désignent je ne sais quels crimes inconnus. Madame Gillet n’était pas à genoux comme les autres, mais étendue la face contre terre, et on aurait cru qu’elle était morte si elle n’avait sangloté.

    Il faut le dire toutefois, car on ne l’imaginerait pas, il manqua quelque chose à la solennité de cette imposante cérémonie. Une des religieuses n’y avait point paru, la sœur Françoise du Saint-Esprit, qui s’était appelée auparavant dans le monde madame de Longueval, et que ses infirmités empêchaient depuis longues années de descendre au sanctuaire. Elle avait alors plus de quatre-vingt-douze ans, s’il faut en croire les biographies hagiologiques, qui la font mourir en 1633, plus que centenaire, en odeur de sainteté. La sœur Françoise du Saint-Esprit était tombée, pour se servir des paroles du vulgaire, dans cet état de grâce et d’innocence qui ramène la vieillesse aux douces ignorances des enfants. Elle ne savait plus des choses de la vie commune que celles qui se rapportent à l’autre, car elle vivait d’avance dans cette éternité où elle entrait déjà de tant de jours ; et comme son langage s’était empreint peu à peu des sciences de l’avenir, les grands esprits de ce temps-là doutaient de sa raison ; mais ses paroles passaient encore pour des révélations d’en-haut dans le couvent des Bernardines. Pourquoi Dieu n’aurait-il pas accordé la prévision de ses mystérieux desseins à quelques âmes éprouvées par un long exercice de la vertu ? Moi-même, à l’heure où je vous raconte cela, je ne demanderais pas mieux que de le croire. Heureusement la mère d’Hélène le croyait.

    Elle ne quitta le sanctuaire que pour monter à la cellule où sœur Françoise du Sainte Esprit reposait sur un sac de paille, les deux mains dévotement croisées sur un crucifix. Comme elle pensa que la sœur dormait, parce qu’elle était immobile, madame Gillet s’agenouilla dans un coin, en retenant son souffle pour ne pas la réveiller ; mais elle n’y fut pas longtemps qu’elle s’entendit appeler. La main de sœur Françoise la cherchait, car la vieille sainte voyait à peine. Madame Gillet la saisit, et y colla respectueusement ses lèvres. « Bon, bon, dit madame de Longueval avec un sourire ineffable, vous êtes la mère de cette pauvre petite pour qui nos sœurs ont prié ce matin. Je vous déclare que c’est une âme pure et choisie devant le Seigneur, qu’il a daigné écouter les prières de ses servantes, et que votre enfant ne mourra point par la main du bourreau, puisque Hélène est appelée à parcourir une longue vie avec beaucoup d’édification. » Ces mots achevés, sœur Françoise du Saint-Esprit parut oublier qu’il y eût quelqu’un auprès d’elle, et revint à ses méditations accoutumées.

    Pendant ce temps-là – c’était le lundi 12 mai, qui était la dernière entrée de messieurs du parlement, – on s’occupait, sur le rapport du conseiller Jacob, de l’appel du jugement de Bourg. La sentence fut confirmée de toutes voix avec une circonstance aggravante. La cour ordonna que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col, pour témoigner, par cette infamie, de l’énormité de son crime. L’exécution devait être immédiate ; et la malheureuse Hélène n’eut qu’à se rendre du prétoire à l’échafaud. Le bruit de l’événement du procès parvint bientôt au couvent des Bernardines. On les vit au même instant se répandre dans les chapelles, allumer tous les cierges, exposer toutes les reliques, frapper de leurs fronts les degrés de tous les autels, et confondre, suivant leur âge et leurs émotions, des prières, des lamentations et des cris. La mère Jeanne de Saint-Joseph courait, en pleurant, des nefs au chœur, et du chœur à la cellule de sœur Françoise du Saint-Esprit, où madame Gillet s’était laissée tomber sans voix, sans plainte et sans larmes, sur les marches du prie-Dieu. « Je vous ai dit cependant, répétait sœur Françoise dont la sérénité ne s’était pas altérée, que cette jeune fille ne mourrait pas, et que longtemps après nous elle prierait pour nous sur la terre ; car ceci est la volonté de Notre-Seigneur. » Ensuite elle retournait à la contemplation du ciel, comme s’il avait été ouvert devant elle ; et la mère Jeanne de Saint-Joseph cherchait des motifs d’espérer. Quant à madame Gillet, son attention n’était plus à cette scène ; elle ne voyait plus, n’écoutait plus, ne sentait plus.

    Et tout à coup pourtant elle sursaillit en poussant un cri d’horreur, car elle venait d’être tirée de son évanouissement par les éclats de la trompette qui appelait les soldats à l’affreux sacrifice ; et la trompette même du jugement ne saisira pas l’âme du méchant ressuscité d’une angoisse plus profonde. Elle se souleva sur les mains, en prêtant une attention muette et terrible au signal de la mort de son Hélène bien-aimée, et le signal se renouvela en se rapprochant du couvent. Peu à peu d’autres bruits s’y mêlèrent, celui du pas monotone des chevaux, qui faisait retentir les pavés, et que couvrait de moment en moment, comme une bouffée d’orage, les rumeurs de la multitude. — La voilà ! la voilà ! criaient mille voix qui ne formaient qu’une voix, et madame Gillet retomba sans connaissance, parce qu’elle comprit que sa fille passait. — Écoutez, écoutez, ma sœur, disait la mère Jeanne de Saint-Joseph en se tordant les bras de désespoir, auprès du grabat de sœur Françoise du Saint-Esprit ; oh ! mon Dieu, ma sœur, n’entendez-vous pas ?

    — J’entends comme vous, répondait sœur Françoise en ramenant sur elle son doux sourire d’enfant ; j’entends la trompette qui sonne et les chevaux qui marchent avec leurs cavaliers ; j’entends le peuple qui parle, et les pénitents qui chantent. – Oui, continua-t-elle, j’entends très bien. Je sais que cette pauvre innocente s’avance, et qu’elle est là maintenant ; je sais qu’on la mène à la mort ; mais je vous dis en vérité qu’elle ne mourra pas. Vous pouvez le promettre à sa mère.

    Hélène marchait en effet à la mort, assistée de deux jésuites et de deux capucins, qui lui présentaient tour à tour une image du Christ qu’elle baisait avec candeur. Jamais on ne l’avait vue aussi belle. Sa robe était blanche, en signe de la virginité de son âme. Ses beaux et longs cheveux noirs n’avaient pas été coupés, soit que l’exécuteur n’eût pas osé y porter les ciseaux, soit que le cérémonial des exécutions d’apparat épargnât cet outrage aux patients qualifiés ; ils étaient retenus sur le sommet de la tête par un nœud de ruban ; mais l’agitation de la marche avait relâché leur lien, et une partie en était retombée en ondes épaisses sur l’épaule gauche d’Hélène, où ils recouvraient la corde ignominieuse qu’on avait passée à son cou. Cette circonstance n’est pas inutile à l’intelligence du reste de mon récit.

    Et maintenant, si vous voulez me prêter un instant la baguette magique d’Hugo ou de Dumas, je vais transporter la scène dans un autre lieu. Il y avait à Dijon une place dont le nom indique assez la tragique destination. Elle s’appelait le Morimont, ou la montagne de la Mort. Au milieu s’élevait un échafaud, tendu d’un drap lugubre, où l’on montait par huit degrés de bois, mais qui était exhaussé par une estrade en maçonnerie, formée de quatre degrés de pierre. Tout alentour, à un rayon de deux toises et demie, on avait tracé une enceinte composée de planches et de pieux pour servir de barrière à la foule. L’intérieur était occupé par M. le procureur-général du roi, escorté de ses huissiers d’honneur, et assis sur un pliant ; par les pères capucins et jésuites qui faisaient la recommandation de l’âme, et par un peloton d’archers. Le long de la clôture, circulaient lentement six pénitents en sac noir, ouvert seulement à l’endroit des yeux, les pieds nus, les flancs ceints d’une corde de chanvre, et la torche au poing, qui quêtaient d’une voix lamentable pour les âmes du purgatoire. Hélène monta seule sur l’échafaud, et s’arrêta devant le billot, en élevant son cœur à Dieu ; car Simon Grandjean n’était pas encore venu, parce qu’il achevait ses prières à la Conciergerie, où il s’était communié le matin. Il était cependant quatre heures sonnées à toutes les paroisses, et le peuple appelait Simon Grandjean avec des murmures qui se changèrent bientôt en rugissements. Simon Grandjean, c’était le bourreau.

    Il parut enfin accompagné de la bourrelle, c’est-à-dire de sa femme, qui lui servait d’aide dans les occasions importantes. Il était armé de son coutelas, et sa femme, d’une paire de ciseaux de demi-pied de longueur, dont elle venait de se munir pour couper les cheveux flottants qu’elle avait vus échapper au nœud de la coiffure d’Hélène. Cette pensée devait la préoccuper profondément, car elle s’élança dans l’enceinte en brandissant ses ciseaux, et sans les perdre de vue ; mais, quand elle fut arrivée auprès d’Hélène, elle les oublia.

    Un mouvement et un signe que fit Simon Grandjean, sur le devant de l’estrade, avertirent les spectateurs qu’il avait à parler, événement tout-à-fait nouveau dans l’histoire des exécutions judiciaires ; et le bruit qui grondait dans la multitude s’apaisa tout à coup, comme celui de la tempête à la surface d’une mer surprise par la bonace. Il est vrai que tout donnait à cette scène un intérêt horrible que je n’essaierai pas de relever par des hyperboles empruntées à nos froids langages ; et le formidable acteur que je viens d’y faire apparaître pouvait lui-même, en ce moment, réclamer quelque part à la pitié publique. Affaibli par le jeûne, et macéré des mortifications qu’il s’était prescrites pour se rendre capable de remplir son terrible ministère, il se soutenait à peine, en s’appuyant sur la pointe de son coutelas, et ses traits renversés annonçaient qu’il se livrait en lui une lutte affreuse entre le devoir et la compassion. — Grâce ! grâce pour moi, s’écria-t-il ! Bénédiction, mes pères !… Pardonnez-moi, messieurs de Dijon ; car voilà trois mois que je suis grandement malade et affligé dans mon corps ! Je n’ai jamais coupé de têtes, et notre seigneur Dieu m’a refusé la force de tuer cette jeune fille !… Sur ma foi de chrétien, je sais que je ne peux pas la tuer !

    La foudre est moins prompte que ne le fut la réponse des assistants : — Tue ! tue, dit le peuple. — Faites votre office, dit le procureur du roi. – Et ces mots signifiaient : Tue ! comme l’autre.

    Alors Simon Grandjean releva son coutelas, s’approcha d’Hélène en chancelant, et tomba à ses pieds. — Noble demoiselle, reprit-il en lui tendant le fer par la poignée, tuez-moi ou pardonnez-moi !… — Je vous pardonne et je vous bénis, répondit Hélène. – Et elle appuya sa tête sur le billot. Le bourreau cependant, excité par la bourrelle qui l’accablait de reproches, ne pouvait plus que frapper. Le glaive brilla dans l’air comme un éclair, aux acclamations de la populace ; les jésuites, les capucins et les pénitents prièrent Jesus ! Maria !

    Le fer s’abattit, mais le coup glissa sur les cheveux d’Hélène, et ne pénétra que dans l’épaule gauche. La patiente se renversa sur le côté droit. On crut un moment qu’elle était morte, mais la femme du bourreau savait qu’elle ne l’était pas ; elle essaya d’affermir le coutelas dans les mains tremblantes de son mari, pendant qu’Hélène se relevait pour rapporter sa tête au poteau, et qu’une clameur furieuse courait déjà sur le Morimont ; car la sanglante impatience du peuple avait changé d’objet, et s’était tournée en sympathie pour Hélène. Le fer s’abattit de nouveau, et la victime, atteinte d’une blessure plus profonde, que la première, tomba sans connaissance et comme sans vie sur l’arme de l’exécuteur, qu’il avait laissé échapper. – Ne me reprochez pas ces cruels détail, âmes sensibles qui prenez une si vive part aux infortunes du mélodrame et de la tragédie ; je ne les rapporte que pour obéir aux exigences de mon sujet, et sans dessein de les choisir ou de les aggraver. Ceci n’est, par malheur, ni de la poésie ni du roman ; ce n’est, hélas ! que de l’histoire.

    Et vous verrez qu’avant de continuer, j’avais besoin de quelques précautions oratoires, dans l’intérêt même du lecteur, qui doit être pressé de se dérober à ses émotions, d’en laisser de temps en temps le théâtre derrière la toile, et de se rappeler avec moi, pendant que je reprends haleine, que les événements trop réels dont je parle sont aujourd’hui comme s’ils n’avaient jamais été. L’épouvantable scène du Morimont se prolonge en effet à travers tant de péripéties plus épouvantables encore, que je ne sais s’il n’est pas aussi pénible d’en être l’historien que d’en avoir été le témoin. Tout l’art que je mettrais à la réciter, si j’avais le secret d’un meilleur style, se bornerait à en suspendre souvent l’horreur dans des réticences, ou à la voiler sous des paroles.

    Je n’ai pas dit, en décrivant la tragique enceinte du Morimont, qu’elle renfermât une autre construction que celle de l’échafaud ; il faut cependant qu’on le sache. C’était une espèce de hutte en briques, où l’exécuteur serrait ses ferrements, ses cordes, ses ceps, ses réchauds, et tout son hideux trousseau d’assassin judiciaire ; cette exécrable succursale du cachot s’appelait la Chapelle, comme en Espagne, et c’est là que les condamnés achevaient leurs actes de dévotion, quand une soudaine résipiscence les décidait, coupables, à se réconcilier avec leur juge du ciel ; innocents, à pardonner à leurs juges de la terre.

    Hélène Gillet n’avait pas eu besoin d’y descendre, mais Simon Grandjean s’y cacha pour échapper aux coups de la foule furieuse, qui commençait à franchir les barrières en criant d’une voix terrible SAUVE LA PATIENTE ET MEURE LE BOURREAU ! Les moines et les pénitents s’y précipitèrent avec lui, présentant leurs crucifix au peuple, afin de détourner sa colère, et de conjurer la grêle de pierres qui les poursuivait.

    La corporation des maçons se mit en devoir de démolir la chapelle qui s’était refermée en dedans ; la corporation des bouchers s’organisa derrière elle en corps de réserve, toute disposée pour l’assassinat. Il n’y a ici ni jeu des phrases ni combinaison de style, car ce sont les termes exprès du procès-verbal, dressé quatre jours après, à la chambre du conseil de la ville, et qui porte la signature de l’échevin Bossuet, père de l’immortel évêque de Meaux. Enfin les hommes de Dieu ouvrirent, et sortirent d’un pas posé, en chantant les prières des morts, comme s’ils eussent marché à leur propre supplice et le peuple tua le bourreau.

    Pendant que ceci s’accomplissait, l’échafaud d’Hélène présentait une scène plus épouvantable encore. La bourrelle avait cherché inutilement le coutelas – on se souvient peut-être qu’Hélène était tombée dessus ; – mais, en ce moment, ses ciseaux, qu’elle n’avait pas quittés, lui revinrent en mémoire, et saisissant d’une main la corde qui nouait le cou de cette misérable fille, de l’autre elle la frappa six fois, en la traînant à travers les huit degrés de bois et les quatre degrés de pierre, et en brisant de ses pieds, à tous les degrés qu’il frappait de la tête, ce cadavre déjà noyé dans le sang ; quand elle fut en bas, les bouchers avaient fini leur premier ouvrage, et le peuple tua la bourrelle.

    Je respire enfin, et je crois qu’il en était temps pour nous tous. Heureusement voilà qu’Hélène n’est plus au Morimont, et que des bras charitables l’ont emportée à cette maison qui fait l’angle de la place, chez le bon chirurgien Nicolas Jacquin, dont l’honorable famille exerce encore, après deux cents ans, la même profession dans nos deux provinces de Bourgogne. Aucune des blessures d’Hélène n’était mortelle, aucune ne se trouva dangereuse. Quand elle reprit ses sens, son premier cri fut celui de l’innocent qui entre au ciel, parce qu’elle imagina qu’elle était tombée dans les mains de Dieu, à qui le secret de toutes les pensées est connu.

    Et au même instant, la sœur Françoise du Saint-Esprit disait en souriant toujours et en prêtant l’oreille au bruit de la multitude qui revenait dans ces quartiers : — C’est bien, c’est bien, c’est fini ; c’est le peuple qui s’en retourne joyeux, parce que cette jeune fille n’est pas morte.

    Parmi tant de miracles qui signalèrent la mémorable journée du 12 mai, il ne faut pas oublier la circonstance qui la faisait concourir, ainsi que je l’ai dit, avec la dernière audience du parlement. Les quinze jours que cette illustre compagnie avait à férier jusqu’à celui où elle devait reprendre ses travaux, laissaient l’action de la justice suspendue ; et les fonctions du bourreau sans titulaire ! Ce délai, assez ordinaire entre la sentence et l’exécution, mais que la forme abrupte du jugement semblait avoir abrégé à dessein, donnait aux amis d’Hélène tout le temps nécessaire pour recourir à la grâce royale, en faveur d’une infortunée dont le ciel venait de manifester l’innocence par des prodiges ; car c’était alors un âge de candeur et de foi, où l’on ne supposait pas que l’ordre naturel des choses humaines s’intervertit contre toute probabilité sans quelque dessein secret de la Providence ; et je suis de ceux qui tiendraient encore cette opinion pour raisonnable, à l’époque de perfectionnement intellectuel et d’immense amélioration sociale où nous avons eu le bonheur de parvenir, depuis que la philosophie a déchu la Providence de son influence morale sur les événements de la terre.

    La demande en grâce fut couverte en un moment de signatures innombrables par tout ce qui pouvait lui prêter à Dijon la recommandation d’un rang honorable ou d’une haute piété ; mais on concevra facilement que ce vœu de compassion, que portait vers le trône l’élite d’une population sensible, n’offrit lui-même qu’une faible chance de succès à l’espérance et à la pitié. Louis XIII régnait, et ce jeune prince, qui n’avait de force que pour être cruel, annonçait à vingt-quatre ans la sévérité inflexible et sanglante qui lui a fait donner le nom de JUSTE par ses flatteurs. Déplorable justice des rois qui ne se montre dans l’histoire que pour servir d’auxiliaire aux bourreaux !

    Le sursis de l’exécution d’Hélène s’écoula donc en prières, comme une agonie de quinze jours, dans la chapelle des Bernardines, entre les baisers de joie et les angoisses de terreur de sa mère, qui craignait au moindre bruit qu’on ne vînt la lui reprendre pour la tuer ; cependant la sœur Françoise du Saint-Esprit continuait à répéter, quand elle se souvenait d’Hélène dont l’histoire confuse se représentait par intervalles à sa pensée : — Je vous avais bien promis que cette innocente ne mourrait pas ! – Les premiers mots d’Hélène, au moment où les soins du chirurgien la ramenèrent à la vie, avaient exprimé la même confiance dans la protection divine : — Quelque chose m’annonçait dans mon cœur, dit-elle, que le Seigneur m’assisterait ! – Mais son âme, appauvrie par tant de douleurs, ne supportait plus ces alternatives avec une constance toujours égale. Quelquefois elle pâlissait soudainement ; un grand tremblement parcourait ses membres, encore mal guéris de leurs blessures, et on l’entendait murmurer en imprimant ses lèvres sur la croix de Jésus ou sur les reliques des saints : — Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je ne retournerai pas au Morimont, où j’ai souffert tant de mal ? Est-ce qu’on ne me fera pas mourir ? Mon Dieu ! prenez pitié de moi !…

    On reçut en ce temps-là une dépêche de Paris qui n’est pas datée, mais qui n’arriva probablement qu’au terme préfix où la justice allait reprendre ses droits de sang, car la charité des rois boite d’un pied plus lent encore que celui de la prière. Cette dépêche apportait un miracle de plus. Louis XIII avait fait grâce.

    L’entérinement de ces lettes de pardon, « qui relevaient Hélène de son infamie, et qui la restituaient en sa bonne renommée, » fut prononcé par le parlement de Dijon, le cinquième de juin 1625, sur le plaidoyer de maître Charles Fevret, auteur du Traité de l’Abus, si connu des avocats qui ont étudié. Charles Fevret, dont le plus grand mérite aux yeux des philologues est d’avoir été le bisaïeul du savant et ingénieux Charles-Marie Fevret de Fontette, l’éditeur, ou, pour mieux dire, l’auteur d’un des plus précieux monuments de notre histoire littéraire, la Bibliothèque historique du père Lelong (4), Charles Fevret passait pour un grand orateur dans son temps, et cette réputation n’est pas usurpée, si l’éloquence se mesure au nombre harmonieux de la phrase, et à la pompe majestueuse de la parole. C’est cette dictio togata du sénat et du Capitole qui a je ne sais quoi de patricien et de consulaire, et qui s’élève au-dessus du commun langage par des tours magnifiques et des mots solennels, comme les magistrats des mations se distinguent du vulgaire par l’hermine et par la pourpre. On croirait entendre dans sa prose le retentissement des vers de Malherbe, et on y pressent la manière de Balzac, dans la profusion des images et dans le luxe des allusions. C’est ainsi qu’il peint la pauvre Hélène, humblement prosternée devant le parlement, et baisant le tranchant de l’épée de la justice qui guérit les plaies qu’elle a faites comme la lance d’Achille. Voici un mouvement qui est très beau : « Quel prodige en nos jours qu’une fille de cet aage ait colletté la mort corps à corps, qu’elle ait lutté avec cette puissante géante dans le parc de ses plus sanglantes exécutions, dans le champ mesme de son Morimont ! et pour tout dire en peu de mots, qu’armée de la seule confiance qu’elle avoit en Dieu, elle ait surmonté l’ignominie, la peur, l’exécuteur, le glaive, la corde, le ciseau, l’estouffement et la mort ! Après ce funeste trophée, que luy reste-t-il, sinon d’entonner glorieusement ce cantique qu’elle prendra doresnavant à sa part Exaltetur Dominus Deus meus, quoniam superexaltavit misericordia judicium. – Que peut-elle faire, sinon d’appendre pour esternel mémorial de son salut, le tableau votif de ses misères, dans le sanctuaire de ce temple de la justice ? – Quel dessein peut-elle choisir de plus convenable à sa condition que d’ériger un autel dans son cœur, où elle admirera, tous les jours de sa vie, la puissante main de son libérateur, les moyens incogneus aux hommes par lesquels il a brisé les ceps de sa captivité, et l’ordre de sa dispensation providente à faire que toutes choses aient encouru pour sa libération !… »

    J’ai cité ce passage avec intention parmi beaucoup d’autres qui ne sont pas moins remarquables, parce qu’il résume d’avance tout ce qui me reste à dire de la vie d’Hélène Gillet. La destinée de méditation et de prière à laquelle son avocat semble l’appeler ici, c’est la destinée qu’elle s’était faite. Il y a lieu de croire qu’elle ne rentra point dans le monde, et peut-être qu’elle ne quitta le couvent des Bernardines qu’après la mort de sœur Françoise du Saint-Esprit. On sait qu’elle finit par se rendre religieuse dans un couvent de Bresse, et qu’elle y était morte depuis peu de temps, « avec beaucoup d’édification, » suivant les promesses de sa sainte protectrice, quand le père Bourrée, de l’Oratoire, publia, en 1699, l’Histoire de la Mère Jeanne de Saint-Joseph, madame Courcelles de Pourlans, abbesse de Notre-Dame du Tart. On peut supposer, d’après le rapprochement des dates, qu’elle était alors pour le moins nonagénaire.

    J’ai omis ou plutôt je me suis réservé une circonstance assez extraordinaire pour clore cette longue narration. C’est que les lettres de grâce d’Hélène Gillet furent octroyées dans le conseil de Louis XIII « en faveur de l’heureux mariage de la royne de la Grande-Bretagne, sa très-chère et très-aymée sœur, Henriette-Marie de France, » et, si l’on me permet de rappeler encore une fois les expressions de Charles Fevret, « pendant que le roi et sa cour couloient des jours d’allégresse et de festivité. » Ces jours de festivité, dont l’allégresse fut si propice à l’innocence, étaient consacrés aux cérémonies des noces de Charles Ier, qui concouraient jour pour jour avec l’exécution d’Hélène sur la place du Morimont. Vingt-quatre ans après, la tête de Charles Ier tombait à Whitehall sous une hache plus assurée que celle de Simon Grandjean, et la jeune fille de Bourg-en-Bresse eut le temps de prier pendant un demi-siècle pour l’absolution de son âme. Les desseins de Dieu sont impénétrables, et le cœur de l’homme est aveugle ; mais il n’est pas besoin d’avoir pénétré bien avant dans l’étude des choses passées pour reconnaître qu’il y a quelque chose de mystérieux et de symbolique au fond de toutes les histoires.

    Et comme il faut une moralité aux contes les plus vulgaires, vous ne me défendrez pas, messieurs, d’en attacher une à celui-ci, qui est un des plus extraordinaires, et cependant des plus vrais, que vous ayez jamais entendu réciter. C’est qu’il serait bien temps que le genre humain réprouvât d’une voix unanime cette justice impie qui a usurpé insolemment l’œuvre de la mort sur la puissance de Dieu, l’œuvre que Dieu s’était réservée quand il frappa toute notre race d’un jugement de mort qui n’appartenait qu’à lui. Oh ! vous êtes de grands faiseurs de révolutions ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les institutions morales et politiques de la société ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les lois ! Vous en avez fait contre les pensées les plus intimes de l’âme, contre ses affections, contre ses croyances, contre sa foi ! Vous en avez fait contre les trônes, contre les autels, contre les monuments, contre les pierres, contre l’inanimé, contre la mort, contre le tombeau et la poussière des aïeux. Vous n’avez point fait de révolution contre l’échafaud, car jamais un sentiment d’homme n’a prévalu, jamais une émotion d’homme n’a palpité dans vos révolutions de sauvages ! Et vous parlez de vos lumières ! et vous ne craignez pas de vous proposer pour modèles d’une civilisation perfectionnée ! Oserais-je vous demander où elle est votre civilisation ? Serait-ce par hasard cette stryge hideuse qui aiguise un triangle de fer pour couper des têtes ? – Allez, vous êtes des barbares !

    Quant à vous, mes bons amis, rappelez-vous maintenant des histoires plus gracieuses, celles qui nous berçaient si mollement aux bassins du Doubs, dans nos nacelles chargées de fruits, de fleurs et de jeunes femmes, tandis que les rochers voisins nous rapportaient en longs échos le bruit des cornemuses. Ces histoires, je prendrais plaisir à les redire ou à les entendre aujourd’hui, car, je ne vous le cacherais pas, la parole a plus d’une fois manqué à mes lèvres, comme dit le poète, pendant que je racontais celle-ci. – Mais nous vivons dans un temps de pensées sévères et de tristes prévisions, où les gens de bien peuvent avoir besoin, comme la noble populace du Morimont, de se coaliser d’avance contre le bourreau ; et si elle n’avait pas tué le bourreau, ce qui est un crime aussi, je vous proposerais volontiers d’élever un monument à son courage.

     

    Il ne faut tuer personne. Il ne faut pas tuer ceux qui tuent. Il ne faut tuer le bourreau ! Les lois d’homicide il faut les tuer !…

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